lundi 7 mars 2005
par Habibou Bangré de Ouagadougou
L’ancien Président du Burkina Faso, Thomas Sankara, a demandé aux hommes, en 1984, d’aller au marché et de cuisiner lors de la Journée internationale de la femme du 8 mars. Une idée révolutionnaire, à l’image de cette époque, principalement suivie dans les villes. Aujourd’hui encore, certains Burkinabés, peu nombreux, font le marché pour inverser les rôles l’espace d’une journée.
Les Burkinabés au marché et aux fourneaux ! En 1984, l’ancien Président Thomas Sankara a demandé aux hommes de se rendre au marché et de cuisiner le 8 mars, Journée internationale de la femme. Une idée novatrice et révolutionnaire – qu’il était le premier à appliquer pour montrer l’exemple – destinée à faire prendre conscience aux hommes des problèmes que rencontrent quotidiennement leurs épouses. La volonté du chef de l’Etat, qui a fait de cette Journée un jour chômé pour souligner l’importance de la femme, a plutôt bien été suivie dans les villes. En revanche, la réaction a été plus négative dans les villages. Inverser les rôles n’était vraiment pas à l’ordre du jour, même pour une journée. Aujourd’hui, certains hommes perpétuent encore la tradition.
Inverser les rôles pour que femmes et hommes se comprennent
D’aucuns estiment que le Président assassiné était en avance sur bien de ses homologues africains de l’époque. « Il était en droite ligne avec l’actualité de la promotion de la femme, car l’Onu (Organisation des Nations Unies) avait mis en place, il y a 25 ans maintenant, la Convention relative à toutes les formes de discriminations à l’égard de la femme. L’article 5 stipule, notamment, que les Etats signataires doivent s’engager à réduire les rôles stéréotypés de la femme et de l’homme », précise Jocelyne Vokouma, secrétaire générale du ministère de la Promotion de la femme. C’est dans cet esprit que Thomas Sankara a voulu ce 8 mars. Mais aussi les autres jours, car « il voulait aussi que les hommes aident les femmes de temps en temps », précise Abdou Salam Kaboré, (son prénom est Abdoul NDLR) ministre de la Santé sous Thomas Sankara.
Son objectif était de montrer aux hommes la réalité que vivent les femmes chaque jour. « Car lorsqu’elles se plaignent que les maris ne leur donnent pas assez d’argent pour faire le marché, ils ne le comprenaient pas. Car, parce qu’ils ne faisaient pas le marché, ils ne voyaient pas que les prix ne cessaient d’augmenter, même si les salaires restaient les mêmes », explique Rita Ouédraogo, ministre des Sports sous feu Sankara. « Si les femmes demandaient plus, les hommes les soupçonnaient de garder l’argent pour elles. Le fait que les hommes aillent au marché devait leur permettre de les intégrer dans la préparation de la popote pour éviter les conflits au sein du couple », renchérit Abdou Salam Kaboré (son prénom est Abdoul NDLR).
Prix gonflés exprès pour les hommes
Les réactions dans le pays étaient mitigées. Certains trouvaient même le souhait du Président folklorique. « L’idée de sensibiliser les gens sur l’inversion des rapports de force était très bonne. Mais les hommes n’étaient pas prêts au changement au point de venir compléter la femme dans ses tâches quotidiennes. Certains ont vécu la volonté du Président comme une contrainte et la Journée internationale de la femme en a pris un coup », estime Jocelyne Vokouma.
Dans les villages, les hommes étaient réticents à aller au marché. Ils préféraient que chacun conserve ses occupations. Toutefois, le mouvement a plutôt été bien suivi en ville. L’expérience, comme les autorités le pressentaient, n’a pas été facile pour la gente masculine. « Nous apprécions mal les quantités pour la cuisine et souvent nous avons acheté le double des proportions. Les prix étaient vraiment chers. Et nous n’avons pas la tactique pour marchander aussi bien que les femmes, nous avons dû payer le prix fort », raconte Yacouba. Chers ? Même plus que d’habitude. « Pour ce jour en particulier, les commerçantes sur les marchés ont augmenté les prix pour que les hommes se rendent bien compte des difficultés des femmes », confie Rita Ouédraogo.
« Amusant, mais pas près de recommencer »
Si faire le marché n’a pas été une mince affaire, se retrouver aux fourneaux n’a pas été non plus une sinécure. D’autant plus que certains hommes « n’avaient jamais touché une louche de leur vie », explique Rita Ouédraogo. Mais ceux qui se sont prêtés au jeu ont fait de leur mieux, même s’ils ont préparé un steak-frites. Pour ceux qui n’avaient aucune connaissance en la matière, ils secondaient leur femme à la cuisine. C’est le cas de Yacouba. « J’ai aidé à éplucher les légumes et j’ai goûté les assaisonnements », se souvient-il.
Et de dresser ce bilan de cette aventure : « Nous étions des révolutionnaires convaincus, nous avons donc suivi le mot d’ordre du Président. C’était amusant, mais, après avoir vécu les problèmes des femmes, je ne suis pas près de recommencer. En revanche, j’essaie de faire des ajustements pour la popote, dans la mesure de mes possibilités. Mais l’argent suffirait si la famille africaine se limitait au couple et à ses enfants. Nous avons toujours des cousins, des frères… qui viennent à la maison et qu’il faut aussi prendre en compte. » Selon les autorités, ces conclusions ressemblent fortement à celles des autres hommes. « Ils ne sont en général pas retourné au marché spontanément après la première fois », note Jocelyne Vokouma. « Mais ils ont compris que l’argent qu’ils mettaient dans la popote n’était pas suffisant », ajoute Rita Ouédraogo.
Femmes interdites de marché
Et les femmes dans tout ça ? Elles étaient pour la plupart ravies de voir leur mari les aider, ne serait-ce qu’une journée, dans leurs activités. Mais pour les femmes seules ou veuves la volonté du Président posait problème. Car si officiellement il s’agissait d’un souhait, sur les marchés, les femmes n’avaient pas droit de cité. « Quand ma mère a voulu y aller, les forces de l’ordre lui ont dit de retourner chercher son mari. Elle leur a alors expliqué qu’il était décédé depuis longtemps », rapporte Christiane.
Aujourd’hui, on peut voir certains hommes faire le marché de temps en temps. « Je peux vous assurer que je fais parfois le marché », souligne Abdou Salam Kaboré ((son prénom est Abdoul NDLR). Un héritage de l’initiative de Thomas Sankara. Mais l’évolution des mentalités aide aussi. Les jeunes générations sont en effet plus sensibles au partage des tâches que leurs aînées.
Habibou Bangré