Augusta Conchiglia, ancienne journaliste du mensuel Afrique Asie, avait été appelée à faire des reportages au Burkina, après la mort du journaliste Mohamed Maïga, alors qu’elle couvrait plutôt jusqu’ici l’actualité des pays de la ligne du Front, ceux qui avoisinaient l’Afrique du Sud.

René Vautier était un militant anti-colonialiste, membre du parti communiste et un cinéaste militant. Il s’est engagé à l’age de 15 ans dans la résistance, puis s’engage dans des études de cinéma après ses études secondaires. Il est connu pour avoir tourné le film “Afrique 50“, considéré aujourd’hui comme le premier film anticolonialiste, en Côte d’ivoire, Haute Volta et ce qu’on appelait alors le Soudan français. Ce film a été tourné clandestinement, une bonne partie des bobines ont été saisies, et interdit pendant près de 40 ans en France. Ce film lui vaudra 13 inculpations, et une condamnation à un an de prison, mais une médaille d’or au festival de Varsovie en 1952. On peut visionner ce film à https://www.on-tenk.com/fr/documentaires/traversee/afrique-50

En 2020, Augusta Conchiglia entreprend, avec l’aide d’Olivier Hadouchi, spécialiste du cinéma anticolonial, de retrouver la trace de cet entretien de René Vautier auquel elle avait participé. Le documentaire est introuvable dans les archives de la télévision algérienne. Mais Moira Vautier, la fille du cinéaste retrouve dans la maison familiale la bande magnétique de l’enregistrement. Cette interview a été publiée en octobre 2021 dans AfriqueXXI.

C’était encore la Haute Volta. En ce mois de juillet 1984, les Ouagalais se préparaient, dans une atmosphère euphorique, à célébrer le premier anniversaire de la « Révolution du 4 août ». De nombreuses délégations internationales étaient attendues pour cet événement, considéré comme une consécration du pouvoir révolutionnaire de Thomas Sankara – en dépit de l’hostilité de certains voisins et de leurs protecteurs occidentaux. Parmi les invités d’honneur, le chef d’État du Ghana, Jerry Rawlings, alors que Sankara venait de révéler publiquement l’aide logistique que cet intrépide voisin avait apporté aux commandos rebelles de Pô avant qu’ils ne prennent le pouvoir dans la nuit du 4 août 1983. Épopée relatée avec passion par l’envoyé spécial d’Afrique Asie, Mohamed Maiga, qui réalisa pour ce magazine la première interview fleuve de Sankara : douze heures !

Sankara pouvait discourir pendant des heures sur le frein que représentaient les pesanteurs des traditions, et, comme on l’entendra longuement s’exprimer dans l’audio qui suit, sur la condition d’infériorité de la femme, sans jamais tomber dans le travers de l’intellectuel donneur de leçons. Toujours avec empathie et lucidité. Et avec une clairvoyance rare à cette époque.

L’enregistrement que nous dévoilons ici est tiré de l’interview filmée par le cinéaste français René Vautier, qui tournait alors pour la télévision algérienne un documentaire sur la révolution voltaïque. Vautier, auteur réputé pour son œuvre sur la guerre d’Algérie (« Avoir 20 ans dans les Aurès », « Algérie en flamme »), a également travaillé sur le colonialisme français en Afrique sub-saharienne. Son documentaire, « Afrique 50 », réalisé en 1950, qui dénonçait la répression coloniale, a été interdit en France pendant plus de 40 ans. Il est considéré comme le premier film anticolonialiste français. Malheureusement, son film sur le Burkina Faso n’a pas pu être retrouvé dans les archives de la télévision algérienne1.

L’entretien que Sankara lui a accordé en 1984 illustre la façon particulière qu’avait le capitaine révolutionnaire d’affronter des questions aussi délicates que la libération de la femme dans un contexte de sous-développement économique et de patriarcat ancestral. J’y ai assisté, avec ma collègue Cherifa Benabdessadok – toutes deux invitées par Sankara qui avait souhaité poursuivre ainsi notre entretien de la journée.

Des mesures de portée symbolique, et pas toujours bien reçues, avaient été adoptées dans le but d’inculquer le principe d’égalité entre les sexes, notamment au sein des couples. Sankara avait ainsi décrété qu’une matinée par semaine, le personnel masculin de la fonction publique se rendrait au marché pour y effectuer les courses hebdomadaires du foyer en lieu et place de leurs épouses. Moins anecdotique, la campagne contre l’excision, dont Sankara parle ici, a porté ces fruits : le Burkina Faso (le nouveau nom de la Haute Volta à partir du 4 août 1984) a été un des premiers pays de la région a rendre cette pratique illégale.

Quant à la seule femme membre du gouvernement à laquelle Sankara fait référence dans l’enregistrement, Rita Sawadogo, 26 ans à l’époque2, elle nous dira, quelques jours après cette interview, être consciente que sa nomination avait portée de test pour le Conseil national de la révolution (CNR). Ses premiers contacts avec la population avaient d’ailleurs été très problématiques : pour les autorités traditionnelles de la province, le CNR leur avait manqué de respect en dépêchant une femme.

Plus tard, d’autres femmes seront appelées à de telles responsabilités. À partir de septembre 1984, Joséphine Ouedraogo assume ainsi la fonction de ministre de l’Essor familial et de la Solidarité. Jusqu’au coup d’État du 15 octobre 1987, elle mit la défense des droits des femmes au cœur de son action. La révolution, ne cesse de rappeler Sankara dans cette interview, est un processus de longue haleine et en constante transformation.

Augusta Conchiglia


Dans cette première partie, il est question des femmes donc, mais aussi de l’impérialisme culturel et de la puissance des médias. En voici le verbatim fidèle, que vous pouvez également écouter dans le podcast ci-dessus…

Thomas Sankara : Vous voyez, chez nous, les femmes sont plus nombreuses que les hommes. Comme disait un autre penseur, « les femmes portent la moitié du ciel ». Ces femmes ne peuvent pas être tenues à l’écart de notre révolution, et tout ce que nous faisons aujourd’hui vise à les libérer. Mais c’est très difficile, car les femmes sont dominées par des hommes eux-mêmes dominés. Elles sont doublement dominées. Nous-mêmes, nous n’avons pas fini de nous libérer, nous ne pouvons pas libérer les femmes, nous ne savons pas comment faire, et les femmes ne savent même pas pourquoi, tellement elles ont été conditionnées à accepter la domination de l’homme.

Si vous allez dans mon village et dites à une femme : « tu as le droit de parole, de donner ton point de vue dans le débat qui se déroule », devant les hommes, elle vous dirait : « quel scandale ! ». Elle préfère être dans la position de soumise. C’est comme ça : sa mère, sa grand-mère ont connu la société de cette façon-là, c’est tout un vertige ! Elle ne saurait où aller si demain on lui disait : « toi aussi tu as la possibilité… » Imaginez quelqu’un qui a été maintenu en prison pendant très longtemps, dans l’obscurité de la prison, qui a fini par se défaire de la claustrophobie, et brusquement on lui ouvre la porte et on lui dit : « tu es libre, vas-y ». Il sera frappé par la lumière crue, la lumière naturelle, ses premiers pas seront des pas très gauches parce qu’il préfère l’intimité du milieu carcéral qu’il connaît, avec lequel il a composé depuis plusieurs années. Il sait où retrouver ceci ou cela. Il a son train de vie. Nos femmes sont dans cette situation-là. Elles ont peur de la liberté. Que deviendrait le monde avec des femmes libres ?

« La petite bourgeoisie sait ce qu’il faut faire, mais elle ne veut pas le faire »

Nous aussi nous avons peur de cette liberté, même si théoriquement nous l’acceptons. Car une des réalités de la petite bourgeoisie est qu’elle sait ce qu’il faut faire, mais elle ne veut pas le faire. Nous, nous savons que la femme doit être libre, mais nous avons peur de ça. Et beaucoup d’hommes disent ici de manière très amusante : « oui, nous sommes pour la liberté de la femme, la liberté de la femme du voisin, pas la liberté de ma femme ». C’est un combat qui s’instaure même dans les foyers. Je dois avouer que ce n’est pas très agréable pour tous. Je dois avouer que chacun de nous ressort de ce combat en se disant : « mais quand va s’arrêter cette folie ? Sankara ne pourrait-il pas prononcer un discours contraire ? » D’ailleurs, ils n’ont jamais demandé à Sankara s’il n’est pas du bord de ceux qui estiment que ça commence à bien faire !

Mais c’est cela la vérité : il faut que les femmes soient libres, il faut qu’elles soient libérées progressivement. Mais que ce ne soit pas le folklore, les femmes rassemblées pour acclamer en uniforme, « vive ceci ou vive cela »… Non, ça c’est une autre forme de libération qui ressemble beaucoup plus à de la domination et à une organisation massive et à une caporalisation de la femme pour autre chose.

Augusta Conchiglia : Pourriez-vous donner une définition concrète de cette liberté qui a été déformée et mystifiée même en Europe ?

Thomas Sankara : Cette liberté est le droit pour la femme à participer, à définir la vie collective avec l’homme, c’est a dire que la femme ne doit pas être conçue comme un complément, c’est-à-dire, quand l’homme a fini, on laisse la femme prendre la parole pour les questions subsidiaires. Il ne s’agit pas de cela. La femme est l’égal de l’homme. Je sais que c’est difficile à accepter, mais la femme est réellement l’égal de l’homme et peut faire tout ce que fait l’homme, même si elle a des possibilités et des sensibilités que l’homme n’a pas, et qu’en retour l’homme a des possibilités et des sensibilités que la femme n’a pas. C’est très simple : nous disons que physiquement, la femme peut faire ce que l’homme fait ; intellectuellement les femmes, à l’école, dans les universités, elles peuvent faire ce que nos hommes ont fait. Elles l’ont fait, elles ont les mêmes diplômes, etc.

La femme voltaïque se lève à 4h30 du matin, sa journée commence à 4 heures, 4h30, et sa journée finit vers les 23 heures, minuit. À chercher du bois, de l’eau, à faire la cuisine, à laver les enfants, à nettoyer et balayer la maison… Alors ? L’homme pendant ce temps se repose. Quand la femme va au champ avec l’homme, elle cultive le même champ que l’homme. En fait, l’homme c’est le contremaître, dans le champ, qui regarde ses femmes, c’est-à-dire ses ouvrières, travailler. Et à la fin du travail qui est dû au maître, la femme va encore dans son propre champ à elle, puisqu’elle est souvent coépouse, et il lui faut un petit revenu pour pouvoir mieux nourrir ses propres enfants. Si la femme physiquement peut le faire, et si l’homme éprouve le besoin d’aller se reposer à l’ombre des arbres, c’est que la femme physiquement a les capacités. Nous pensons qu’en haltérophilie nous pouvons trouver des femmes qui soulèvent les mêmes quintaux que les hommes. Il suffit de les entraîner dès le départ, et surtout de ne pas lui dire dès l’enfance qu’elle est inférieure à son frère. Toute la mentalité chez nous, en Volta, est faite de telle sorte que, parce que vous êtes un garçon, même si vous êtes le dernier des garçons, vous êtes au moins le premier parmi les femmes.

« On n’a jamais vu de ceinture de chasteté pour les hommes »

Et cela va jusqu’à des marques physiques afin que la femme porte sur elle l’empreinte de son infériorité permanente. L’excision c’est quoi ? C’est la traduction aussi d’une certaine volonté de marquer son infériorité, et la femme est inférieure à l’homme, on lui rappellera qu’elle n’a pas le droit d’avoir le plaisir qu’elle veut, c’est la ceinture de chasteté que d’autres employaient en d’autres temps. On n’a jamais vu de ceintures de chasteté pour les hommes, pourquoi ? Voilà, déjà, les rapports sociaux entre nous, voltaïques, qui doivent être transformés. Ce n’est que si ces rapports sociaux étaient transformés que nous pourrions faire participer la femme à la lutte contre l’impérialisme, qui est un autre problème, mais nous ne le voulons pas et ce n’est pas facile d’accepter de dire : « la femme est l’égal de l’homme ».

Dans notre gouvernement nous n’avons qu’une femme. Mais nous savons que plus tard nous aurons plusieurs femmes. Parce que, ce n’est pas parce qu’il y a eu le 4 août, que les femmes sont devenues instantanément libres, et consciemment libres. Elles sont pour l’instant utopiquement et euphoriquement libres, mais pas de manière consciente. La preuve : comme vous appelez une femme et que vous lui dites : « camarade, vous êtes responsable de ceci ou cela, à partir d’aujourd’hui vous êtes nommée responsable de tel service », elle fait un beau discours, elle prend les dossiers, elle file voir son mari : « qu’est-ce que je fais ? ». Ou bien, il y a encore des expressions qui trahissent l’inféodation des femmes. Lorsque je réunis des femmes et que je leur demande de choisir une de leurs camarades pour siéger à telle ou telle instance, elles réfléchissent, elles reviennent : « nous vous proposons unetelle », « vous pensez qu’elle fera l’affaire ? », « Oh oui ! Elle parle comme un homme ! » Autant aller chercher un homme, puisque vous avez trouvé en vous celle qui se rapproche le plus d’un homme… Alors ! Camarade ! Ça ne va pas !

René Vautier : Sur le plan des médias, est-ce que vous vous êtes rendu compte aussi que l’Occident tenait encore en main tous les moyens d’expressions, y compris pour les présidents africains ?

Thomas Sankara : Et oui, je ne connaissais pas jusqu’à ce point-là la puissance des médias en général. Depuis le 4 août, je me suis aperçu comment il est possible de fabriquer de toute pièce des hommes, des images positives et négatives. Et quand on sait aussi que les faiseurs d’opinion, les faiseurs d’image de marque et les défaiseurs d’image de marque, sont eux-mêmes tenus en laisse par ceux qui ont les financements, nous voyons que le combat que nous menons revient encore à un combat anti-impérialiste. Il faut libérer l’information et permettre à l’information de dire ce qu’il y a à dire, à dire la vérité critique et constructive. Nous ne demandons pas que les journalistes se transforment en thuriféraires ou que les micros deviennent des espèces d’encensoirs. Non, nous ne demandons pas cela. Mais nous demandons que les efforts que nous faisons soient présentés.

Il y a un pays africain qui a depuis trois ou quatre mois décidé d’ouvrir des caisses à contribution volontaire pour venir en aide à ceux qui ont été victimes de la sécheresse. Cela a été célébré dans les journaux, par certaines radios, grandes radios, nous avons vu la partialité manifeste. Parce que nous, plusieurs mois avant, de manière plus avancée, nous avons mis en place le même système, notre caisse de solidarité révolutionnaire, à laquelle contribuent des Voltaïques et des non-Voltaïques, qui nous a permis de refuser de déclarer la Haute-Volta sinistrée. On nous a même rédigé les textes pour que la Haute-Volta soit déclarée sinistrée, simplement, il n’y avait plus qu’à signer. Nous ne l’avons jamais fait. Estimant que nous avions les ressources à notre niveau, et que les Voltaïques apprennent à vivre en Voltaïque et à subir les affres de la famine et à chercher des solutions à ces problèmes qui pourraient revenir, car ils reviennent de manière cyclique.

« Il n’y a pas d’information neutre »

C’est dire que l’information doit être au service de la libération des peuples. Il n’y a pas d’information neutre, il n’y a pas de cinéma neutre. Par conséquent, les hommes des médias doivent se demander à quel service ils ont placé leur talent. Au service des peuples ou au service des ennemis des peuples ? C’est pourquoi nous souhaitons que ces caméras qui tournent disent 24 fois par seconde, la vérité, rien que la vérité.

René Vautier : Quand vous étiez plus jeune, vous avez toujours eu beaucoup d’activités culturelles. Vous vous intéressiez au cinéma, vous jouiez de la musique. Est-ce que vous avez encore le temps maintenant de vous y consacrer ? Et d’autre part, est-ce que ces préoccupations-là ne vous semblent pas encore, dans les rapports entre le Sud et le Nord, des rapports entachés d’un colonialisme ? Ne ressentez-vous pas le rapport par exemple des œuvres voltaïques avec les médias d’Occident, comme entachés d’un colonialisme qui devrait être complètement dépassé ? Est ce que la culture vous semble maintenant, entre l’Occident et l’Afrique, égalitaire ?

Thomas Sankara : Non, elle ne l’est pas encore. Il n’y a pas ces rapports égalitaires entre ces cultures qui, au fond, peuvent se compléter harmonieusement si on veut faire l’effort. Parce qu’il y a eu des rapports inégaux dès le départ qui étaient largement en faveur de la culture du colonisateur. Nous pensons dans la mentalité du colonisateur pour traduire notre pensée dans les langues de notre pays. C’est d’abord là un problème très important. Allez traduire la révolution dans nos langues, allez traduire la démocratie dans nos langues, ce sont des périphrases à n’en plus finir, cela est très significatif. Ce qui fait que tout ce que nous faisons, qui a eu la chance d’avoir été écrit, d’avoir été dit dans la langue du colonisateur – par exemple la révolution française de 1789 -, donne l’impression – et c’est un prolongement de la domination – que même la révolution, même ce que nous voulons faire aujourd’hui, doit être pensé, défini chez le colonisateur.

C’est-à-dire que les canons de la révolution doivent nous être dictés par ceux que nous voulons combattre du point de vue « démarche colonialiste ». C’est pourquoi ils se permettent de dire : « c’est une hérésie de faire des TPR [NDLR : Tribunaux populaires de la révolution], des tribunaux populaires, parce que c’est nous qui vous avons appris le droit, c’est nous qui avons formé vos magistrats, c’est nous qui vous dirons encore comment vous devez les transformer. Non, votre évolution n’est pas correcte parce que votre réforme agraire n’est pas venue de telle ou telle façon, parce que c’est nous qui vous avons appris ce que c’est que la réforme agraire. C’est encore nous qui vous avons appris ceci, c’est encore dans nos livres que vous avez lu qu’en 1789 nous avons proclamé… » Aujourd’hui encore, nous avons beau dire : « combattons la domination culturelle que nous impose le néocolonialisme, et surtout l’impérialisme », nous avons beau le dire, nous nous comportons comme tel. Sur le plan économique, nous sommes victimes de ça. C’est l’un des domaines qui va nous prendre le plus travail, parce que cela demande une transformation totale des mentalités.

Chez nous, nous estimons par exemple qu’un film signé « Vautier » a plus de mérite qu’un film signé « Gaston Kaboré », même si son film dit les réalités terre à terre que connaissent les Voltaïques. Encore que vous n’êtes pas le bon exemple dans ce domaine parce que vous n’avez pas attaqué notre culture, au contraire vous l’avez magnifiée très courageusement en d’autres temps. Mais il y a des grands cinéastes dont je tais les noms volontairement, pour ne pas oublier d’autres qui sont tout aussi criminels, qui nous ont imposé leur culture. Le « cinéma spaghetti » nous l’avons consommé ici et nous le consommons. Notre peuple est conditionné ainsi. Quand vous affichez [Jimmy] Wang Yu fait ceci, Wang Yu fait cela, en karaté, tout le monde est là. Par contre, lorsque vous voulez poser un débat, comme la libération de la femme, sous forme de film, c’est aride, ça n’attire pas. Et comme en plus nous faisons notre cinéma dans un balbutiement technologique qui ne nous a pas encore permis de maîtriser le langage cinématographique, c’est vrai, le film passe à côté.

« Il y a beaucoup à prendre, ici et chez les autres »

La musique, c’est pareil. Chez les Sénoufos, au sud-ouest, ils ont une gamme musicale qui n’a pas certaines notes du solfège tel qu’on le connaît en Occident. Il y a des bémols qui manquent par-ci, par-là. Nous autres européanisés, quand nous écoutons on se dit : « arrêtez ce massacre ! » parce que nos oreilles ont été tellement habituées à ce que, après le « do » vient le « ré », que lorsqu’il n’y a pas ça, nous sommes choqués. Nous voulons construire une idée culturelle voltaïque à partir – c’est une contradiction – d’une culture qui n’est pas voltaïque. Moi je vais voir les paysans voltaïques leur dire : « ne faites plus ceci, ne faites plus cela », et me voilà représentant la culture occidentale, c’est une contradiction. Alors que eux aspirent comme moi, et que moi-même j’aspire à vivre comme la rive gauche et la rive droite de la Seine. Mais heureusement nous trouvons parfois des voix qui nous comprennent, qui savent que le droit pour les Voltaïques de se définir comme tel, n’est pas un droit agressif contre d’autres cultures. C’est un droit positif et constructif pour d’autres cultures. Une culture qui vient en complément et en harmonie d’une autre culture. Il y a beaucoup à prendre, ici et chez les autres. Nous trouvons de plus en plus d’échos favorables. Nous souhaitons que ce soit de tels échos qui se développent.

Je crois aussi que nous devons utiliser la musique, la culture en général, pour exprimer le langage de la révolution. C’est pourquoi nous sommes en train de monter un orchestre de jeunes enfants, tout petits. Ces enfants s’appelleront les « Petits Chanteurs au poing levé »… Là encore vous voyez ma démarche de néo-colonisé qui tente d’imiter, de recopier, les « Petits Chanteurs à la croix de bois ». Tout cela, c’est pour dire à ces petits chanteurs à la croix de bois, qui sont devenus des grands adultes : nous pouvons ensemble faire quelque chose. Tout comme nous sommes en train de monter un orchestre exclusivement féminin. Parce que pour nous la femme occupe un rôle très important qui n’est pas assez souligné. Alors nous voulons que la femme prenne la guitare, les saxophones, trompettes, clarinettes, et autres tambours pour chanter la musique, et elles vont chanter la révolution. On va choquer au départ, « comment ? vous appelez les femmes pour ceci, pour cela ! », mais il n’y a que de cette façon que nous allons sortir les femmes de leur ghetto. Un ghetto dans lequel elles s’enferment sans savoir trop comment.

René Vautier : Traditionnellement, il n’y a pas d’orchestres féminins, ou de femmes qui participent à la vie instrumentale, à la vie musicale, en Haute Volta ?

Il y en a, très peu, notamment chez les Mossis. Mais l’orchestre moderne est venu ici, c’est l’affaire des hommes, ce sont les hommes qui prennent les guitares électriques. Et nous voulons que l’orchestre moderne soit aussi l’affaire des femmes, si elles le veulent, et nous les poussons à cela.


Dans cette seconde partie, il est question de sa conception de la révolution, de ses relations avec les pays voisins et avec l’Algérie, et des régimes sud-africain et israélien. En voici le verbatim fidèle, que vous pouvez également écouter dans le podcast ci-dessus…

René Vautier : Vous avez donné un jour une définition de la révolution. Quelle était-elle ?

Thomas Sankara : Je ne serais pas capable de répéter la définition que j’avais donnée car elle était liée à un contexte précis. Mais suivant les milieux dans lesquels nous nous trouvons et suivant les problèmes que nous affrontons, nous définissons la révolution de manière différente mais complémentaire, non contradictoire – heureusement ! C’est ainsi que sur le plan économique nous ne cessons de dire que la révolution, c’est aussi la révolution des statistiques. On commence déjà à le voir en Haute-Volta, où toutes les dispositions sont prises pour chambouler les calculs et, dans ce domaine, fausser les appréciations de ceux qui définissent le développement de tel ou tel pays.

« La révolution n’est pas l’affaire des laxistes et des médiocres »

Mais la révolution comme changement total est venue pour donner et non pour prendre, avions-nous dit. C’est une quête – en tout cas la révolution voltaïque – qui veut être dépouillée de tout ce qu’il y a d’agressif, de troublant et de terrorisant, comme la révolution avec le couteau entre les dents, la barbe… Je n’ai rien contre les barbus, bien au contraire, j’ai des grands amis révolutionnaires, des grands camarades militants barbus, et dont l’expérience nous sert énormément. Mais enfin ! Une révolution romantique, c’est autre chose ! Cette forme de révolution est un changement permanent, continuel, une remise en cause chaque jour de ce que nous faisons pour tendre vers un perfectionnisme. On ne peut pas faire une révolution si on n’est pas perfectionniste, on ne peut pas faire une révolution si on se contente de l’à-peu-près. On ne peut pas faire la révolution si on ne s’attaque pas aux détails. Par conséquent, la révolution n’est pas l’affaire des laxistes et des médiocres.

René Vautier : La révolution, pour vous, peut donc être progressive ?

Thomas Sankara : Oui, la révolution peut être progressive, en ce sens que les étapes se succédant, on aborde des questions de plus en plus complexes. Mais la révolution est égale tout en étant progressive, c’est-à-dire que nous ne dirons pas que la révolution de tel pays, qui a fait vingt-cinq ans de révolution, est supérieure à tel pays qui n’a que quelques mois de révolution. Nous refusons de telles classifications et de telles comparaisons. Il n’y pas de distribution de prix. Il y a des contradictions qu’il faut continuellement résoudre. Hier, le 4 août2 pour nous, il y avait d’un côté le peuple et, de l’autre, le camp des ennemis du peuple. Il fallait créer les conditions objectives pour que ces camps-là soient clairs, et clairement choisis par chacun. Aujourd’hui, on ne se gêne plus pour s’appeler « camarade » – camarades de lutte dans le camp du peuple. On ne se gêne plus aussi pour tancer telle ou telle personne réactionnaire, ennemi du peuple. C’est ce qu’il fallait arracher.

Mais dès lors que vous avez déclenché une révolution, vous allez appeler une autre révolution qui automatiquement appelle une autre révolution. Et nous savons que notre révolution sera remise en cause, ce qui est fait sera remis en cause pour aller encore de l’avant, et on ne peut pas faire la révolution si on n’accepte pas soi-même que l’on peut être remis en cause, et peut-être déclaré persona non grata dans cette révolution. Alors, c’est pourquoi nous avons comparé la révolution à un bus. Tout le monde y monte, mais nécessairement il y en a qui tomberont, parce qu’il y aura eu tel ou tel virage, ou telle ou telle accélération. Ou même, il y aura eu des marches arrières. Celui qui, dans le car, dans le bus, s’est agrippé de façon à ne s’adapter qu’à la marche en avant, quand il y a un coup de frein brusque ou une marche arrière, parce qu’on est arrivé à un fossé qu’on ne peut pas franchir, et qu’il faut faire marche arrière, il tombe.

Il faut être prêt à toutes les situations. Il y en a qui tomberont. Il y en a qui tombent. Certains monteront à des escales, qui n’avaient pas cru à la révolution et qui finalement viendront. D’autres ne monteront jamais parce qu’ils n’y ont jamais cru ou n’ont pas pris les dispositions pour pouvoir y monter. C’est comme ça que nous voyons la révolution. Et ce car qui avance vers le bonheur du peuple voltaïque, avec lui tout le peuple voltaïque qui le veut bien… Mais tous n’y arriveront pas.

Un collaborateur de René Vautier : Juste après la révolution du 4 août, vous avez eu beaucoup de problèmes avec les pays voisins. Est-ce que ces problèmes sont en train de trouver des solutions ? Surtout les problèmes de frontière avec le Mali.

Thomas Sankara : Malheureusement, nous constatons qu’il y en a en Afrique qui pensent encore qu’il leur est possible de s’opposer à cette marche, et qui pensent que ce qui est arrivé en Haute-Volta est un phénomène accidentel, et que chez eux il n’en est pas question. Alors, la paix en Afrique ne peut se faire que si les peuples africains ont droit à la parole, réellement, et disent ce qu’ils veulent.

Le problème avec le Mali est un vieux problème qui date de 1974. Le Mali et la Haute-Volta se sont affrontés dans les sables de la région, on ne sait plus très bien comment cela est né. Mais nous, à l’époque, nous affirmions – mais clandestinement bien sûr – que c’était une guerre injuste. Il y a eu une petite contradiction. C’est vrai que nous affirmions cela, c’est vrai que nous étions sur le champ de bataille mais, politiquement, nous dénoncions cette guerre, et nous cherchions l’occasion d’y mettre fin. Mais la logique du champ de bataille est toute autre : lorsqu’on vous tire dessus, la seule réponse qui vaille, c’est de riposter. C’est la dialectique du champ de bataille.

« Le conflit Mali / Haute-Volta a été créé de toute pièce »

Mais nous, nous avons toujours été contre ce conflit Mali / Haute-Volta, parce que c’est un conflit injuste qui ne profite ni au peuple voltaïque ni au peuple malien, qui ne résout pas les problèmes des peuples. C’est un conflit qui est né parce qu’au sommet, les bourgeoisies au pouvoir se sont affrontées et ont été téléguidées, manipulées. Ce conflit a été créé de toute pièce. Dès que nous avons pu donner officiellement et ouvertement notre point de vue, nous avons dit que c’était une guerre injuste et que la Haute-Volta voulait oublier ce type de conflit. Et c’est ainsi que nous avons volontairement levé le veto de la Haute-Volta pour l’entrée du Mali à l’UEMOA [NDLR : Union économique et monétaire ouest-africaine]. Nous avons expliqué aux dirigeants maliens que nous étions attachés à ce que nos deux peuples vivent en paix.

Nous poursuivons ces efforts et nous devons reconnaître que le président algérien Chadli Bendjedid fait de son mieux pour que les positions malienne et voltaïque soient les plus proches et que, pour ce qui est de la frontière, nous puissions trouver une solution dans le cadre d’une recherche de la paix. Nous le remercions.

Avec d’autres pays qui nous entourent aussi nous faisons ce que nous pouvons. Nous entreprenons des démarches envers eux. Certains nous acceptent, nous accueillent à bras ouverts, comme le Ghana et le Bénin. D’autres nous tolèrent. Certains aussi se méfient de nous. Nous ne pouvons pas faire plus que ce que nous avons fait. Nous ne pouvons pas empêcher qu’un homme ait peur de son ombre, cela ne relève plus de notre compétence, nous avons fait ce que nous pouvions faire. La Haute-Volta n’entreprend rien contre qui que ce soit, même si nous savons que nos opposants se sont réfugiés dans les pays voisins. Nous savons par exemple que nous avons beaucoup d’opposants en Côte d’Ivoire. Les autorités ivoiriennes aussi le savent. Est-ce un geste amical ou inamical d’abriter des opposants en Côte d’Ivoire ? Nous ne voulons pas répondre à cette question. Mais nous qui n’avons pas d’opposants de qui que ce soit sur notre territoire, nous sommes taxés de vouloir semer la subversion chez les autres. Que dire alors de ceux qui ont des opposants voltaïques chez eux ? Ils sont mille fois plus subversifs que nous, si nous devons appliquer leur logique. Ou alors c’est une autre logique, mais qu’ils nous la donnent !

René Vautier : Il y a eu malgré tout une reconnaissance de l’importance de la Haute-Volta au niveau diplomatique, qui s’est traduit par la nomination de la Haute-Volta à l’intérieur de certaines instances internationales. Peut-être pourriez-vous nous définir les positions de votre gouvernement sur le plan des problèmes africains ?

Thomas Sankara : Entres autres instances, la Haute-Volta a été nommée au Conseil de sécurité des Nations unies. Notre peuple s’estime honoré par cette marque de confiance mais mesure également le poids de la responsabilité d’une telle confiance. C’est pourquoi, au sein de ces instances, nous disons que la Haute-Volta doit se souvenir des raisons, des motifs pour lesquels elle a été désignée. Elle n’est pas allée au Conseil de sécurité pour compléter l’effectif et faire du folklore. Elle est partie là-bas parce que certainement des pays non alignés, révolutionnaires, progressistes, africains et non africains, ont trouvé en Haute-Volta une voix capable d’exprimer de manière régulière les aspirations d’un certain nombre de peuples. Cela implique des sacrifices.

Nous avons plus de 104 pays qui nous ont élu. Au nom de ces 104 pays, et même au nom des peuples de ceux qui ne nous ont pas élu, il faut tout le temps dire la vérité. Et c’est l’exercice quotidien de cette vérité qui nous vaut aujourd’hui des difficultés. Il y a des pays qui nous ont coupé leur aide alimentaire, simplement parce que nous ne votons pas dans le même sens qu’eux. Qu’à cela ne tienne, nous maintenons ! C’est dire que, pour nous, nous faisons confiance aux peuples et nous disons que toutes les instances, OUA [NDLR : Organisation de l’unité africaine, créée en 1963 et remplacée en 2002 par l’Union africaine, UA] ou ONU, qui peuvent aider au dialogue franc et sincère, à la recherche pacifique de solutions, utiles pour les peuples, tout cela doit être mis en œuvre, tout cela doit être sauvegardé. Mais pas à n’importe quel prix.

« Une indépendance totale coûte très cher »

Les compromis qui deviennent des compromissions, nous n’en voulons pas. C’est pourquoi au niveau de l’OUA nous avons posé des conditions claires à notre participation – une participation qui se veut responsable. À propos du Tchad, nous, nous reconnaissons qu’il y a un président qui s’appelle Hissène Habré. Et s’il vient en Haute-Volta, il sera reçu avec les honneurs dus à son rang. Mais nous disons que la paix au Tchad, qui est la chose la plus importante aujourd’hui, ne peut pas se discuter uniquement avec monsieur Hissène Habré. La paix avec monsieur Hissène Habré est la paix avec uniquement une faction : nous ne voulons pas de cela. Cette paix-là, le dialogue, doit avoir lieu avec toutes les autres parties. […] Dès lors qu’il s’agit de parler de la paix au Tchad – et je me demande comment on pourrait se réunir au niveau de l’OUA sans parler de la paix au Tchad, quelle démission ce serait ! – , il faut absolument que l’on amène les autres parties.

Nous disons, au niveau de la République arabe sahraoui démocratique : nous l’avons reconnue, c’est une république, elle a ses droits. Et même si c’est une république précaire qui doit mener une certaine lutte pour se libérer, et pour libérer certains territoires, nous disons que les Africains, et même les peuples du monde entier, doivent se liguer pour imposer le droit à respecter la volonté du peuple sahraoui à qui que ce soit. Ce n’est pas perdre la face que de reconnaître cela. Nous avons des relations que nous souhaitons meilleures avec un pays comme le Maroc. Mais quand nous rencontrons les Marocains, nous leur disons « non » sur ce terrain. Nous devons dire qu’il faut céder : « vous devez abandonner des prétentions qui ne se justifient pas ».

En même temps, nous disons aux Sahraouis qu’il ne s’agit pas pour eux d’échapper à une domination pour tomber sous la coupe d’une autre domination. Nous voulons une véritable indépendance de la République arabe sahraoui démocratique. Une indépendance totale coûte très cher. Il est tellement facile de se faire épauler qu’on peut parfois hésiter et remettre en cause l’utilité d’une indépendance totale. Nous disons que le peuple sahraoui doit être un peuple réellement indépendant de quelque force et puissance que ce soit, comme nous-même nous entendons l’être. Ce qui ne veut pas dire se replier sur soi-même et ignorer les autres. Non. Nous souhaitons que demain le peuple sahraoui ait d’excellentes relations avec le peuple marocain par exemple, tout comme il a des relations fraternelles avec le peuple algérien, tout comme nous lui avons proposé des relations fraternelles avec le peuple voltaïque. Mais si un jour le peuple voltaïque était surpris en flagrant délit d’hégémonisme ou de tentative d’hégémonisme, ou d’impérialisme, ou de paternalisme, eh bien que les Sahraouis nous dénoncent et nous combattent comme tel, car nous aurons failli !

« L’arrogance de l’Afrique du Sud tient à la trahison des Africains »

En Afrique australe, nous avons l’Afrique du Sud et sa politique raciste que nous condamnons et que nous condamnerons toujours. Il n’y a pas de mot pour qualifier ce qui s’y passe. Avant nous, d’autres personnes ont, dans une littérature plus éloquente, montré ce qu’est la réalité en Afrique du Sud, même si, soit dit en passant, cette littérature a seulement servi à se faire acclamer sur certaines tribunes et est partie grossir le rang de ce qui traîne sous la poussière de certaines bibliothèques. Mais nous ne pouvons pas prétendre dire mieux. La différence est que nous vivons réellement nos engagements et nos prises de position.

L’arrogance de l’Afrique du Sud aujourd’hui tient par la compromission et surtout à la trahison des Africains. Le Mozambique et l’Angola ont résisté pendant des années à l’Afrique du Sud. Il a fallu que d’autres forces viennent de très loin, depuis Cuba, pour épauler les Angolais. Mais il y a combien d’États africains autour de l’Angola qui auraient pu apporter des troupes et qui ne l’ont pas fait ? Je suis sûr que si nous l’avions fait, chacun apportant simplement un bataillon, c’est certain que nous y serions arrivés. Et peut-être même que nous n’avions pas besoin d’apporter un bataillon, mais en appliquant des sanctions économiques, et en disant à nos partenaires occidentaux et autres, en leur disant que « c’est à prendre ou à laisser », que nous n’entendons pas qu’ils traitent avec l’Afrique du Sud. Nous aurions pu imposer plus tôt ce que nous voulons comme liberté pour les peuples africains. Hélas, cela n’ a pas été le cas, c’est même le contraire qui s’est produit. Et ils sont nombreux les Africains qui traitent avec l’Afrique du Sud, sur le dos de ceux qui combattent l’Afrique du Sud. Eh bien cela s’est passé ainsi.

Aujourd’hui nous comprenons la position du Mozambique et la position de l’Angola, qui ont des relations grandissantes avec l’Afrique du Sud. Nous souhaitons simplement que ces pays-là, qui ont le mérite d’avoir posé des actes, d’avoir fait couler leur sang pour la défense aussi de la liberté de nous autres, nous souhaitons qu’ils ne soient pas pris dans le vertige, dans le tourbillon des négociations et des compromis tactiques qui deviennent finalement des compromissions. C’est ce que nous souhaitons. Nous souhaitons donc que les Noirs d’Afrique du Sud ou de Namibie, et toutes les autres luttes, ne soient pas bradées, ne soient pas foulées au pied. Nous n’avons pas de leçons à donner à ces pays-là parce que nous estimons que pour avoir lutté comme ils l’ont fait, ils savent même ce qu’il faut faire de juste. En tout cas, nous leur faisons confiance. Mais si d’aventure le contraire se présentait, nous n’hésiterions pas à condamner avec la dernière énergie une espèce de trahison, ou en tout cas de volte-face dangereuse.

Voilà donc les quelques problèmes africains qui se posent, lesquels problèmes africains traduisent encore notre soumission et notre domination à l’impérialisme international, et forcément influencent les autres problèmes importants, qui sont les problèmes économiques.

René Vautier : Est-ce que vous ne pensez pas qu’il y a de part et d’autre de l’Afrique, avec l’Afrique du Sud d’un côté, et Israël de l’autre, une espèce de mâchoire de l’impérialisme, pour ne pas dire du colonialisme attardé même, sur le plan des rapports entre les peuples et dans les rapports de domination ? N’y a-t-il pas une espèce de mâchoire entre Israël d’un côté et l’Afrique du Sud qui se referme sur l’Afrique par le moyen de pressions économiques, et même d’appui militaire entre les deux régimes basé sur la racisme ?

Thomas Sankara : C’est le regain d’une certaine diplomatie, la diplomatie de la canonnière. C’est la preuve que certaines méthodes sont en train de revenir, et ce colonialisme anachronique nous démontre clairement que, plus que jamais, il s’agit de luttes à mort qui s’opèrent entre les peuples qui veulent vivre libres et leurs ennemis. Les tractations sont nombreuses en Afrique noire pour renouer avec Israël. Certains ont le courage de le faire au grand jour, d’autres le font par personnes interposées. Mais, en tout cas, Israël jubile.

« Ce racisme que l’on appelle sionisme »

Nous n’avons rien contre Israël en tant que pays, en tant que peuple – au contraire. Nous admirons ce pays dans pas mal de domaines, et nous souhaiterions pouvoir réaliser le dixième de ce qu’il a fait dans pas mal de domaines. Mais nous souhaiterions être tenus à cent lieux du centième de ce qu’il a fait aussi dans certains autres domaines. Et ce racisme, que l’on appelle par euphémisme « sionisme », l’apartheid en Afrique du Sud, et autre, cela est très dangereux même pour le peuple d’Israël. Parce que c’est un phénomène qui provoque d’autres phénomènes. Mais il faut dire qu’Israël et l’Afrique du Sud ont trouvé aisément des échos favorables. Tout ceux qui ont intérêt à étouffer les relents de liberté, les relents de démocratie vraie, ceux-là ont intérêt à collaborer avec les forces les plus expérimentées dans l’étouffement de ces idéaux. Et nous savons qu’Israël comme l’Afrique du Sud ont des polices, ont des armées qui savent de qui tenir leurs méthodes fascistes. Autant ils ont tous été opposés au fascisme hitlérien, autant ils ont été proches de lui. En fait, ce sont deux grands contraires qui se ressemblent intimement aussi.

Un collaborateur de René Vautier : On assiste aujourd’hui à une coopération avec l’Algérie. Pourriez-vous nous dire quelle est la signification de cette coopération Sud-Sud ?

Thomas Sankara : D’abord, je n’aime pas l’expression Sud-Sud, Nord-Sud… N’oubliez pas la rose des vents. J’estime qu’il y a au Sud des pays qui appliquent une politique abjecte, et il y a au Nord des pays qui appliquent une politique autrement plus acceptable, et même à encourager pour notre peuple. Il y a une question d’intérêt, sachant qu’il y en a au Sud qui obéissent au Nord. Bref, on est un peu perdu et nous ne marchons pas avec une boussole dans ce domaine-là.

Entre la Haute-Volta et l’Algérie, il y a une coopération qui se développe à grands pas et nous souhaitons que cela dure, se poursuive. Si vous faites une comparaison, sur les échanges économiques entre la Haute-Volta et l’Algérie, jusqu’au 4 août [1983], c’était limité à quelques dattes, que l’Algérie envoyait en Haute-Volta pour la bagatelle de 1 000 francs français. Aujourd’hui, la Haute-Volta importe des quantités de matériaux, de machines… La Haute-Volta a ouvert ses portes à l’économie algérienne comme l’Algérie a ouvert ses portes à l’économie voltaïque, du point de vue de l’exportation du bétail, de produits agricoles, notamment certains fruits. La ligne Air Algérie passera aussi par Ouagadougou, et la ligne Air Volta passera par Alger. Vous construisez des matériaux dont nous avons besoin, car la Haute-Volta est devenue un vaste chantier. Or on nous rationne l’importation de certains matériaux uniquement pour nous mettre à mal avec nos CDR [NDLR : Comités de défense de la révolution] qui se mobilisent pour les travaux.

Sur les plans diplomatique et politique, nous constatons une identité de vue, une similitude de nos positions, et nous avons ouvert à Alger une ambassade, et l’Algérie a ouvert à Ouagadougou une ambassade également. Et les missions dans les sens Alger-Ouagadougou et Ouagadougou-Alger ne se comptent plus, elles sont très très nombreuses. Récemment j’étais moi-même à Alger, et nous attendons d’un jour à l’autre le président Chadli Bendjedid, qui va rendre visite au peuple voltaïque.

« Les tirailleurs commettaient les pires humiliations »

L’Algérie n’est pas un pays inconnu en Haute-Volta. Chacun de nous dans sa famille a un ancien d’Algérie. Hélas, le peuple voltaïque a combattu le peuple algérien dans sa volonté de se libérer parce que les représentants de ce peuple l’avaient pris et conditionné pour agir dans ce sens-là. Et chacun d’entre nous a dans sa famille un ancien d’Algérie qui nous raconte comment ces luttes se menaient. Aujourd’hui, le peuple voltaïque veut de nouveaux rapports avec l’Algérie. Et vous aussi avez le souvenir des tirailleurs sénégalais, comme on les appelait pour généraliser tous ces combattants, ces militaires africains qui, aux ordres de leurs maîtres français, commettaient les pires humiliations, pillaient, violaient, volaient, tuaient, massacraient, commettaient les pires atrocités. Ils étaient commandés pour cela et croyaient bien faire.

Aujourd’hui nous voulons établir de nouveaux rapports et redéfinir la connaissance […] de l’Algérie. Cette connaissance est beaucoup plus positive que celle d’antan. C’est pourquoi l’Algérie ne passe pas inaperçue, et en même temps l’Algérie est la mauvaise conscience pour nous. C’est vrai que nous avons combattu hier à côté de nos patrons français. Mais c’est également vrai que dès cette époque, des luttes se sont engagées ici, en Haute-Volta, pour soutenir l’Algérie. Jusqu’à aujourd’hui, il y a une gêne, une honte, un péché que nous portons, que nous essayons de camoufler, que nous camouflons difficilement, pour avoir pris part aux massacres d’Algérie, parce que nous sommes convaincus que ce que nous avions posé comme actes n’était pas justifié.

C’est un signe très expressif le fait que certains militaires commencent à mettre de côté la ferraille, l’honneur octroyé comme médaille, pour avoir traqué, tué des fellagas par-ci par-là. C’est un signe très important. Bien sûr on ne peut pas effacer ce qu’on a fait là-bas, mais on espère que le peuple algérien saura reconnaître nos mérites, parce que nous tournons le dos résolument à ce que nous avons fait hier. Nous l’avons fait dans la nuit de notre adolescence politique, dans l’ignorance des responsabilités qui devaient être les nôtres.

Aujourd’hui nous voyons aussi en Algérie un pays progressiste dans le camp des non-alignés, un pays qui joue un rôle leader important. C’est pourquoi nous disons que la lutte pour la libération, la lutte du FLN [NDLR : Front de libération nationale] n’est pas la seule propriété de l’Algérie, que ce que le FLN a fait dans la maquis en son temps est la copropriété de tous ceux qui aspirent à la même liberté. Quand nous regardons l’Algérie, nous ne regardons pas la politique intérieure de l’Algérie, nous ne comparons pas Chadli Bendjedid à [Houari] Boumediène, nous regardons simplement si l’Algérie se maintient sur les positions non-alignées, progressistes, de manière constante. Par exemple sur la RASD, nous avons pu agréablement constater que l’Algérie ne s’est pas démentie après Boumediène. Certes, il y a des victoires depuis que Chadli Bendjedid est là, notamment sur le plan social. Nous ne voulons pas méconnaître ces mérites. Mais nous disons que l’Algérie a une position qu’elle doit tenir et c’est cela que nous voyons.

Nous disons que c’est, hélas, le lot de tous ceux qui se sont mis en vedette. Les vedettes n’ont pas le droit de décevoir. Quand on est champion de boxe poids lourds, on n’a plus le droit de perdre, même si on doit pour cela étouffer sa personnalité, même si on doit pour cela faire des sacrifices que d’autres hommes ne font plus […]. On surveille ses rations alimentaires, ses exercices physiques… L’Algérie est condamnée à rester ainsi, ou elle aura déçu.

Source : https://afriquexxi.info/article4867.html   et https://afriquexxi.info/article4869.html

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