Par Bachir Ben Barka (président de l’Institut Mehdi Ben Barka – mémoire vivante)
Près de soixante années après son enlèvement et son assassinat, la personnalité de Mehdi
Ben Barka continue de marquer l’histoire du Maroc et du tiers-monde par sa présence à
travers le temps et au-delà de la mort. Par sa pensée et par son action en faveurs des
combats pour la liberté et le progrès, il restera l’une des personnalités du tiers monde les
plus marquantes du siècle dernier.
Il est né en 1920. C’est dire s’il fut marqué par l’histoire d’une partie du XXème siècle.
Celle de la lutte des peuples du tiers-monde pour leur indépendance politique, mais
également pour leur émancipation de la tutelle des anciennes puissances coloniales, dans
la perspective d’un réel développement économique, social et culturel. Plus que témoin
attentif de cette histoire ; il en fut un acteur de premier plan. Sa pensée et son action ont
largement débordé du cadre marocain, maghrébin et arabe, pour aborder les questions
fondamentales de l’époque et qui demeurent d’une brûlante actualité : indépendance et
libération des peuples du tiers-monde, démocratie, droits de l’homme, justice sociale,
sous-développement et construction d’une société nouvelle. Jacques Kergoat, alors rédacteur en chef de la revue Politis, écrivait en 1977 : « L’œuvre de Mehdi Ben Barka, au sens le plus plein du terme, parle toujours aux générations d’aujourd’hui. Notre conviction que ce qu’il disait à la jeunesse de son pays, les propositions qu’il avançait en matière de développement économique, ses convictions quant à la pratique de l’internationalisme, tout cela est de pleine actualité ».
Enfance et études
Mehdi Ben Barka a grandi dans une famille modeste de la médina de Rabat. Il entre par hasard, et presque par effraction, à l’école primaire. À la fin années 1920, le nombre de Marocains scolarisés est encore très faible, à cause du système inégalitaire de l’enseignement colonial : peu d’écoles, peu de classes et, partant de là, une sélectivité sociale très prononcée. Un seul enfant par famille modeste pouvait obtenir ce privilège.
C’est Brahim, le frère aîné de Mehdi, qui a pu s’inscrire à l’école des « Fils de Notables ».
Poussé par son désir de s’instruire, Mehdi continue d’accompagner son frère jusqu’à la porte de l’école ; il reste assis à l’attendre sur le trottoir près de la fenêtre de la salle de classe. Le « siège » durera trois mois avant que, touchée par cette persévérance, l’institutrice qui dirige l’école avec son mari le prenne dans sa classe et l’autorise à s’asseoir sur le banc placé au fond de la salle. Mehdi y développe rapidement ses grandes potentialités intellectuelles, montrant d’étonnantes aptitudes à l’apprentissage. Son frère Abdelkader écrira des années plus tard : « L’affaire Ben Barka a vraisemblablement commencé un jour d’octobre 1929 où Mehdi fut laissé à la porte de l’école des Fils de Notables. Trente-cinq ans plus tard, il confiait à l’un de nos étudiants que cette porte fermée, qui était le premier interdit auquel il s’était heurté, avait sans doute déterminé toute sa vie. On conçoit facilement l’amertume de l’enfant repoussé tout d’abord par l’école française alors qu’il a été le meilleur élève de la Médersa. Mais ce qui importe le plus, il me semble, dans ce début de prise de conscience nationaliste, c’est qu’il se double d’une prise de conscience sociale. Aurait-il été fils de notable, l’école s’ouvrait sans difficulté aux deux frères ensemble. Mehdi n’a jamais oublié cette première leçon. »
Après des études brillantes à Rabat au Collège Moulay Youssef puis au Lycée Gouraud, il
obtint le baccalauréat avec la mention très bien Il prépare pendant deux ans à Casablanca
les concours des grandes écoles et de l’École normale supérieure. La guerre et l’occupation nazie en décident autrement. Il s’inscrit donc à la Faculté des sciences d’Alger en 1942 pour préparer une licence de mathématiques.
Le militant anticolonialiste
Alger est sans aucun doute une étape capitale dans la vie de Mehdi. En effet, l’étudiant participe à diverses activités extra-universitaires qui révèlent déjà ses capacités d’organisation et de direction. Il devient vice-président de l’Association des étudiants d’Afrique du Nord. Il noue des liens durables avec les futurs dirigeants nationalistes tunisiens et algériens. Ces deux années ont été décisives pour sa formation politique, avec l’acquisition d’une vision maghrébine et internationaliste qui ne l’a plus quitté.
À son retour au Maroc, il est nommé professeur de mathématiques au Lycée Gouraud et au Collège Impérial où figure parmi ses élèves, le prince héritier, le futur roi Hassan II. Dès l’âge de 14 ans, il avait intégré la lutte nationaliste dans le Comité d’action marocaine qui deviendra ensuite le Parti national, puis le Parti de l’Istiqlal (de l’Indépendance).
Le 11 janvier 1944, il est le plus jeune signataire du Manifeste de l’Indépendance, revendiquant la fin du protectorat français, marquant un saut qualitatif dans le combat du nationalisme marocain. Ce Manifeste fut présenté au sultan Mohamed V et aux puissances Alliées, ce qui valut à Mehdi Ben Barka d’être emprisonné une première fois, avec les autres dirigeants du mouvement nationaliste, et congédié de son poste d’enseignant. A sa sortie de prison, il devient vite l’animateur le plus dynamique de son parti.
Nommé secrétaire administratif du parti de l’Istiqlal, il va insuffler un style nouveau à la politique marocaine. Il apportera à l’analyse du système du Protectorat et à son action
militante toute sa rigueur scientifique et son esprit didactique. Il parcourt le Maroc, veillant à l’organisation des cellules du parti, portant un intérêt prioritaire à la jeunesse. Il va doter le parti d’un Bureau de documentation, d’information et d’archives, véritable structure d’étude économique, sociale et politique de la vie marocaine dont la production va alimenter les militants et les observateurs étrangers de passage au Maroc. Une attention particulière était portée aux mouvements de libération dans le monde et à leurs luttes, marquant son souci à relier en permanence le combat du peuple marocain à celui des autres peuples. Le travail du Bureau de documentation lui permettra de rédiger « le rapport sur les Droits de l’Homme au Maroc » qu’il présentera à la première session de l’ONU tenue à Paris en octobre 1948.
Il est alors considéré par les autorités du Protectorat comme le plus dangereux adversaire de la présence coloniale au Maroc. Dans une lettre adressée au Quai d’Orsay au début de 1951, le général Juin, Résident général du Protectorat demandait : « il importe de neutraliser ce personnage redoutable qui, durant toute la crise récente a catalysé la résistance du Palais et qui est susceptible d’engager quelques égarés dans de dangereuses actions anti-françaises ». Déporté en mars 1951 au sud de l’Atlas, placé en résidence surveillé de manière isolée, contrairement aux autres dirigeants nationalistes emprisonnés ensemble, il en profite pour apprendre le berbère, pour approfondir ses connaissances en économie et en anglais. Il élargit, d’une manière générale, sa connaissance du Maroc profond. Il maintient ses contacts avec les militants du parti toujours en liberté, leurs envoyant divers rapports et études sur la situation marocaine à l’adresse des instances internationales.
Le bâtisseur de l’indépendance
Libéré en octobre 1954, il joue un rôle majeur dans le processus qui doit aboutir à l’indépendance du Maroc, le 2 mars 1956.
Quelques années plus tard, dans un rapport interne à son parti qu’il rendra public avant sa disparition sous le titre d’« Option révolutionnaire au Maroc », il analysera, dans une autocritique franche et responsable, les erreurs du mouvement national marocain durant
les pourparlers d’Aix-les-Bains qui avaient préparé le retour d’exil de Mohamed V et l’indépendance du Maroc : «(…) Pourquoi le Mouvement de Libération Nationale dont nous étions tous parmi les dirigeants n’avait pas compris et fait comprendre aux militants la raison fondamentale, les problèmes essentiels de l’exploitation coloniale et par conséquent les exigences d’une réelle libération ? C’est cette question et d’autres du même genre que nous devons nous poser aujourd’hui. L’histoire nous avait donné tous les moyens de faire le travail de clarification que nous devions faire en tant que révolutionnaires. Le compromis que nous avons passé avec le colonialisme, l’avons-nous présenté comme un compromis, c’est-à-dire un accord par lequel nous avons à la fois gagné et momentanément perdu ?
(…) Déjà en cette fin de 1955, chez plusieurs militants, surtout parmi les dirigeants de la Résistance et de l’Armée de libération, un sentiment d’amertume prenait jour, qui était en vérité l’intuition que la révolution venait d’être stoppée. Avons-nous pris à notre compte cette amertume, comme c’était notre rôle et expliqué la véritable portée du compromis d’Aix-les-Bains, alors que la politique de l’adversaire devenait claire comme le jour ? Au contraire, nous avons pris à notre compte tout l’accord et nous l’avons présenté comme une déroute totale du colonialisme français.» [Mehdi Ben Barka, Écrits politiques, Editions Syllepse, Paris, 1999].
Il n’a cessé, depuis, aussi bien dans ses conférences que ses écrits, à mettre en garde sur les dangers du néo-colonialisme et de la capacité de l’impérialisme à s’ingénier « (…) à vider cette indépendance de son contenu de libération véritable, soit en imposant des conventions léonines économique, militaires et techniques, soit en installant des gouvernements à leur dévotion, à la suite d’élections préfabriquées, soit encore en inventant des formules soi-disant constitutionnelles de coexistence multinationale, pour camoufler la discrimination raciale en faveur des colons. » [Idem]
Au lendemain de l’indépendance, il comprend rapidement que l’indépendance ne peut avoir de signification réelle que si la souveraineté et l’initiative du peuple deviennent le fondement même des nouvelles institutions du pays. Il se distingue alors par ses qualités d’organisateur à différents niveaux. En tant que membre du secrétariat du parti de l’Istiqlal il est qualifié de véritable « dynamo » du Maroc nouveau.
Mehdi Ben Barka va démontrer sa capacité à mener de front l’action politique au quotidien et la réflexion théorique sur des sujets aussi variés que « les communes rurales et l’éducation de base », « l’évolution de la femme », « la réforme de l’enseignement » ou « la commune, cellule de base dans la démocratie ». Ce sont là quelques thèmes des conférences qu’il fait à travers le pays ou des éditoriaux qu’il rédige pour Al Istiqlal, l’hebdomadaire en langue française du parti.
Refusant tout poste gouvernemental, il occupera pendant trois ans les fonctions de président de l’Assemblée nationale consultative, qui devait préparer à la future assemblée constituante, qui ne verra jamais le jour. Jusqu’à sa dissolution en I959, il s’efforcera de faire de cette assemblée qui n’avait aucun caractère délibératif, un lieu de débat et un cadre d’apprentissage de la démocratie, d’en faire « une institution qui permettra au peuple de gérer ses affaires dans le cadre d’une monarchie constitutionnelle solidement établie » [discours inaugural, novembre 1957].
Sa conception du développement fondé sur la créativité et l’action populaires se traduit dans des projets de développement tous azimuts, dont il est le concepteur, l’initiateur et l’opérateur de première ligne : constructions des premières crèches marocaines, campagne nationale de volontariat pour la construction des écoles, à la ville comme à la campagne, campagnes populaires d’alphabétisation, école des cadres administratifs… Tous ces projets ont un dénominateur commun : la mobilisation populaire. Pour lui le développement ne peut se concevoir « par en haut » et il n’y a pas de véritable libération ni de développement sans démocratie, et sans le rôle actif des travailleurs qui doivent occuper une place de choix dans l’ensemble de ce processus. Généralisant ces concepts à l’ensemble de l’Afrique, il souligne que : « Dans cette édification économique et sociale de l’Afrique nouvelle, nous devons insister sur le rôle prépondérant de la classe ouvrière et de la paysannerie organisées. Ces forces sont les seules garants et les soutiens permanents de cette politique, car celle-ci sera à la fois attaquée par l’impérialisme extérieur et ses agents à l’intérieur. Cette édification des bases d’une démocratie réelle qui seule donne une fin à l’indépendance, ne saura être l’œuvre que de l’union des forces politiques populaires progressistes et conscientes » [Discours à la deuxième conférence des peuples africains à Tunis en 1960]. Partout, la pensée et l’action s’imbriquent de façon intime. La pratique permettant elle-même de théoriser et de généraliser.
Il lance durant l’été 1957 le plus grand rassemblement de jeunes jamais vu au Maroc pour réaliser « la Route de l’Unité », projet d’envergure qu’il a initié et supervisé. Cette route a relié deux communes situées l’une dans l’ancienne zone sous contrôle espagnol, et l’autre dans la partie qui était sous protectorat français, symbolisant ainsi la réunification réelle du pays et la destruction du mythe des deux zones. Ce chantier a mobilisé quelques dix mille jeunes volontaires, venant de toutes les régions du pays, d’origines sociales très diverses, partageant leurs journées entre le travail sur la route et des sessions de formation civique. L’objectif annoncé étant d’en faire de véritables « citoyens militants ».
Dans un entretien avec Raymond Jean, il précise le contenu qu’il veut donner à l’indépendance : « Pour nous, l’Indépendance ne doit pas consister à réaliser un peu de prospérité pour une fraction du peuple marocain qui peut y accéder facilement au détriment de cette masse qui, elle, a un grand chemin à parcourir. (…) La société marocaine doit être une société équilibrée qui doit assurer le bien-être du peuple, aussi bien du monde rural que du monde des villes. Cela suppose que nous donnerons à nos fellahs les moyens de briser la gangue de sa misère et de rompre le cadre qui fige sa vie. » [Raymond Jean : Problème d’édification du Maghreb, Quatre entretiens avec El Mehdi Ben Barka, Plon, Tribune Libre n°25, Paris 1959.]
Devant les obstacles et les inerties qui s’opposaient à une telle vision, aussi bien de la part du pouvoir que de l’aile modérée du parti de l’Istiqlal, il joue un rôle principal dans la création, en 1959 de l’Union Nationale des Forces Populaires (UNFP) dont la revendication fondamentale a été la nécessité de la mise en place d’une Assemblée Constituante pour doter le Maroc d’une constitution démocratique.
A partir de 1960, il va cristalliser sur sa personne la symbolique de l’opposition aux choix antipopulaires qui ont été faits par le pouvoir. Il devient par là-même l’une des cibles privilégiées des agents des services répressifs du pouvoir marocain. D’abord en 1960 puis, ensuite en 1963, il est forcé à l’exil.
Le militant internationaliste
Il œuvre alors, au nom de son parti, à approfondir les liens de solidarité avec les différents
mouvements de libération nationale dans le monde et avec leurs dirigeants.
Il approfondit son analyse de la nature formelle de l’indépendance politique octroyée ainsi
que les dangers des alliances objectives entre ancienne puissance coloniale et forces
réactionnaires locales : “(…)Pour l’ensemble des pays africains, nous devons donc parer aux dangers d’un néo-colonialisme dès la proclamation de l’indépendance qui laisse intacts, avec les structures coloniales, toutes les chances d’une exploitation impérialiste. Toute indépendance qui se contente de reconduire [..] les caractéristiques de la domination coloniale ne saurait être que leurre et tromperie. (…)Notre analyse des manifestations néo-colonialistes en Afrique restera incomplète si nous ne soulignons pas les dangers que constituent les forces réactionnaires nationales. L’impérialisme ne saurait conserver des chances de survie en Afrique s’il ne pouvait se camoufler sous les intérêts de certains éléments rétrogrades ». [Entretien avec Robert Barrat : L’unité difficile, in Témoignage Chrétien, Paris 1961.]
Il est également l’un des premiers à démonter et expliciter les rouages et mécanismes du
néocolonialisme : « Il s’agit de cette politique qui, d’un côté, accorde de cœur léger l’indépendance politique et, au besoin, crée des États factices dont l’indépendance n’a aucune chance de devenir réelle ; et d’autre part, propose une “coopération” dont le but est une prétendue prospérité (..) dont les bases objectives sont en dehors de l’Afrique. Toute politique, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’Afrique qui conduit consciemment ou non, à de tels résultats est objectivement néocoloniale. (…) Toute politique, en Afrique, qui ne passe pas par la destruction radicale des structures féodales et capitalo-coloniales, ne peut que faire le jeu du néocolonialisme, malgré ses prétentions à l’industrialisation et à la planification, car tous ces projets sont bâtis sur du vent ». [Projet d’article pour « La revue africaine », novembre 1963]
Avec la mise en place de l’Organisation de Solidarité des Peuples Afro-Asiatiques (OSPAA) à la fin des années 50, dont le siège était au Caire, on était dans le prolongement de l’esprit de la Conférence de Bandung – appui aux luttes d’indépendance nationale, mise en place de structures en rupture avec l’ancienne puissance coloniale. La différence fondamentale était que ce n’était plus les Etats qui y étaient représentés mais les peuples à travers les Mouvements de libération nationale des pays encore colonisés et les partis progressistes des états nouvellement indépendants. Mehdi Ben Barka y a eu un rôle éminent, en faisant partie du Secrétariat permanent après avoir présidé la Commission sur le néo-colonialisme de la Conférence des Peuples Africains, en mars 1961 et surtout dans le Comité du Fonds de Solidarité Afro-Asiatique, dont la mission était de soutenir et de répondre aux besoins des membres de l’OSPAA, qu’il s’agisse des mouvements de libération ou des partis progressistes, dans leur lutte contre le colonialisme, l’apartheid, le néo-colonialisme et leurs séquelles.
La nécessité de prolonger ce mouvement de solidarité des peuples à l’Amérique latine s’est fait sentir très rapidement. C’est à Winneba au Ghana en avril 1965, que la date de la réunion de la conférence tricontinentale ainsi que le lieu de son déroulement ont été fixés : La Havane en janvier 1966.
Le temps était venu de créer une nouvelle organisation dotée d’un souffle nouveau qui unirait toutes les forces révolutionnaires et progressistes du Tiers Monde dans le but de réaliser un objectif unique : la libération, le progrès et la paix.
La désignation de Mehdi Ben Barka comme président du Comité préparatoire international de la Conférence tricontinentale a été une reconnaissance du rôle qu’il a joué et des efforts immenses qu’il a déployés dans la progression des mouvements africain, asiatique et latino-américain en vue d’unifier la lutte des peuples des trois continents contre leur ennemi commun : l’impérialisme, le colonialisme, le néo-colonialisme et le sionisme.
La justesse de ses analyses, sa connaissance des différentes forces progressistes et révolutionnaires dans les trois continents, la confiance dont il jouissait de la part des différents dirigeants révolutionnaires ont permis d’aplanir les divergences de l’époque (sino-soviétiques, sino-cubaines, inter-mouvements de chaque pays) pour que la conférence Tricontinentale puisse se tenir.
Les objectifs de la Conférence étaient clairs : intensifier le soutien aux luttes en cours (Saint-Domingue, Vietnam, Palestine, Congo, etc…), développer les actions contre l’apartheid et la ségrégation raciale et toutes les discriminations, apporter un appui à Cuba et aux peuples d’Amérique latine, dans la perspective de contribuer à mettre fin à l’exploitation impérialiste et néocoloniale, à l’oppression et l’agression armée.
Pour renforcer ce combat des peuples d’Afrique d’Asie et d’Amérique latine, le soutien des forces progressistes et démocrates des anciennes puissances coloniales et d’Europe fut sollicité. La Conférence tricontinentale se tiendra bien à la Havane en janvier 1966, mais sans celui qui œuvra tant pour son succès ; elle n’atteindra jamais les objectifs qu’elle s’était fixée, à savoir la mise sur pied d’une unique organisation de solidarité pour les peuples des trois continents.
L’enlèvement, la disparition, la recherche de la vérité face à la raison d’État
La vie et l’action de Mehdi Ben Barka furent brutalement interrompues le 29 octobre 1965 à Paris de manière criminelle. Evoquer sa pensée et son action ne peut se faire sans rappeler sa disparition et tout ce qui reste à faire pour connaître toute la vérité sur son sort. Plusieurs raisons se sont conjuguées pour que, plus d’un demi-siècle après le crime, cette affaire reste encore présente dans les mémoires et suscite autant d’émotion. D’abord, le mystère qui entoure la mort de Mehdi Ben Barka n’est pas élucidé, ce qui est en soi une atteinte au droit à la vérité et à la justice pour sa famille. Ensuite, le scandale soulevé par ce crime d’états s’est prolongé par le scandale des raisons des états invoqués pour empêcher la vérité de voir le jour. La convergence des intérêts menacés par son combat qui a abouti à son enlèvement et son assassinat se poursuit pour mettre en échec l’action de sa famille pour la vérité, la mémoire et la justice. Enfin, la personnalité même de la victime continue de marquer l’histoire du Maroc et du tiers-monde par sa présence à travers le temps et au-delà de la mort.
Il devient alors évident que son enlèvement et son assassinat ont constitué l’aboutissement d’un complot visant à éliminer l’un des symboles, l’élément moteur et fédérateur de la lutte de libération et d’émancipation des peuples d’Afrique, d’Asie et d’Amérique Latine.
Les agents des services secrets marocains sont venus en France recruter une équipe de truands, aidés en cela par Antoine Lopez, agent d’Air France à Orly et honorable correspondant du SDECE. Le SDECE (aujourd’hui la DGSE) a suivi de très près les préparatifs de l’opération criminelle. Les différents rapports de l’agent Antoine Lopez et les notes internes de son officier traitant l’attestent. Pourtant rien n’a été fait pour prévenir le crime ni, lorsque celui-ci a été commis, de permettre d’en arrêter les exécutants en fournissant à temps à la police les éléments d’information dont il disposait.
Le Mossad israélien a servi de point d’appui logistique pour les services secrets marocains.
La CIA américaine disposait d’agents à demeure dans les locaux des services secrets marocains à Rabat et était inquiète de la tenue de la conférence Tricontinentale à La Havane que préparait Mehdi Ben Barka.
Cette convergence d’intérêts à l’origine de l’enlèvement et de la disparition de mon père s’est poursuivie et se poursuit encore par une volonté commune d’empêcher la justice de mener à bien sa recherche de la vérité.
Ainsi, le scandale soulevé par le crime d’état(s) qui a fortement éclaboussé le régime gaulliste et le régime de Hassan II s’est prolongé par le scandale de la raison d’État (ou plutôt des raisons des états impliqués) qui est invoquée pour empêcher la vérité de voir le jour malgré une première instruction en 1965, deux procès en 1966 et 1967 et une seconde instruction ouverte depuis 1975.
Côté marocain, il a fallu attendre le décès de Hassan II, en 1999, pour que les Commissions rogatoires internationales (CRI) des juges d’instruction français commencent à être exécutées au Maroc. Elles l’ont été à minima jusqu’en 2003, date à partir de laquelle les autorités judiciaires marocaines n’ont plus répondu. La raison d’État et le poids accru des sécuritaires marocains se sont totalement imposés aux apparentes velléités du début de règne du roi Mohamed 6 de faire la lumière sur les violations des années de plomb.
Côté israélien, à la suite des nombreux articles et enquêtes journalistiques faisant état du
rôle du Mossad, après les interviews d’anciens responsables de ce même Mossad qui confirment cette implication, des CRI ont été adressées à Tel Aviv. Elles sont restées sans réponse à ce jour.
Du côté des Etats-Unis, la CIA n’a toujours pas déclassifié les 1800 documents au nom
de mon père qu’elle a reconnus détenir.
Côté français enfin. Depuis l’enlèvement et la disparition de Mehdi Ben Barka, le « secret de la Défense nationale » qui couvre les documents des services secrets français a constitué l’un des points principaux du blocage de l’action de la justice pour établir la vérité. Cette persistance près de soixante années après les faits ne peut aboutir qu’à assurer la protection des criminels et garantir leur impunité au mépris de la vérité et la justice. Dans un État qui se veut de droit, cela permet à la DGSE et son ministère de tutelle d’être juges et parties dans une affaire criminelle, laissant les juges d’instruction désarmés.
Sous le septennat du Président Giscard d’Estaing, le refus a été catégorique. Après l’élection du Président Mitterrand, le Premier ministre Pierre Mauroy donne l’ordre au directeur de la DGSE de communiquer à la justice le dossier en sa possession. Le juge Pinsseau en charge du dossier, reçoit ces éléments, mais sur décision du ministre de la Défense, Charles Hernu, les documents sont séparés en deux parties. L’une est confiée à la partie civile, l’autre, couverte par le « secret défense », est mise sous scellés au palais de justice de Paris. Les documents « visibles » n’apportent rien de nouveau. Ils sont, dans leur quasi-totalité, tous postérieurs au 1er novembre 1965… Malgré les nombreuses démarches menées auprès des responsables politiques français de tous bords par l’avocat de la famille de Mehdi Ben Barka, Me Maurice Buttin, malgré les demandes des juges d’instruction successifs, les documents classifiés restent inaccessibles à la justice et la partie civile. Les choses vont tout de même bouger avec l’arrivée de Lionel Jospin à Matignon, en 1997. Il décide la création de la Commission consultative du secret de la défense nationale (CCSDN).
Le nouveau juge d’instruction, Jean-Baptiste Parlos, obtient du ministre de la Défense, Alain Richard, la déclassification de quelques pièces supplémentaires, en 2001. Mais c’est finalement le juge Patrick Ramaël – en charge du dossier de septembre 2003 à septembre 2014 -, sur la requête de la partie civile, qui obtient de Mme Alliot-Marie, ministre de la Défense nouvellement nommée, la déclassification de toutes les pièces restantes. Leur consultation n’apporte aucun élément nouveau sur le sort de Mehdi Ben Barka. De plus, rien ne justifiait que ces documents soient restés couverts par le « secret défense » aussi longtemps ! En 2010, Me Buttin remet au juge Ramaël les noms de quatre-vingts personnes dont il serait bon d’obtenir les dossiers archivés à la DGSE. Le juge décide alors de mener une perquisition au siège même de cet organisme, accompagné du président de la CCSDN, Jacques Belle. Cette visite dure plusieurs heures, étalée sur deux jours, les 29 juillet et 3 août 2010. Vingt-trois dossiers seulement sont remis au Président de la Commission chargé de constater qu’il s’agit bien de dossiers concernant l’affaire Ben Barka.
Le juge Ramaël adresse dès lors une requête au ministre de la Défense, en application de la loi, pour demander la levée du secret sur les pièces de ces vingt-trois dossiers. Une réponse positive lui est donnée, mais lorsqu’il reçoit en son cabinet les dossiers, il s’aperçoit que sur 484 pages saisies, 144 seulement sont déclassifiées ! Il écrit au ministre pour demander l’explication à cette contradiction. Il lui est répondu qu’il y a eu erreur ; que la CCSDN – déjugeant de facto son Président – a considéré que les pièces, à tort dites « déclassifiées », étaient, en fait, des pièces « n’ayant aucun lien direct ou indirect avec l’affaire » !! Depuis, les demandes de levée du secret défense sur l’ensemble des documents saisis formulées par la partie civile n’ont reçu aucune réponse favorable.
La dernière péripétie date de fin avril 2017. La CSDN émet un avis favorable le 27 avril 2017 pour la déclassification de 89 documents émanant du ministère de la défense (archives du Service de documentation extérieure et de contre-espionnage). Après avoir analysé ces documents, on doit constater que, en fait, le ministère s’est moqué du juge d’instruction, M. Cyril Paquaux, et de la partie civile. En effet, les 89 documents déclassifiés n’ont aucun rapport avec la requête du juge d’instruction qui concernait des documents saisis au siège de la DGSE en 2010 et toujours soumis au secret-défense. Il s’agit, en fait, de 89 documents qui, depuis des années sont TOUS au dossier ! On trouve même parmi ces documents des procès-verbaux de l’instruction de M. le juge Zollinger, datant de 1965 ou 1966… Voilà comment dans la confusion des derniers jours d’un quinquennat – qui n’a en aucune façon aidé la justice à progresser – on trompe l’opinion en laissant croire qu’un geste significatif a été fait dans la recherche de la vérité.
La reconnaissance par le Président Macron de la responsabilité de l’État dans l’assassinat de Maurice Audin et ses déclarations encourageantes concernant l’ouverture des dossiers relatifs à l’assassinat de Thomas Sankara avaient eu en leur temps une forte portée symbolique et avaient soulevé de notre part une interrogation légitime : pourquoi pas un geste similaire dans l’enlèvement et la disparition de Mehdi Ben Barka ? Il n’en fut rien.
On s’interroge, pourquoi cet entêtement à refuser d’admettre le rôle de la France dans l’une des affaires les plus scandaleuses de la Vème république ? Cette reconnaissance aurait eu pourtant toute sa signification et permettrait sûrement un geste de déblocage similaire côté marocain. Mais, d’un autre côté, ces déclarations ne restent que des intentions de principe si elles ne sont pas suivies de mesures concrètes permettant aux familles de connaître toute la vérité sur le sort de leur parent ou leur proche et leur permettre de faire enfin leur deuil.
Plus de cinq ans après la visite du Président Macron à Josette Audin, qu’en est-il du dossier de Maurice Audin et de l’entière vérité sur l’assassinat du militant anticolonialiste ? La justice burkinabé a-t-elle pu prendre connaissance de tous les documents promis par le
président français ?
Ce qui nous ramène aux questions soulevées par le « Collectif secret-défense : un enjeu démocratique » sur les implications des dysfonctionnements de l’usage du secret-défense
sur le fonctionnement démocratique de notre société.
Pour nous, famille de victime, cette complicité du silence, surtout de la part d’États se disant de droit, est humainement insupportable et politiquement inacceptable. Nous estimons que contribuer à faire connaître la vérité dans l’enlèvement et la disparition de Mehdi Ben Barka sera un indicateur de la capacité de l’État à assumer les dérapages de ses services et cesser de masquer les dérives de ces derniers, voire parfois couvrir les crimes commis en France par les services d’autres d’États.
Deux nations comme la France et le Maroc ne doivent plus et ne peuvent plus user d’inertie et de dérobades pour empêcher le déroulement normal de la justice. Elles se grandiraient en assumant pleinement leurs responsabilités pour que la vérité soit établie au grand jour et que justice se fasse.
Il est inadmissible que, au bout de près de soixante ans, le manque de volonté politique aboutisse à l’enfouissement du dossier judiciaire, à une seconde mort de Mehdi Ben Barka et à l’impunité des criminels.
Cependant, comme l’a rappelé Jean Ziegler [Bachir Ben Barka (coord.), Mehdi Ben Barka en héritage, Editions Syllepse (Paris) et Tarik Editions (Casablanca), 2007] : « Sur les trois
continents, des hommes, des femmes solidaires reprendront la lutte pour l’émancipation des peuples. Les visions, l’exemple et la lucidité de Mehdi Ben Barka ainsi que la mémoire de son sacrifice seront comme une lumière. Elle guidera le pas des insurgés »
Bachir Ben Barka (président de l’Institut Mehdi Ben Barka – mémoire vivante)