Le Colonel Bernard Sanou, ami, camarade politique du président Sankara, et actuel Président du Comité international du mémorial Sankara répond aux questions de Jeune Afrique. Il précise le rôle que le gouvernement burkinabè joue dans le projet, parle au nom du Comité de l’enquête judiciaire sur l’assassinat du président Sankara, évoque ses rapports personnels avec son ami et camarade, raconte son souvenir le plus marquant de la RDP, leur rencontre en juillet 87, où on sent que l’entourage du président ne semble pas avoir les mêmes objectifs que lui. Ce témoignage est important quand on songe que trop peu de compagnons de Thomas Sankara ont pu apporter un témoignage de leur vivant.
Daouda Coulibaly pour la rédaction
Le Comité international du mémorial Thomas Sankara (CIM-TS) lance le 2 octobre prochain une campagne de collecte de fonds pour la construction d’un mémorial dédié au président révolutionnaire. Pourquoi cette initiative ?
Je dois préciser avant tout que ce projet architectural fait partie d’un ensemble d’activités élaboré par le Comité international du mémorial Thomas Sankara lors du colloque organisé en 2016 à Ouagadougou. Par ce mémorial, nous voulons faire revivre le souvenir de l’homme du peuple qu’incarnait le capitaine Sankara. Raison pour laquelle nous avons voulu que l’activité soit coordonnée en vue d’éviter d’entacher son image. Nous avons ainsi demandé aux camarades d’attendre le lancement officiel de cette campagne pour ensuite répliquer dans leurs pays respectifs. Le plus important pour nous est de faire en sorte que cette activité participe à faire revivre l’image de père de la révolution burkinabè. Thomas Sankara était un homme du peuple, c’est pourquoi nous avons l’ambition de concrétiser ce projet par l’action populaire comme il l’a fait en mobilisant les masses autour des grands chantiers de la Révolution
Quel lien faut-il établir entre le CIM-TS et les autorités ?
Les autorités actuelles sont partie prenante du projet de construction du mémorial Thomas Sankara. À preuve, le lancement de la campagne de souscription est placé sous le patronage du président Kaboré ainsi que le parrainage de l’ancien président ghanéen Jerry John Rawlings, que nous attendons le 2 octobre prochain à Ouagadougou. Nous voulons seulement créer un symbole par cette action. L’État burkinabè contribue au projet.
À ce jour, je peux vous affirmer que le CIM-TS a reçu des promesses de soutien de pays amis comme Cuba, l’Angola, l’Afrique du Sud. Et le mouvement que nous lançons va s’étendre sur une longue période, dans la mesure où le projet de mémorial comprend plusieurs phases comme des réalisations à Gaoua, au Prytanée militaire de Kadiogo (PMK), là où Sankara a fait respectivement ses études primaires et secondaires. À Tema-Bokin, son village d’origine et surtout à Pô, où Sankara a bâti le bataillon « Bailo » qui s’est particulièrement illustré lors du conflit contre le Mali en 1974, nous allons faire des réalisations qu’il appartiendra au ministère en charge du Tourisme d’intégrer dans les circuits touristiques.
Où en est l’enquête judiciaire sur le drame du 15 octobre 1987 ?
Nous avons apporté une énorme contribution à la manifestation de la vérité dans cette affaire. Personnellement, j’ai été auditionné par le juge d’instruction. Nous suivons de près l’évolution de la procédure judiciaire. Certes, l’enquête avait quelque peu stagné. Mais avec le juge d’instruction François Yameogo, le dossier a connu des avancées. Ce dernier nous a même assuré de son intention de boucler l’enquête avant la fin de cette année. Nous attendons donc l’ouverture du procès avec impatience.
Quels étaient vos rapports avec le président Sankara et les circonstances de votre rencontre ?
Le président Sankara était pour moi un ami et un camarade politique. En tant que membre du Conseil national de la Révolution, nous nous retrouvions lors des rencontres politiques avec les camarades civils et les organisations de gauche. Étant alors directeur du génie militaire et responsable de la sécurité du secteur ouest de la capitale, j’étais amené à échanger régulièrement avec Thomas Sankara. S’agissant de notre rencontre, je dois dire que nous nous connaissions depuis 1955. Nous avions fréquenté l’école primaire à Gaoua. Mais nos véritables retrouvailles remontent à l’année 1966, lorsque nous sommes entrés au Prytanée militaire de Kadiogo. C’est là que nos relations ont été intenses, avant de nous séparer encore pour notre formation d’officiers en 1969-1970 – lui à Madagascar et moi à Saint Cyr en France. Je suis rentré en 1974, en pleine guerre avec le Mali. Lorsque l’état-major a lancé la mobilisation générale, nous nous sommes retrouvés encore une fois sur le front. À la fin du conflit, j’ai été stationné à Djibo et lui a Pô, où il avait commencé la mise en place du Centre d’entraînement commando.
Au retour, nos rapports étaient devenus hebdomadaires. Je me rendais tous les weekends à Pô pour pour l’aider à monter son orchestre dénommé « Missile Bande de Pô », et c’était l’occasion de discuter des affaires du pays. En 1980, alors que le climat politique était délétère sur fond de désaccords entre partis politiques, les officiers supérieurs, voyant d’un mauvais œil le regroupement de jeunes officiers, ont décidé de nous disperser. Sankara a alors été muté à l’état-major de l’armée et moi envoyé en stage en Allemagne. Mais nous sommes restés en contact jusqu’aux événements du 4 août 1983 qui ont précipité mon retour au pays.
Pouvez-vous nous raconter vos souvenirs les plus forts des années de pouvoir de Sankara ?
(Silence) Je crois, si ma mémoire est bonne, que c’était le dernier dimanche de juillet 1987. Sankara m’appelle au téléphone – « Gringo » (surnom qu’ils se sont donné depuis le PMK) – et demande à me voir. Mais, cette fois c’était différent. L’entretien, qui dure plus de deux heures, est en réalité un monologue. J’ai senti ce jour-là en Thomas Sankara la solitude du chef. Le Président Sankara était profondément déçu de n’avoir pas eu l’accompagnement militant des camarades les plus proches – militaires et civils – avec lesquels il avait pris le pouvoir.
Sankara m’a clairement exprimé sa déception vis-à-vis du manque d’honnêteté et de courage politique ainsi que de la mauvaise foi de ses compagnons de lutte qu’il accusait d’avoir travesti les mots d’ordre. J’ai vu alors en Sankara un président à la croisée des chemins. L’exemple que je peux citer est la fameuse guerre qu’on lui a prêté contre la chefferie coutumière. Mais c’est inexact, d’autant que Sankara m’avait dit à Po que les meilleurs alliés que nous pourrions avoir dans la gestion du pouvoir de l’État étaient bel et bien les chefs traditionnels. Il fallait seulement que nous trouvions le bon tempo pour les débarrasser de certaines prérogatives rétrogrades. Malheureusement, il n’y est pas parvenu.
Sankara a toujours été un homme pressé. Nous l’avions senti dès le PMK, lorsque élève du jour, il nous faisait passer une journée au pas de course !