L’article suivant est extrait du numéro 33 daté du mois mars 1989 de la revue Politique Africaine. Vous pouvez en charger une version PDF sur le site de la revue à l’adresse http://www.politique-africaine.com/numeros/pdf/033027.pdf. A noter que cet article est réapparu avec un nouveau titre sans que la date soit précisée à l’adresse http://laboratoireurbanismeinsurrectionnel.blogspot.com/2011/11/burkina-faso-revolution-et-politique.html.

Cet article est particulièrement critique et la conclusion ressemble plus à un procès à charge qu’à un article d’universitaire… Par exemple l’assimilation de la distribution des parcelles à une forme d’étatisation alors qu’elles ont été décentralisées aux CDR dont l’objectif justement entre autre était de lutter contre l’omniprésence de l’Etat et le crollaire qu’était son inefficacité. On en connait guère de pays où le plan de la ville ait été élaborée par les populations. Autre exemple, le manque de nuance quant au bilan des 60000 parcelles réalisées “à quel prix”. Certes les plus pauvres n’y avaient pas accès, mais le prix de 25000FCFA rendaient les parcelles bien plus accessibles qu’elles ne l’étaient auparavant. Mais néanmoins, nous pensons qu’il est utile et que les critiques exposées, libérées du parti pris évident, mérite d’être connues et discutées.

On s’étonne que l’auteur ait accepté que cet article reparaisse sans mention de sa date d’écriture et sans un complément. Le recul du temps amène pourtant souvent des refléxions supplémentaire. Car tout de même, aujourd’hui personne aujourd’hui ne semble critiquer les plans de rénovation de la ville qui d’ailleurs ont été repris par le nouveau pouvoir, comme on le sait très critique sur la révolution.

Bruno Jaffré

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Auteur: Alain Marie

Politique urbaine : une révolution au service de l’État

 

L’espace urbain, tout spécialement celui des capitales, est politique : les effets de la concentration des activités « urbanisantes  » (production manufacturière, commerce, administra­tion, grands équipements collectifs) sont amplifiés par la concen­tration du pouvoir, de ses appareils, de ses oeuvres et de ses pom­pes. Arène de la compétition sociale, de la lutte pour la richesse, le pouvoir et la maîtrise idéologique où s’accusent les lignes de force d’une société, où se cristallisent les rapports de sens et de puis­sance, où s’aiguisent clivages et contradictions, où se révèlent, en fin de compte, par effet de grossissement et de condensation, les processus de décomposition-recomposition sociales, où se confron­tent et s’affrontent tradition et modernité, logiques « populaires » et logiques étatiques, appareils d’État et sociétés civiles, ville « légale » et ville « réelle », stratégies de la domination et stratégies de la ruse.

 

Ouagadougou n’échappe pas à la règle : dans un pays rural à 90%, mais où les paysans sont encore exclus du débat politique en tant qu’acteurs directs, toutes les forces qui comptent politique­ment s’y trouvent concentrées. Ici, l’État est face à tous les contre­pouvoirs : il y a d’abord les différentes fractions de la classe politi­que qui se disputent sa maîtrise en manipulant un système milti-partite surdéterminé par les luttes de clan ; il y a ensuite la moyenne et petite-bourgeoisie, turbulente et politisée, des professions libéra­les, des jeunes technocrates de la Fonction publique, des enseignants, des employés et des ouvriers stabilisés, dont les divers syndicats sont habitués à défaire les gouvernements par leurs grèves et leurs manifestations de rue, auxquelles les mouvements lycéens et étu­diants prennent une part active ; il y a enfin, originalité burkinabè, la puissante hiérarchie traditionnelle, puisque Ouagadougou est aussi la capitale du royaume mossi le plus important du pays. Aussi n’est-il pas étonnant que l’objectif essentiel des jeunes jaco­bins révolutionnaires qui prirent le pouvoir le 4 août 1983 fut de construire un État central fort, capable de s’imposer aux dépens des ennemis désignés de la révolution démocratique et populaire (la bourgoisie d’Etat, la bourgeoisie commerçante spéculatrice, la moyenne bourgeoisie des marchands et des entrepreneurs, les « forces rétrogrades qui tirent leur puissance des structures traditionnelles de type féodal ») et des fauteurs de l’instabilité et de l’impuissance des régimes précédents (les partis et les syndicats) et que cet objectif put impliquer une logique de recomposition totale de la société urbaine et de son espace.

 

En effet, parmi les principales mesures, significatives de cet objectif d’affirmation d’un pouvoir hégémonique, supprimant tous les contre-pouvoirs entre lui et les « masses  », on ne manque pas d’être frappé par celles qui, de près ou de loin, visaient au remo­delage de la société urbaine. Citons entre autres : l’institution des CDR (Comité de défense de la révolution) destinés à se substituer à tous les contre-pouvoirs antérieurs : dans les quartiers et les villages, pour « casser » le pouvoir traditionnel (celui des gérontocraties des sociétés lignagères comme celui des chef­feries plus structurées des anciens royaumes mossi et de leurs sub­divisions locales, notamment, les quartiers de Ouagadougou) ; dans les bureaux et les entreprises, pour court-circuiter et neutraliser les centrales syndicales ; la division de Ouagadougou en 30 secteurs dirigés chacun par un bureau CDR élu par la population, et délimités de telle sorte qu’ils imposent le rédécoupage et la dislocation des 66 anciens quartiers, privant ainsi leurs chefferies de leurs assises territoriales traditionnelles ; la nationalisation de toutes les terres, urbaines et rurales, pour déposséder de leur pouvoir sur le sol et sur leurs occupants, les chefs. de village, chefs de quartiers et notables traditionnels ainsi )que la bourgeoisie foncière des villes ; la suppression des loyers durant l’année 1985 pour gagner la faveur du petit peuple des locataires et donner un coup d’arrêt aux spéculations des propriétaires cumulards ; le lotissement systématique de tous les quartiers spontanés de Ouagadougou pour mettre un terme à la spéculation de la bour­geoisie foncière et de certains chefs de quartier ; la prise en charge par les CDR de secteurs des opérations

 

d’attribution des parcelles loties, mesure qui va dans le même sens que les précédentes ; la création des Tribunaux populaires de conciliation char­gés, sous l’égide des CDR, du règlement de tous les litiges locaux, fonciers entre autres, de manière à réduire encore les prérogatives , judiciaires traditionnelles des autorités coutumières ; la construction accélérée de cités pavillonnaires et de, petits immeubles pour donner satisfaction aux aspirations à un logement moderne chez la moyenne et la petite bourgeoisie qu’il s’agit dé gagner à la révolution.

 

La politique urbaine dont ces mesures constituaient l’armature présentait deux aspects principaux : le lotissement des quartiers péri­phériques et la rénovation du centre-ville.

 

Le lotissement : lutte contre la spéculation ou « hausmannisation » au service de la rationalité étatique ?

 

Bien entendu, l’idée du lotissement des quartiers spontanés, (qui occupent 60 % du territoire urbain et regroupent 70 % de la popu­lation) n’était pas nouvelle au Burkina Faso. Mais des expériences précédentes, très ponctuelles, le nouveau pouvoir dressa un bilan négatif. De 1960 à 1980, les pouvoirs publics n’ont loti que 1 040 ha,, soit 52 par an, alors que dans le même temps, la superficie des quar­tiers spontanés augmentait de 210 ha par an, soit quatre fois plus vite. En 1980, 3 300 ha seulement, sur 8 000, sont lotis et 3 207 parcelles seulement ont été loties dans les quartiers spontanés. Face à ce constat d’inefficience des gouvernements passés, le pou­voir révolutionnaire se faisait fort d’apporter la démonstration de son efficacité. Il s’agissait donc d’agir vite et fort : la DGUTC (Direc­tion générale de l’urbanisme, de la topographie et du cadastre) fut ainsi chargée en 1984 d’élaborer un SDAU (Schéma directeur d’amé­nagement et d’urbanisme) qui permettrait de maîtriser totalement le développement de Ouagadougou jusqu’à l’horizon 2000, de manière à juguler l’extension anarchique de l’habitat spontané.

 

Le SDAU prévoyait donc le lotissement de 60 000 parcelles d’ici à l’an 2000 (parcelles rectangulaires de 300 à 400 m2, soit 20 x 15 m ou 20 x 20 m), de manière à agir à l’échelle de l’ensemble de l’agglomération et à loger chaque ménage (81 000 furent recen­sés en 1985) sur une parcelle. Fin 1987, le pouvoir put faire état de la réussite de cet objectif : en deux ans (1985-87), plus de 60 000 parcelles avaient en effet déjà été loties à cette date. Mais encore faut-il savoir à quel prix, politique pour lui, économique et social pour les populations concernées, c’est-à-dire, aussi, pour l’État lui-même… ! Si l’on prend en considération, en effet, le point de vue de ces dernières, force est de constater les effets pervers objectifs d’une politique arbitrairement décidée d’en haut, sans con­sultation véritable des principaux intéressés.

 

Il suffit pour s’en convaincre de considérer quels furent les cri­tères d’attribution d’une parcelle lotie et d’obtention du PUH (Per­mis urbain d’habiter) qui en garantissait la jouissance définitive : être propriétaire de la parcelle qu’on occupait (les non propriétaires devant être relogés après, mais il n’était pas précisé quand ni à quelles conditions) ; être âgé d’au moins dix-huit ans ; avoir des constructions sur la parcelle à lotir ; ne pas être détenteur d’une autre parcelle déjà lotie dans la ville ; verser un droit d’entrée de 25 000 F. CFA (500 FF) ; mettre en valeur la parcelle attribuée (reconstruire en dur des bâtiments d’habitation) dans un délai d’un an ; acquitter un droit de 300 F. CFA (6 FF) par m2.

 

La prise en compte de ces conditions met en évidence un pre­mier paradoxe de taille : si l’on considère en effet que le choix de la rénovation était officiellement commandé par des raisons de moin­dre coût par rapport aux opérations de réhabilitation et de restruc­turation, il faut bien admettre que l’on se trouvait-là en présence d’un quiproquo qui ne trompe guère que les naïfs, car force est de constater qu’en l’occurrence, s’il y avait moindre coût, c’est au bénéfice de l’État, promoteur de l’opération, mais non pas à celui des prétendus bénéficiaires. Non seulement le coût de l’opération était reporté sur eux, mais, de surcroît, celle-ci leur coûtait en plus la destruction des investissements qu’ils avaient réalisés précédem­ment, que ce soit sous la forme de l’achat de la parcelle ou sous la forme des constructions qu’ils y avaient faites ! En effet, la moin­dre visite sur le terrain, même superficielle, montrait que le nou­veau plan en damier avec normalisation de la taille des lots ne coïn­cidait jamais avec l’ancien parcellaire, si bien que même si l’on avait la chance de ne pas avoir à se déplacer, les limites de la parcelle lotie ne correspondaient plus avec celles de l’ancienne, ce qui con­damnait à en détruire de toute façon le bâti existant, soit parce qu’il se retrouvait en porte-à-faux, soit, le plus souvent, parce qu’il était, en tout ou en partie, hors des nouvelles limites.

 

Au niveau micro-économique, le lotissement représenta donc un véritable sinistre pour une population composée dans sa grande majorité de petites gens aux revenus faibles ou intermittents (2).

 

Au niveau macro-économique, le lotissement n’en apparut pas moins incohérent, puisqu’il revint à détruire du capital accumulé par l’épargne populaire et, dans le même temps, à contraindre celle-ci à devoir s’investir à nouveau dans de nouvelles dépenses de cons­truction — alors qu’une partie aurait pu se porter ailleurs, vers des dépenses plus productives —, tout en la ponctionnant pour alimenter le financement de l’opération en même temps que les caisses de l’État ! (3).

 

Curieux procédé que celui qui consistait à détruire une partie de la richesse nationale (le parc immobilier) et à appauvrir une partie de la population pour financer une opération de prestige urbanisti­que et d’affirmation du pouvoir d’Etat au nom d’une politique d’amélioration des conditions de vie des masses, en principe desti­née à les gagner définitivement à la cause révolutionnaire, et dont le résultat effectif fut de les en détourner !

 

Bien loin, en effet, d’aiguiser la lutte des classes aux dépens des possédants, la rénovation souda dans une même protestation silencieuse gros et petits détenteurs de parcelles, propriétaires et locataires ou hébergés. Car, si certains perdirent plus que d’autres, tous se retrouvèrent lésés et tous furent devant la nécessité d’affron­ter une situation aggravée par la contrainte de la destruction et du réaménagement. Bien plus — autre paradoxe —, ce sont les plus modestes qui furent évidemment les plus frappés par la mesure : les hébergés et les locataires, parce qu’ils passaient après les pro­priétaires dans les listes d’attributaires et que leurs propriétaires ne pouvaient tout de suite reconstruire suffisamment de logements pour tous les garder, mais aussi les petits propriétaires de leur unique parcelle, parce que beaucoup d’entre eux, ne pouvant s’acquitter des droits d’entrée sur la nouvelle parcelle lotie, ou, à plus long terme, ne pouvant les mettre en valeur (4), furent condamnés de fait à quitter le quartier pour aller chercher un nouveau logement plus loin, c’est-à-dire au delà des limites de lotissement ! Si bien qu’en réalité, avec le lotissement, l’État révolutionnaire s’aliéna sa base sociale « naturelle », le petit peuple des villes, sans pour autant, bien entendu, se concilier les couches supérieures ou intermédiai­res.

 

Quant à la lutte contre la spéculation, en ce domaine également, le lotissement fut porteur de conséquences contradictoires : la moin­dre visite rapide des quartiers périphériques de Ouagadougou mon­trait en effet que, à la limite des lotissements en cours, de vastes zones non encore urbanisées se couvraient dans le même temps de minuscules constructions cubiques d’une seule pièce, à l’évidence vides d’habitant, mais hâtivement construites dans l’attente de lotis­sement à venir.

 

Bien entendu, cette stratégie d’anticipation n’échappait pas aux responsables ; l’un d’entre eux reconnaissait ainsi qu’il y avait là une forme de « démocratisation de la spéculation » (5), celle-ci étant évidemment d’un coût moins élevé que la spéculation classique, dans la ville habitée. Pour autant, il lui fallait bien admettre que le lotis­sement, y compris dans ses effets d’« élargissement  » de la base de la Spéculation, avait pour conséquence l’exclusion des plus pauvres de la propriété des terrains urbains. Mais comme il le fit remar­quer ; avec une franchise somme toute appréciable : « la ville a un prix. Celui qui ne peut y accéder n’a qu’à retourner au village pour y cultiver » !

 

Ainsi s’avouait, dans les propos de l’un de ses responsables, l’une des implications profondes de la politique urbaine du pouvoir : exclure de la ville les couches non solvables, impropres ; à en con­sommer productivement l’espace et les services, inaptes, à en payer le coût de la modernisation et de la modélisation ; finalement, façon­ner une ville de producteurs-consommateurs-contribuables recensés, localisés, sédentarisés, fixés dans les limites d’un espace quadrillé, ordonné, lisible, rationnel.

 

La rénovation des quartiers centraux : une logique ségrégative

 

Pour que l’entreprise fut totale, on le voit, il ne manquait que d’organiser selon les mêmes principes tous les vieux quartiers plus ou moins populaires et populeux qui, occupant les espaces inter­médiaires entre la périphérie des pauvres ou des marginaux et le centre _ville du pouvoir ou les quartiers de luxe de la bourgeoisie, ont ;vocation à faire transition et écran à condition d’être réservés aux couches-tampons que sont les classes moyennes.

 

Or c’est précisément à cette exigence de rationalisation ségré­gative qu’il faut bien qualifier de classiquement étatique et bour­geoise, en dépit de son habillage rhétorique révolutionnaire, qu’a répondu la rénovation des vieux quartiers centraux. C’est en effet dans cette seule perspective politique que cette rénovation trouvait sa cohérence, alors qu’elle était évidemment contradictoire avec l’objectif proclamé de la priorité aux besoins du « peuple ».

 

En effet, parallèlement au lotissement massif des quartiers spon­tanés de la périphérie, le gouvernement lança dès 1984 un vaste programme de construction de logements dits « sociaux ». Il s’agit des « Cités An II, An III, An IV  » qui, à partir de cette année-là devaient ponctuer le nouveau cours révolutionnaire des choses et donner au centre-ville un aspect moderne et fonctionnel.

 

Toutes ces cités répondaient à un objectif commun officielle­ment proclamé : comme le rappelait par exemple Sidwaya du 31 août 1984 à propos de la Cité An II, ce projet répondait « à une préoc­cupation majeure et combien noble du CNR : celle de permettre à chaque Burkinabè d’avoir un logement décent et agréable ».

 

Bien entendu, la réalité était loin de correspondre aux généreu­ses et idéologiques déclarations d’intention du pouvoir. D’abord parce que le nombre de logements construits (le programme bien­nal de juillet 1984  juillet 1986 prévoyait la construction de 1 500 villas à Ouagadougou) était évidemment sans rapport aucun avec la demande globale. Ensuite parce que le coût de construc­tion des logements les mettait hors de portée du plus grand nom­bre, y compris des petits salariés. La sélection fut donc sévère et les postulants à de tels logements se recrutèrent nécessairement dans la minorité des couches moyennes à revenus relativement élevés, celle qui, selon les termes mêmes utilisés pour définir l’un des prin­cipaux critères d’attribution, faisait preuve qu’elle disposait « d’une capacité financière permettant l’engagement ».

 

En dépit des critiques que ce type de réalisation suscita dans l’opinion et dont l’officieux Sidwaya se fit occasionnellement l’écho, tout en s’empressant d’y répondre dans sa langue de bois habituelle, le pouvoir n’en poursuivit pas moins sa politique de rénovation des vieux quartiers centraux et lui imprima même un rythme accéléré. En août 1986, à l’occasion du troisième anniversaire de la révolu­tion, ce furent ainsi les quartiers de Tiedpalgo, Peuloghin et, pour une partie, Zangouettin, qui tombèrent sous le coup d’un déguer­pissement prochain, prélude à l’édification de la « Cité An IV A », opération d’autant plus spectaculaire qu’elle touchait cette fois des vieux quartiers populeux et commerçants du centre-ville, entre la zone commerciale et l’aéroport.

 

Le déguerpissement fut donc inévitablement vécu comme une véritable catastrophe économique et financière par ceux qui en furent les victimes. Victimes d’autant plus amères, que les conditions pra­tiques en furent particulièrement expéditives : pour Tiedpalgo, Peu­loghin et Zangouettin en août 1986, comme pour Bilibambili en août 1985, la mise en demeure d’avoir à déguerpir fut assortie d’un délai de deux mois seulement pour récupérer ce qui pouvait l’être, déménager, trouver une solution d’hébergement, de location ou ten­ter de reconstruire ailleurs… en zone spontanée !

 

Mais ce fut aussi un véritable sinistre affectif, familial, sociolo­gique que subirent encore les déguerpis : il fallut abandonner les lieux auxquels on était attaché, le tissu de relations familiales et sociales au sein duquel on trouvait sa sécurité matérielle et affec­tive, l’environnement économique des fournisseurs et des clients aux­quels on était habitué. En effet, le lotissement, avec ses effets d’expulsion partielle et de dispersion des groupes locaux, notam­ment les familles étendues, et a fortiori la rénovation qui était un déguerpissement de fait, ne pouvaient que mettre en péril toutes les formes de regroupement, et au premier chef celles qui ont une base coutumière : associations d’originaires, de défense des coutu­mes, groupes de danse… Mais toutes étaient en fait menacées, non seulement par les dispersions résidentielles et la sectorisation de l’espace urbain, qui taillait à travers les limites des anciens quar­tiers et redistribuait ceux-ci, mais également par le fait que l’État imposait leur substitution par ses propres institutions d’encadrement, de contrôle et de relais de son pouvoir.

 

Sidwaya du 25 août 1986 reconnaissait ainsi que, dans les quar­tiers détruits pour faire place à la « Cité An IV A », notamment à Tiedpalgo, il y avait une « forte concentration dans les concessions » et qu’à Zangouettin, « on peut encore passer d’une concession à une autre, d’un bout du quartier à l’autre, sans avoir besoin de sortir de la rue ». Dans le même article, il était fait état du voeu des habi­tants pour un relogement en bloc : « En outre, compte tenu des liens solides qui se sont tissés entre les familles ou les groupes au fil des ans, il a été souhaité que, dans la mesure du possible, l’on attribue à la majorité des habitants un même site où ils pourraient se retrou­ver ». Constat qui débouchait sur l’aveu indirect de l’un des enjeux essentiels de cette politique urbaine : « En somme, c’est la question de la cohésion sociale qui est ici posée… »

 

Quoiqu’il proclama sa volonté de rompre avec l’impérialisme et de promouvoir le développement selon des voies originales, force est de constater que le modèle qui inspirait plus ou moins explici­tement la politique urbaine du pouvoir révolutionnaire était d’un classicisme très occidentalo-centrique dans son inspiration à la fois bourgeoise et jacobine.

 

On y retrouvait associés en effet les modèles essentiels qui ont forgé la ville européenne moderne : le modèle « haussmanien » : le quadrillage aéré de l’espace urbain facilite le contrôle, la surveillance et, éventuellement, la répression ; le modèle de la cité ouvrière conçue par l’idéologie hygié­niste de là deuxième moitié du XIXème siècle : fixé sur sa parcelle, identique à toutes les autres, le citadin y apprend les nouvelles disciplines de sa soumission à l’autorité centrale (notamment par sa participation aux travaux d’intérêt collectif), de son enfermement vertueux dans la cellule conjugale et de sa sédentarité laborieuse, à laquelle il ne manque même pas le jardin-ouvrier, puisque le pou­voir, sitôt le lotissement achevé, entendait faire appliquer le mot d’ordre « à chaque ménage, son potager » ; le modèle technocratique, plus récent, de la cité moderne, gérée bureaucratiquement, avec sa population, son cadastre et ses ressources fixées, répertoriées, planifiées et informatisées ; informa­tions mathématisées sur la base desquelles peuvent être program­més impôts fonciers, taxes d’habitations, patentes, schémas direc­teurs, plans d’occupation des sols, zones d’aménagement prioritai­res, pôles de croissance, etc., le tout conçu à partir d’une direc­tion centrale, localisée dans un centre-ville hérissé de monuments architecturaux affichant leur modernité et dominant des périphé­ries banlieusardes réduites à leur fonction de parc à usage résiden­tiel pour les couches populaires ; un modèle plus spécifiquement « révolutionnaire  », enfin, selon lequel le remodelage de l’espace urbain est l’un des moyens principaux de recomposition radicale de la société sous l’impulsion et le contrôle exclusif de l’État. On l’a constaté, cette recomposi­tion passe par des transferts de fait de la population, transferts qui finissent par assigner à chaque couche sociale une localisation stra­tégique précise au sein d’un espace urbain remodelé comme un casernement. Elle passe en effet par l’imposition d’un urbanisme à visée explicitement panoptique ; les jeunes jacobins de la révolu­tion sankariste étaient, sans le savoir, des disciples de Jeremy Ben­tham avec son panoptique paradigmatique tel que M. Foucault l’analysait dans Surveiller et punir : au centre du dispositif, l’appa­reil d’État dans son QG à même de tout voir et de tout contrôler, car les blocs dans lesquels seraient désormais assignées à résidence les différentes couches de la société doivent venir s’aligner en bor­dure de rue, en fonction d’un quadrillage implacable de voies pri­maires, secondaires et tertiaires rigoureusement hiérarchisées, déli­mitant un parcellaire strictement homogène, unidimensionnel, aéré, transparent et, pour tout dire, cellulaire, à l’image même d’un vaste camp militaire. A ce tableau, il ne manquait même pas les subdi­visions régimentaires que constituait le découpage de l’espace urbain en secteurs commandés depuis les permanences des CDR, elles-mêmes en position panoptique au milieu des populations locales.

 

Cet urbanisme de la table rase, dont il faut bien comprendre que, de la ville antérieure, il ne conservait que les seuls îlots de modernité fonctionnelle (grands équipements publics, immeubles, quartiers résidentiels de luxe), mais que, pour le reste, y compris la zone commerciale et les quartiers anciens du centre ville, il enten­dait ne rien épargner, témoignait d’une sorte de passion rationalisatrice et utopique jusqu’au-boutiste, au creux de laquelle l’obser­vateur le plus impartial et le mieux disposé a priori à l’égard des idéaux proclamés de justice sociale et d’indépendance nationale, doit bien finir par percevoir une souterraine mais incontestable logique totalitaire.

 

La politique urbaine, « analyseur » de la révolution

 

N’oublions pas en effet que cette rénovation totale, qui fai­sait alterner les vastes champs de ruine, les chantiers en cours et les nouveaux lotissements, et qui fut menée à coups d’opérations « commando » selon la terminologie officielle elle-même, se déroula à l’échelle de l’agglomération tout entière et se concentra, pour l’essentiel, sur une période de trois ans (de 1984 à 1987) seulement !

 

N’oublions pas non plus, derrière le triomphalisme des résul­tats statistiques dont se prévalaient les responsables burkinabè, la réalité concrète et matérielle de ce qu’il faut bien considérer comme un coup de force permanent mené par l’État révolutionnaire con­tre une société civile violentée et contre une population véritable­ment sinistrée, tant par la perte de son capital foncier et immobi­lier antérieur que par la dislocation des liens familiaux et sociaux consécutive aux déplacements et aux délocalisations engendrés par la rénovation.

 

En fin de compte, la politique urbaine menée par les jeunes jacobins de la révolution burkinabè constitue un excellent « analy­seur » de cette révolution en général : elle en dévoile les lignes de force et les contradictions.

 

Elle fait apparaître en effet que les objectifs proclamés de jus­tice sociale, d’amélioration prioritaire du sort des « masses » popu­laires, d’éradication des privilèges indûment appropriés par les mino­rités dominantes (« féodalité » mossi, bourgeoisie d’État, bourgeoi­sie d’affaires et même petite bourgeoisie de la Fonction publique) et de redistribution égalitaire des ressources nationales, pour popu­laires qu’ils furent durant les deux premières années de la révolu­tion, sont très vite passés au second plan, au bénéfice de ce qui devint le premier et obsessionnel souci des nouveaux dirigeants : construire un État fort, centralisateur, régnant sans partage sur une société domestiquée, accouchée au forceps en société civile totale­ment prise dans le maillage serré de l’appareil d’État, transparente et soumise, mobilisable et mobilisée en permanence sur les mots d’ordre du pouvoir.

 

Seule, en effet, la prise en compte de cette passion étatique relé­guant tout le reste au second plan,  au magasin des accessoires idéologiques, permet de comprendre les radicales antinomies de

 

la politique urbaine : au nom du logement pour tous, la destruc­tion de fait des quartiers populaires et l’expulsion des fractions les plus pauvres de leurs populations ; au nom de la justice sociale, l’aménagement ségrégatif de l’espace urbain selon un modèle typi­quement « bourgeois » qui réserve la ville « moderne » aux catégo­ries « solvables » (comme le reconnaissait sans fard, rappelons-le, un haut responsable de la politique urbaine) ; au nom de la mobi­lisation des ressources nationales et de la priorité à l’investissement productif, la destruction d’un capital cristallisé dans le parc immo­bilier existant et la stérilisation de l’épargne populaire condamnée à s’investir à nouveau dans l’accession aux parcelles loties et dans la reconstruction ; au nom de l’accroissement de la richesse natio­nale, l’accaparement par l’État d’une partie de l’épargne populaire (directement prélevée sous la forme de la perception des droits d’entrée sur les parcelles loties, indirectement prélevée sous la forme des droits d’entrée sur les matériaux importés) quand, simultané­ment, la rénovation destruction diminuait directement et indirecte­ment les ressources de tous et surtout des plus pauvres ; au nom de la lutte contre la spéculation foncière, la dépossession des petits propriétaires, le gel des investissements locatifs et l’engendrement de nouvelles pratiques spéculatives qui restaient accessibles aux plus riches…

 

Du même coup, la révolution perdait ses deux assises « natu­relles » en milieu urbain : d’une part, sa base nationaliste, plus large que sa base sociale, s’effritait car tous ceux que séduisit au pre­mier chef son idéologie anti-impérialiste d’autosuffisance, de déve­loppement autocentré et de modernisation  l’intelligentsia, les jeu­nes technocrates, les cadres moyens, les salariés du secteur public, les ouvriers  ne perçurent bientôt plus que la réalité de la dégra­dation de leur niveau de vie, de la perte de leurs libertés et de la destruction des instruments de leur capacité à intervenir dans les affaires publiques ; d’autre part, le noyau dur de sa base sociale : tous ceux que séduisirent les thèmes du pouvoir du peuple et pour le peuple, de la lutte contre les privilégiés et pour la justice sociale, mais que pouvaient laisser indifférents les atteintes aux libertés (prolétaires des villes et des campagnes, chômeurs, travailleurs inter­mittents, paysans pauvres, ruraux prolétarisés en quête d’un loge­ment et d’un emploi), ne perçurent bientôt plus que la réalité du travail quasiment forcé, des denrées agricoles en hausse, des prélè­vements monétaires accrus, des logements détruits, des terres expro­priées, sans que cela fut compensé par une véritable amélioration des conditions de vie et de l’emploi.

 

En fin de compte, l’échec de Thomas Sankara fut celui d’une tentative révolutionnaire estimable en soi, mais dont les objectifs les plus légitimes et les plus authentiquement populaires furent rapi­dement oblitérés par l’objectif de construction d’un Etat omniprésent, capable d’affirmer son hégémonie à tous les niveaux de la société et, à cette fin, lancé dans une perpétuelle fuite en avant, dont on ne peut passer sous silence qu’elle impliquait une dérive totalitaire : destruction de tous les contre-pouvoirs, traditionnels ou modernes, encadrement et contrôle serré de la population, mobili­sation incessante des esprits et des corps pour forger l’homme nou­veau requis par les temps nouveaux, mobilisation de la force de travail et des ressources, destruction des anciennes territorialités urbaines au profit d’un quadrillage rigoureux de l’espace et d’une re-territorialisation étatique dont il serait naïf (ou, au contraire, roué !) d’ignorer la logique policière, bureaucratique et ségrégative, porteuse d’une recomposition radicale des formes de sociabilité pré­existantes, accoucheuse par la violence d’une société civile entière­ment domestiquée et irrémédiablement coupée de ses anciennes raci­nes traditionnelles, détachée de ses vieilles habitudes « archaïques » ou « formellement » « démocratiques », entièrement identifiée désor­mais à la raison d’État au nom d’une utopie révolutionnaire au creux de laquelle on a appris, aujourd’hui, à débusquer l’utopie totalitaire.



Notes:

 

(1) Pour un rappel synthétique de cette problématique, cf. notamment Politique africaine, « Les politiques urbaines », 17, mars 1985 et « Classes, État, marchés », 26, juin 1987 ; et A. Marie, « État, politiques urbaines et sociétés civiles. Le cas africain », Revue Tiers-Monde, XXIX, 116, oct.-déc. 1988, pp. 1147-1169.

 

(2) A Nonsin-Wagadogo, par exemple, seul le tiers des chefs de ménage (les 15 de commerçants, les 18 % d’employés, enseignants et militaires) disposait de revenus réguliers et décents, quoique modestes. Quant aux autres, (cultivateurs : 28 %; artisans : 10 %; chauffeurs et gardiens : 8 %; manoeuvres : moins de 5 (70; ménagères, chômeurs et divers : 16 %), leurs revenus sont toujours très faibles et souvent intermittents.

 

(3) Les taxes de jouissance payées par les attributaires des parcelles loties furent ventilées selon l’affectation suivante : 25 % pour alimenter les fonds pour l’opération de lotissement, 25 % pour le budget communal et 50 % pour le budget de l’État !

 

(4) Une enquête réalisée en 1983-1985 à Tanghin, quartier spontané au nord de la ville, constatait : « l’argent est si rare que le moindre investissement est démesuré. Déjà le premier versement de 25 000 f. CFA semble très difficile à plus de la moitié de la population ». D’après l’enquête, 58 % des personnes interrogées répondaient qu’elles ne pourraient payer les 25 000 f. CFA (Cf. J- L. Camilleri, Evolution d’une stratégie populaire. Perception du lotissement dans un quartier spontané de Ouagadougou, Université de Ouagadougou, ESLSH, avril 1985, rap. ronéot., 16 p.).

 

5) Entretien effectué en avril 1988.

Sources : http://www.politique-africaine.com

Alain Marie

Université de Paris I

 

 

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