Interview de Bruno jaffré, biographe de Thomas Sankara dans l’hebdomadaire ROUGE
Bruno Jaffré a milité au PCF de 1972 à 1986. Il a écrit deux ouvrages publiés chez l’Harmattan : « Burkina Faso : les années Sankara, de la révolution à la rectification » (1989, 231 pages, 25,95 euros) et « Biographie de Thomas Sankara : la patrie ou la mort » (1997, 268 pages, 21,35 euros). Il est cofondateur d’une ONG de solidarité internationale, dont il vient de laisser la présidence. Il retourne régulièrement au Burkina Faso et participe à un projet de film sur la révolution sankariste.
Le 15 octobre 1987, Thomas Sankara, capitaine révolutionnaire et président du Burkina Faso (Haute-Volta), est assassiné lors d’un coup d’État. Pour la jeunesse africaine, il reste incontestablement un symbole de dirigeant intègre et populaire. Pourquoi ?
Bruno Jaffré – Il tranchait fortement par rapport aux autres dirigeants africains de l’époque – les Mobutu, Houphouët-Boigny, Eyadéma ou Bongo vivaient dans l’opulence. Les jeunes chômeurs et les paysans se souviennent que Sankara était soucieux de leur sort et qu’il montrait l’exemple. Certains de ses ministres avaient remplacé leur Mercedes par des Renault 5 ; beaucoup de directeurs circulaient en mobylette. Il a redonné l’espoir, par-delà les frontières du Burkina Faso, à toute une génération. Sankara s’était opposé à la France sur la question kanak, ainsi qu’à la tutelle du FMI, tout en pratiquant l’auto-ajustement (revenir à des finances équilibrées) sur des objectifs discutés lors des conférences nationales des comités de défense de la révolution (CDR). Il s’agissait de compter sur les possibilités réelles du pays, en mobilisant la population sur des projets concrets et en luttant contre la corruption. C’est pour cela qu’il a marqué les esprits.
Comment le jeune Sankara, appelé à une brillante carrière militaire, à qui tout semblait réussir, choisit le camp de la révolution ?
B. Jaffré – Sankara a subi des influences diverses. Il a eu une éducation religieuse humaniste. Il entre dans l’armée par hasard, car il voulait être médecin, mais n’a pu obtenir de bourse. À l’école militaire à Ouagadougou, il fait la rencontre d’Adama Touré, dirigeant communiste du Parti africain de l’indépendance (PAI), qui enseigne l’histoire. Plusieurs anecdotes, que m’ont rapportées ses proches, laissent aussi apparaître une grande sensibilité à la misère, l’injustice et les inégalités. Il a aussi séjourné plusieurs années à Madagascar, où il vécut la période révolutionnaire de 1972.
Le 4 août 1983, la Haute-Volta connaît à nouveau un coup d’État. Tu affirmes dans tes livres que celui-ci est différent des autres. Est-ce la résultante d’une crise révolutionnaire ?
B. Jaffré – Au sein de l’armée, les anciens officiers coloniaux, puis ceux de droite, se disqualifient et s’excluent au fur et à mesure de leur passage au pouvoir. Beaucoup d’étudiants, qui ont vécu en France après 1968 et milité à la Fédération des étudiants d’Afrique noire en France (FEANF), reviennent au pays et fondent des organisations politiques révolutionnaires. Ils s’engagent dans les syndicats et les radicalisent. En 1980, un putsch militaire reçoit le soutien d’un parti local lié à l’Internationale socialiste. Les officiers révolutionnaires s’organisent clandestinement autour de Sankara, qui devient de plus en plus populaire, et ils tissent des liens suivis avec le PAI et d’autres groupes révolutionnaires. Le groupe de Sankara obtient une première victoire avec sa nomination comme Premier ministre. Il sera finalement arrêté et mis en résidence surveillée, le 17 mai 1983, jour où le conseiller Afrique de Mitterrand, Guy Penne, est en visite officielle. Le 4 août est donc le résultat d’un long processus, mais aussi celui de la montée en puissance d’un mouvement populaire lié à des secteurs avancés de l’armée. La population affirme massivement son soutien les jours suivants, et elle s’organise en CDR.
Les droits des femmes ont été un des grands chantiers de la révolution…
B. Jaffré – Au niveau des droits des femmes, il a eu des discours très radicaux contre l’excision, la prostitution et l’hypocrisie qui l’alimentait. Sankara a essayé d’agir concrètement, en créant, par exemple, un marché local autour du coton, permettant aux femmes d’avoir des revenus du tissage artisanal, et obligeant les fonctionnaires à acheter les habits ainsi confectionnés. De façon symbolique, il a lancé des « journées des maris au marché », pour que les hommes connaissent le prix des denrées alimentaires. Des femmes sont entrées au gouvernement. Mais Sankara a été aussi mis en minorité sur certains projets, comme la question du salaire vital, qu’il défendait en argumentant que la libération des femmes burkinabés viendrait de leur libération économique vis-à-vis des hommes.
Sankara a été critiqué à propos des emprisonnements de syndicalistes et de l’interdiction du droit de grève. Pourquoi cet affrontement entre le régime sankariste et certains syndicats ?
B. Jaffré – C’est en partie dû à la place du PAI dans la révolution. Ce parti avait cinq ministres et dirigeait le principal syndicat burkinabé. Les premières oppositions sont apparues quand Sankara a voulu créer des comités de défense de la révolution dans les entreprises. Cela heurtait de fait la présence syndicale en tant que seule représentante des salariés. Les CDR, qui étaient élus, organisaient la vie des quartiers, la formation politique et mobilisaient les populations.
En sait-on aujourd’hui un peu plus sur les circonstances de l’assassinat de Sankara et la prise du pouvoir par Blaise Campaoré ?
B. Jaffré – Non. Il y a eu l’émission « Rendez-vous avec X », sur France Inter, intitulée « Vie et mort de Thomas Sankara » – que je conseille. Il y a un an, au cours d’une séance du tribunal de l’ONU sur la Sierra Léone, un général a évoqué la complicité de Charles Taylor dans l’assassinat de Sankara. Cela confirme l’implication de Compaoré dans le trafic de diamants, plusieurs fois évoquée par l’ONU. Aussi, Foccart et ses réseaux ne pouvaient supporter qu’un jeune trublion vienne déranger les intérêts français en Côte d’Ivoire voisine. Mais des enquêtes poussées restent à mener.
Propos recueillis par Mat Panthers
Cette interview a été publié le n° 2133 dans l’hebdomadaire ROUGE daté du 10 novembre 2005