l’Observateur Paalga du 16 octobre 2012
Le jeudi 15 octobre 1987, Thomas Sankara trouve la mort dans les locaux du Conseil de l’Entente à Ouagadougou. Et le leader de la révolution burkinabè est hâtivement inhumé au cimetière de Dagnoën. La veuve Mariam et ses deux enfants partent en exil, d’abord au Gabon puis à Montpellier (France). C’est de cette ville française qu’une plainte est formulée, puis déposée devant la justice burkinabè le 29 septembre 1997. L’objectif visé étant d’éviter la prescription de ce meurtre. L’affaire Sankara est née. Elle connaîtra de multiples péripéties dans les prétoires et cabinets d’instruction. Aujourd’hui où en est-on avec ce dossier, 25 ans après la tragique disparition de l’homme du 4-Août ?
Après les dramatiques événements du 15 octobre 1987, les chantres du sankarisme ont mis de longues années avant de reprendre leurs esprits et d’exiger que justice lui soit rendue. Il faut dire que la période d’exception n’était pas propice à une revendication de ce genre. Et même qu’après qu’on a sonné l’ère de l’Etat de droit en juin 1991, il a fallu attendre encore six ans pour que ces faits soient pris en compte par justice.
Cette plainte avec constitution de partie civile a été déposée au cabinet d’instruction N°4 du Tribunal de grande instance (TGI) de Ouagadougou le 29 septembre 1997. Elle est formulée contre X pour assassinat de Thomas Isidore Noël Sankara. La partie civile est constituée de la veuve Mariam Sankara/Sérémé et de ses deux fils que sont Relwendé Philippe et Wendyam Auguste Sankara. Elle bénéficie des conseils d’un collectif international d’avocats.
Membre de ce collectif, Me Bénéwendé Sankara affirme que «face à la léthargie du pouvoir en place qui ne faisait rien pour rendre justice à Sankara, et pour éviter la prescription de ce crime, la famille a porté plainte en se confiant à Me Dieudonné Nkounkou (avocat du barreau de Montpellier) qui a élu domicile dans mon cabinet».
Dès le dépôt de la plainte, la lancinante question de la juridiction compétente pour connaître de l’affaire a fait jour : tribunal de droit commun ou tribunal militaire ? Cette interrogation n’est pas si anodine comme d’aucuns pourraient le penser, même s’il est de notoriété publique que les faits incriminés se sont déroulés dans une zone militaire et ont été commis par des militaires. Si cette acception est retenue, le dossier ne peut être examiné que par une juridiction d’exception (militaire).
C’est justement pour cela que, le 15 janvier 1998, le procureur du Faso, en vertu de l’article 34 du code de justice militaire, prenait des réquisitions de non informer ; malheureusement pour le parquet, deux mois plus tard, soit le 23 mars, le juge d’instruction rendait l’ordonnance N°06/98 contraire. En clair, selon le juge, les tribunaux de droit commun pouvaient connaître de l’affaire.
N’entendant pas les choses de la même oreille, le ministère public a aussitôt interjeté appel. Ainsi, le 26 janvier 2000, la chambre d’accusation de la Cour d’appel de Ouagadougou rendait un arrêt favorable au parquet en déclarant les juridictions de droit commun compétentes en vertu du fameux article 34 du code de justice militaire. En conséquence, la chambre d’accusation a invité les parties à mieux se pourvoir.
Des avocats coincés et privés de toute initiative
Comme on pouvait le prévoir, estimant que le droit n’avait pas été bien dit, la partie civile s’est pourvue en cassation en portant l’affaire devant la Cour suprême d’alors. Après avoir examiné le dossier, la chambre judiciaire de la Cour suprême, dans un arrêt en date du 19 juin 2001, déclarait irrecevable le pourvoi en cassation.
La conséquence de cette décision des grands juges est que, selon Me Bénéwendé Sankara, «le dossier Thomas Sankara se retrouve à l’état de l’arrêt de la chambre d’accusation de la Cour d’appel» ; lequel arrêt, rappelons-le, déclare les juridictions de droit commun incompétentes pour connaître du dossier.
Le lendemain de cette décision, le 20 juin 2001, les avocats de la famille Sankara écrivent une lettre au ministre de la Défense pour, premièrement, l’informer de l’évolution du dossier et, deuxièmement, lui demander de donner l’ordre de poursuite au tribunal militaire, vu que les juridictions de droit commun se sont déclarées incompétentes. Dans le même temps, une lettre est adressée au procureur général afin que, conformément à l’article 71 alinéa 3 du code de justice militaire, il dénonce l’acte criminel relaté dans la plainte contre X au ministre de la Défense, qui sera alors tenu de donner l’ordre de poursuite.
Les avocats écrivent aussi au procureur du Faso le 25 juin 2001 pour les mêmes motifs. Une autre lettre de la même veine est encore envoyée au parquet le 2 juillet 2001 par Me Dieudonné Nkounkou.
Toujours insistant et se montrant même pédagogue, le 25 juillet 2001, Me Dieudonné Nkounkou, depuis Montpellier, dans une adresse au procureur du Faso, précisait que, «par le terme PARTIES employé par la chambre d’accusation, il est entendu outre la partie civile, mais aussi le parquet qui est partie au procès. On a trop tendance à l’oublier. Ce qui veut dire qu’il nous appartient, à vous et à la partie civile, de saisir alors la juridiction compétente : celle désignée par l’article 34 du code de justice militaire».
En fait, si les avocats font preuve d’une telle débauche d’énergie, c’est qu’ils sont véritablement coincés, privés de toute initiative. En effet, selon les dispositions du code de justice militaire, «la partie civile ne peut pas saisir le ministre de la Défense, le seul habilité à donner l’ordre de poursuite en cas d’infraction relevant de la compétence des tribunaux militaires. Par contre, l’article 71 alinéa 3 du code de justice militaire donne au parquet la possibilité de saisir le ministre de la Défense».
«Pour la Cour, il n’y a pas lieu d’ouvrir une enquête»
De 2001 jusqu’à 2006, la partie civile a donc, à plusieurs reprises, relancé le parquet pour qu’il saisisse le ministre de la Défense mais en vain. Ces diverses relances montrent à souhait la divergence de lecture que les diverses parties faisaient de l’arrêt de la chambre d’accusation de la Cour d’appel ; d’ailleurs, dans une lettre datée du 21 juin 2006, le procureur du Faso, en répondant à une lettre de relance des avocats de Sankara, leur fera comprendre sa perception de cette décision en ces termes : «L’arrêt de la chambre d’accusation en date du 26 janvier 2000, tout en déclarant notre juridiction incompétente et en renvoyant les parties à mieux se pourvoir, ne désigne pas expressément la juridiction militaire». Voilà qui est clair et qui pourrait expliquer le comportement du ministère public, lequel n’entreprend rien pour que soit mise en branle la justice militaire.
Voyant que la plainte contre X pour assassinat n’allait pas aboutir, la partie civile a entrepris de déposer, toujours au plan national, une nouvelle plainte contre X pour enlèvement et séquestration de Thomas Sankara. L’idée étant, comme le soutient Me Prosper Farama, que, «au jour d’aujourd’hui, tout le monde suppose que le président Thomas Sankara est mort. Dans cette hypothèse, à part ceux qui l’ont tué et enterré, ni vous ni moi ne pouvons attester que Sankara est mort».
Renchérissant à cela, Me Dieudonné Nkounkou déclarait aussi lors d’un entretien en 2008 : «Je m’en tiens aux faits. Le 15 octobre 1987, Thomas Sankara est sorti de chez lui et n’est jamais rentré à la maison. Qu’est-ce qui lui est arrivé, on n’en sait rien. Donc, on peut tout à fait penser qu’il est séquestré ! Souvenez-vous de Hyacinthe Kafando (Ndlr : un ancien membre de la sécurité présidentielle, aujourd’hui député). Après avoir été l’homme à tout faire de Blaise Compaoré comme on le disait au Burkina, il avait disparu pendant 5 ans et on avait écrit qu’il était mort, n’est-ce pas ? Eh bien, il a ressuscité, ce monsieur ! Si ça arrive à Kafando, pourquoi ça n’arriverait pas à d’autres ? Juridiquement, notre plainte pour séquestration tient la route».
Cette nouvelle plainte va connaître aussi beaucoup de péripéties jusqu’à atteindre la Cour de cassation. Le débat a porté durant tout ce temps sur l’opportunité de la plainte. Pour le ministère public, la partie civile est de mauvaise foi en initiant cette nouvelle affaire, puisqu’elle sait pertinemment que Sankara n’est pas séquestré, raison pour laquelle elle a même déposé une première plainte pour assassinat.
Finalement, le 28 juin 2012, la chambre criminelle de la Cour de cassation a rendu son verdict. Ainsi, dans la forme, la Cour a jugé recevable le pourvoi, mais, dans le fond, elle l’a rejeté, car mal fondé. En clair, a déclaré Me Farama, le profane du droit doit retenir que, «pour la Cour, il n’y a pas lieu, après examen du dossier, d’ouvrir une enquête» pour séquestration de Thomas Sankara. Avec cette décision de dernier ressort, il faut retenir que la plainte pour séquestration est définitivement close devant les juridictions burkinabè.
43 000 000 FCFA d’indemnités proposées à la famille Sankara
Conscients du fait que les choses piétinent au Burkina Faso, les avocats de la partie civile ont décidé d’explorer d’autres horizons. C’est ainsi qu’ils ont saisi le Comité des droits de l’homme des Nations unies. Cela a été d’autant plus facile à faire que notre pays a ratifié le 4 janvier 1999 le Pacte international relatif aux droits civils et politiques dudit Comité.
En 2003, ce Comité, examinant le fond de l’affaire, a déclaré que «la famille de Thomas Sankara a le droit de connaître les circonstances de sa mort» et a considéré que «le refus de mener une enquête sur la mort de Thomas Sankara, la non-reconnaissance officielle du lieu de sa dépouille, et la non-rectification de l’acte de décès constituent un traitement inhumain à l’égard de madame Sankara et de ses fils, contraire à l’article 7 du Pacte». Tout en demandant à l’Etat burkinabè d’«empêcher que des violations analogues se reproduisent à l’avenir», cette instance des droits de l’homme a déclaré qu’«aucune prescription ne saurait rendre caduque l’action devant le juge militaire».
Face à ces constatations, l’Etat burkinabè, dans un mémorandum, a fait des propositions portant, entre autres, sur l’engagement de dédommager la famille Sankara et d’indiquer la sépulture de l’homme de la révolution d’août. Examinant ces propositions lors de sa 92e session du 17 mars au 4 avril 2008, le Comité de l’ONU s’est félicité des réponses «satisfaisantes» apportées par l’Etat burkinabè. Et, élément de taille, le Comité a rappelé qu’il n’a «jamais fait expressément mention d’une enquête» judiciaire comme le souhaitaient les avocats de la famille Sankara.
Saisissant la balle au bond, le procureur du Faso, dans une lettre, précisait à la partie civile qu’en réalité, le Comité des droits de l’homme des Nations unies a voulu «privilégier une démarche non contentieuse dans la résolution de l’affaire qu’il convient d’appeler Dame Sankara et autres contre X. Il ne me semble donc plus opportun de donner suite utile à votre requête par la dénonciation de l’affaire auprès de monsieur le ministre de la Défense». Voilà qui semble clore définitivement l’affaire.
Du coup, au jour d’aujourd’hui, l’affaire Thomas Sankara ne peut intéresser l’Etat que sur deux volets : l’indemnisation de la famille pour l’angoisse qu’elle a subie et la reconnaissance officielle du lieu de la sépulture.
Sur le premier point, le Fonds d’indemnisation des personnes victimes de la violence politique, créé en juin 2006, a proposé à la famille du disparu 43 445 000 FCFA d’indemnités ainsi que la liquidation de la pension de l’ex-chef d’Etat. Cette proposition a été rejetée par la famille, qui soutient que «la vérité sur la mort de Thomas Sankara n’est pas monnayable».
Quant au second point, relatif à la reconnaissance officielle de la sépulture, le gouvernement a toujours expliqué que cette recommandation était sans fondement, puisque les partisans de Sankara se réunissent tous les ans autour de la tombe au cimetière de Dagnoën et que sa veuve s’y est même rendue le 15 octobre 2007.
«Un jour la vérité éclatera»
Comme on pouvait s’y attendre, cet argumentaire est battu en brèche par les avocats de la partie civile, pour qui «rien ne permet d’affirmer que le corps qui se trouve dans la tombe est bien celui de Thomas Sankara». C’est la raison pour laquelle, le 14 octobre 2009, Me Prosper Farama, dans une requête afin d’assigner à bref délai adressé au président du tribunal de grande instance de Ouagadougou (ndlr : la demande d’assignation visait l’agent judiciaire du Trésor burkinabè), indiquait que «Philippe et Auguste Sankara ont déjà satisfait aux prélèvements biologiques (Ndlr : tests ADN) nécessaires à la comparaison des empreintes génétiques et les tiennent à la disposition de l’expert ou du laboratoire qui sera désigné». L’avocat n’aura pas gain de cause et nul ne sait quand l’Etat acceptera l’expertise de la tombe.
A ce jour, 25 ans après son assassinat, le dossier Thomas Sankara est au point mort devant les juridictions burkinabè. Selon Me Bénéwendé Sankara, au plan national, il reste deux procédures qui sommeillent : il y a premièrement «la requête à formuler (par le parquet) au ministre de la Défense pour qu’il lance la machine du tribunal militaire. Mais ici il y a même un problème, puisque Blaise Compaoré est le ministre de la Défense et il a été le principal bénéficiaire de l’assassinat de Thomas Sankara. On pense que Blaise est l’obstacle à la manifestation de la vérité dans cette affaire» ; il y a enfin «la requête relative à l’expertise de la tombe afin que l’on soit scientifiquement et définitivement situé que le corps qui s’y trouve est bien celui de Thomas Sankara». Mais l’avocat a tenu à préciser que, des deux procédures, seule la première porte sur «une question de fond».
Sur le plan international, Me Sankara nous a confessé qu’«aucune procédure n’est en cours actuellement, même si une pétition a été initiée par des députés français pour qu’on ouvre les archives des services secrets de France afin de voir le rôle que l’ancienne puissance coloniale a pu jouer dans l’assassinat de Thomas Sankara».
Au-delà de tous les écueils qui peuvent se présenter dans ce dossier, Me Bénéwendé Sankara se dit serein, car, nous a-t-il confié, «je suis convaincu qu’il y aura justice pour Sankara. Un jour la vérité éclatera, car l’Etat de droit ne s’accommode pas avec l’impunité. C’est une question de temps. Regardez les assassins de Patrice Lumumba ; 40 ans après les faits, des gens passent aux aveux. Quand on sacrifie la justice, on fait des révoltés, et un jour ça peut péter».
La justice, on le sait, a un coût. Or depuis 1997, l’affaire Thomas Sankara mobilise une multitude d’avocats venant du Burkina, d’Afrique, d’Europe et du Canada et réunis au sein d’un collectif international. Nous avons voulu savoir si tous ses hommes en robe noire étaient rémunérés. Réponse de Me Sankara : «A ma connaissance, aucun avocat n’a perçu le moindre centime comme honoraires».
Avant de conclure, notre interlocuteur nous a assuré qu’une saisine de juridictions nationales à compétence universelle, comme les tribunaux belges, n’était pas à exclure.
San Evariste Barro