Espaces ethniques et migrations

Comment gérer le mouvement?

 

Bernard Tallet

Cet  article a été présenté en tant que communication au colloque sur 1’Etat contem­porain en Afrique, à Paris, les 12-13 decembre 1985 (Centre d’etudes africaines, Ecole des hau­tes etudes en sciences sociales). Il a été publié dans le numéro 20 du mois de décembre 1985 de la revue Politique Africaine. Vous pouvez en charger une version PDF sur le site de la revue à l’adresse http://www.politique-africaine.com/numeros/pdf/020065.pdf 

Par rapport au nord du pays éprouvé par les années consécutives de pluviométrie déficitaire, et au centre du pays où la charge humaine est importante, le sud-ouest du Burkina constitue, depuis plusieurs années, une zone d’attraction. Les migrants, presque exclusivement des Mossi, sont attirés par un ensemble de conditions plus favorables que celles qu’ils rencontrent dans leur région d’origine : une pluviométrie plus importante, des terres disponibles. Mais cette migration agricole ne se fait pas vers des "terres neuves" inoccupées, mais vers des espaces partielle­ment utilisés et de toute façon contrôlés par les populations autochtones.

Ce mouvement de colonisation agricole suscite une série de questions : modalités de fonctionnement, évolution des réalités régionales, place de 1’Etat dans ce processus. Spontané et très lar­gement autonome par rapport aux interventions de 1’Etat, ce mou­vement a pris une telle ampleur qu’il transforme profondément les équilibres locaux traditionnels. Les structures étatiques, notamment celles qui sont chargées du développement rural, sont de plus en plus impliquées dans un processus qui modifie les données agrico­les régionales.

 

Un partage de l’espace bouscule par les migrations agricoles

La colonisation agricole intérieure au Burkina se présente comme un lent glissement de population mossi vers le sud-ouest du pays à la recherche d’espace disponible pour s’établir. Le cours de la Volta noire, orienté, dans cette section, sud-est – nord-est, a servi et sen d’axe a ce mouvement de population. Principalement originaires des régions de Ouahigouya et de Maya, les migrants ont d’abord occupe les espaces faiblement peuples les plus proches du pays mossi : régions de Nouna, Dédougou (ORD de la Volta noire). Puffs, progressivement, pousses par le besoin de terres, ils ont gagne des espaces plus méridionaux, atteignant et dépassant la route Bobo-Dioulasso-San : actuellement la zone de N’Dorola con­naît d’importantes installations de colons.

Ce processus de colonisation agricole est ininterrompu depuis au moins deux décennies ; il est rythmé par les fluctuations clima­tiques que connait le pays mossi : les années de sécheresse et donc de déficit vivrier accentuent le flux des migrants, les bonnes années le freinent. Pour 1’époque la plus récente, les années 1980-1985 ont vu arriver de nombreux migrants fuyant leur région d’origine par familles entières.

Ce fort courant migratoire a pour première conséquence de modifier une répartition ethnique héritée de 1’époque précoloniale ; les colons, en effet, s’installent à 1’extérieur du pays mossi. En d’autres termes, le pays mossi déverse son trop-plein d’habitants sur les régions voisines contrôlées par d’autres groupes ethniques : Gourmantché à l’est, Gourounsi au sud, Bobo au sud­-ouest. Ce mouvement bouscule donc les limites ethniques internes au Burkina.

 

Des frontières ethniques remises en cause

La répartition actuelle des différents groupes ethniques à 1’intérieur du Burkina est largement héritée des divisions spatiales antérieures à 1époque coloniale. Dans leurs récits de voyage, le capi­taine Binger (1) et L. Tauxier (2) mentionnent 1’existence de frontières ethniques et les changements de contrôle ethnique sur 1’espace. A la notion de frontière, inexacte car trop précise, con­viendrait mieux celle de marche, séparant des ensembles ethniques.

Ces marchés sont fluides, mobiles en fonction de rapports de force, souvent belliqueux : la puissance militaire, reposant sur la cavale­rie, a ainsi favorisé 1’expansion de 1’empire mossi.

Cette fluidité des divisions spatiales a été interrompue par la colonisation : la paix coloniale a figé des espaces auparavant mobi­les en fonction des rapports de force inter-ethniques du moment. L’immobilisme a succédé a 1’instabilité : pendant un demi-siècle, les limites ethniques n’ont pas évolué ; les migrations mossi se sont alors dirigées vers le Ghana, la Côte-D’ivoire ou, dans le cadre des migrations forcées, vers l’Office du Niger.

A 1’indépendance, 1’Etat voltaïque – aujourd’hui burkinabé – a hérité de cette division ethnique de 1’espace, qui ne correspond pas aux charges démographiques respectives des régions. A un pays mossi déjà anciennement et fortement peuple, signe de la vitalité de 1’empire du Moro Naba, s’opposent des aires périphériques peu peuplées. Ce déséquilibre démographique va déclencher un vaste mouvement migratoire, favorise par deux éléments indépendants mais qui vont se cumuler : une période de déficit pluviométrique et la mise en place de la nation voltaïque. En effet, une série d’années néfastes sur les plans pluviométrique et agricole – la décennie 1970-1980 et ses prolongements actuels – va accentuer le blocage des secteurs les plus densément peuplés du pays mossi. Dans 1’incapacité de couvrir sur place les besoins vitaux, de nom­breux paysans vont chercher ailleurs une solution temporaire ou définitive. Dans le même temps, la construction idéologique de la nouvelle nation indépendante va nécessiter l’occultation des réalités ethniques. Chaque citoyen peut se déplacer librement à l’intérieur des frontières nationales ; ce principe calqué sur le modèle européen de 1’Etat-Nation va favoriser le mouvement de colonisation agricole. Une fois levées les entraves à la mobilité de la population, 1’expansion numérique des Mossi vers les zones périphériques va s’amplifier.

Le mouvement de colonisation agricole a pris une telle ampleur que certain auteurs – ainsi M. Benoit (3) ayant travaillé sur les formes de colonisation agricole dans la région de Solenzo en pays bwa – analysent ce mouvement comme le prolongement, par voie pacifique, du mouvement historique d’expansion de 1’aire d’influence du pays mossi. Appréciation qui, tout en étant discuta­ble, fournit une idée de la force du courant migratoire.

 

 Une évolution démographique très rapide

L’insuffisance des sources statistiques ne permet pas une mesure exacte du mouvement migratoire. Le recensement de 1975 est actualisé d’une manière qui fournit peu d’enseignements pour notre objet d’étude : augmentation de la population par 1’applica­tion d’un taux moyen d’accroissement naturel de 2 %, non-distinction des appartenances ethniques. Faute d’analyse globale depuis 1’étude de 1’ORSTOM (4) sur le mouvement de colonisation agricole, nous nous contenterons de quelques éléments ponctuels sur des secteurs touches par le front de colonisation.

Dans la région de Banwali, le long de la Volta noire, 1’arrivée des migrants est déjà ancienne et a véritablement submerge la population autochtone, comme 1’indiquent les estimations de popu­lation. A Banwali même, en 1982, la population totale de 1 502 habitants comptait 100 Bobo-Fing et 1 400 Mossi. Sur des terrains de brousse du village bobo voisin de Bakoronisso, le campement mossi de Nomatolaye a été érigé en village car il atteignait, en 1983, 1 700 personnes.

A 1’heure actuelle, le front pionnier atteint la région de N’Dorola, 80-100 kilomètres plus a l’ouest que Banwali. Une étude de la SAED consacrée aux villages de Niena et Dionkele (5) souli­gne la progression rapide de la population migrante.

Le rythme d’accroissement annuel est très rapide : 19,5 % en moyenne. Ces quelques chiffres, même très partiels et discutables, montrent 1’importance de la colonisation agricole comme facteur de bouleversement des données démographiques locales.

Ce bouleversement se traduit également dans l’occupation de 1’espace avec 1’éclatement des noyaux villageois originels ou avec l’implantation de campements isoles. Le fait migratoire est facile­ment identifiable car les formes d’habitat entre autochtones et migrants restent distinctes. Le paysan bobo restent fideles à l’habitat groupé en noyaux villageois serres ; les migrants mossi ont transports avec eux leur technique de construction : concessions formées de plusieurs cases rondes avec toit de chaume. Les instal­lations mossi se retrouvent sous deux localisations préférentielles :

– implantation a proximité-100-200 m-des villages autochto­nes par grappes de concessions ;

. – implantation à la périphérie des terroirs autochtones sur des terrains de brousse que les colons ont défrichés.

Les formes d’habitat traduisent la nature familiale de la migra­tion et le désir de reproduire le mode d’organisation de 1’espace propre au pays mossi. Numériquement, le mouvement migratoire a pris une telle ampleur qu’il transforme les situations locales ; souvent le rapport démographique s’inverse au profit des migrants. De telles évolutions dans les rapports de force entre autochtones et migrants se traduisent dans 1’organisation spatiale des terroirs villa­geois dans les zones de colonisation agricole.

 

Des mutations, sources de déséquilibres et de conflits

Le mouvement de colonisation agricole repose au départ sur les capacités traditionnelles d’accueil des paysans autochtones ; le système des prêts de terres donne une grande souplesse au régime foncier. Les étrangers désireux de s’installer et de travailler la terre adressent leur demande au chef de terres du village s’il y a encore des terres vacantes, ou aux chefs de lignage pour obtenir un droit de culture sur des terres en jachère. C’est par ce biais que se font les premières installations de colons ; mais 1’ampleur même du mouvement soulève toute une série d’interrogations.

 

Un paysage agraire en pleine mutation

Ici aussi les documents fournis par les photographies aériennes (mission de 1980) font gravement défaut : la comparaison avec des missions aériennes antérieures permettrait de mesurer 1’importance des espaces mis en culture ces dernières années. Faute de cela, il nous faut nous contenter d’observations partielles au sol : celles-ci montrent 1’ampleur des défrichements et le recul des formations forestières. L’importance des défrichements est mentionnée dans toutes les réponses aux enquêtes que nous avons effectuées dans la région de Banwali : les paysans autochtones décrivent les transformations de leur terroir (recul des espaces boisés, discussions avec les migrants sur la façon de défricher…) ; les colons mossi disent leur émerveillement devant cette « brousse » (au sens de terre non cultivée) boisée qu’ils ont trouvée à leur arrivée et qu’ils abattent pour la transformer en champs. Par ailleurs, le parcours des sites cultivés montre la place très importante des champs récemment mis en culture : champs conquis par la hache et le feu sur les espaces ligneuses, de nombreuses souches restent encore en place ; le parc sélectionné à karités et à nérés est peu représenté ou, dans les meilleurs des cas, en voie de constitution. Ce sont autant d’indices de la grande mobilité des sites cultivés. Mais cette mobilité ne relève pas du seul fait de 1’arrivée des migrants : dans le même temps, les populations autochtones ont modifié leurs techni­ques agricoles.

En un peu plus de vingt ans, les paysans bobo-fing et bwa ont abandonné 1’organisation collective des espaces cultives. La traduc­tion la plus visible est, dans de nombreux villages, 1’arrêt de la mise en culture des espaces les plus proches -du noyau d’habitat qui étaient habituellement cultivés de façon permanente. Les champs proches de 1’habitat ont .été négligés au profit de champs neufs ouverts en brousse ; moins exigeants en travail, en particulier pour les temps de sarclage, ils offrent, du moins lors des premières années de culture, de meilleures potentialités. Cette évolution de l’occupation de 1’espace agricole a été favorisée par 1’essor de la culture cotonnière dans cette région du Burkina. Pendant des années, 1’encadrement agricole appuyé par la CFDT (Compagnie française des textiles), puis la SOFITEX (Société de filatures et de textiles) a pousse à la culture du coton sur défriche. Le succès même du coton comme culture commerciale a amplifié la dynami­que de défrichement de terres neuves.

Le mouvement de colonisation agricole s’est greffé sur ces changements impulsés par les paysans autochtones. Aux Mossi demandeurs de terres à cultiver, les paysans bobo ont prêté le plus souvent des terres prélevées sur les anciennes aires de culture per­manente retournées à la jachère. Ils ont aussi prêté des terrains en brousse sur des sols de médiocre qualité, souvent des sols gravillonnaires, qu’ils n’avaient pas l’intention de cultiver eux-mêmes. Mais ces terres, même médiocres, étaient pour les migrants mossi bien meilleures que celles qu’ils venaient de quitter.

La combinaison de ce double mouvement explique la rapidité et la complexité des changements agricoles dans les zones de colo­nisation agricole.

 

Un système agraire en pleine mutation et sans point d’équilibre

Le paysage agraire actuel dans les aires de colonisation agricole traduit des mutations sociales profondes. Il souligne d’abord 1’éclatement des structures communautaires ou collectives de gestion de 1’espace. Les nouveaux défrichements, les décisions de prêt de ter­res à de nouveaux migrants ne relèvent plus de la compétence des pouvoirs traditionnels villageois (chefs de terres, chefs de village, conseils des anciens) : de plus en plus souvent, les décisions sont prises par des individus ou par des cellules familiales numériquement restreintes. Crise ou disparition progressive des organes collectifs de gestion de 1’espace ? Le résultat est là, 1’abandon d’un type d’organisation de 1’espace villageois. Le modèle décrit en 1959 par G. Savonnet (6) devient de plus en plus rare. Il est remplacé par un nouveau système reposant au contraire sur les défrichements et sur des méthodes plus extensives de mise en culture. La course aux défrichements se double de rotations simplifiées et de courte durée : tant que des terres disponibles existent, la mise en culture n’excède pas en moyenne 6 à 7 ans, avec une grande importance accordée au coton.

Les unîtes de production agricole des migrants adoptent en général un système similaire ; les premières années d’installation, une place prépondérante est accordée aux cultures vivrières – mouvement de compensation aux privations du pays mossi – ; mais lorsque la sécurité alimentaire est assurée, de nouveaux défrichements sont entrepris pour la culture du coton et pour dégager des surplus commercialisables afin de s’équiper (culture attelée, traitements insecticides contre les maladies du coton, etc.).
Mais un tel système se caractérise par ses contradictions : les apparences sont celles d’un dynamisme vigoureux ; alors que partout les autorités fustigent le traditionalisme de la paysannerie, les aires de colonisation sont en mouvement, réceptives aux consignes de 1’encadrement agricole – ainsi le succès du coton. Mais la réalité est celle d’une grande précarité et d’une grave incertitude sur 1’avenir. Le fonctionnement actuel des zones de colonisation par le dynamisme des paysans autochtones et migrants repose sur la consommation de " terres neuves". Tant que le stock de terres defri­chables n’est pas épuisé, le mouvement continue, mais ensuite… ? La course au défrichement ne peut être indéfinie.

Dans les secteurs déjà anciens de la colonisation agricole, les terres disponibles font défaut. Apparaissent alors les blocages potentiels contenus dans la dynamique des défrichements : quelle gestion de 1’espace agricole lorsque les rotations à cycle court ne sont plus possibles ? Quel statut foncier pour les exploitations de migrants ? La précarité du système se révèle dans son ampleur. Elle apparait dans les enquêtes, dans les récits de migrations suc­cessives : lorsque la terre commence à manquer, les autochtones refusent de renouveler le prêt, désirant récupérer leurs terres, ou disent non aux nouveaux prêts indispensables à l’équilibre des exploitations de migrants. Que faire ? La seule solution est de reprendre le chemin de la migration, plus loin vers le sud à la recherche de terres neuves. A Banwali et à Samendeni, nous avons trouvé des unîtes de production mossi qui en étaient à leur troisième ou quatrième implantation en pays bobo. Cette précarité des droits fonciers constitue un obstacle à une saine gestion de l’espace agricole. Les paysans autochtones reprochent aux Mossi des défrichements trop intenses, ne respectant pas les essences utiles ; ils leur reprochent aussi de ne prendre aucune mesure de protection des sols. Reproches à la fois justifies et exagérés, mais qui trouvent leur logique dans la précarité de statut des unités de production des migrants. Condamnés à 1’incertitude par rapport à 1’avenir, cer­tains migrants se comportent plus en prédateurs qu’en responsables de 1’espace agricole.

Dans d’autres situations, les migrants largement majoritaires essaient d’imposer leur loi aux autochtones : refus de restituer des terres, non-respect de l’interdiction de défrichement… Autant de décisions qui contribuent à la naissance d’un climat de tension entre les deux communautés et qui entretiennent la menace de débordements violents. La mention de ces situations extrêmes – mais qui se multiplient avec la congestion des aires de colonisation met en cause la politique agricole de 1’Etat.

 

Quelle place pour 1’Etat ?

Derrière une apparence de modernisation agricole, les contra­dictions s’accumulent dans les aires de colonisation, les difficultés se multiplient. Elles résultent en grande partie de 1’absence de contrôle et de maitrise du courant migratoire pendant de longues années. Les apparences sont celles d’un mouvement spontané, autonome par rapport aux pouvoirs publics ; mais son ampleur implique un comportement des structures étatiques qu’il faut analyser.

 

Le masque du laisser-faire

Le mouvement de colonisation agricole ne s’est pas effectué dans le cadre de l’interventionnisme étatique comme dans d’autres pays d’Afrique noire. Les structures étatiques n’ont pas cherché à contrôler un mouvement dont l’importance dépassait leur pouvoir d’intervention et leurs capacités financières. La seule grande tenta­tive a été la politique de 1’aménagement des vallées des Voltas (AVV) (7). Mais les résultats aujourd’hui apparaissent bien modestes (10 % seulement des migrants concernés) au regard des sommes investies (14,3 milliards de Francs CFA).

En ce sens, la non-intervention de 1’Etat semble se vérifier dans les faits, mais cette attitude même mérite analyse. Concrètement, le courant migratoire fonctionne en dehors du cadre étatique ; il repose sur l’initiative personnelle (décision de partir, moyens finan­ciers de la migration…) et s’accomplit avec l’aide de reseaux fami­liaux ou villageois d’organisation de la migration. L’entraide fami­liale ou lignagère est un élément important pour comprendre le fonctionnement concret de la migration : rarement c’est un départ à 1’aventure ; le plus souvent, le migrant rejoint un parent qui, éventuellement, pourra l’aider (soudure alimentaire, obtention de terres…). Le succès d’une migration dépend donc de la vitalité des structures traditionnelles de la société mossi et de la capacité de recréer dans les zones de colonisation un modèle de fonctionne­ment très proche de la société mossi mère.
Mais 1’importance numérique du courant migratoire amène à se demander pourquoi 1’Etat n’est pas intervenu alors que tout un équilibre de répartition régionale de la population était cause. Certes, l’identification entre les structures étatiques mises en place à 1’indépendance et 1’Etat-nation rendait difficile un contrôle des déplacements inter-regionaux, comme elle rendait impensable une prise en compte des divisions ethniques de 1’espace. Mais ces rai­sons idéologiques ne suffisent pas à expliquer 1’attitude de 1’Etat. A joué aussi la croyance – naïve ? – que la colonisation agricole permettrait de résoudre une partie des difficultés du pays mossi : surpeuplement relatif, crise de subsistance. Faute de chercher et de trouver des solutions pour le développement du pays mossi, la colonisation agricole a été considérée comme une soupape de sécurité. N’y avait-il pas d’autre choix pour sortir le pays mossi de l’impasse ? Ce n’est pas le lieu de répondre à cette question, mais tous les travaux montrent – ainsi les analyses de J.Y. Marchal sur le Yatenga – que le départ massif d’hommes jeunes et maintenant de familles entières a des effets négatifs sur les zones de départ en les privant de forces vives, d’éléments novateurs.

Un autre élément est à prendre en considération pour compren­dre 1’attitude de 1’Etat : dans un pays ne couvrant pas régulièrement ses besoins alimentaires, la mise en valeur du sud-ouest faiblement peuplé permettait d’envisager une croissance de la produc­tion agricole. Cet espoir était doublement intéressant pour 1’Etat : augmentation de la production céréalière, mais aussi essor du coton destiné à 1’exportation, puisque les sites de colonisation étaient des secteurs climatiquement favorables à cette culture. Aussi, dans la politique de « développement rural du pays », sous une apparence d’uniformité – 1’ensemble du pays a été découpe en offices régionaux de développement – deux unités ont particulièrement retenu 1’attention des autorités publiques : 1’ORD de la Volta noire (Dedougou) et l’ORD des Hauts-Bassins (Bobo-Dioulasso). Depuis plusieurs années, ces deux ORD bénéficient de 1’appui technique et financier de la Banque mondiale dans le cadre d’un projet pluri­annuel de développement agricole (PDAOV : Projet de développement agricole de 1’Ouest-Volta), dont 1’objectif est 1’augmentation de la production céréalière et cotonnière. Des résultats techniques incontestables ont été obtenus à 1’aide d’une méthode mise en oeuvre par les experts de la Banque mondiale pour encadrer la pay­sannerie (8) : hausse des capacités commercialisables, application en progression de nouveaux thèmes techniques qui permettent de réduire les effets négatifs des aléas climatiques (en particulier utili­sation d’engrais).

Mais ces résultats positifs vont de pair avec des contradictions non résolues. L’amélioration de la situation agricole dans le sud-ouest du pays renforce son pouvoir d’attraction sur les migrants. Par son absence officielle d’intervention, l’Etat a laissé s’accumuler dans les aires de colonisation agricole des situations potentiellement conflictuelles : absence de maitrise du flux migratoire, ambigüité des droits fonciers, imprévoyance pour le devenir a moyen et long terme de 1’ensemble du sud-ouest du pays. Autant d’inconnues pour 1’avenir qui conduiront l’Etat à prendre position car, qu’il le souhaite ou non, il est l’inévitable troisième partenaire dans le face à face entre communauté autochtone et communauté migrante.

 

Un nouveau défi pour l’Etat

Le Conseil national de la révolution issu du coup d’Etat du 4 août 1983 hérité d’une situation complexe. L’attitude officielle a toujours été la non-discrimination entre les deux communautés ethniques. Cette position apparait clairement au niveau des ORD qui ont refusé, souvent malgré la demande des paysans eux-mêmes, d’encadrer de manière distincte les autochtones et les migrants. Ainsi, dans les groupements villageois (GV, mouvement pré­cooperatif, chargé de gérer les intrans agricoles, les stocks de com­mercialisation, de repartir les crédits…), les deux communautés sont appelées à travailler ensemble, après le refus de reconnaitre deux GV distincts. Il faudrait une analyse détaillée pour comprendre le fonctionnement réel des groupements villageois, mais notre sentiment est que, apres une répartition délicate et fragile des responsabilités, les divers responsables défendent d’abord les intérêts de leur communauté d’appartenance. Pour la mise en œuvre d’une politique de modernisation agricole, c’est un handicap important. Le mouvement coopératif ne fonctionne pas comme le moyen de promouvoir 1’ensemble d’une collectivité villageoise, mais souvent comme un moyen d’appui a des individus ou des groupes restreints.

La non-discrimination entre les deux communautés apparait comme logique et saine dans son principe ; elle ne pose pas moins de délicats problèmes de cohabitation, en particulier lorsque les autochtones sont devenus minoritaires et voient leurs droits de prééminence foncière bafoués.
L’adoption de principes révolutionnaires en milieu rural soulève de multiples questions. La nouvelle loi de reforme agraire attribue la propriété de la terre a 1’Etat ; son application progres­sive devra montrer si c’est un changement seulement théorique ou si c’est une remise en cause des pratiques foncières traditionnelles. Dans ce cas, est-ce que les migrants se verront reconnaitre un droit d’usage permanent sur des terres empruntées ? Est-ce que les autochtones perdront tout contrôle et toute possibilité de récupération sur leurs terres ancestrales ? Les litiges et les conflits risquent de se multiplier, et ce rapidement, car le pouvoir local est en train de glisser des anciens et des notables aux Comités de défense de la révolution. Les membres des CDR sont élus par les villageois ; ici aussi la question du rapport numérique reste entière : dans certains villages, les CDR sont composés majoritairement de Mossi, reproduisant le rapport de force numérique entre les deux communautés ; dans d’autres villages, les migrants sont sous-représentés dans les CDR. Théoriquement, les CDR sont responsables de la gestion du terroir villageois : comment vont-ils arbitrer les différends fon­ciers ? Vont-ils écouter les avis des anciens ou passer outre ? Ainsi, à 1’échelle locale, de grandes inconnues vont mettre à 1’épreuve les orientations du nouveau pouvoir révolutionnaire ; à 1’échelle régionale, des choix difficiles s’imposent aussi. Ils concer­nent plusieurs points. C’est d’abord la poursuite du flux migra­toire : l’année 1984, très difficile en pays mossi, a connu une recrudescence des départs ; or les capacités d’accueil de certains secteurs du sud-ouest du pays sont dépassées et apparaissent des signes de surcharge démographique. Dans les secteurs les plus méridionaux, non encore submergés par la colonisation agricole, une alternative est encore possible : faut-il laisser se dérouler le mouve­ment spontané comme ailleurs ? Faut-il essayer de contrôler la poussée démographique jusqu’à une limite à ne pas franchir ? Faut-il constituer des réserves foncières pour ménager 1’avenir ? Faut-il renforcer 1’encadrement des paysans pour améliorer les systèmes de culture et pour freiner la surconsommation d’espace en adoptant des systèmes moins extensifs ? Les réponses à ces questions ne sont pas évidentes et, après des années de laisser-faire, préserver 1’avenir du sud-ouest du Burkina demande du courage politique et des moyens financiers.

Dans cette région du Burkina le paradoxe est évident : les potentialités naturelles et humaines sont importantes mais 1’avenir est incertain, en partie compromis par le flux migratoire incontrôlé. Le risque est de voir ce que certains considèrent comme le grenier à céréales du Burkina, reproduire en quelques décennies des contradictions semblables à celles du pays mossi : surcharge démographique, surconsommation d’espace, dégradation continue du couvert végétal et des capacités de reconstitution de la fertilité des sols. Le paradoxe est grand aussi pour 1’Etat : les impasses du laisser-faire sont évidentes, mais les politiques de remplacement sont à inventer. La situation est d’autant plus délicate pour 1’Etat qu’il est urgent d’intervenir, et nécessaire de concevoir une politi­que cohérente et réaliste avant de l’appliquer, le risque étant que les effets du remède aggravent le mal. La gestion de 1’ensemble régional méridional du Burkina est un défi à relever pour les nou­velles autorités révolutionnaires.

 

Bernard Tallet

 


 

Notes:

(1)Binger, Du Niger au golfe de Guinee, T. 1, Paris, Hachette, 1882, 515 p.

(2)L. Tauxier, Le Noir du Soudan, Pays Mossi et Gourounsi, Paris, Larose, 1912, 793 p.

(3)M. Benoit, Oiseaux de mil », les Mossi du Bwamu (Haute-Volta), Paris, ORSTOM, 1982, 117 p. (Mémoires de 1’ORS­TOM. 95).

(4) Enquete sur les mouvements de popu­lation a partir du pays mossi, Ouagadougou ORSTOM, Ministères du Travail et  de la Fonetion publique , 1975.  

(5) Le phénomène migratoire et ses effets, dans la zone d’action du projet de developpement rizicole Niena Dionkele, Ouagadougou, SABD, 1985, 110 p. multigr.

(6) G. Savonnet, « Un systeme de ­culture perfectionné, pratiqué par les Bwaba – Bobo Oule de la region de Hounde (Haute- Volta) », Bulletin de l’IFAN 21 (3-4), 1959.

(7) Nous n’aborderons pas ce sujet de l’AVV abondamment traite, mais nous ren­voyons a deux references : Y. Lacoste, « Strategies dans la Vallee de la Volta blan­che », in : Unite et diversite du Tiers monde,T. 2, Paris, Maspero, 1980, 192 p. et le compte rendu du Colloque de Ouagadou­gou (dec. 1978);  Maitrise de 1’espace agraire et developpement en Afrique tropicale, Paris, ORSTOM, 1979, 600 p.

(8) Methode Bite "training and visit », conçue en Asie du Sud-Est (Thailande) et repandue ensuite dans d’autres pays du Tiers monde. Au Burkina, cest le systeme PC-PS (paysan-contact et paysan-suivi) qui consiste a appliquer des thèmes techniques(labour, semis en ligne, utilisation dengrais et de produits chimiques…) sur certaines exploitations, et ensuite, par effet de demonstration, la diffusion des changements techniques doit s’operer chez les autres paysans

LAISSER UN COMMENTAIRE

Saisissez votre commentaire svp!
SVP saisissez votre nom ici

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.