Nous vous livrons ci-dessous une interview effectuée en 2004 que nous venons de retrouver. Juste un petit mot sur le titre réducteur qui est celui de la rédaction de Bendré. Précisons que nous n’aurions certainement pas choisi ce titre qui ne reflète pas franchement le contenu de l’interview. Cette phrase doit être remise dans le contexte (en bas de l’interview). Elle fait référence à un sentiment d’impuissance, le manque de confiance en ses propres forces qui pousse souvent à solliciter de l’aide extérieure. Heureusement ce n’est pas général. C’est justement un des obstacles au développement auquel s’était attaqué Thomas Sankara durant la révolution. Donner confiance au peuple ce qui a permis que soit réalisé de grande chose.

L’interview qui parle de la génèse des deux livres est ancienne. Il convient de préciser qu’en 2007 est sortie une version plus complète de la Biographie de Thomas Sankara qui traite cette fois de la période pendant laquelle Sankara a dirigé le pays.

Bruno Jaffré

Interview réalisée par l’hebdomadaire Bendré le mercredi 10 novembre 2004.

Bruno Jaffré est celui là qui pense que Thomas Sankara, “ce grand dirigeant progressiste africain mérite plus que tout autre, qu’on lui rende hommage”. Convaincu de ce devoir de mémoire, Bruno Jaffré, 49 ans, ce français ingénieur des télécoms a déjà à son actif deux ouvrages sur Sankara et son Burkina Faso.
Burkina Faso : Les années Sankara. De la révolution à la rectification. L’Harmattan,1989,332P
Biographie de Thomas Sankara. La partie ou la mort… L’Harmattan, 1997, 267P.

L’auteur de ces ouvrages qui a séjourné récemment au Burkina a bien voulu se prêter à nos questions. Lors d’un entretien, celui qui semble désormais être l’historiographe attitré du Président Sankara nous situe sur ses motivations, sur l’hommes auquel il consacre ses recherches et son talent d’écriture mais aussi sa vision de l’Afrique.

Bendré : ” Les années Sankara, de la révolution à la rectification. ” c’était deux ans après le 15 octobre1987 !

Bruno Jaffré : C’était même écrit avant. J’ai terminé ce livre en août 1988. C’est l’éditeur qui a mis du temps (un an) avant de le publier. Sinon mon livre allait sortir avant celui de Sennen et compagnie. Et même avant celui de Ludo Martens.

Il faut comprendre que j’ai découvert le Burkina tout juste avant le 4 août 1983. Il y avait une effervescence politique qui la différenciait de la Côte d’Ivoire d’où je venais de passer deux ans. A l’époque, j’écrivais des articles et faisais des reportages. En tant que militant d’une organisation politique, j’envoyais aussi des notes à mon parti. Bref, avec la révolution naissante et grâce à quelques contacts je réussi à interviewer Sankara.

L’espoir que j’ai vu naître à l’époque dans ce pays et la volonté de changement a eu certainement un impact sur moi. C’est ainsi que Fidèle Toé qui était ministre à l’époque me proposera de revenir pour donner des cours d’informatique aux agents de son ministère. Je me rappelle, on avait eu une discussion ; je voulais un contrat que je n’ai jamais eu. Mais ils m’ont payé mon billet, ils m’ont mis dans une villa vers la cathédrale. J’avais un petit émolument qui était loin d’être celui des coopérants, mais qui me permettait de vivre. Là je suis resté 5 mois. Là j’ai pénétré un peu plus parce que j’avais des élèves, il y avait des gens que je fréquentais, avec qui je discutais. Je voyageais un peu.

Et il se trouve que j’étais venu avec l’ambition un peu difficile, c’est le mot, ça me dépassait. Je considérais qu’il était temps pour moi de faire un livre. Mais je ne savais pas comment dire aux gens que je veux faire un livre. Je n’arrivais pas à le dire à Fidèle Toé. Je me suis dit, il me fait venir, il est ministre, si je lui dis que je veux faire un livre, il va me dire : tu m’as trahi. Parce que dans mes écrits je critiquais un peu les restrictions de liberté. J’étais assez sympathisant des thèses du PAI, dont certains militants étaient emprisonnés. J’avais réussi à les rencontrer un peu. Et même si j’étais un sympathisant de la révolution, j’avais une oreille attentive à ce qu’ils disaient.

Et il se trouve que le 15 octobre j’étais au Burkina. Je me rappelle même que le jour du 15, j’avais une moto là, et j’allais faire mon sport de masse. J’ai vu quelque chose d’anormale, des militaires. J’ai vu cette fameuse 504 là. Les choses dont on a entendu parler là. Et puis je suis rentré chez moi. Le jour même, je me suis mis à écrire mon premier livre. Je me suis mis à écrire des reportages. Pendant quelques jours, je décris ce qui se passait jour après jour dans le pays. Mon premier livre est entrecoupé d’analyses sur la révolution et de reportages où je racontais mes rencontres avec les jeunes au village, avec qui je discutais. Je racontais un peu comment les gens étaient dans les villages, comment se passent mes cours etc.

Bendré : Quand votre livre est sorti, comment a t-il été accueilli ?

Bruno Jaffré : Dans la presse française en tout cas, il a été relativement bien couvert. C’est simplement la diffusion de l’éditeur l’Harmattan qui m’a fait bouillir. Il disait que les gens n’allaient pas acheter le produit. On ne le trouvait pas dans toutes les librairies, et ici au Burkina il a été interdit de vente pendant très longtemps. Je ne sais plus à quelle période il a commencé à être vendu, mais le livre n’était même pas connu ici. Il a fallu attendre 7-8 ans après pour qu’il commence à paraître. Et puis il était invendable du fait du prix. En France il coûtait 17 000 CFA et ici il devait être vendu à 22 000. Maintenant les livres sont vendus dans des librairies à l’Harmattan à 5 000 F. J’ai essuyé des critiques normales. Des gens ont trouvé que le livre était intéressant. Les amis m’ont toujours fait les mêmes critiques, à savoir que je défendais trop le Parti Africain de l’Indépendance (PAI). Moi j’ai essayé d’être objectif. La révolution était bien, beaucoup de choses avançaient ; mais il y a eu des exactions etc. que tout le monde reconnaît aujourd’hui. En ce moment il était difficile d’émettre la moindre critique.

Bendré : Après ce premier livre vous revenez à la charge cette fois-ci avec un second qui s’appelle, ” Biographie de Thomas Sankara, La Patrie ou la mort…en 1997

Bruno Jaffré : Ce qui s’est passé, c’est que ma femme est Malgache et on a été en voyage ensemble à Madagascar en 1995. J’ai essayé d’interroger mon éditeur pour savoir s’il y a quelqu’un qui fait quelque chose pour le 10ème anniversaire (de la mort de Thom Sank). Il me dit qu’il y a un type qui s’appelle Didier M. qui veut faire quelque chose etc. Je n’étais pas sûr de la personnalité de Sankara. Je me disais que ce n’est peut être pas un type bien.

On était à Antsirabe où il (Sankara) a fait 3 ans. Et j’étais avec ma femme. Je me suis dis qu’il faut quand même que j’aille à l’académie. J’y vais et j’explique qu’il parait que Sankara a passé 3 ans ici. L’académie est restée pareille. Il se trouve qu’il y avait un promotionnaire de Sankara qui était le directeur des études de l’académie militaire. On commence à discuter et il me montre les carnets de notes de Thomas. Et c’est là qu’on me décrit un personnage tout à fait humain, dynamique (il animait un journal là bas), toujours prêt à servir les autres. Et j’ai rencontré d’autres personnes qui m’ont brossé des portraits. Pour moi c’était un matériel très objectif. Puisqu’ils (les témoins) n’étaient pas impliqués dans la vie politique. Cela m’a donné de l’énergie.

Il se trouve aussi qu’en 1994, j’étais venu avec un réalisateur, Patrick Legall qui après avoir réalisé un film sur Trotski et Zapata voulait faire un film sur Thom’Sank. On a circulé une quinzaine de jours dans le pays. Et on avait interviewé un certain nombre d’acteurs de la révolution. J’avais donc une matière de base. Et ne voyant rien venir pour le 15 octobre 1997, avec la matière de base j’ai vu mon éditeur, et je lui ai dis que je veux paraître vite. J’ai amené les épreuves vers le mois d’août-septembre et ça pu être prêt pour le 15 octobre. Mais paradoxalement ça eu moins de succès que le premier.

Bendré : Vous disiez que vous aviez peur de vous trompez sur la personnalité de Sankara. Est-ce que le temps que vous avez passé au Burkina pendant la révolution ne vous a pas permis de vous faire une idée sur l’homme ?

Bruno Jaffré : Vous savez qu’ils se faisaient beaucoup de crocs-en-jambe les uns les autres. En ce moment il n’était pas facile de savoir qui faisait quoi, qui était qui, etc. Mais je savais la popularité qu’il avait. Je savais aussi qu’il n’avait pas que des amis. Il y avait quand même tous les gens qui avaient été dégagés et les exactions de certains militants des Comités de défense de la Révolution (CDR). J’entendais l’histoire des gens qu’on venait prendre chez eux etc. Le tout était de savoir si c’était Sankara qui était responsable de tout ça ou pas. Ce qui m’a vraiment ” rassuré ” ce sont ces militaires malgaches qui étaient objectifs parce qu’évoluant complètement en dehors de la vie politique du Faso. Dans les interviews, il y a quand même des gens qui mettent en avant des défauts. Moi j’essaie d’analyser le plus objectivement possible. Je pense que même s’il a d’énormes qualités, c’est effectivement quelqu’un qui avait des défauts. En plus il est arrivé au pouvoir très jeune, à 34 ans, c’est quand même difficile hein !

J’essaie très sincèrement de me faire mon opinion. J’essaie de regrouper, de recouper, j’accumule quantité d’informations. J’ai fait le projet de sortir une version augmentée de la biographie. Tout le travail que je fais maintenant, va servir à une meilleure lisibilité et visibilité de l’homme et de son action. Et, j’espère sortir en 2007 pour le 20ème anniversaire de sa disparition.. Pour le moment, j’ai encore le temps d’accumuler et, dans votre journal si vous pouvez, comme vous l’aviez fait une fois, lancer un appel aux témoignages avec mon adresse Internet, je vous en saurai gré. Il y a déjà des gens qui ont fait l’effort de penser à m’envoyer 4 à 5 pages. Ils ont travaillé vraiment pour me raconter des choses. Il me manquait beaucoup d’éléments mais là j’en ai plein maintenant. J’espère que je vais y arriver, parce que je suis un peu vieux maintenant. Je n’ai pas l’énergie que j’avais avant, mais on verra…

Bendré : Est-ce qu’après votre interview avec Thomas en 83, on vous a reproché quelque chose sur votre critique ?

Bruno Jaffré : Je sais que l’entourage de Thomas était contre les le PCF. Et il voulait de lui même adresser un message au parti communiste français (PCF). Et on m’a simplement reproché que mon article n’avait pas suffisamment d’ampleur pour l’importance qu’avait cette révolution. A mon avis il (l’article) est intéressant. Après on me reprochait de défendre un peu trop le PAI.

Bendré : Mais aujourd’hui qu’est-ce que vous pensez de Thomas Sankara et de ce qu’il a voulu incarner ?

Bruno Jaffré : Très sincèrement, c’est le dernier révolutionnaire africain. Pour moi Sankara avait des défauts et beaucoup de qualités. Ce qui est humain. Et je considère quand même que c’est la dernière expérience révolutionnaire positive et c’est la plus positive depuis l’indépendance. Elle a duré peu quand même. Quand on voit ce que sont devenus les Kérékou, les Sassou Nguesso, les Ratsirak et compagnie, il n’a pas duré longtemps. Et je pense que les discours et les actes étaient adaptés à la réalité du pays. Et c’est ça que je retiens. Pour moi c’est la dernière révolution authentique. Authentique ça ne veut pas dire grand chose, mais c’est l’expérience révolutionnaire la plus positive. Mais l’une des choses les plus importantes c’est le circuit qui a émergé.

C’est vrai, en Afrique les gens ont beaucoup de complexe par rapport aux anciens colons etc. Si on est tout seul, on n’y arrivera pas, il faut que les autres nous aident. Vous voyez ce sentiment d’impuissance etc. On pourrait appeler ça le néocolonialisme en terme politique. Ici on a eu non seulement des réalisations concrètes très importantes, mais on a eu une prise de conscience dans le bon sens du terme. C’est à dire qu’on a eu l’expérience que si les africains, ont confiance en eux, s’ils travaillent beaucoup, même en étant pauvre, on peut se réapproprier la direction de son pays, on peut se réapproprier sa fierté et on peut construire ce pays en regard de sa pauvreté. Etre pauvre, je ne connais pas les termes de Sankara, mais être pauvre n’est pas forcément quelque chose de péjoratif. Mais il faut qu’effectivement, si on veut construire ce pays ce n’est pas la peine de dire qu’on va faire comme en Chine etc. On ne va pas devenir riche. Mais au moins que chacun, (et je pense que c’est l’une des choses positives de cette révolution), puisse aller à l’école, manger à sa faim, être soigné etc. Et en dehors des débats idéologiques qui existaient et qui me semblent important sur les réalités géopolitiques de l’Afrique qui existaient, il y a cette réalité.

A mon avis, les autres révolutionnaires qui se réclament de ça en n’ont pas tenu compte. Ils comprenaient cette distance par rapport au marxisme-léninisme. Moi j’étais au Bénin et j’entendais les litanies de Kérékou. Je ne connais pas Sassou Nguesso mais il y avait quand même un certain dogmatisme qui n’existait pas ici. Il y avait du dogmatisme chezles gens qui entouraient les leaders de la révolution. Ces gens qui avaient été formés dans les groupuscules pro-maoïstes, pro-albanais etc. Globalement ce qu’on retient de cette révolution c’est ce pragmatisme, ce travail, cette intégrité et c’est en cela que cette révolution est importante. Avec une conscience de la réalité géographique, peut-être même sous-estimée, mais une conscience quand même. C’est à dire que, c’est quand même la dernière expérience révolutionnaire dans un contexte différent puisqu’il n’y avait pas la démocratie dans le pays. Il y avait encore le clivage Est-Ouest ; ça créait des problèmes parce qu’on disait que Sankara était pro-soviétique, un pro-libyen. Ce qui permettait d’ailleurs à Sankara et d’autres de jouer sur cette contradiction là. Ils savaient aussi bien demander de l’aide aux pays communistes qu’aux pays occidentaux. Et il savait surfer sur ça.

Bendré : Que pensez-vous de cette Afrique démocratique depuis la fin des années 80 ?

Bruno Jaffré : Il faut que je vous dise une chose. J’ai quitté le Parti Communiste français (PCF) en 1986 entre autre aussi pour divergence d’appréciation sur le Burkina. Sur cette démocratie africaine il faut être modeste avec moi parce que je ne suis pas un observateur très éclairé. Je pense que la démocratie est une bonne chose, mais à la fois une illusion. Mais c’est quand même moins mauvais que les régimes autocratiques et dictatoriaux. Evidemment une illusion, parce que ici celui qui gagne les élections c’est celui qui a le plus d’argent. Et c’est la même chose quand ils ne s’entre-tuent pas, comme au Congo.

Retranscription de TEZ & souleymane Diallo

Source : http://www.journalbendre.net/spip.php?article825

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