30 ans après l’assassinat du président révolutionnaire du Burkina Faso Thomas Sankara, en octobre 1987, la situation du peuple burkinabé ne s’est pas améliorée, loin de là. Malgré une relative croissance économique continue, la dette extérieure publique du pays a explosé (multipliée par 2,5 en 20 ans) ; du coup l’indice de développement humain du Burkina Faso n’a pas décollé (185ème rang sur 188 en 2015, rapport PNUD 2016) avec un PIB par habitant de 551 euros (2016), un taux de pauvreté de 43,7% (2015). Cette stagnation s’explique en partie par la politique menée depuis 1987, qui a résolument tourné le dos aux tentatives progressistes faites par Sankara pendant quatre ans de rompre avec la soumission, économique et politique, de son pays vis à vis de l’occident. Dans ce cadre la dépendance à l’aide extérieure s’est notablement accrue, atteignant presque 10% du PIB, ce qui a placé le Burkina Faso dans une situation de grande sensibilité à une baisse de ces aides, possible à tout moment. Cela a aussi mis parfois les collectifs d’habitants et les élus municipaux sous la coupe d’intervenants extérieurs aux priorités parfois différentes de celles des locaux.
Par Centre d’Information Inter Peuples (CIIP) le 28 mars 2018
Sankara éliminé : Blaise Compaoré “rectifie” la révolution
L’assassinat de Thomas Sankara survient dans un contexte de dissensions croissantes au sein de l’organe dirigeant l’État et le processus révolutionnaire. Immédiatement après cette élimination son compagnon d’armes historique Blaise Compaoré prend sa place et promulgue un Front Populaire à la place du Conseil National de la Révolution auquel se rallient, entre autres, certains partis de gauche qui ont soutenu Sankara. Pour tenter de s’assurer une base sociale il commence par contenter les fonctionnaires qui, sous le régime précédent, ont été économiquement touchés, et partiellement réprimés pour leur opposition plus ou moins larvée à la révolution sankariste. Cette ouverture n’empêche pas l’exécution de sept militaires accusés d’avoir envisagé un coup de force militaire contre lui.
Rapidement Compaoré réoriente le cours politique du pays en décrétant la “rectification de la révolution”. Tout en déclarant s’inscrire dans le fil du programme initial du CNR, il affirme que l’étape historique que doit traverser le Burkina Faso se situe dans le cadre du régime économique bourgeois de production et avance la perspective d’un capitalisme d’État, mais en limitant en réalité l’État principalement dans un rôle de facilitateur des investissements privés, y compris internationaux s’ils respectent, au moins en façade, l’intérêt national. Dans ce cadre il liquide l’héritage anti néocolonialiste de Sankara, en répondant finalement aux exigences des institutions financières internationales et aux désidératas néocoloniaux de la France, dans les objectifs politico-économico-militaires de la “Françafrique”, et à ceux des USA. Ces puissances le soutiennet tout le long des 27 ans où il reste au pouvoir, ne lui suggérant une transition pacifique et honorifique, qu’à la fin. En plus de relayer le néocolonialisme dans son pays, il intervient plus ou moins indirectement dans les pays voisins, contribuant à les déstabiliser, quitte à y tenir aussi un rôle de médiateur pour se donner un certain prestige.
Au niveau économique, il met en œuvre des mesures d’austérité dans le cadre d’un plan d’ajustement structurel de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international et ouvre largement le pays aux entreprises privées internationales. Parallèlement des entreprises d’État sont privatisées au bénéfice des proches du régime, sur un fond de corruption généralisée et d’immunité des bénéficiaires. Importante richesse du Burkina Faso, l’extraction de l’or est confiée à des multinationales et profite peu au pays et encore moins à la population qui, par contre, subit la pollution au mercure et à l’arsenic. Sur le plan agricole, le développement de l’agro-industrie d’exportation est favorisé avec, en particulier, l’introduction du coton transgénique, qui installe la dépendance des paysans à l’égard de la multinationale Monsanto, alors que, rapidement, les espérances en termes de gains de rentabilité ne sont pas été au rendez-vous (ni pour les producteurs ni pour le pays) ; ceci dans un contexte où le coton représente alors 4 % du produit national brut seulement, mais environ encore deux tiers des revenus d’exportation. Dans ce cadre, l’agriculture familiale se heurte aussi au problème de l’accaparement des terres : des dignitaires et proches du régime s’octroient ainsi à bas prix de nombreuses parcelles de villageois ; au passage, la réforme agraire est mise définitivement en sommeil, au bénéfice des chefs traditionnels entre autres.
Le “Système Compaoré” face à une contestation croissante
Malgré une vie politique maintenue démocratique en apparence, le régime est très autoritaire, s’inaugurant par une chasse aux sankaristes, parfois sanglante, dans l’administration et l’armée. Compaoré gagne régulièrement les élections, appuyé sur un parti largement hégémonique et face à une opposition atomisée en micro partis, mais avec de très faibles participations électorales (pas plus de 30% aux présidentielles), la population étant sans illusion, le tout sur fond d’assassinats politiques sporadiques. Il renoue avec la politique traditionnelle depuis la décolonisation, de s’appuyer comme relais sur les chefs coutumiers et religieux, continuant d’une certaine manière une pratique coloniale. Des mobilisations éclatent périodiquement pour la dénonciation des dérives du système Compaoré. En effet, malgré la répression, sa politique rencontre des résistances constantes, rurales ou urbaines, les jeunes, et parfois les femmes, y tenant un rôle central, descendant dans la rue, en particulier pour demander “vérité et justice” suite à l’assassinat du journaliste Norbert Zongo en 1998, puis en 2008 contre la vie chère et encore en 2011 contre des violences policières. À chaque fois le pouvoir est menacé par ces révoltes spontanées massives, qui dénonçent globalement la misère, la vie chère, l’état des services publics, l’insécurité, la corruption, les abus de pouvoir et l’impunité. Il y a même des mutineries militaires, non sans exactions. Malgré des concessions gouvernementales ponctuelles, ces agitations populaires restent chroniques.
Cette dynamique protestataire est enrichie par certaines organisations syndicales et associatives qui l’élargisse et la politise ; puis les partis d’opposition appellent en mai 2013 à une marche contre la création d’un Sénat, perçu comme un moyen pour Compaoré de fortifier et prolonger son régime chancelant. Cette marche réunit une foule imposante de toutes origines sociales et de tous âges, femmes et hommes, militant-e-s d’une organisation ou pas : c’est un temps fort vers le départ forcé de Compaoré. Elle est suivie par une effervescence sociale et politique sans répit. Le 30 octobre 2014 une tentative de faire modifier la Constitution par le parlement pour prolonger le mandat présidentiel provoque un soulèvement populaire, précédé de nombreuses manifestations, dont une grande marche des femmes. Une foule massive désarmée, largement composée de jeunes, qui représentent au moins 50 % de la population, se masse devant l’Assemblée Nationale les mains en l’air devant l’armée qui refuse de tirer et se retire. Les manifestants envahissent et saccagent l’assemblée ainsi que d’autres symboles du pouvoir. Le lendemain, ils maintiennent la pression en se réunissant à nouveau par centaines de milliers, tandis que certains, dont le mouvement “le Balai citoyen”, qui a joué un rôle très actif dans l’insurrection, appellent l’armée à “prendre ses responsabilités”, ce qui est une tradition au Burkina Faso en cas de crise politique. Compaoré démissionne et fuit le pays avec l’aide de la France, pour se réfugier en Côte d’Ivoire le 1er novembre 2014.
Une transition confuse sans perspective de développement
Le lieutenant-colonel Zida, ex-commandant en second de la garde présidentielle de Compaoré, lui succède pour la transition, puis devient premier ministre, pendant qu’un civil, Michel Kafando est nommé président par intérim, chargé de la normalisation institutionnelle et d’organiser des élections. Ce processus est troublé en septembre 2015 par un putsch de généraux compromis jusqu’au bout dans le régime Compaoré, tentative mise en échec par une partie de l’armée et, surtout, grâce à une nouvelle mobilisation populaire massive, le peuple ne tolérant pas de se faire confisquer sa victoire de 2014. Les élections sont donc organisées en novembre 2015 et Roch C. Kaboré, qui a été premier ministre de Compaoré, avant de s’opposer à lui en 2013, est élu président ; à son désavantage il n’obtient qu’une faible majorité aux législatives. Cette élection paradoxale s’explique en partie car la “Transition” revendique un bilan favorable dans ses actions contre l’impunité et les dénis de justice, alors que la société civile lui reproche ses limites en la matière, notamment la non élucidation des commanditaires des tueries de 2014 et 2015.
En février 2016 Roch C. Kaboré nomme Paul Kaba Thiéba premier ministre, un technocrate financier inconnu du public burkinabé qui était jusqu’alors pendant vingt ans cadre à la Banque Centrale des États de l’Afrique de l’Ouest. Dans son programme d’orientation, celui-ci promet de nombreuses mesures visant à satisfaire toutes les couches de la population, mais sur le plan économique il compte beaucoup sur les investisseurs privés, nationaux et internationaux, et leur annonce de larges incitations néolibérales (zones franches, partenariat public-privé, facilités d’implantation). En mai 2017 la coalition Dytaniè, regroupant entre autres des mouvements citoyens, dénonce déjà une augmentation continue et significative des prix des produits de survie (riz, huile, pain, savon…) et exige que “des mesures idoines soient prises pour alléger la souffrance du peuple”, ainsi que la réduction du coût des logements, tout en dénonçant “les fraudeurs du fisc et autres prévaricateurs et l’affairisme”.
Par ailleurs le pays se dirige vers une forme de “réconciliation – entente” qui arrange les acteurs ayant participé aux pillages du régime Compaoré, du moins ceux qui l’ont quitté suffisamment tôt pour pouvoir rester au Burkina Faso, que ce soit dans l’opposition ou au pouvoir. Les partis radicaux et les mouvements citoyens réclament pourtant clairement le jugement de tous les crimes de sang, mais aussi économiques, de l’ancien régime et l’extradition de Compaoré sans quoi le peuple “demeurera dans la misère et sans lendemain ni perspective. Il s’agira en effet d’un second crime moral“. “La récupération des biens colossaux dérobés au trésor public, la fin de l’impunité économique et fiscale, le lancement des procédures de rapatriement des fonds placés dans des banques à l’étranger” sont aussi justement réclamés.
Nouveau sujet d’inquiétude : l’apparition de raids jihadistes dans le nord et des visites armées d’écoles pour réclamer l’abandon des programmes scolaires classiques pour l’enseignement du Coran et de l’Islam. Un directeur d’école y est abattu, ce qui mobilise les jeunes et les enseignants. En 2016, il y a une attaque sanglante d’un hôtel en plein Ouagadougou et une autre en août 2107, également dans la capitale.
30 ans après le décès de Thomas Sankara, les circonstances de son assassinat ne sont toujours pas officiellement élucidées, notamment pour en connaître les commanditaires nationaux et/ou internationaux, dont éventuellement la France qui est impliquée dans divers témoignages. Après deux ans d’investigation, le juge d’instruction burkinabè enfin chargé de l’enquête a auditionné une centaine de personnes, en a inculpé une quinzaine. Parallèlement il lance une commission rogatoire pour demander la levée du secret défense en France, restée sans suite du côté français… Pourtant cette fois ce ne sont pas de simples militants qui “fantasment”, comme l’avait dit l’ancien ambassadeur de France au Burkina, mais bien un juge d’instruction dans une procédure judiciaire officielle qui questionne la France et lui demande de prendre ses responsabilités concernant l’implication française possible dans cet assassinat.
Sankara : un héritage pour une population en attente ?
Dans ce contexte d’insatisfactions, la mobilisation sociale s’est pourtant en grande partie calmée, bien que l’administration condamne la recrudescence de grèves sauvages dans ses rangs. Cependant la victoire des orientations politiques du gouvernement est paradoxale après deux puissantes révoltes et une série d’explosions pendant les années précédentes, contre des maux qui continuent, comme la vie chère, entre autres. Cela s’explique en partie par le morcellement de l’opposition radicale, y compris sankariste, et donc par l’absence d’un rassemblement politique large promouvant un programme de mobilisation politico-social alternatif global et unitaire. Les nouveaux mouvements type “Balai citoyen” cherchent à y remédier, de par leur vigilance et la clarté de leurs dénonciations, mais ne semblent pas, à l’heure actuelle, porteurs d’une stratégie qui les affranchirait totalement des personnels politiques traditionnels diviseurs, ce qui n’est d’ailleurs pas dans leurs prétentions du moment.
Actuellement sur le plan politique l’opposition est divisée en 2 pôles : “les insurgés” (ceux qui ont participé aux insurrections récentes) et les “brûlés” (ceux qui ont été renversés par la colère populaire). Une partie se mobilise pour réclamer une réorientation plus sociale de la politique gouvernementale : mesures contre le chômage des jeunes et des femmes, contre la faillite du petit commerce, contre l’insécurité, pour la qualité des soins de santé, contre la corruption et la politisation de l’administration, etc. Mais elle compte respecter les formes du jeu électoral classique, cherchant, dans l’immédiat, surtout à infléchir la politique gouvernementale.
La révolution n’aura pas, au final, abouti aux changements socio-économiques attendus par les révoltés, au détriment entre autres des partis sankaristes, qui finalement ne semblent pas porter en pratique les aspirations des Burkinabés, leur division étant un signe de leur impasse. Les plus lucides disent qu’il ne suffit pas de se revendiquer de Sankara pour incarner l’espoir d’un pays, mais qu’il faut savoir faire vivre son message révolutionnaire auprès du peuple dans toutes ses dimensions, ce qui ne serait pas le cas des sankaristes actuels qui parleraient plutôt en technocrates. Ceci expliquerait que les jeunes, qui se sont si largement révoltés il y a peu, aient du mal à se reconnaître dans les partis qui se réclament de l’héritage ambitieux de la révolution de 1983 ; pourtant ils s’inspirent largement de ses idées…
À côté d’autres leaders révolutionnaires africains historiques, Thomas Sankara a été et reste aujourd’hui un inspirateur très fécond pour la jeunesse burkinabè, et plus largement africaine, qui se ressaisit en pratique de son slogan “Osons inventer l’avenir”, se revendiquant explicitement de lui ou pas. “Tuez Thomas Sankara et des milliers de Sankara naîtront” disent certains : ce slogan se traduira-t-il dans la réalité concrète de la vie politique et dans les mobilisations de son pays et, plus largement, dans toute l’Afrique ?
Par le Centre d’Information Inter Peuples (CIIP)
Source : https://www.ritimo.org/Le-Burkina-Faso-apres-Sankara-des-revoltes-en-continu