Nous continuons la publication des articles de Mohamed Maïga, journaliste d’Afrique Asie, proche de Thomas Sankara qui a publié de nombreux articles de décembre 1982 à décembre 1983, la période de préparation de la Révolution et les premiers mois de la Présidence de Thomas Sankara. Dans cet article intitulé L’avenir de la Haute-Volta dirigée par Jean-Baptiste Ouédraogo et Thomas Sankara et publié le 11 avril 1983, Mohamed Maïga s’interroge sur l’avenir de la Haute-Volta politique qu’il décrit comme un mélange explosif de forces féodales, de puissants courants financiers conservateurs, de mouvements politiques et syndicaux acquis aux idées nouvelles, et d’un paysannat miné par de fortes contradictions sociales. En lisant cet article, il faut avoir en tête que Thomas Sankara a été écarté du pouvoir et envoyé en détention le 17 mai 1983 par les militaires de droite. Pour situer ces évènements dans l’histoire de la Haute Volta qui deviendra le Burkina, vous pouvez consulter la chronologie à https://www.thomassankara.net/chronologie/. Cet article a été retranscrit par Joagni PARE, membre de l’équipe du site. Vous trouverez l’ensemble des articles de Mohamed Maïga à l’adresse https://www.thomassankara.net/?s=Mohamed+Ma%C3%AFga
La rédaction
Plus rien ne sera comme avant en Haute-Volta depuis qu’à l’aube du 7 novembre 1982, un groupe de jeunes officiers, poussé et soutenu par les soldats du rang, s’est emparé du pouvoir. Jusqu’à cette date, on croyait la Haute-Volta condamnée à ce que l’un des idéologues de la féodalité coutumière a appelé le « stabilisme » et à l’immobilisme de la classe politique conservatrice. Et voilà que, depuis le 7 novembre 1982, le Conseil du salut du peuple (C.S.P.) est venu, tel le révélateur du photographe, mettre à nu, exposer en pleine lumière les immenses contradictions qui, souterrainement ou ouvertement, minent la communauté voltaïque. Ainsi, l’une des sociétés que l’on disait des plus figées de l’Afrique post-coloniale (malgré le bouillonnement politique de la décennie écoulée) est irrémédiablement entrée dans la phase des ruptures sociologiques et des mutations sociales. Rien ne sera jamais plus comme avant, même si — hypothèse d’école, mais que l’on ne peut écarter d’emblée — la droite revenait un jour au pouvoir. Car elle devrait alors tenir compte de la leçon qui s’est dégagée de la « période C.S.P. ». Ou, plutôt, des leçons.
Car toute politique, aujourd’hui, ne peut qu’être radicale du fait même de la position géostratégique de la Haute-Volta au cœur de l’Afrique occidentale; au voisinage immédiat du Niger de l’uranium; aux portes de la Côte d’Ivoire, dont la Haute-Volta a toujours été considérée comme le « hinterland », la zone d’influence exclusive mais aussi au voisinage immédiat du Ghana de J.J. Rawlings et du Bénin de Mathieu Kérékou, deux « bêtes noires » pour ceux qui voient la « subversion du communisme international de Moscou » et « l’agitation Islamo-marxiste de Kadhafi » là où les peuples s’engagent dans la lutte contre la misère et la servitude. Plus rien ne sera jamais pareil non plus car le C.S.P. remet en question les intérêts économiques, politiques, diplomatiques et stratégiques de ceux qui, à l’intérieur comme à l’extérieur, croyaient jusque-là que l’Afrique occidentale était, fatalement ou par volonté divine, destinée à rester « ad vitam aeternam » sous leur contrôle direct. Ce sont donc des changements profonds dans les structures sociales que l’action du C.S.P. est en train de provoquer et qui donnent à la paysannerie la place qui lui revient.
Mohamed Maïga
L’avenir de la Haute-Volta dirigée par Jean-Baptiste Ouédraogo et Thomas Sankara
Par Mohamed Maïga
Quel visage présente la Haute-Volta en cette année si cruciale pour son avenir? Sans aucun doute, le pays que dirigent le médecin commandant Jean-Baptiste Ouédraogo (chef de l’Etat), le capitaine Thomas Sankara (Premier ministre) et, entre autres, le commandant Boukari Jean-Baptiste Lingani (secrétaire général du C.S.P.), est entré dans une période de mutations. Des mutations d’autant plus difficiles à assumer, à maîtriser, sinon à canaliser que la Haute-Volta, à bien des égards, n’est pas une société africaine comme les autres.
Etrange et fascinant paradoxe que cette Haute-Volta de fin de XXe siècle, siècle de mutations extraordinaires de la pensée et de la technologie humaines. La Haute-Volta politique d’aujourd’hui, c’est un mélange explosif de forces féodales au sens le plus pur du terme, de puissants courants financiers conservateurs, de mouvements politiques et syndicaux acquis aux idées nouvelles, d’un paysannat qui, au-delà des apparences tranquilles qu’impose la misère, est mû et miné par des contradictions sociales des plus fortes, le tout sur fond de crise économique. Un jeu politicien des plus habiles et des alliances géopolitiques, régionales et internationales, ont jusque-là contenu cet extraordinaire bouillonnement social, donnant à la Haute-Volta l’image de la société la plus immobile, la plus figée de l’Afrique de l’Ouest, une société dominée par la droite politique et la féodalité coutumière, avec la bénédiction de la hiérarchie catholique, devenue partie prenante des luttes politiciennes.
Une alliance qui, c’est normal, a annihilé l’émergence de toute force de gauche. D’autant qu’à l’inverse, par exemple, de la Côte-d’Ivoire productrice de cacao, de café, d’ananas et de bois, aucun dynamisme économique n’est venu faire « éclater » les structures sociales traditionnelles. Aucune expérience politique audacieuse n’est venue non plus, à l’inverse de la Guinée ou du Mali des années 1960, atténuer d’archaïques pesanteurs socio-politiques. Il y eut, bien sûr, le multipartisme imposé, au milieu de la décennie écoulée, au régime du général Aboubacar Sangoulé Lamizana, sans que les partis ne dégagent de perspectives politiques. Très certainement, cette liberté d’expression, en instituant le débat démocratique, a permis l’éveil de la conscience du peuple voltaïque et l’a rendu exigeant. Si bien que désormais, et plus que jamais, il est difficile de le berner. Mais, comme nous le verrons plus loin, la démocratie des coteries urbaines était plus contenant que con- tenu, plus apparence qu’essence. Au lieu de poser des problèmes socio-économiques fondamentaux, elle tendait plutôt à les occulter, à manipuler périodiquement un électorat divisé sur des bases claniques et (ou) régionalistes, par chefs politiques et coutumiers interposés. Ce sont toutes ces structures sociopolitiques qui ont éclaté avec l’arrivée au pouvoir du C.S.P., les perspectives politiques qu’elle ouvre et les contradictions sociales qu’elle a libérées et qui étaient jusque-là soigneusement et énergiquement contenues. Pas une seule de ces structures n’est — et ne sera — épargnée.
Une féodalité manipulée, dépossédée et confrontée à son propre symbolisme
A commencer par la plus pesante et la plus significative: la chefferie coutumière. Nulle part ailleurs en Afrique, ce que Jean-Baptiste Ouédraogo appelle « une force oppressante » n’a autant de force qu’en République de Haute-Volta. Dominant le pays mossi qui regroupe les deux tiers de la population voltaïque, millénaire, la chefferie traditionnelle avait quasiment, du temps de sa splendeur, droit de vie ou de mort sur les sujets mossi et des pouvoirs illimités. Ainsi, le commun des Mossi ne pouvait porter des vêtements que de couleur blanc cassé ou indigo; seuls, le seigneur feodal et ses proches avaient droit à l’éventail des couleurs. Le Mogha (singulier de Mossi) n’avait aucun droit à la richesse, à une maison « luxueuse », à la consommation quotidienne de viande (il lui fallait se contenter d’une ou deux rations par semaine).
Le naba — roi, force, puissance, en moré (langue des Mossi) — représente le pouvoir. Il pouvait par exemple, si l’envie l’en prenait, exterminer ses sujets par la famine: il lui suffisait de ne pas procéder à la rituelle cérémonie annuelle donnant le signal des semailles, sachant qu’aucun Mogha ne sèmerait avant le naba. L’histoire du Mogho (pays mossi) fourmille de potentats qui, sans aller jusque-là, étaient de véritables despotes, à l’autoritarisme sourcilleux. Héritage de la tradition pharaonique, nul sujet ne peut lever les yeux sur le naba, porter chaussures ou coiffure devant lui. En revanche, c’est vrai, le roi apparaît comme le gardien des traditions (et pour cause !), protecteur de la veuve et de l’orphelin, et comme le modèle des vertus morales. Il n’empêche, tous les biens matériels de la communauté lui reviennent.
La structure féodale est restée d’autant plus intacte que la société volttaique a su résister à toutes les influences extérieures, à l’islam et à la traite des esclaves notamment. La colonisation, loin de la combattre, s’en est, bien sûr, habilement servie, inaugurant ainsi la politisation moderne du pouvoir traditionnel. Bien évidemment, les privilèges et les prérogatives de jadis n’existent plus. Dans une très large mesure, la féodalité n’est plus qu’un relais de l’administration auprès des ruraux, rôle affirmé par décret (cf. encadré) en 1963. Mais la chefferie féodale est en fait beaucoup plus que cela, et son influence est immense auprès des paysans.
Ailleurs, dans les centres urbains, elle est tout autant crainte, haïe et respectée. Toutefois, il est certain qu’ayant perdu la force économique qu’elle détenait, elle n’apparaît plus comme indestructible et monolithique. Les déchirures souterraines qui, de tout temps, l’ont parcourue sont apparues au grand jour avec l’instauration du pluripartisme et du jeu politicien. Et on ne peut affirmer que chacun des cinq nabas (royaumes) se soit aligné sur le parent, « grand politicien » à Ouagadougou tel l’ancien président Maurice Yaméogo. Avec la décentralisation des pouvoirs et les divisions du jeu politicien, la féodalité s’est trouvée partie prenante, profondément impliquée, dans les querelles politiciennes, « faisant » les hommes politiques et mobilisant l’électorat, A l’inverse, plus d’un naba a dû son trône à l’appui et à l’influence d’un dirigeant politique de la ville. En fonction des fortunes politiques ou des retournements de situation qui ont marqué le multipartisme voltaïque, les nabas se sont divisés en deux catégories et ceux au pouvoir portent, avec les leaders politiques, la responsabilité des graves divisions qu’a connues, ces dernières années, la société voltaïque.
Et aujourd’hui? Il ne fait pas de doute que la majorité des nabas, à commencer par le plus grand de tous, celui de la capitale, souhaitent se dégager du jeu politicien pour assumer un rôle plus moral, seul, à terme, à même d’assurer leur pouvoir social. Les nabas, avec leur expérience de meneurs d’hommes — voire de despotes — et une profonde connaissance de la nature humaine sont aussi des sages, et savent que, manipulés par les politiciens qu’à leur tour ils ont manipulés, ils ont ébranlé sinon l’unité nationale, du moins celle de leurs royaumes et sujets. Si bien que peu sont encore désireux de jouer un rôle politique de premier plan.
Une priorité : l’unité nationale
En outre, les représentants de la chefferie traditionnelle ont une grande conscience des mutations sociales qui agitent le pays mossi et la Haute-Volta dans son ensemble. Il n’est donc point surprenant qu’au même titre que de larges secteurs du monde rural, la chefferie féodale se rallie peu à peu au nouveau pouvoir, ou, du moins, adopte à son égard une attitude de neutralité et de désengagement politiques dont les autorités nouvelles devraient tirer les conclusions pratiques dans la perspective des deux années de pouvoir qu’elles se sont fixées.
La classe politique, elle aussi, connaît, avec l’arrivée du C.S.P., des mutations importantes. D’ores et déjà, quelques-uns des ténors font preuve d’un exceptionnel dynamisme pour conserver leur clientèle, mais aussi pour être en bonne position quand sera donné le signal du « retour à une vie constitutionnelle normale ». C’est que cette échéance n’est pas sans les inquiéter. A tort ou à raison, ils soupçonnent le pouvoir actuel d’envisager, par « voie légale », leur écartement définitif de la scène politique. Du moins en tant que vedettes. Ainsi, si d’ex-leaders, tels Joseph Conombo — ancien Premier ministre — ou Gérard Kango Ouédraogo – ex-président de l’Assemblée nationale et tout-puissant secrétaire général du Parti démocratique voltaïque qui était au pouvoir attendent, dans leur cellule – comme Joseph Ouédraogo, le bouillant « Joe Oueder », depuis son arrestation, le 19 mars dernier, pour « atteinte à la sûreté de l’Etat et agitation » —, que la justice se prononce sur leur sort, d’autres tiennent, plus que jamais, à affirmer leur présence. Dans l’entourage de ce dernier, on disait d’ailleurs qu’il était encore le « maître de Ouagadougou », ou en tout cas, de ses quartiers pauvres, et qu’il faudrait compter avec lui… Ces quartiers n’ont pas bougé lors de son arrestation, et c’est peut-être la preuve que son audience et son charisme sont bien moins importants qu’on ne le prétendait… Une chose certaine, l’ancienne classe dirigeante n’aborderait pas, unie et soudée, « l’après-C.S.P. ». Il n’est pas hasardeux de dire que, si l’ancien pouvoir est irrémédiablement affaibli, son opposition, le Front progressiste voltaïque (F.P.V.), ne sera plus jamais en mesure de refaire son unité factice.
A Ouagadougou, plus personne n’envisage de retrouvailles entre « Joe Oueder » (si, à terme, il recouvre la liberté) et Joseph Ki-Zerbo, « le Professeur ». Entre ces deux leaders de l’ex-opposition, les ponts semblaient bel et bien coupés. Du reste, il n’est pas sans intérêt de remarquer qu’ayant le 19 mars, au « dynamisme » de Joseph Ouédraogo …
Mohamed Maïga
Source : Afrique Asie N°293 du 11 avril 1983