Vingt ans, vingt fois vingt ans plus tard

 

David Gakunzi

 

Maudit soit le jeudi 15 octobre ! Maudit soit cet après-midi du jeudi 15 octobre de l’année 1987. Maudit ! Qu’il soit maudit !

Oui nous le savions. Nous nous y attendions. Tu serais un jour assassiné. Assassiné comme Lumumba. Comme Cabral. Comme Biko. Comme Machel. Comme… Comme.. Nous le savions. Tu le savais. Mais nous espérions chaque jour qu’un jour encore, qu’un mois encore, qu’une année encore, tu serais là. Là avec nous. Là à parler pour nous. Là à élever la voix pour nous. Nous, les oubliés du Monde. Puis il y a eu ce jeudi 15 octobre. Nous n’avons pas honte de le dire. Nous avons pleuré. Beaucoup pleuré. De Dakar à Bujumbura, d’Alger à Soweto, de Paris à New York. Même Harlem a pleuré. Bahia aussi. Les larmes ont coulé de nos cœurs comme les eaux du Congo.

Non, Thomas, ne me parle pas de sentimentalisme. Oui, bien sûr, je me souviens de tes paroles à la mort de Samora Machel : " Il ne s’agit pas pour nous de pleurer face à cette situation tragique que provoque la disparition de Samora Machel. Nous ne devons pas pleurer pour ne pas tomber dans le sentimentalisme. Le sentimentalisme ne sait pas interpréter la mort. Il se confond ave la vision messianique du monde, qui attendant d’un seul homme la transformation de l’univers, provoque lamentation, découragement et abattement dès lors que cet homme vient à disparaître ". Oui je n’ai pas honte, nous n’avons pas honte de le dire nos cœurs ont pleuré et ils pleurent encore. Maudit ! Maudit soit cet après-midi du jeudi 15 octobre de l’année 1987.

 

Cher Thomas,

Permets-moi aujourd’hui de m’adresser à toi, non pas comme à un dieu au-dessus des hommes, mais " comme à un frère qui vous parle et à qui on peut également parler ".

Vingt ans ont passé depuis ce maudit 15 octobre. Vingt ans déjà. Vingt ans de malheur. Guerre. Guerre. Guerre. L’Angola a saigné, longtemps saigné les veines tailladées par celui que tu appelais " le bandit aux mains tachées de sang ", Jonas Savimbi. Brazzaville a brûlé. " Ninjas " contre " Cobras ". Bujumbura a été meurtri. " Sans échec " contre " Sans défaite ". La Somalie n’est plus. Mogadiscio, Baidoa. Chaque clan a sa milice, chaque clan a sa capitale. La Côte d’Ivoire est divisée. Nègres contre Nègres au nom de l’Ivoirité ! Monrovia et Freetown ont été raccourcis. Manches courtes. Manches longues. Bras coupés et découpés pour quelques pierres. Diamants du sang. Taylor, Sankoh, Mosquito, roitelets du malheur, mons-tres des profondeurs.

Au cimetière populaire de Dagnoen, un Baobab veillait sur les tombes de Thomas Sankara et de ses compagnons. Et puis il y a eu 1994 au Rwanda. Le Mal absolu. La barbarie. L’enfer. 1994, un millions de morts. 1994, génocide. 1994, un millions de morts. Morts au vu et su de tous. Morts dans l’indifférence du monde. Et les Nations Unies ? Ces honorables excellences membres du Conseil de sécurité, mutismes rassemblés, étaient occupées à voter résolution sur résolution. Et pendant ce temps les bouchers de Kigali accomplissaient leur sale besogne.

Oh, Thomas, si tu avais été là. Toi tu aurais parlé. Toi tu serais levé. Toi tu n’aurais pas été complice de l’indicible ! Toi tu aurais dit quelque chose, tu aurais fait quelque chose. L’histoire n’aurait pas été exactement la même. Les Rwandais ne seraient pas morts barbelés de toute la solitude du monde. Je ne sais pas quoi mais toi tu aurais fait quelque chose. Tu n’aurais pas été de la multitude silencieuse au regard drapé d’indifférence. Tu nous a beaucoup manqué au Rwanda. Tu nous manques aujourd’hui au Darfour.

Oui c’est vrai. Je suis d’accord avec toi. Ne l’oublions pas. Tu as raison. Nous avons eu aussi des victoires. Et quelles victoires ! Grandioses. Elégantes. Le 11 février 1990 Mandela est sorti des geôles, le poing levé. Célébration ! Toute l’Afrique a célébré. Le monde entier a célébré. Nelson Mandela libre ! L’apartheid ce système barbare, rétrograde, anachronique, à terre. Détruit. Mandela Président. Tambours et conguero, tourbillonnant et dansant rumba et mbakanga, merengue-si, merengue Son, le monde entier a célébré. Mandela Président. Mandela a régné avec élégance, le coeur tendu de pardon. Rendre la haine pour la haine multiplie la haine, l’obscurité ne peut pas chasser l’obscurité.

Oui, nous avons eu des moments de victoire. Moussa déchu. Mobutu, le frère qui tua le frère, chassé du trône comme un vulgaire voleur. Nujoma Président de la Namibie libre et indépendante. Konaré à Addis-Abeba, portant haut le flambeau de l’Osagyefo. Les Etats-Unis d’Afrique. Oh ! le chemin à parcourir reste encore long mais le premier pas, celui qui compte a été posé. Ah, si tu avais été là. Je te vois déjà du haut de la tribune de l’Union africaine interpellant, secouant, bousculant tes pairs : " Les vieilles formes de souveraineté sont mortes.Les projets politiques et de développement au niveau l’Etat nation sont obsolètes ! Les Etats Unis d’Afrique tout de suite. " Avec une seule monnaie, un seul gouvernement, une constitution, une seule armée, un marché unique.

 

Cher Thomas,

Démocratie ! Nous avons conquis la démocratie. Mais que vaut cette démocratie, dis-tu ? Que vaut cette démocratie confisquée souvent par des gangsters à coups d’élections frauduleuses et de distribution de billets CFA ? Mascarade ! Mascarade ! Corruption politique ! Les mêmes qui succèdent aux mêmes ! Je te vois déjà en colère. " Le bulletin de vote et un appareil électoral ne signifient pas par eux-mêmes, qu’il existe une démocratie. Ceux qui organisent des élections de temps à autre et ne se préoccupent du peuple qu’avant chaque acte électoral, n’ont pas réellement un système démocratique " Où est la socialisation du pouvoir, dis-tu ? C’est vrai le pouvoir et la fortune sont toujours du même côté. Du côté de Morningside, de Borowdale, de Victoria Island, de Kabulange. Et les poto-poto, du côté d’Orlando East, de Surulere, de Mutumbi. L’accumulation par la dépossession continue. Les inégalités sont devenues colossales. La colonialité du pouvoir et de l’économie continue son œuvre tragique charriant chaque jour des bouts de vie en suspension arrachées à l’humanité comme des sédiments de terre arrachés au sol. Fouet et chaînes de la misère. Vente aux enfers des générations de demain. Où aller ? Voile aux vagues rouges de sang. Les jeunes jetés chaque jour dans la mer par les vagues acides de la misère et de la désespérance au large de Gibraltar. Disparus, naufragés en tentant de forcer le destin. Fuir le monstre de la misère. Passer de l’autre côté. Malgré les murs grillagés de l’égoïsme des riches. Vagues rouges de sang.

Où aller ? Que faire ? Comment élargir le champ des possibles ? "Ne pas subir l’Histoire. Résister. Dire non à l’arrogance des possédants. Dire non au flicage de la pensée. Résister. Résister partout. Ancrer la conscience de l’unité de notre humanité et de la liberté dans l’épaisseur de l’Afrique. Résister. "

 

Cher Thomas,

Quelques saisons de pluie après ton assassinat, certains ont raccroché les gants. Fatigués. Usés par le combat et l’âge. Ou alors tout simplement fascinés par les fureurs et les délices de la monnaie. Désireux de posséder ! Désireux de rouler Audis et Pajeros sur les sentiers poussiéreux de la misère. Eux aussi. Fonctions, titres, honneurs, fortune. L’envie de posséder à tout prix, comme tout le monde. La cupidité ambiante a fini par avoir raison de leur âme. L’argent ! La monnaie ! Voilà le nom de leur nouveau Dieu. Oubliés les combats d’hier. Oubliés les frères morts au combat pour l’émancipation de tous. Oublié, comme tu di-sais le serment de faire " cause commune avec la misère du grand peuple des déshérités ".

D’autres ont tenu. Tiennent encore. Tiendront jusqu’à leur dernier souffle. Comme ton ami, Fela Anikulapo Kuti, saxo en délire remâchant l’histoire des déshérités, leurs suppliques, leurs révoltes. Comme Mongo Beti, la langue pétillante, flamboyante et insoumise jusqu’au bout. Comme Kourouma reprenant la plume, quarante ans après le soleil des Indépendances pour dénoncer la monstruosité des " bêtes sauvages " qui nous gouvernent. Comme Sembène Ousmane, caméra au poing dénonçant avec Moolaade, le couteau de la mutilation dans l’intimité de nos sœurs. Comme Sonny Labou Tansi interpellant jusqu’à son dernier jour tes assassins : " Sankara est mort /Qui peut tuer la fulgurance /Mes pauvres bêtes /Vous vous êtes trompés /D’assassinat /La mort vous en voudra /De la prendre/ Pour une conne ". Beaucoup ont tenu. Frères de souffrance. Frères de combat. Frères par l’espoir. Frères par ton nom.

 

Cher Thomas,

Tu as offert ta vie à l’Histoire de l’homme. La terre entière est désormais ta demeure. J’ai vu ton visage à Harlem. Ton nom est connu jusqu’à Bangalore. Justice. Tu dis " Camarade au monde ". Tu fus tabala écho des appels de tambours de toutes les souffrances de tous les peuples de toutes les terres de la terre, à peau noire, à peau brune, à peau jaune, à peau rouge, à peau blanche. Tu parlais " au nom de tous ceux qui ont mal quelque part ", au nom des peuples, de tous les peuples.

Les peuples. Le peuple. Cette manière vivifiante, bouillonnante que tu avais de prononcer le mot peuple. Comme s’il contenait tout ton cœur, comme s’il était toute ton âme. Le peuple burkinabè, le peuple namibien, le peuple mozambicain, le peuple nicaraguayen, le peuple cubain, le peuple américain, le peuple français, le peuple vietnamien, le peuple aime la révolution. La révolution ! Ah la révolution. Cette manière de dire la révolution ! " La révolution burkinabè est au service de tous les peuples ". La révolution est l’unique solution. La révolution panafricaine. La révolution internationale. La révolution, résurrection de l’opprimé. La révolution semence pour l’homme. Il n’y a pas d’autre choix que celui de la révolution. Il n’y a pas d’autre voie que celle de la révolution. Il n’ y a pas d’autre patrie que la révolution. La révolution est un acte politique et culturel d’émancipation humaine. Un jour la terre sera fécondée. La révolution naîtra de la boue. La peau d’homme naîtra de la boue. L’homme naîtra de l’homme. Au-delà de l’homme. La révolution. La libération de la femme. " Que jamais mes yeux ne voient une société où la moitié du peuple est maintenue dans le silence. " La révolution.

Oh, les temps ont beaucoup changé depuis Thomas. En ces jours aveugles de vie, nous ne savons plus dire ce mot : révolution. Comme si ce mot autrefois verdeur de rêve était devenu un fantôme dans un miroir exigu, une anormalité, un souffle perdu. Comme si les délaissés, les gueux, les pieds nus, les ventre vides, les offensés, les humiliés, les pendus par la misère n’existaient plus. Comme si les hors-la-loi despotiques, les usuriers de notre sang, les tyrans détrousseurs étaient d’un autre temps. Un temps révolu.

Le monde est pourtant, hélas toujours le même. Monnaie et coups de fusils continuent de faire la loi. Armez celui-là contre celui-ci. Ecrasez celui-là. Donnez de l’argent à celui-ci. Partageons cette terre comme une viande avec son gras. Prix et profits d’abord, le reste, l’homme ensuite. Avoir égal être. Marché global. Souveraineté impériale. Temps nouveaux. Nouveau monde.

Que faire ? Que faire Thomas ? " Au vent du levant, au vent du couchant, réapprendre les mots désappris dans les décombres de la défaite : Liberté, liberté, rébellion, rébellion de la pensée. Inventer. Osez inventer. Articuler les combats. Citoyenneté globale. Osez inventer l’avenir. " On ne change pas la vie sans un minimum de folie. Dans ce cas-là, cela devient du non-conformisme, le courage de tourner le dos aux formules connues, celui d’inventer l’avenir. D’ailleurs, il a fallu des fous hier pour que nous nous comportions de manière extrêmement lucide de notre temps. Je fus de ces fous-là "

 

Cher Thomas,

Tu n’avais pas trois cents costumes. Tu ne t’es pas enrichi en vendant notre sang comme ces nègres vendeurs de nègres la panse bedonnante de corruption. Tu devrais donc être trahi, saccagé, exécuté ! Ton destin était tout tracé. Sankara doit partir !

Il faut liquider Sankara. " Ils voulaient vivre comme en France. Ils voulaient vivre comme le plus riche des Français. Pour eux le bonheur, réussir dans la vie c’est vivre comme le plus riche des Français." Il faut liquider Sankara. " Les complots n’ont pas cessé un seul instant depuis que nous avons pris le pouvoir. S’il ne s’agissait que d’actions intérieures, je ne pense pas qu’on aurait eu trop de problèmes. Avec le temps on les aurait réglé. Mais tout était téléguidé de l’extérieur. Du Togo. De la Côte-d’Ivoire… " Il faut liquider Sankara. Les frères se mâchent mais ne s’avalent pas. Les frères se mâchent et s’avalent. Il faut liquider Sankara. Jeudi 15 octobre de l’an 1987. Vacarme de kalachnikov. " Je me suis fait une raison. Soit je finirai vieil homme quelque part, dans un bibliothèque à lire des bouquins, soit ce sera une fin violente car nous avons tellement d’ennemis. Une fois qu’on l’a accepté ce n’est plus qu’une question de temps. Cela viendra aujourd’hui ou demain. "

Il faut liquider Sankara. On tue aujourd’hui au Burkina. Jeudi 15 octobre de l’an 1987.16h15, Conseil de l’entente. " Restez. C’est moi qu’ils sont venus chercher. " Vacarme de Kalachnikov.

" Comment dire cette chose /Si mourir devient /Mourir seulement /Vivre ne sera /Plus que vivre. /Une mort s’est mêlée /De crier /Voici l’entêtement /Naïf d’un sang surcousu /Comment accuser /La loi pour meurtre /Cette mort qui déprotège /Les vivants /Voici Napoléon bis /N’ayez pas peur /Nous aurons un jour /Dieu pour prothèse /Sankara est mort /Qui peut tuer la fulgurance /Mes pauvres bêtes /Vous vous êtes trompés D’assassinat /La mort vous en voudra /De la prendre /Pour une conne. "

Maudit ! Maudit soit cet après-midi du jeudi 15 octobre de l’année 1987. Maudit ! Qu’il soit maudit ! Qu’est-ce que le temps retiendra de toi ? Que dans le tragique de notre existence, l’esprit libre et l’action héroïque, tu fis un usage utile de tes jours. Tu vécus une vie utile à tous sans renoncer à la beauté de la vie. Bien encore aujourd’hui, là où la vie affronte la mort, même la gorge muette, ton nom porte les mots et la force du visage de la vie. Nous nous souviendrons toujours de ton nom, Sankara. Vingt ans, vingt fois vingt ans après on se souviendra toujours de ton nom. Comme on se souvient de celui de Sundjata Keita, de Béhanzin, de Sekhukhuni. On peut tuer un homme mais on ne peut pas tuer son nom. Mais qui se souviendra un jour du nom du frère qui tua le frère ? Qui ? Personne…

 

Par David GAKUNZI, écrivain

 

Source : Bendré du dimanche 21 octobre 2007, http://www.journalbendre.net

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