Par Kakiswendépoulmdé Marcel Marie Anselme LALSAGA
Rappelons que le CNR, notamment son premier leader Thomas SANKARA, voulait se faire le garant d’un code moral révolutionnaire fondé sur un volontarisme et un ascétisme qui devaient reposer sur l’intégrité, l’austérité et l’esprit de sacrifice. La rigueur gestionnaire des affaires économiques, la croisade anti-corruption, la volonté de compter sur ses propres forces s’inscrivaient comme des caractéristiques majeures de ce code moral révolutionnaire qui exigeait le renoncement à soi pour le bien général. Sauf que tout le monde n’avait pas la même conception de ce code.
Le type de rapport au pouvoir et à la chose publique que Thomas SANKARA cherchait à cultiver dans le cœur des Burkinabè, à commencer par leurs dirigeants, n’étaient pas toujours bien vu et appréhendé de façon juste. La vision du président du CNR en matière de gouvernance exigeait que les Burkinabè consentissent des sacrifices pour l’intérêt général. Ces renoncements, les dirigeants devaient donner l’exemple pour que le peuple suive. En plus de donner l’exemple lui-même en la matière, il ne manquait point l’occasion de le scander tous les jours et à tous les niveaux. Ce que d’aucuns au sein même de l’instance dirigeante révolutionnaire, mus par les démons de la cupidité et de l’ambition, considéraient comme difficile et anormal. À ce propos, le philosophe français du Siècle des Lumières, Denis DIDEROT, affirmait : « Discourez tant qu’il vous plaira sur la meilleure forme de gouvernement, vous n’aurez rien fait tant que vous n’aurez point détruit les germes de la cupidité et de l’ambition » (Denis DIDEROT cité par Gracchus BABEUF, 2010, Le Manifeste des Plébéiens, Paris, Mille et une nuit, page 85).
En effet, au niveau des organisations membres du CNR et de l’armée, des personnes ne tardèrent pas à aiguiser leurs appétits en termes d’ambition personnelle et d’accumulation de richesses. Pour ces gens, la Révolution devait leur conférer forcément des avantages et par conséquent une position sociale de prestige. Il n’est pas erroné de soutenir que ces personnes avaient embarqués dans le train de la Révolution par opportunisme. Et « par des manœuvres et des intrigues dont seuls les arrivistes ont l’art et le secret, ils avaient réussi à évincer ou à marginaliser les artisans de la Révolution et à prendre le contrôle des instances dirigeantes. Venus pour les honneurs et les fastes du pouvoir, ils ignoraient tout des rigueurs des sacrifices consentis pour l’avènement de la Révolution et de ceux à consentir pour la préserver » (Apollinaire J. KYÉLEM, 2017, Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso : une expérience de développement autocentré, Ouagadougou, L’Harmattan-Burkina, page 387). Ce fut tout naturellement que ceux-ci contestaient la rigueur gestionnaire de l’État. Ils se décourageaient également du rythme des transformations et bien évidemment du prix à y consentir. « Essoufflés sans perspectives dans la Révolution, leur seule issue étaient l’arrêt de la Révolution. Ce que SANKARA n’aurait jamais accepté, du moins à l’époque. Dès lors, tout était bon pour eux pour aboutir à l’élimination de SANKARA » (Apollinaire J. KYÉLEM, 2017, p. 387). Comme le dit Rodolphe TÖPFFER dans son œuvre Le Presbytère : « La cupidité, l’esprit d’intrigue, appartient à bien des hommes et sont la cause de bien des actions basses et méchantes ; l’orgueil, le défaut de principes, cette démangeaison de la langue qui porte tant d’oisifs à rechercher et à répandre le mal plus aisément que le bien, ce qui est secret avec plus de plaisir que ce qui est découvert, sont à la fois des traits communs à une foule d’hommes et des sources fécondes de maux et de catastrophes » ( Rodolphe TÖPFFER, 2013, Le Presbytère (éd. 1846), Paris, Hachette, page 572).
Dans le sérail civilo-politique qui participait à la gouvernance du CNR, ceux qui étaient les entichés de cette vie de jouissance se comptaient au sein de l’UCB, du CGB et de l’ULC-La Flamme. L’on cite par exemple Watamou LAMIEN de l’UCB, ancien ministre du CNR ; Abdoul Kader CISSÉ de l’ULC-La Flamme, président déchu du CRES ; Moïse NIGNAN-TRAORÉ de l’ULC-La Flamme encore, directeur limogé de l’URÉBA, comme étant tous des membres du CNR dont la gestion des structures à eux confiée s ne répondit pas aux normes d’exemplarité (Bruno JAFFRÉ, 1989, page 251). « Nouveaux arrivants, au lieu de servir le peuple, [ceux-ci] avaient plutôt tendance à se servir » (Apollinaire J. KYÉLEM, 2017, p. 394).
Parmi les militaires qui accompagnèrent le processus révolutionnaire, tout le monde ne partageait pas non plus la frugalité gestionnaire que Thomas SANKARA voulait imprimer dans tous les rouages de l’État. « La rigueur prônée n’était pas du goût de tout le monde, notamment de certains commandos, artisans du coup d’État révolutionnaire du 4 août 1983. Ceux-ci revendiquaient avec insistance une bonne part du gâteau. Chose à laquelle Thomas SANKARA aurait opposé une constante fin de non-recevoir, arguant que le militaire doit ” vivre avec les masses “et prônant” un quart de poulet par jour et par militaire”. C’était mal connaître ceux-là qui revendiquaient qui une villa, qui un galon afin de jouir du fruit du risque encouru dans la nuit du 4 août. Il nous revient à cet effet que ces derniers lors des réunions régulières avec leur chef posaient constamment cette doléance. Ce à quoi le chef en question répondait qu’il n’y voyait pas d’inconvénient mais que “c’est SANKARA qui s’oppose”. Les miliaires répliquaient : ” Pourquoi ne l’enlève-t-on pas ?“» (Pabéba SAWADOGO, « 15 octobre 1987, une histoire de tubes digestifs ? » in Bendré n°257 du 13 octobre 2003, page 08).
Pour toute cette catégorie de personnes qui portaient plus l’idéal révolutionnaire dans la bouche que dans le cœur, la création de la Commission du Peuple chargée de la Prévention de la Corruption (CPPC), cette institution dont l’objectif était de garantir la transparence dans la gestion de l’État et de contrecarrer les pratiques de prédation, constituait une menace, un frein à leur désir tenace de s’embourgeoiser indûment. Et dans une telle configuration, la seule chose dont ces gens pouvaient jouir n’était autre que le prestige symbolique, même si à ce niveau, la personnalité du président du CNR était de loin la plus en vue. Or « en se contentant de distribuer des ressources symboliques, pis, en s’attaquant aux bases économiques et politiques de la domination de l’élite politico-bureaucratique et en barrant l’accès à l’appareil d’accumulation, le régime sankariste ne pouvait espérer d’une élite lésée une quelconque loyauté. […] L’élite révolutionnaire […] semblait frustrée, traversée par un sentiment de dépossession en raison de la domination charismatique et personnelle du chef de la Révolution qui éclipsait totalement son propre rôle, d’autant qu’elle était au premier chef visée par le dispositif formel et informel de prévention de la corruption mis en place par SANKARA (déclaration de biens, rotation des postes à travers la ritualisation de la dissolution annuelle du gouvernement, discours moral empiétant sur la vie privée, etc.)» (Augustin Marie Gervais LOADA, 1994, L’État administratif au Burkina Faso : administration et régimes politiques (1983-1993), Université Bordeaux 1, IEP/CEAN, thèse de doctorat, pages 188 et 189).
Selon Serge Théophile BALIMA (entretien du 08 mai 2011 à l’ISPERMIC) qui fut conseiller à la présidence sous le CNR, Thomas SANKARA considérait même le fait de tromper sa femme comme un acte antirévolutionnaire. Pourtant, au niveau de l’élite, il y avait des gens qui voulaient quand même s’adonner à ce genre de pratique jouissive d’autant plus qu’avec la politique d’émancipation de la femme, demoiselles et dames étaient présentes à tous les niveaux de la gestion étatique. Mais Thomas SANKARA les en empêchait.
Selon Apollinaire J. KYÉLEM de Tambèla, la rigueur et la transparence dans la gestion, la préservation des ressources de l’État et le rythme des réalisations et des transformations engendraient des mécontentements certes, mais les populations dans leur majorité n’étaient pas contre Thomas SANKARA pas plus qu’elles ne souhaitaient l’épilogue de la Révolution. Et cela dans la mesure où elles percevaient les fruits de leurs sacrifices et avaient conscience que la Révolution œuvrait à la construction du Burkina Faso et de leur épanouissement (Apollinaire J. KYÉLEM, 2017, p. 398). Mais en face, « obnubilés par leur nombrilisme, l’excès de confiance en eux et leurs ambitions démesurées, Blaise COMPAORÉ et ses partisans interprétèrent les mécontentements, que d’ailleurs ils provoquaient ou contribuaient à amplifier, comme une opposition radicale à Thomas SANKARA » (Apollinaire J. KYÉLEM, 2017, p. 398).
La conjugaison de toutes ces évidences avec l’unilatéralisme idéologique et politique dont certaines organisations membres du CNR étaient devenues championnes suscita une crise profonde au sommet de l’État. Une crise dans laquelle ceux qui contestaient la politique de rigueur et d’austérité gestionnaires travaillèrent à déchoir le président du CNR et ses affidés. Ce fut le temps des intrigues à outrance et des règlements de comptes entre les différents groupes communistes où le contrôle des CDR constituait un des enjeux premiers. Naturellement, les règlements de comptes politiques sabotaient définitivement la naissance du parti communiste burkinabè.
Tout bien considéré, la maxime “l’union fait la force” n’était pas la chose la mieux partagée dans les rangs des révolutionnaires. L’incapacité des organisations civiles membres du CNR à épouser les mêmes aspirations et les mêmes ambitions pour accompagner la partie militaire du CNR dans le processus révolutionnaire les avait poussées à se déclencher des guerres de disqualification dont les contrecoups ont été des règlements de comptes. Une situation qui avait provoqué la déstabilisation du système directeur de la Révolution.
Kakiswendépoulmdé Marcel Marie Anselme LALSAGA, 2020,
Source : “État, Révolution et transition démocratique au Burkina Faso: le rôle des structures populaires révolutionnaires de l’avènement de la Révolution Démocratique et Populaire (RDP) à la restauration de la République”, thèse de doctorat en Histoire politique et sociale, p.p. 485 – 488.

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