Par Frédérique Lagny

Les chapitres courts et vifs de ce roman alternent deux récits, deux points de vue et deux trajets au Burkina Faso ; celui de Daurat, agent consulaire dont c’est le dernier poste d’une carrière d’expatrié et celui de Lucie, une jeune femme meurtrie par un chagrin d’amour, spécialiste en science de l’environnement chargée d’évaluer le potentiel d’activité au sein d’une ONG – De l’eau pour la vie – par ailleurs financée par l’ambassade de France pour laquelle Daurat travaille. La chronique de leurs destins croisés permet de mettre en lumière les rapports biaisés qui peuvent se tisser entre le petit cercle de l’expatriation et un peuple confronté aux réalités sociales d’un pays classé parmi les plus pauvres de la planète.

On lit d’une traite ce roman au style fluide et précis dont l’art de la description ménage un certain suspens. À vrai dire on a envie d’en savoir plus. Or, rien ne permet de dater avec précision les faits historiques qui ont inspirés le titre du roman – la disparition de Thomas Sankara -, tout comme la réalité sociale des burkinabè qui forment le décorum de l’intrigue reste en arrière-plan. Un peu comme si les personnages étaient atteints d’une forme de cécité qui prend fin avec le dénouement de l’histoire au moment de leur retour en France – sous la forme d’un rapatriement plus ou moins consenti –, et dont nous ne dévoilerons pas ici la chute.

Un « président-peuple »

L’histoire politique du pays s’énonce à travers des proverbes qui marquent les chapitres ou des aphorismes délivrés par les personnages secondaires, un art de la parabole dont les burkinabè usent souvent et que seuls les « initiés » peuvent saisir pleinement. Il flotte alors sur le récit une temporalité diffuse dans laquelle l’histoire ne fait jamais vraiment irruption mais qui transporte le lecteur au cœur d’une capitale sub-saharienne dépeinte avec beaucoup de finesse. Le titre du roman, Le corps de Sankara, désigné ici comme le « président-peuple », introduit une notion éminemment christique et fantasmatique, voire fantastique. Le mystère de la disparition de ce corps martyrisé reste une énigme qui, depuis Paris et la France, pourrait sembler irréelle et faire verser la narration dans un certaine forme d’exotisme. Dans les faits, il renvoie le lecteur à une réalité historique bien plus triviale et douloureuse qui mit fin à quatre ans de Révolution au Burkina Faso (1983-1987) avec l’assassinat du président Sankara dans l’exercice de ses fonctions et dont le souvenir irradie l’ensemble du corps social burkinabè. La seule et unique énonciation du nom de Sankara – en dehors du titre – met littéralement un point final au roman qui se termine sur un échec, celui des deux français rapatriés pour raisons sanitaires[1] et une légère note d’espoir en bruit de fond, alors que l’insurrection populaire de 2014 se prépare.

L’auteure qui ne s’ajuste pas à l’Histoire comme elle le fait dans plusieurs autres de ses ouvrages, notamment dans Port Jackson qui relate l’arrivée des colons anglais dans la future baie de Sydney en 1785, laisse ainsi la porte ouverte à l’imaginaire. Peut-être aussi pour évoquer une situation d’ensemble, à savoir un déficit de démocratie qui permet à la corruption et à son cortège de violence de s’installer dans un pays.  Son roman, en léger décalage avec l’actualité immédiate du pays est quasiment achevé au moment des évènements de 2014, il n’est cependant ni un livre d’histoire, ni un document politique, mais une fiction qui apporte un éclairage – forcément subjectif – sur ce pays qui fait partie de son histoire personnelle et pour lequel elle a gardé un véritable attachement.

[1] Les illusions perdues, La Croix – critique du roman le 30 mai 2020.

Frédérique Lagny


Photo de Agnès Clancier

Présentation d’Agnès Clancier

Agnès Clancier est l’auteur d’une dizaine de livres, dont « Port Jackson » (Gallimard, coll. Blanche), roman qui relate l’installation des Européens en Australie à la fin du XVIIIe siècle et « Une trace dans le ciel » (Arléa-poche, mai 2019), inspiré par la vie de Maryse Bastié, héroïne de l’aviation dans les années Trente et résistante pendant la seconde guerre mondiale. Elle a aussi été en poste dans différents pays, comme l’Ile Maurice, le Rwanda, le Burundi ou encore l’Australie. Durant ses quatre années d’affectation comme fonctionnaire territorial à l’ambassade de France au Burkina Faso elle a été amenée à voyager en Afrique de l’Ouest pour l’évaluation de projets pour l’UMOA (Union Monétaire Ouest Africaine) ou la CEDEAO (Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest).

Site internet : www.agnes-clancier.com


Bibliographie de l’auteure :

Murs – 2000, Éditions Climats

L’Île de Corail – 2001, Éditions Climats

Le Pèlerin de Manhattan – 2003, Éditions Climats

Port Jackson – 2007, Éditions Gallimard, coll. Blanche

Karina Sokolova – 2014, Éditions Arléa

Une trace dans le ciel – 2017 Éditions Arléa ; 2019, Arléa-Poche

Outback, disent-ils, poésie – 2017, Éditions Henry

Le corps de Sankara, roman – 2020, Éditions du Rocher

LAISSER UN COMMENTAIRE

Saisissez votre commentaire svp!
SVP saisissez votre nom ici

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.