Cet article est un contribution de fond bien documentée à la recherche des circonstances de l’assassinat de Thomas Sankara. Il y fait le point de ses investigations, abordant 3 questions, la relation fusionnelle entre Blaise Compaoré et Thomas Sankara, mais aussi la rivalité longtemps cachée de Blaise Compaoré, les problèmes politiques qui minaient la direction de la révolution, et le complot international dans lequel seraient impliqués la France, la Côte d’Ivoire, la Libye et les États-Unis. On évoque aussi parfois le Togo.
Dans cet article, écrit en 2018, Bruno Jaffré, coordinateur Réseau international Justice pour Sankara, Justice pour l’Afrique, fait le point de ses recherches à l’époque. Il est tiré d’un ouvrage collectif dirigé par Amber Murrey, publié en anglais à Oxford (voir http://www.thomassankara.net/review-of-a-certain-amount-of-madness-the-life-politics-and-legacies-of-thomas-sankara/?lang=en). Nous avons modifié le titre initial qui, traduit en français, était Qui a tué Thomas Sankara ? Les circonstances de l’assassinat de Thomas Sankara, nous semble mieux reflété le contenu de cet article.
Depuis, l’enquête a été rouverte après l’insurrection de 2014, sous la Transition qui a du prendre en compte les exigences des insurgés, a beaucoup progressé depuis sous l’impulsion du juge François Yaméogo. Au moment où nous mettons cet article en ligne (février 2021), de nombreux nouveaux éléments apparaissent. Un long dossier du bimensuel burkinabè, Courrier Confidentiel, publie de nouvelles informations probablement issues du dossier judiciaire. Nous les publierons bientôt qui viendront compléter cet article.
Par exemple il semble bien que malgré leurs affirmations, les compagnons de Charles Taylor n’étaient pas présents au Conseil de l’Entente au moment de l’assassinat de Thomas Sankara.
Le dossier judiciaire sur l’enquête de ce qui s’est passé au Burkina est clos , ce qui devrait permettre l’ouverture prochaine du procès, qui a été annoncé sans date précise. L’audience de confirmation des charge s’est en effet tenue en février 2021. Mais celui du complot international reste ouvert. La France a livré deux lots de document et les informations indiquant qu’un troisième lot serait arrivé. L’investigation doit se poursuivre.
Cet article avait initialement été rédigé en français, puis modifié par Amber Murrey l’éditrice de l’ouvrage collectif et traduit en anglais Jean Jaffré et Amber Murrey. Cette version française est la traduction de la version publiée dans l’ouvrage, réalisée par Jean Jaffré.
La rédaction.
par Bruno Jaffré
Que s’est-il passé le 15 octobre 1987?
La première version de l’assassinat de Sankara a été rapportée par Sennen Andriamirado dans un article paru dans Jeune Afrique dès novembre 1987. Valère Somé, proche collaborateur et ami de Sankara, complètera cette première version dans un livre, Thomas Sankara, l’Espoir assassiné (1990). Le seul rescapé de la tuerie, Halouna Traoré, a confirmé leur version des événements ce jour-là dans des interviews.
Selon HalounaTraoré, Thomas Sankara venait juste de commencer une réunion avec des collaborateurs lorsque des soldats en armes ont fait irruption au siège du Conseil de l’Entente où le CNR avait installé ses bureaux. Il aurait déclaré: «C’est à moi qu’ils en veulent », et serait sorti les mains en l’air pour faire face à ses assassins. L’autopsie, rendue publique seulement en octobre 2015 à Ouagadougou, confirme cette version. Le corps de Sankara, était criblé de balles dont une avait pénétré sous une aisselle. Puis les soldats ont abattu les participants à la réunion. Valère Somé a identifié trois membres du commando: le caporal Maïga (garde-du-corps de Blaise Compaoré), Hyacinthe Kafando et le caporal Nabié, le premier à tirer une volée de balles sur Thomas Sankara.
En novembre 2001, un article dans Bendré, hebdomadaire burkinabè, avait publié les initiales de six membres du commando, tous des militaires. En 2002, Maître Dieudonné Kounkou, un avocat de Mariam Sankara, a révélé leurs noms dans L’Affaire Sankara, le Juge et le Politique: Ouédraogo Arzoma Otis, Nabié N’Soni, Nacolma Wanpasba, Ouédraogo Nabonsmendé, Tondé Kabré Moumouni et Hyacinthe Kafando, sous l’autorité de Gilbert Diendéré, alors à la tête des commandos de Po. Il sera élevé au rang de Chevalier dans l’ordre de la Légion d’honneur, lors d’un séjour en France en mai 2008. C’est le même Diendéré, par la suite Chef d’Etat-Major particulier de Blaise Compaoré, qui sera arrêté après une tentative de putsch en octobre 2015.
Après l’insurrection populaire qui a chassé du pouvoir Blaise Compaoré en 2014, un tribunal militaire a ouvert une enquête et confié l’instruction à maître François Yaméogo. Alors que cette contribution allait à l’imprimerie, l’enquête se poursuivait et la date du procès n’était pas encore fixée. Lors d’une visite au Burkina Faso en novembre 2017 le président Emmanuel Macron a promis de lever le secret-défense frappant les archives publiques sur l’assassinat de Sankara. « Attentat à la sûreté de l’État », « assassinat », « complot », « recel de cadavres », « faux en écriture publique », sont, entre autres, les charges retenues contre 25 personnes dont l’ex-président Blaise Compaoré. Plusieurs noms ne figurent plus sur la liste pour cause de décès.
D’autres soldats ont été ajoutés à la liste des membres du commando, en particulier, le général Gilbert Diendéré, le numéro 2 du régime. Sont aussi inculpés ceux qui ont falsifié le certificat de décès de Thomas Sankara, attestant qu’il était mort de cause naturelle. Tous ont été arrêtés à l’exception de Blaise Compaoré, réfugié en Côte d’Ivoire et de Hyacinthe Kafando, supposé être le chef du commando. Ils font l’objet d’un mandat d’arrêt international. Le procès pourrait s’ouvrir en 2021 selon l’un des avocats de la famille, Maître Benewendé Stanislas Sankara.
« Le camp impérialiste occidentental » : Le contexte géopolitique dans les années 80
La vague des indépendances sur le continent africain avait constitué un grand motif d’inquiétudes dans le « camp impérialiste occidental », selon Sankara. Dans les chancelleries on craignait que ces États nouvellement indépendants tombent sous l’influence de l’idéologie communiste. Tout pays démontrant une volonté d’indépendance politique et économique subit rapidement toute sorte de tentative de déstabilisation. Ce fut le cas de l’Égypte lorsque le président Gamal Abdel Nasser avait décidé en 1956 de nationaliser le canal de Suez, et du Congo, l’ancienne colonie belge, dont le tout jeune président Patrice Lumumba, démocratiquement élu, fut assassiné en 1961.
Les États-Unis ont sous-traité à Paris les manœuvres de déstabilisation au nom de la lutte contre le « communisme », dans la zone francophone où les forces progressistes soutenaient des révoltes ou des guerres d’indépendance comme au Cameroun, à Madagascar[2] ou en Algérie. Après un conflit meurtrier de 8 ans en Algérie, la France sous la houlette de de Gaulle, poursuit la politique d’émancipation des colonies au nord et au sud du Sahara, tout en plaçant des régimes qui lui sont acquis. Le but était de continuer de pouvoir exploiter les matières premières et d’avoir accès aux marchés africains, et par suite maintenir sa domination politique pour garantir son statut de puissance mondiale. De Gaulle confie à Jacques Foccart la mission de garder la sous-région sous influence française. Surnommé le monsieur Afrique sous de Gaulle et Pompidou, Foccart met en place un vaste réseau de surveillance et de recueil d’informations, capable d’actions de déstabilisations (dirty tricks), ce qu’on désignera plus tard la Françafrique.
Ce réseau était encore en place au moment de l’assassinat de Thomas Sankara. Mais il existait d’autres réseaux parallèles, militaires, financiers ou d’intérêts divers, parfois concurrents, qui pour la plupart d’entre eux n’hésitaient pas à sortir de la légalité: commandite d’assassinats, déstabilisation et chantage ou achat des consciences.
Dans les années 60 la Guinée et le Mali, qui entretenaient de bonnes relations avec l’Union soviétique ont fait l’objet d’actions de sabotages de leurs économies. Le 16 janvier 1977, le gouvernement qui se proclame marxiste-léniniste, doit faire face à une tentative de débarquement d’un commando dirigé par le mercenaire Bob Denard, bien connu pour ses liens avec les services secrets français. Dans la plupart des anciennes colonies ces réseaux avec la complicité d’élites locales, imposent des régimes proches de la France qui n’hésite pas à placer ses conseillers aux plus hauts échelons de l’État et à étouffer toute velléité d’une véritable indépendance politique et de souveraineté entière.
Au milieu des années 80, la guerre froide oblige toujours chaque pays à choisir son camp. L’âpre rivalité entre les pays dits socialistes, alliés à l’Union soviétique et les Occidentaux sous l’égide de l’Otan (où la France continue de jouer un rôle actif quoiqu’elle en soit sortie[3]) avait transformé la planète en vaste terrain de guerre de positions. L’enjeu est bien sûr d’avoir accès aux matières premières et aux marchés d’Amérique latine, d’Afrique et d’Asie. Pendant des décennies l’Amérique latine a été la chasse gardée des États-Unis. Washington a soutenu des dictatures sanguinaires, pratiquant des arrestations arbitraires, la torture et les assassinats ciblés par milliers pour juguler des soulèvements récurrents dans cette région du monde, riche de traditions de lutte pour l’indépendance. La victoire des guérilleros de Fidel Castro à Cuba a inspiré de nombreuses tentatives de déstabilisation. Le soutien actif des Soviétiques au régime de La Havane a conduit à l’une des plus graves crises de la guerre froide en 1962. Il serait trop long d’énumérer la liste des meurtres, disparitions ainsi que les tentatives de déstabilisation de pays et de mouvements politiques. J’ai cité ces exemples pour permettre de mieux comprendre le contexte géopolitique néo-colonial en pleine guerre froide entre les USA et l’URSS, contexte dans lequel il faut inscrire l’assassinat de Sankara.
Le contexte politique interne
Dans les années 70, les jeunes africains francophones, partis étudier en France adhèrent nombreux à la Fédération des étudiants de l’Afrique noire où beaucoup découvrent le marxisme. Ainsi au Burkina Faso, le marxisme, sous différentes tendances reflétant les divergences entre l’Union soviétique, la Chine ou l’Albanie, se propage parmi les intellectuels dans les couches moyennes. Ce sont eux qui constitueront les cadres de la Révolution burkinabè (août 1983 – octobre 1987).
Dès la première année de la révolution des divergences importantes éclatent au sein du CNR (Conseil national de la révolution). Le PAI (Parti africain de l’Indépendance, pro-soviétique), le parti le mieux structuré et plus important des deux formations qui avaient participé à la prise du pouvoir, s’inquiète de l’instabilité de la composition du CNR, de la prépondérance des militaires, de l’absence de débats et du manque de préparation de diverses initiatives lancées par le nouveau pouvoir. Cela est dû en partie à la volonté de Sankara d’agir vite pour répondre aux besoins urgents. Un ancien collaborateur PNUD (Plan des Nations Unies pour le développement), Djilalli Benamrane a donné comme exemple (en 2016) la construction de réservoirs sans études préalables approfondies.
Une autre formation, l’Union des Luttes communistes reconstituées (ULCR), dirigée par Valère Somé, conteste le poids du PAI dans les organes du pouvoir et engage une stratégie pour le concurrencer. La création des Comités de défense de la Révolution (CDR) sur les lieux de travail ne feront qu’accroître les tensions.
Ainsi le secrétaire général Pierre Ouedraogo déclare à l’occasion de la mise en place des CDR dits de « service » en novembre 1983: « aucun syndicat n’est prêt aux sacrifices que les CDR consentiraient volontiers, à moins que CDR et syndicats fusionnent pour le meilleur quand le premier n’a pas mangé le second ». (Jaffré 1989: 181)
Touré Soumane, le dirigeant de la CSV (Confédération syndicale voltaïque) fait de son côté plusieurs déclarations provocatrices dans les media. Ses détracteurs l’accusent de viser le poste de secrétaire général des CDR. Cette première crise politique se traduit par la démission des membres du PAI du CNR et du gouvernement, privant les deux organes de cadres expérimentés.
Seule l’ULCR est alors représentée au CNR. De nombreux opportunistes et des néo-révolutionnaires vont alors se mettre en avant, accéder à des postes de responsabilité, et créer très rapidement plusieurs organisations se réclamant du marxisme-léninisme. Les conditions objectives d’une nouvelle crise politique sont d’ores et déjà présentes.
Les luttes politiques internes s’intensifieront pendant la quatrième année du régime. Le lancement d’un débat sur la création d’un parti politique en sera la cause. Dans un communiqué commun en mai 1986, quatre organisations, l’UCB (Union des communistes burkinabè), l’ULCR, le GCB (Groupe des communistes burkinabè) et l’OMR (l’Organisation des militaires révolutionnaires s’engagent à œuvrer au sein du CNR « à l’édification d’une organisation unique d’avant-garde ». Des divergences ne vont pas tarder à apparaître.
D’une part Sankara préconise la dissolution préalable de ces organisations, d’autre part il souhaite associer au processus le PAI mais aussi le PCRV (Parti communiste révolutionnaire voltaïque), qui a toujours refusé de collaborer avec un pouvoir consécutif à un coup d’État militaire. Toutes les autres organisations s’y opposent sauf l’ULCR sur le second point.
D’autres divergences surgiront. Au début de l’année 1987, après la libération de Soumane Touré, les syndicats, dirigés par des membres du PAI ou du PCRV, jusque là, sévèrement réprimés, reprennent leurs activités. Des militants du CDR, proches de l’UCB, tentent de prendre le contrôle de plusieurs syndicats par la force.
De nouveau des dirigeants syndicaux sont arrêtés fin mai. Au sein du CNR, des membres de l’UCB, du GCB et de l’OMR réclament même l’exécution de Touré Soumane. Thomas Sankara et les membres de l’ULCR s’y opposent. Le 4 août 1987, à l’occasion du 4ème anniversaire de la Révolution, Sankara prononce un discours d’ouverture, appelant à « rectifier » les erreurs.
« La Révolution démocratique et populaire a besoin d’un peuple de convaincus et non d’un peuple de vaincus, d’un peuple de convaincus et non d’un peuple de soumis qui subissent leur destin. » Précisant un peu plus loin: « Mais gardons-nous de faire de l’unité une univocité asséchante, paralysante et stérilisante. Au contraire préférons-lui l’expression plurielle, diversifiée et enrichissante de pensées nombreuses, d’actions diverses: pensées et actions riches de mille nuances, toutes tendues courageusement et sincèrement dans l’acception de la différence, le respect de la critique et de l’autocritique, vers le même, le seul objectif radieux qui ne saurait être rien d’autre que le bonheur de notre peuple »[4].
Il envoie une circulaire à tous les ministères, demandant la réintégration de toutes les personnels « dégagés ». Thomas Sankara a conscience d’une certaine lassitude. Il propose une pause, un ralentissement du rythme des réformes. Une augmentation des salaires est adoptée lors d’un conseil des ministres le 14 octobre. Ceux qui prendront le pouvoir le lendemain s’en attribueront la paternité.
Les lutte politiques reprennent de plus belle. Autour de Blaise Compaoré se regroupent tous les mécontents: ceux qui subissaient les critiques de Sankara pour des comportements qu’il jugeait indigne de révolutionnaires, les opposants à l’ouverture tout comme ceux qui appelaient à de nouvelles épurations, ou enfin ceux qui voulaient profiter de leurs positions au pouvoir pour s’enrichir. Une guerre de tracts, au contenu plutôt insultant que politique, éclate, mettant en évidence les crispations entre les deux clans. Blaise Compaoré contrôle la majorité de l’armée, et manœuvre pour attirer dans son camp tous ces opposants qui savent avoir besoin des militaires. Ses partisans avaient pris le contrôle de nombreux CDR, par l’entremise de militants de l’UCB avec la complicité de Pierre Ouedraogo, le secrétaire général des CDR[5].
Le texte d’’un discours qu’il devait prononcer dans une réunion le soir du 15 octobre, rédigé de sa main, et authentifié par des proches, a été retrouvé il y a quelques années[6]. Thomas Sankara affirmait que ceux qui se cachaient derrière de soi-disant « divergences » n’avançaient aucun argument lorsqu’une discussion politique s’engageait. En réalité, selon lui, seul l’attrait du pouvoir les motivait. Ils seront la caution politique du complot. Et certains de ceux qui avaient cru sincèrement qu’il s’agissait de changer le cours de la Révolution, ont été assassinés lorsqu’ils comprirent que sa mort mettait fin à celle-ci. Quant à ceux qui étaient restés loyaux mais n’avaient pu s’enfuir, ils furent arrêtés, souvent torturés parfois jusqu’à la mort, comme en rendent compte plusieurs témoignages rendus publics récemment, notamment de Mousbila Sankara, Guillaume Sessouma et Basile Guissou pour n’en citer que quelques uns.
Thomas Sankara, Blaise Compaoré: une amitié fusionnelle ou rivalité?
Il serait facile de se retrancher derrière des déterminismes politiques pour éluder la question des rapports entre Thomas Sankara et Blaise Compaoré. Pour certains la nature de leur relation est l’explication majeure de l’assassinat du leader. Ne peut-on aussi supposer que les états d’âme de Blaise Compaoré et cette relation hors du commun constituait le maillon faible du pouvoir dont les commanditaires de l’assassinat se serviront?
Jeunes officiers, ils se seraient rencontrés lors de la « guerre des pauvres » qui a opposé le Burkina Faso (alors la Haute-Volta) au Mali en 1974. Mais leur amitié se serait approfondie lors d’un stage au Maroc en 1978. Plusieurs proches de Sankara à l’époque s’étaient étonnés de la brusque apparition de Blaise Compaoré dans ses relations et de cette soudaine amitié. Jusqu’ici, tout nouveau membre de l’organisation clandestine que les révolutionnaires avaient créée au sein de l’armée, devait passer par différentes étapes avant d’être accepté. Mais Thomas Sankara avait demandé à ses camarades que Blaise Compaoré saute ces étapes. Sa confiance envers son ami paraissait totale. Il lui confiait les missions les plus confidentielles.
Joseph Sankara, son père, avait fini par considérer Blaise Compaoré, orphelin, dont les origines restent floues, comme son propre fils. Il prenait ses repas avec la famille presque tous les jours et il lui avait même demandé de lui trouver une femme. Lorsque Thomas Sankara fut assassiné, son père attendit vainement une visite de Blaise, déclarant par la suite qu’il avait perdu deux fils ce jour-là[7]. Cette forte amitié est décrite par Thomas Sankara dans le film, Capitaine Thomas Sankara (2012) de Christophe Cupelin. Un témoignage fascinant extrêmement fort, illustrant une relation fusionnelle mais basée sur des rapports inégaux. Dans une scène du film, Sankara raconte: « C’est bon d’avoir d’avoir un homme à qui on puisse dire tout. En lui laissant le soin de deviner ce que vous n’avez pas eu le courage de lui dire vous-même… C’est bon et c’est très rare…Et en même temps c’est douloureux, parce que ça implique chez l’autre, une somme d’efforts pour jouer un rôle réceptif. Quand à 4 heures du matin je dis à Blaise de venir pour me voir, il faut que lui il accepte de rester avec moi jusqu’à 6/7 heures du matin, de me détendre, me faire rire, me remettre à flot et pour que je continue de travailler. Nous passons des nuits et des jours à discuter. Ça signifie que lui, il ne faut même pas qu’il ait un problème. Il faut qu’il vive pour surveiller un malade, ou je ne sais pas…pour veiller. C’est unique. Quand j’y pense, je me dis au fond, sur qui, lui, il va s’appuyer. Parce que lui il faut bien qu’il s’appuie sur quelqu’un. Qu’il s’équilibre. »
Toutes les photos ou les séquences des films montrent en effet Blaise Compaoré toujours en retrait, derrière Thomas Sankara. Les détracteurs de ce dernier affirment qu’il ne ménageait pas son ami, parfois publiquement.
Leur rivalité est devenue apparente après le coup d’État, le 4 août 1983. Blaise Compaoré aurait confié à Vincent Sigué, qu’il voulait être le numéro 1, étant donné le rôle central qu’il allait jouer ce jour-là, Des propos qui ont largement circulé[8]. L’épouse de Compaoré, Chantal Terrasson de Fougères – protégée du président de la Côte d’Ivoire, Houphouët-Boigny[9] et ayant des relations l’aurait poussé à non seulement à réclamer la première place au sein de la junte mais aussi à revendiquer la chefferie des Mossi, l’ethnie majoritaire au Burkina, centralisée avec à sa tête un empereur, le Mogho Naba, à laquelle Compaoré appartient. Le père de Sankara était Peuhl et sa mère une Mossi, ethnie considérée comme supérieure. Loin de nous l’idée d’imputer la rivalité qui s’est créée entre les deux hommes, à un quelconque préjugé ethnique, mais nous l’indiquons comme un élément parmi d’autres.
Des Libériens ont-ils participé à l’assassinat?
Stephen Ellis, universitaire et historien qui fut rédacteur-en-chef de la lettre Africa confidential, qui a travaillé sur la guerre au Liberia, cite plusieurs sources pour appuyer cette thèse dans un livre The Mask of Anarchy réédité en 2006. Mentionnant la présence de réfugiés libériens au Burkina, il écrit: « Blaise Compaoré avait contacté ces hommes et il leur avait demandé à renverser le président burkinabè Thomas Sankara. »
Selon un ancien collaborateur de Compaoré, le président ivoirien Houphouët-Boigny était au courant du projet de l’ambitieux Compaoré. Le 15 octobre 1987, des soldats sous les ordres de Compaoré avec le soutien d’un petit groupe d’exilés libériens dont Prince Johnson, tuèrent Sankara ». (Ellis 2006 : 68)[10].
Dans une interview, Ellis avait précisé que les Libériens avaient été chargé d’investir l’endroit où Sankara et son entourage ont été assassinés (entretien téléphonique avec l’auteur, 3 mai 2001).
En 2008 Prince Johnson a en effet admis avoir participé à l’assassinat de Thomas Sankara devant la Commission Vérité et Réconciliation du Liberia. Puis il le confirme à un journaliste de Radio France International (RFI) : « La seule possibilité pour notre formation de rester au Burkina, puis d’aller en Libye, était de répondre positivement à la demande de Blaise, c’est-à-dire se débarrasser de Thomas Sankara qui était contre notre présence au Burkina ». Il a aussi déclaré qu’ils avaient le soutien de Houphouët- Boigny. Une chercheuse américaine, Carina Ray, dans un article publié en janvier 2008, rapporte que plusieurs sites en ligne[11], citant the Liberian Democratic Future (LDF) ont confirmé cette version : Sankara a été assassiné en échange de l’aide du Burkina et de la Libye à Charles Taylor et ses hommes pour s’emparer du pouvoir au Liberia. Le régime de Kadhafi apporterait un soutien financier, fournirait des armes et offrirait des stages de formation militaire.
Elle cite cependant une autre version qui affirme que Sankara aurait été tué avant que Taylor n’arrive au Burkina. Lors de son procès devant le Tribunal spécial pour la Sierra Leone, Charles Taylor a déclaré le 25 août 2009 ne pas avoir participé au complot car il était encore en détention au Ghana, soutenant que les archives de ce pays pouvaient l’attester (Jaffré 2009). Pourtant plusieurs Libériens affirment le contraire comme nous le verrons plus loin. Le ministre de l’Intérieur pendant la révolution, Ernest Nongma Ouedraogo, nous a personnellement déclaré que Taylor était bien à Ouagadougou avant le 15 octobre mais sous un autre nom. Il m’a même dit qu’il pourrait me montrer la maison où il logeait. En juillet 2009, la chaîne de télévision italienne RAI3 a diffusé Ombre Africaine un documentaire sur le Liberia, réalisé par le journaliste d’investigation Silvestro Montanaro. Dans le film plusieurs proches anciens compagnons de Charles Taylor, Momo Jiba, ex-aide de camp du président, Cyril Allen, ancien chef du parti de Charles Taylor et ancien président de la société pétrolière nationale, Moses Blah, ancien vice-président sous la présidence de Taylor, et Prince Yormie Johnson ( ancien chef de guerre qui s’est dissocié de Taylor, déjà mentionné), témoignent longuement sur leur implication dans l’assassinat. Thomas Sankara aurait refusé de les aider[12]. Il avait été entendu qu’ils recevraient une assistance s’ils facilitaient la prise du pouvoir par Blaise Compaoré. Momo Jiba et Cyril Allen soutiennent même que c’est Compaoré qui a tiré le premier sur Sankara vers 16h30. Gilbert Diendéré prétend que Blaise Compaoré est arrivé plus tard à environ 6 heures. L’heure d’arrivée de ce dernier sur les lieux n’a pas pu être déterminée avec exactitude.
L’implication des Etats-Unis
Dans un livre The Mind of the African Strongman: Conversation with Dictators, Statemen and Father figures, publié en 2015, l’ancien sous-secrétaire d’État aux Affaires africaines, Herman Jay Cohen écrit que quand il avait accusé Sankara d’essayer de déstabiliser toute l’Afrique de l’Ouest, Houphouët-Boigny lui avait répondu d’un ton désinvolte: « Ne vous inquiétez pas, c’est encore un jeunot. Il apprendra vite ». Comme c’était un tête-à-tête, j’ai enfoncé le clou en disant que ‘’Sankara nuisait à l’image de toute l’Afrique francophone et que lui-même en souffrirait’’. (Cohen 2015: 23)
Les témoignages des Libériens interviewés dans le documentaire de Silvestro Montanaro, déjà cité, tous évoquent de façon concordante, la participation américaine à ce complot. Pour quelle raison? « Sankara ne plaisait pas aux Américains, il parlait de nationaliser les ressources de son pays pour en faire bénéficier le peuple: en fait c’était un socialiste. Et ils décidèrent de éliminer », a expliqué Cyril Allen. Ces Libériens n’acceptent de se livrer davantage que lorsqu’ils pensent ne pas être filmés. Ils font deux révélations importantes, qui seront confirmées plus tard. D’une part ils affirment que la CIA a aidé Charles Taylor à s’évader d’une prison américaine, d’autre part qu’on lui avait donné mission d’infiltrer les mouvements révolutionnaires africains.
Coïncidence? Charles Taylor donnera sa version lors de son procès devant le Tribunal spécial pour la Sierra Leone (TSSL). D’après une dépêche de l’Agence-France-Presse, datée du 15 juillet 2009: « J’appelle ça une libération parce que je ne me suis pas évadé, j’ai été libéré ». En 1985 Il était détenu à la prison du comté de Plymouth, dans l’attente d’une extradition à la demande des autorités de Monrovia afin de répondre d’une accusation de détournement de 900 000 dollars. Charles Taylor raconte que le 15 septembre un gardien est entré brusquement dans sa cellule, dans un quartier de haute sécurité et l’avait conduit dans une aile moins surveillée. Il y avait deux autres détenus, a poursuivi Taylor. « On s’est approché d’une fenêtre. Ils ont pris un drap et l’ont attaché aux barreaux. Nous sommes descendus. En bas une voiture attendait… Je n’ai rien payé. Je ne connaissais pas ces personnes venues récupérer », a assuré le prévenu.
Dans une autre dépêche de l’AFP, datée du 22 décembre 2008 on peut lire: « un parlementaire américain en visite à Monrovia a admis lors d’une conférence de presse que les États-Unis avaient pris part à la ‘’déstabilisation’’ du Liberia avant et pendant la série de guerres civiles, et que les États-Unis avaient eu tort de le faire… » et de préciser: « Les Américains ont aidé à renverser William Tolbert (assassiné en 1980 durant le coup d’État sanglant de Samuel Doe) parce qu’il ne faisait pas ce qu’ils (i.e., les Américains) voulaient ».
Lors de sa comparution devant la Commission Vérité et Réconciliation (TRC) du Liberia, Simpson a affirmé: « Samuel Doe et Charles Taylor ont connu le même sort parce qu’ils refusaient d’obéir aux ordres de Whashington ».
Plus récemment, le Boston Globe, journal américain, dans son édition du 12 janvier 2012 a révélé que Charles Taylor avait commencé de travailler pour la CIA et le Pentagone au début des annnées 80 (La CIA n’a ni confirmé ni démenti ces accusations. Voir Bender 2012). La piste américaine ne mérite-t-elle pas d’être poursuivie?
Et la France?
La France avait plusieurs raisons de voir en Sankara un obstacle à ses intérêts. Sa popularité grandissante, sa jeunesse, sa franchise, et les réalisations de la Révolution, en particulier la lutte contre la corruption, avaient fait du Burkina Faso un pays observé avec sympathie et de Sankara un leader admiré. Or ces succès ouvraient la possibilité de choisir un autre modèle de développement que le modèle néo-colonial qui protégeait les intérêts français dans la sous-région. En outre il y avait la crainte que Sankara serve d’exemple dans les pays voisins où la corruption des élites était instrumentalisée par des réseaux néo- coloniaux. Sur les questions internationales le nouveau régime ne s’alignait plus sur les positions françaises à l’Onu, contrairement aux autres anciennes colonies.
Plusieurs événements vont faire monter la tension à partir de l’année 1986. Au cours d’un dîner officiel lors de la visite du président François Mitterrand à Ouagadougou, Sankara se livre à une attaque en règle de la politique africaine de la France. Debout, toisant le Président, qui est assis, imperturbable, regardant droit devant, il a des mots très durs, très éloignés des usages de la diplomatie: « Nous n’avons pas compris comment des bandits comme Joseph Savimbi, des tueurs comme Pieter Botha, ont eu le droit de parcourir la France, si belle, si propre. Ils l’ont tâchée de leurs mains et de leurs pieds couverts de sang. Et tous ceux qui leur ont permis de poser ces actes en porteront l’entière responsabilité, ici et ailleurs, aujourd’hui et pour toujours. »[13]
Ce jour-là François Mitterrand s’est efforcé avec son habileté coutumière, de répondre point par point, parfois d’un ton paternel: « J’admire ses grandes qualités qui sont grandes, mais il tranche trop, à mon avis il va plus loin qu’il ne faut. Qu’il me permette de lui parler au nom de mon expérience… »[14] Nul doute que dans son entourage, cette joute verbale avait été ressentie comme un affront. D’après des commentateurs, c’est à la suite de cet incident que la décision de se débarrasser de Sankara aurait été prise.
D’autres prises de position du Burkina Faso envenimèrent davantage les relations. Quelques mois plus tard, un autre incident autrement plus grave pour la diplomatie française provoqua une vive réaction de Paris. Le 2 décembre en effet non seulement le Burkina vote contre la France à la Commission spéciale de la décolonisation à l’Onu, à propos du droit à l’auto-détermination de la Nouvelle-Calédonie, mais son représentant a mené une campagne active pour son adoption. Dans le paragraphe 3 de la résolution 41/41, l’Assemblée générale proclame « affirme le droit inaliénable de la Nouvelle-Calédonie à l’auto-détermination et à l’indépendance… ». À Paris les députés de droite expriment leur colère et le Premier ministre adresse une note au Ministre de la Coopération exigeant des représailles économiques contre le Burkina Faso (Guissou 1995: 107) En France les autorités trop souvent tardent à reconnaître leurs agissements passés. À la suite d’une campagne menée pendant 4 ans par le Réseau Justice pour Sankara, Justice pour l’Afrique, le président de l’Assemblée nationale accepte le dépôt d’une motion déposée par les députés Verts et ceux du Front de Gauche, demandant la mise en place d’une commission d’enquête en France sur l’assassinat de Thomas Sankara. M. Claude Bartolone feint d’ignorer que son objet sera de mener les investigations en France et non au Burkina. Pourtant le texte était clair: « pourquoi Thomas Sankara a-t-il été assassiné? _ Comment cet assassinat a été rendu possible? Quels rôles ont joué les services de renseignements et les dirigeants français de l’époque? La DGSE savait-elle ce qui se tramait et a-t-elle laissé faire? » (Assemblée nationale, 10 juin 2011)[15]. Puis la procédure s’enlise.
Momo Allen, l’un des participants au documentaire mentionné plus haut, a affirmé: « Le piano fut accordé par les Américains et les Français. Il y avait un homme de la CIA à l’ambassade des États-Unis au Burkina qui a travaillé en étroit contact avec le chef des services de renseignements français de l’ambassade française, eux ont pris les décisions les plus importantes… » et rebondit quand le documentariste le relance en disant : « Ensuite la CIA et les services français »…il le coupe: « et les services secrets français décidèrent de mettre hors-jeu Sankara. Ce sont les faits ».
Le 23 février 2012 selon l’émission Rendez-vous avec M. X. (présenté comme un ancien agent des services secrets français) sur France Inter, consacrée à la mort de Sankara, après la victoire de la droite aux législatives de 1986, qui a conduit à une période de cohabitation avec le président socialiste, des chefs d’État africains ont appelé Jacques Foccart l’homme de l’ombre à la tête de réseaux sur le continent. Ils lui auraient demandé de les débarrasser de Sankara. Parmi eux Houphouët-Boigny le président de la Côte d’Ivoire, voisine du Burkina Faso, l’allié privilégié de la France dans la sous-région. Quand son compère dans l’émission pose la question: « les services français ont-ils joué un rôle? » M. X répond: « Comment pourrait-il en être autrement? L’Afrique est truffée d’agents, des anciens qui travaillent directement pour des dirigeants africains ou des sociétés. Il y a ceux qui sont en activité et qui veillent à préserver nos intérêts là-bas ».
Lors d’une conférence-débat organisé à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, dans le cadre des activités du Prix Albert-Londres en mai 2008, François Hauter, grand reporter au Figaro, a raconté que Guy Penne, le conseiller Afrique de François Mitterrand, l’avait appelé pour demander qu’il écrive un article hostile à Thomas Sankara. Mais ce n’est pas tout. Il le met en relation avec l’amiral Lacoste qui lui propose de rencontrer le chef des opérations africaines à la Direction des renseignements généraux. Et le journaliste de conclure son témoignage: « c’est la plus importante tentative de manipulation que j’ai jamais vue dans toute ma carrière de journaliste ».
L’historien Stephen Ellis nous avait personnellement déclaré en 2001: « Charles Taylor était aussi en contact avec Michel Dupuch, ancien conseiller de Jacques Chirac à l’Élysée, à l’époque ambassadeur en Côte d’Ivoire. Un homme d’affaires français, Robert de Saint-Pai, servait d’intermédiaire. Il est mort il y a quelques années ». Jean-Pierre Bat confirme que la France soutenait Charles Taylor dans son livre Le Syndrome Foccart, publié en 2012. Les réseaux de la Françafrique ne se contentent pas de déstabiliser le régime: il leur faut aussi laisser entendre que Blaise Compaoré aura aussi le soutien du nouveau gouvernement français.
L’hebdomadaire Jeune Afrique fera allusion en 1998 à ces ouvertures à Blaise Compaoré avant octobre 1987. « À cette époque numéro 2 d’une révolution en laquelle il ne croit plus, de plus en plus proche d’Houphouët, grâce auquel il fit la connaissance de sa future femme, le beau Blaise rencontrera son homologue français, alors Premier ministre, via le président ivoirien et Jacques Foccart qui lui présenta l’état-major de la droite française, en particulier Charles Pasqua ». Quelques années plus tard, Blaise Compaoré remettra à Jacques Foccart l’Etoile d’or du Nahouri, la plus haute distinction burkinabè.
Conclusion
Ce complexe arrière-plan – nourri des intérêts convergents des États-Unis, de la France, de plusieurs pays francophones (en particulier la Côte d’Ivoire, et de la Libye via des partisans de Charles Taylor – a créé les conditions de l’assassinat. Il ne résulte pas d’un « phantasme », comme l’a déclaré en 2015 l’ambassadeur de France au Burkina, mais s’inscrit bien dans un contexte historique et géopolitique analysé dans ce chapitre. Ainsi le Togo aurait dépêché à Ouagadougou un général de gendarmerie avec un groupe d’hommes.
Restait à déterminer sur qui s’appuyer dans la sous-région. Un voyage de Blaise Compaoré en Côte d’Ivoire va constituer une excellente opportunité. Au cours d’une réception il fait la connaissance de Chantal Terrasson de Fougères, fille d’un médecin de renom, Jean Kourouma Terrasson, un familier du président Houphouët-Boigny. Tout ira très vite puisque le mariage sera célébré le 29 juin 1985 à peine six mois après leur première rencontre.
Entre temps, Blaise Compaoré, très amoureux se rend régulièrement en Côte d’Ivoire pour la rejoindre. Le président s’implique personnellement dans la réussite de la noce. Il met son avion personnel à disposition du couple auquel il offre de nombreux cadeaux et il leur donne une grosse somme d’argent (on a dit 500 millions de FCFA) pour que sa protégée franco-ivoirienne puisse continuer de mener le train de vie luxueux auquel elle est habituée.
Ceci dans le contexte d’un pays en pleine révolution politique et économique où la population est encouragée à vivre selon ses moyens et à compter sur ses propres forces.
Désormais les conditions sont réunies pour ourdir le complot.
Bernard Doza, journaliste politique, ancien conseiller de Blaise Compaoré (août 1987 – juillet 1998) affirme: « Houphouët débloque des fonds énormes – le secrétaire-général de la Présidence, Coffie Gervais, parle de 5 milliards FCFA, pour développer une guerre de tracts tous azimuts qui déchirera le Burkina au cours du mois de juin 1987 ». (Doza 1991). Le fossé se creuse entre les leaders de la révolution et c’est le moment où les Libériens vont entrer en action.
Tripoli aurait fourni du matériel de renseignements. Blaise Compaoré sait qu’il peut compter sur Gilbert Diendéré pour exécuter le coup d’Etat.
Comme nous l’avons vu plus haut, il reste bien des zones d’ombres à élucider. Les media français, jusque-là discrets sur la question, se saisiront de l’affaire Sankara seulement après le renversement de Blaise Compaoré à la suite de l’insurrection populaire en octobre 2014. Pour la première fois ils reprennent largement les différentes versions de l’hypothèse d’un complot international que nous avons examinées. Et pourtant on n’a pas constaté de réactions officielles de la part du gouvernement français avant l’élection présidentielle de mai 2017. M. Bartolone, alors président de l’Assemblée nationale, a déclaré lors d’une visite au Burkina en mars 2017, en réponse à un journaliste: « Nous sommes favorables à ce que la justice française puissent répondre à toutes les demandes qui émaneront de la justice du Burkina pour qu’il n’y ait le moindre doute sur les relations qui doivent exister, y compris sur ce dossier, entre la France et le Burkina » (Belemviré 2017). Le même Bartolone avait refusé en septembre 2015, la mise en place d’une enquête parlementaire, soutenant que cette affaire ne concernait pas la France.
C’est une avancée importante. La création d’une commission rogatoire entraînera la nomination d’un juge français pour suivre l’enquête en France. Quant à la levée du secret-défense (le président Macron s’y est récemment engagé), elle constituerait une avancée importante, mais ce ne sera pas suffisant. En effet de nombreuses affaires montrent que, même quand des documents officiels ont été déclassifiés, de gros obstacles se dressent encore sur le chemin de la vérité, en particulier l’accès aux archives.
Au Burkina Faso, le juge François Yaméogo semble vouloir aller au bout des investigations. Il enquête aussi sur la possibilité d’un complot international. Il a lancé en direction de la France une commission rogatoire, afin qu’un juge puisse procéder à des auditions et demander la levée du secret-défense de documents officiels. Néanmoins aucun chercheur n’a pu avoir accès à toutes les archives relatives à l’affaire. Mais le temps nous éloigne de la date de l’assassinat. On peut s’attendre à de nouvelles révélations, si des journalistes ou des chercheurs reviennent sur certains aspects de l’affaire qui ont été insuffisamment explorés jusqu’à présent.
Dans ce chapitre, je me suis attaché à examiner l’ensemble des éléments qui ont pu conduire au meurtre de Thomas Sankara. Certains voudraient y voir plutôt une question de rivalité entre deux amis entretenant une relation complexe, d’autres la résultante de problèmes politiques internes et d’autres encore l’aboutissement d’une conspiration internationale complexe. La contextualisation de l’assassinat de Thomas Sankara au sein d’événements politiques et économiques mondiaux met en évidence la marge de. Manoeuvre étroite de la révolution burkinabè.
L’histoire contemporaine montre que les pays qui ont tenté de résister à l’emprise des grandes puissances, ont subi des tentatives de déstabilisation. y compris des interventions militaires.
En l’occurrence des divergences politiques ont provoqué un grave conflit que Blaise Compaoré a été capable de tourner à son avantage afin de créer les conditions d’une alternative. D’une part sans alliés politiques il n’aurait jamais pu concevoir de s’emparer du pouvoir. D’autre part, les civils qui se sont ralliés à lui savaient qu’ils auraient besoin du soutien de l’armée. Le retour rapide dans le giron occidental montre combien les soi-disant adversaires politiques de Sankara qu’ils jugeaient trop réformiste, visaient avant tout des places pour s’enrichir. Et c’est exactement ce qui s’est passé durant les 27 années de la dictature de Blaise Compaoré.
Thomas Sankara devenait trop dangereux et était un obstacle à ces désirs d’enrichissement personnel. Il fallait l’éliminer. Et les conditions pour le faire étaient réunies. C’est l’hypothèse la plus plausible. La plupart des coups d’État pour renverser des leaders devenus des obstacles au capitalisme mondial ne sont-ils pas organisés avec la complicité de membres de leur entourage, émanant d’une situation politique interne et de ses contradictions?
C’est bien ce qui s’est passé au Burkina Faso quand Thomas Sankara a été assassiné.
Ce meurtre est l’un des assassinats politiques les plus choquants de l’Histoire, dont les circonstances ne sont toujours pas toutes élucidées à ce jour. Mais si des personnalités tombent dans l’oubli, le rayonnement de Thomas Sankara n’a cessé de croître au fil des années. En Afrique, en Europe et aux États-Unis, l’ancien dirigeant du Burkina Faso continue d’inspirer écrivains, poètes, chorégraphes, peintres, artistes plasticiens et dramaturges (voir les chapitres 21 et 23 du volume). De nombreux mouvements citoyens et des partis politiques se réclament de la pensée et de l’action de Thomas Sankara (cf. chapitres 15, 19, et 23). Plusieurs documentaires dont les plus connus ont été réalisés par des cinéastes européens, ont aussi contribué à sa renommée[16]. Les projections sont généralement suivies de débats, permettant aux militants du réseau international « Justice pour Sankara, Justice pour l’Afrique » de rappeler le combat pour la vérité et la justice sur le meurtre de Thomas Sankara. Ils donnent à l’assistance des informations précises sur ce que l’on sait et font circuler des pétitions. Des commémorations sont organisées partout en Afrique mais aussi dans de nombreux pays européens, aux États-Unis et au Canada. Par ailleurs le discours de Thomas Sankara sur la dette, diffusé en vidéo et traduit en plusieurs langues, constitue une référence pour les organisations non-gouvernementales de lutte contre l’endettement des pays pauvres, lors d’événements à la mémoire de Thomas Sankara autour du 15 octobre, date de son assassinat.
Toute cette activité concourt à empêcher que « l’Affaire Sankara » ne tombe dans l’oubli. On peut espèrer qu’un jour toute la lumière sera faite sur cet assassinat.
Bruno Jaffré
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Références
Andriamirado, S. (1989) Il S’Appelait Sankara: Chronique d’une Mort Violente. Paris: Jeune Afrique.
Belemviré, M. (2017) Coopération: Le Président de l’Assemblée Nationale Française en Visite au Burkina. Burkina Online. Récupété le 1er Décembre 2017 à www.burkinaonline.com/wp/cooperation-le-president-de-lassemblee-nationale-francaise-en-visite-au-burkina/Benamrane, D. (2016) Sankara, Leader Africain. Paris: L’Harmattan.
Bender, B. (2012) Former Liberian Dictator Charles Tayler Had US Spy Agency Ties. The Boston Globe. Récupéré le 14 juillet 2017 à www.bostonglobe.com/metro/2012/01/17/mass-escapee-turned-liberian-dictator-had-spy-agency-ties/DGBhSfjxPVrtoo4WT95bBI/story.html.
Capitaine Thomas Sankara. (2012) réalisé par Christophe Cupelin [Film]. Suisse : Laïka Films.
Cohen, H. (2015) The Mind of the African Strongman: Conversations with Dictators, Statesmen and Father Figures. Washington, DC: New Academia Publishing.
Doza, B (1991) Liberté Confisquée, Le Complot Franco-Africain. Paris: BibliEurope.
Ellis, S. (2006) The Mask of Anarchy: The Destruction of Liberia and the Religious Dimension of an African Civil War (2nd edn). London: Hurst & Co.
Guissou, B. (1995) Burkina Faso, Un espoir en Afrique. Paris: L’Harmattan.
Jaffré, B. (1989) Burkina Faso, les Années Sankara, de la Révolution à la Rectification. Paris: L’Harmattan.
Jaffré, B. (2009) Que Sait-On Sur L’Assassinat de Sankara? Pambazuka News. Retrieved on 12 July 2017 from www.pambazuka.org/fr/pan-africanism/%C2%AB-que-sait-sur-l%E2%80%99assassinat-de-sankara-%C2%BB
Nkounkou, D. (2002) L’affaire Thomas Sankara, le Juge et le Politique. Paris: NK.
Ombre Africane (2009) réalisé par Silvestro Montanaro [Film]. Italy:RAI 3.
Radio France Internationale (2008a) Vérité, Réconciliation et Révélations. Récupéré le 14 Juillet 2017 à www1.rfi.fr/actufr/articles/104/article_71763.asp.
Radio France Internationale (2008b) Prince Johnson: C’est Compaoré qui a Fait Tuer Sankara, avec l’Aval d’Houphouët-Boigny. Récupéré le 14 Juillet 2017 à www1.rfi.fr/actufr/articles/106/article_73998.asp.
Ray, C. (2008) Who Really Killed Thomas Sankara? Pambazuka News. Récupéré le 14 juillet 2017 à www.pambazuka.org/pan-africanism/who-really-killed-thomas-sankara.
Somé, V. (1990) Thomas Sankara, l’Espoir Assassiné. Paris: L’Harmattan.
Thomas Sankara, l’Homme Intègre. (2006) réalisé par Robin Shuffield [Film]. France: ZORN Production.
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Notes
[1] Traduit par Jean Jaffré et Amber Murrey. Une première version de cet article a été rédigé en français puis traduite en anglais par Jean Jaffré et Amber Murrey, en teant compte des modifications proposées par la l’éditrice du livre Amber Murrey. Cette nouvelle version est reprise à partir de la version publiée en anglais dans l’ouvrage.
[2] Ces deux guerres coloniales, toujours peu connues en France, se sont soldées par la mort de dizaines de milliers d’insurgés anti-coloniaux.
[3] L’ancien président Français Nicolas Sarkozy a fait réintégrer la France au sein de l’OTAN
[4] Voir à http://thomassankara.net/nous-preferons-un-pas-avec-le
[5] Toutefois, Pierrer Ouedraogo n’a pas rallié le Front populaire (qui a pris le pouvoir le 15 octobre 1987).
[6] Le journaliste, Denis de Montgolfier, a pu retrouvé le texte en 2001. Ce texte est pubilé à http://thomassankara.net/lintervention-que-devait-faire-thomas-sankara-a-la-reunion-du-15-octobre-1987-au-soir.
[7] Voir la totalité de l’interview à http://thomassankara.net/interview-de-joseph-sambo-sankara-je-nai-pas-mon-fils-thomas-je-nai-pas-mon-fils-blaise-jai-perdu-tous-les-deux
[8] Cette histoire me fut racontée la première fois par l’un des aides de camp de Thomas Sankara, qui fut aussi un ami de Vincent Sigué, qui la ui aurait raconté personnellement lui-même. Sigué fut tué peu de temps après Sankara, alors qu’il était à la frontière du Ghana. Ancien légionnaire, dont les qualités militaires ont impressionné son entourage, il reste un personnage controversé, notamment pour les mauvais traitements ou les tortures qu’il aurait infligées aux prisonniers alors qu’il était temporairement chargé de la sécurité intérieure. Thomas Sankara le fait par la suite démettre de ses fonctions et envisage de lui confier la direction de la FIMATS (Force d’intervention du ministère de l’Administration Territoriale et de la Sécurité) après un stage à Cuba. Le projet de création de cette force de sécurité, à l’initiative par l’entourage de Sankara pour mieux assurer sa sécurité, ne verra jamais le jour. Thomas Sankara serait assassiné avant sa réalisation.
[9] Assez rapidement après s’être connu, le couple se maria le 29 juin 1985.
[10] Stephen Ellils rencontra plusieurs fois les compagnons de Charles Taylor pour réaliser ce travail.
[11] Parmi ces sources figurent dont The Perspective ou The Liberian Mandingo Association, basé à New York
[12] Voir les les retranscriptions de ces interviews et extraits de film à thomassankara.net/assassinat-de-thomas-sankara-des-temoignages-dun-documentaire-de-la-rai-3-mettent-en-cause-la-france-la-cia-et-blaise-compaore
[13] Jonas Savimbi était le leader de l’UNITA (Union nationale pour l’indépendance de l’Angola), un mouvement soutenu par la CIA et l’Afrique du Sud, qui faisait la guerre au gouvernement angolais du MPLA (Mouvement populaire pour la libération de l’Angola).
[14] L’intégrale de cet échange est disponible à http://www.thomassankara.net/seul-le-combat-peut-liberer-notre/
[15] The transcript of the Assemblée Nationale is available at www.assemblee-nationale.fr/13/propositions/pion3527.asp
[16] Par exemple, Thomas Sankara l’homme intègre (2006) de Robin Shuffield et Capitaine Thomas Sankara (2012) de Christophe Cupelin