L’article suivant est extrait du numéro 33 daté du mois mars 1989 de la revue Politique Africaine. Vous pouvez en charger une version PDF sur le site de la revue à l’adresse http://www.politique-africaine.com/numeros/pdf/033027.pdf. A noter que cet article est réapparu avec un nouveau titre sans que la date soit précisée à l’adresse http://laboratoireurbanismeinsurrectionnel.blogspot.com/2011/11/burkina-faso-revolution-et-politique.html.
Cet article est particulièrement critique et la conclusion ressemble plus à un procès à charge qu’à un article d’universitaire… Par exemple l’assimilation de la distribution des parcelles à une forme d’étatisation alors qu’elles ont été décentralisées aux CDR dont l’objectif justement entre autre était de lutter contre l’omniprésence de l’Etat et le crollaire qu’était son inefficacité. On en connait guère de pays où le plan de la ville ait été élaborée par les populations. Autre exemple, le manque de nuance quant au bilan des 60000 parcelles réalisées “à quel prix”. Certes les plus pauvres n’y avaient pas accès, mais le prix de 25000FCFA rendaient les parcelles bien plus accessibles qu’elles ne l’étaient auparavant. Mais néanmoins, nous pensons qu’il est utile et que les critiques exposées, libérées du parti pris évident, mérite d’être connues et discutées.
On s’étonne que l’auteur ait accepté que cet article reparaisse sans mention de sa date d’écriture et sans un complément. Le recul du temps amène pourtant souvent des refléxions supplémentaire. Car tout de même, aujourd’hui personne aujourd’hui ne semble critiquer les plans de rénovation de la ville qui d’ailleurs ont été repris par le nouveau pouvoir, comme on le sait très critique sur la révolution.
Bruno Jaffré
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Auteur: Alain Marie
Politique urbaine : une révolution au service de l’État
L’espace urbain, tout spécialement celui des capitales, est politique : les effets de la concentration des activités « urbanisantes » (production manufacturière, commerce, administration, grands équipements collectifs) sont amplifiés par la concentration du pouvoir, de ses appareils, de ses oeuvres et de ses pompes. Arène de la compétition sociale, de la lutte pour la richesse, le pouvoir et la maîtrise idéologique où s’accusent les lignes de force d’une société, où se cristallisent les rapports de sens et de puissance, où s’aiguisent clivages et contradictions, où se révèlent, en fin de compte, par effet de grossissement et de condensation, les processus de décomposition-recomposition sociales, où se confrontent et s’affrontent tradition et modernité, logiques « populaires » et logiques étatiques, appareils d’État et sociétés civiles, ville « légale » et ville « réelle », stratégies de la domination et stratégies de la ruse.
Ouagadougou n’échappe pas à la règle : dans un pays rural à 90%, mais où les paysans sont encore exclus du débat politique en tant qu’acteurs directs, toutes les forces qui comptent politiquement s’y trouvent concentrées. Ici, l’État est face à tous les contrepouvoirs : il y a d’abord les différentes fractions de la classe politique qui se disputent sa maîtrise en manipulant un système milti-partite surdéterminé par les luttes de clan ; il y a ensuite la moyenne et petite-bourgeoisie, turbulente et politisée, des professions libérales, des jeunes technocrates de
En effet, parmi les principales mesures, significatives de cet objectif d’affirmation d’un pouvoir hégémonique, supprimant tous les contre-pouvoirs entre lui et les « masses », on ne manque pas d’être frappé par celles qui, de près ou de loin, visaient au remodelage de la société urbaine. Citons entre autres : l’institution des CDR (Comité de défense de la révolution) destinés à se substituer à tous les contre-pouvoirs antérieurs : dans les quartiers et les villages, pour « casser » le pouvoir traditionnel (celui des gérontocraties des sociétés lignagères comme celui des chefferies plus structurées des anciens royaumes mossi et de leurs subdivisions locales, notamment, les quartiers de Ouagadougou) ; dans les bureaux et les entreprises, pour court-circuiter et neutraliser les centrales syndicales ; la division de Ouagadougou en 30 secteurs dirigés chacun par un bureau CDR élu par la population, et délimités de telle sorte qu’ils imposent le rédécoupage et la dislocation des 66 anciens quartiers, privant ainsi leurs chefferies de leurs assises territoriales traditionnelles ; la nationalisation de toutes les terres, urbaines et rurales, pour déposséder de leur pouvoir sur le sol et sur leurs occupants, les chefs. de village, chefs de quartiers et notables traditionnels ainsi )que la bourgeoisie foncière des villes ; la suppression des loyers durant l’année 1985 pour gagner la faveur du petit peuple des locataires et donner un coup d’arrêt aux spéculations des propriétaires cumulards ; le lotissement systématique de tous les quartiers spontanés de Ouagadougou pour mettre un terme à la spéculation de la bourgeoisie foncière et de certains chefs de quartier ; la prise en charge par les CDR de secteurs des opérations
d’attribution des parcelles loties, mesure qui va dans le même sens que les précédentes ; la création des Tribunaux populaires de conciliation chargés, sous l’égide des CDR, du règlement de tous les litiges locaux, fonciers entre autres, de manière à réduire encore les prérogatives , judiciaires traditionnelles des autorités coutumières ; la construction accélérée de cités pavillonnaires et de, petits immeubles pour donner satisfaction aux aspirations à un logement moderne chez la moyenne et la petite bourgeoisie qu’il s’agit dé gagner à la révolution.
La politique urbaine dont ces mesures constituaient l’armature présentait deux aspects principaux : le lotissement des quartiers périphériques et la rénovation du centre-ville.
Le lotissement : lutte contre la spéculation ou « hausmannisation » au service de la rationalité étatique ?
Bien entendu, l’idée du lotissement des quartiers spontanés, (qui occupent 60 % du territoire urbain et regroupent 70 % de la population) n’était pas nouvelle au Burkina Faso. Mais des expériences précédentes, très ponctuelles, le nouveau pouvoir dressa un bilan négatif. De 1960 à 1980, les pouvoirs publics n’ont loti que
Le SDAU prévoyait donc le lotissement de 60 000 parcelles d’ici à l’an 2000 (parcelles rectangulaires de 300 à
Il suffit pour s’en convaincre de considérer quels furent les critères d’attribution d’une parcelle lotie et d’obtention du PUH (Permis urbain d’habiter) qui en garantissait la jouissance définitive : être propriétaire de la parcelle qu’on occupait (les non propriétaires devant être relogés après, mais il n’était pas précisé quand ni à quelles conditions) ; être âgé d’au moins dix-huit ans ; avoir des constructions sur la parcelle à lotir ; ne pas être détenteur d’une autre parcelle déjà lotie dans la ville ; verser un droit d’entrée de
La prise en compte de ces conditions met en évidence un premier paradoxe de taille : si l’on considère en effet que le choix de la rénovation était officiellement commandé par des raisons de moindre coût par rapport aux opérations de réhabilitation et de restructuration, il faut bien admettre que l’on se trouvait-là en présence d’un quiproquo qui ne trompe guère que les naïfs, car force est de constater qu’en l’occurrence, s’il y avait moindre coût, c’est au bénéfice de l’État, promoteur de l’opération, mais non pas à celui des prétendus bénéficiaires. Non seulement le coût de l’opération était reporté sur eux, mais, de surcroît, celle-ci leur coûtait en plus la destruction des investissements qu’ils avaient réalisés précédemment, que ce soit sous la forme de l’achat de la parcelle ou sous la forme des constructions qu’ils y avaient faites ! En effet, la moindre visite sur le terrain, même superficielle, montrait que le nouveau plan en damier avec normalisation de la taille des lots ne coïncidait jamais avec l’ancien parcellaire, si bien que même si l’on avait la chance de ne pas avoir à se déplacer, les limites de la parcelle lotie ne correspondaient plus avec celles de l’ancienne, ce qui condamnait à en détruire de toute façon le bâti existant, soit parce qu’il se retrouvait en porte-à-faux, soit, le plus souvent, parce qu’il était, en tout ou en partie, hors des nouvelles limites.
Au niveau micro-économique, le lotissement représenta donc un véritable sinistre pour une population composée dans sa grande majorité de petites gens aux revenus faibles ou intermittents (2).
Au niveau macro-économique, le lotissement n’en apparut pas moins incohérent, puisqu’il revint à détruire du capital accumulé par l’épargne populaire et, dans le même temps, à contraindre celle-ci à devoir s’investir à nouveau dans de nouvelles dépenses de construction — alors qu’une partie aurait pu se porter ailleurs, vers des dépenses plus productives —, tout en la ponctionnant pour alimenter le financement de l’opération en même temps que les caisses de l’État ! (3).
Curieux procédé que celui qui consistait à détruire une partie de la richesse nationale (le parc immobilier) et à appauvrir une partie de la population pour financer une opération de prestige urbanistique et d’affirmation du pouvoir d’Etat au nom d’une politique d’amélioration des conditions de vie des masses, en principe destinée à les gagner définitivement à la cause révolutionnaire, et dont le résultat effectif fut de les en détourner !
Bien loin, en effet, d’aiguiser la lutte des classes aux dépens des possédants, la rénovation souda dans une même protestation silencieuse gros et petits détenteurs de parcelles, propriétaires et locataires ou hébergés. Car, si certains perdirent plus que d’autres, tous se retrouvèrent lésés et tous furent devant la nécessité d’affronter une situation aggravée par la contrainte de la destruction et du réaménagement. Bien plus — autre paradoxe —, ce sont les plus modestes qui furent évidemment les plus frappés par la mesure : les hébergés et les locataires, parce qu’ils passaient après les propriétaires dans les listes d’attributaires et que leurs propriétaires ne pouvaient tout de suite reconstruire suffisamment de logements pour tous les garder, mais aussi les petits propriétaires de leur unique parcelle, parce que beaucoup d’entre eux, ne pouvant s’acquitter des droits d’entrée sur la nouvelle parcelle lotie, ou, à plus long terme, ne pouvant les mettre en valeur (4), furent condamnés de fait à quitter le quartier pour aller chercher un nouveau logement plus loin, c’est-à-dire au delà des limites de lotissement ! Si bien qu’en réalité, avec le lotissement, l’État révolutionnaire s’aliéna sa base sociale « naturelle », le petit peuple des villes, sans pour autant, bien entendu, se concilier les couches supérieures ou intermédiaires.
Quant à la lutte contre la spéculation, en ce domaine également, le lotissement fut porteur de conséquences contradictoires : la moindre visite rapide des quartiers périphériques de Ouagadougou montrait en effet que, à la limite des lotissements en cours, de vastes zones non encore urbanisées se couvraient dans le même temps de minuscules constructions cubiques d’une seule pièce, à l’évidence vides d’habitant, mais hâtivement construites dans l’attente de lotissement à venir.
Bien entendu, cette stratégie d’anticipation n’échappait pas aux responsables ; l’un d’entre eux reconnaissait ainsi qu’il y avait là une forme de « démocratisation de la spéculation » (5), celle-ci étant évidemment d’un coût moins élevé que la spéculation classique, dans la ville habitée. Pour autant, il lui fallait bien admettre que le lotissement, y compris dans ses effets d’« élargissement » de la base de
Ainsi s’avouait, dans les propos de l’un de ses responsables, l’une des implications profondes de la politique urbaine du pouvoir : exclure de la ville les couches non solvables, impropres ; à en consommer productivement l’espace et les services, inaptes, à en payer le coût de la modernisation et de la modélisation ; finalement, façonner une ville de producteurs-consommateurs-contribuables recensés, localisés, sédentarisés, fixés dans les limites d’un espace quadrillé, ordonné, lisible, rationnel.
La rénovation des quartiers centraux : une logique ségrégative
Pour que l’entreprise fut totale, on le voit, il ne manquait que d’organiser selon les mêmes principes tous les vieux quartiers plus ou moins populaires et populeux qui, occupant les espaces intermédiaires entre la périphérie des pauvres ou des marginaux et le centre _ville du pouvoir ou les quartiers de luxe de la bourgeoisie, ont ;vocation à faire transition et écran à condition d’être réservés aux couches-tampons que sont les classes moyennes.
Or c’est précisément à cette exigence de rationalisation ségrégative qu’il faut bien qualifier de classiquement étatique et bourgeoise, en dépit de son habillage rhétorique révolutionnaire, qu’a répondu la rénovation des vieux quartiers centraux. C’est en effet dans cette seule perspective politique que cette rénovation trouvait sa cohérence, alors qu’elle était évidemment contradictoire avec l’objectif proclamé de la priorité aux besoins du « peuple ».
En effet, parallèlement au lotissement massif des quartiers spontanés de la périphérie, le gouvernement lança dès 1984 un vaste programme de construction de logements dits « sociaux ». Il s’agit des « Cités An II, An III, An IV » qui, à partir de cette année-là devaient ponctuer le nouveau cours révolutionnaire des choses et donner au centre-ville un aspect moderne et fonctionnel.
Toutes ces cités répondaient à un objectif commun officiellement proclamé : comme le rappelait par exemple Sidwaya du 31 août 1984 à propos de
Bien entendu, la réalité était loin de correspondre aux généreuses et idéologiques déclarations d’intention du pouvoir. D’abord parce que le nombre de logements construits (le programme biennal de juillet 1984 juillet 1986 prévoyait la construction de 1 500 villas à Ouagadougou) était évidemment sans rapport aucun avec la demande globale. Ensuite parce que le coût de construction des logements les mettait hors de portée du plus grand nombre, y compris des petits salariés. La sélection fut donc sévère et les postulants à de tels logements se recrutèrent nécessairement dans la minorité des couches moyennes à revenus relativement élevés, celle qui, selon les termes mêmes utilisés pour définir l’un des principaux critères d’attribution, faisait preuve qu’elle disposait « d’une capacité financière permettant l’engagement ».
En dépit des critiques que ce type de réalisation suscita dans l’opinion et dont l’officieux Sidwaya se fit occasionnellement l’écho, tout en s’empressant d’y répondre dans sa langue de bois habituelle, le pouvoir n’en poursuivit pas moins sa politique de rénovation des vieux quartiers centraux et lui imprima même un rythme accéléré. En août 1986, à l’occasion du troisième anniversaire de la révolution, ce furent ainsi les quartiers de Tiedpalgo, Peuloghin et, pour une partie, Zangouettin, qui tombèrent sous le coup d’un déguerpissement prochain, prélude à l’édification de la « Cité An IV A », opération d’autant plus spectaculaire qu’elle touchait cette fois des vieux quartiers populeux et commerçants du centre-ville, entre la zone commerciale et l’aéroport.
Le déguerpissement fut donc inévitablement vécu comme une véritable catastrophe économique et financière par ceux qui en furent les victimes. Victimes d’autant plus amères, que les conditions pratiques en furent particulièrement expéditives : pour Tiedpalgo, Peuloghin et Zangouettin en août 1986, comme pour Bilibambili en août 1985, la mise en demeure d’avoir à déguerpir fut assortie d’un délai de deux mois seulement pour récupérer ce qui pouvait l’être, déménager, trouver une solution d’hébergement, de location ou tenter de reconstruire ailleurs… en zone spontanée !
Mais ce fut aussi un véritable sinistre affectif, familial, sociologique que subirent encore les déguerpis : il fallut abandonner les lieux auxquels on était attaché, le tissu de relations familiales et sociales au sein duquel on trouvait sa sécurité matérielle et affective, l’environnement économique des fournisseurs et des clients auxquels on était habitué. En effet, le lotissement, avec ses effets d’expulsion partielle et de dispersion des groupes locaux, notamment les familles étendues, et a fortiori la rénovation qui était un déguerpissement de fait, ne pouvaient que mettre en péril toutes les formes de regroupement, et au premier chef celles qui ont une base coutumière : associations d’originaires, de défense des coutumes, groupes de danse… Mais toutes étaient en fait menacées, non seulement par les dispersions résidentielles et la sectorisation de l’espace urbain, qui taillait à travers les limites des anciens quartiers et redistribuait ceux-ci, mais également par le fait que l’État imposait leur substitution par ses propres institutions d’encadrement, de contrôle et de relais de son pouvoir.
Sidwaya du 25 août 1986 reconnaissait ainsi que, dans les quartiers détruits pour faire place à la « Cité An IV A », notamment à Tiedpalgo, il y avait une « forte concentration dans les concessions » et qu’à Zangouettin, « on peut encore passer d’une concession à une autre, d’un bout du quartier à l’autre, sans avoir besoin de sortir de la rue ». Dans le même article, il était fait état du voeu des habitants pour un relogement en bloc : « En outre, compte tenu des liens solides qui se sont tissés entre les familles ou les groupes au fil des ans, il a été souhaité que, dans la mesure du possible, l’on attribue à la majorité des habitants un même site où ils pourraient se retrouver ». Constat qui débouchait sur l’aveu indirect de l’un des enjeux essentiels de cette politique urbaine : « En somme, c’est la question de la cohésion sociale qui est ici posée… »
Quoiqu’il proclama sa volonté de rompre avec l’impérialisme et de promouvoir le développement selon des voies originales, force est de constater que le modèle qui inspirait plus ou moins explicitement la politique urbaine du pouvoir révolutionnaire était d’un classicisme très occidentalo-centrique dans son inspiration à la fois bourgeoise et jacobine.
On y retrouvait associés en effet les modèles essentiels qui ont forgé la ville européenne moderne : le modèle « haussmanien » : le quadrillage aéré de l’espace urbain facilite le contrôle, la surveillance et, éventuellement, la répression ; le modèle de la cité ouvrière conçue par l’idéologie hygiéniste de là deuxième moitié du XIXème siècle : fixé sur sa parcelle, identique à toutes les autres, le citadin y apprend les nouvelles disciplines de sa soumission à l’autorité centrale (notamment par sa participation aux travaux d’intérêt collectif), de son enfermement vertueux dans la cellule conjugale et de sa sédentarité laborieuse, à laquelle il ne manque même pas le jardin-ouvrier, puisque le pouvoir, sitôt le lotissement achevé, entendait faire appliquer le mot d’ordre « à chaque ménage, son potager » ; le modèle technocratique, plus récent, de la cité moderne, gérée bureaucratiquement, avec sa population, son cadastre et ses ressources fixées, répertoriées, planifiées et informatisées ; informations mathématisées sur la base desquelles peuvent être programmés impôts fonciers, taxes d’habitations, patentes, schémas directeurs, plans d’occupation des sols, zones d’aménagement prioritaires, pôles de croissance, etc., le tout conçu à partir d’une direction centrale, localisée dans un centre-ville hérissé de monuments architecturaux affichant leur modernité et dominant des périphéries banlieusardes réduites à leur fonction de parc à usage résidentiel pour les couches populaires ; un modèle plus spécifiquement « révolutionnaire », enfin, selon lequel le remodelage de l’espace urbain est l’un des moyens principaux de recomposition radicale de la société sous l’impulsion et le contrôle exclusif de l’État. On l’a constaté, cette recomposition passe par des transferts de fait de la population, transferts qui finissent par assigner à chaque couche sociale une localisation stratégique précise au sein d’un espace urbain remodelé comme un casernement. Elle passe en effet par l’imposition d’un urbanisme à visée explicitement panoptique ; les jeunes jacobins de la révolution sankariste étaient, sans le savoir, des disciples de Jeremy Bentham avec son panoptique paradigmatique tel que M. Foucault l’analysait dans Surveiller et punir : au centre du dispositif, l’appareil d’État dans son QG à même de tout voir et de tout contrôler, car les blocs dans lesquels seraient désormais assignées à résidence les différentes couches de la société doivent venir s’aligner en bordure de rue, en fonction d’un quadrillage implacable de voies primaires, secondaires et tertiaires rigoureusement hiérarchisées, délimitant un parcellaire strictement homogène, unidimensionnel, aéré, transparent et, pour tout dire, cellulaire, à l’image même d’un vaste camp militaire. A ce tableau, il ne manquait même pas les subdivisions régimentaires que constituait le découpage de l’espace urbain en secteurs commandés depuis les permanences des CDR, elles-mêmes en position panoptique au milieu des populations locales.
Cet urbanisme de la table rase, dont il faut bien comprendre que, de la ville antérieure, il ne conservait que les seuls îlots de modernité fonctionnelle (grands équipements publics, immeubles, quartiers résidentiels de luxe), mais que, pour le reste, y compris la zone commerciale et les quartiers anciens du centre ville, il entendait ne rien épargner, témoignait d’une sorte de passion rationalisatrice et utopique jusqu’au-boutiste, au creux de laquelle l’observateur le plus impartial et le mieux disposé a priori à l’égard des idéaux proclamés de justice sociale et d’indépendance nationale, doit bien finir par percevoir une souterraine mais incontestable logique totalitaire.
La politique urbaine, « analyseur » de la révolution
N’oublions pas en effet que cette rénovation totale, qui faisait alterner les vastes champs de ruine, les chantiers en cours et les nouveaux lotissements, et qui fut menée à coups d’opérations « commando » selon la terminologie officielle elle-même, se déroula à l’échelle de l’agglomération tout entière et se concentra, pour l’essentiel, sur une période de trois ans (de 1984 à 1987) seulement !
N’oublions pas non plus, derrière le triomphalisme des résultats statistiques dont se prévalaient les responsables burkinabè, la réalité concrète et matérielle de ce qu’il faut bien considérer comme un coup de force permanent mené par l’État révolutionnaire contre une société civile violentée et contre une population véritablement sinistrée, tant par la perte de son capital foncier et immobilier antérieur que par la dislocation des liens familiaux et sociaux consécutive aux déplacements et aux délocalisations engendrés par la rénovation.
En fin de compte, la politique urbaine menée par les jeunes jacobins de la révolution burkinabè constitue un excellent « analyseur » de cette révolution en général : elle en dévoile les lignes de force et les contradictions.
Elle fait apparaître en effet que les objectifs proclamés de justice sociale, d’amélioration prioritaire du sort des « masses » populaires, d’éradication des privilèges indûment appropriés par les minorités dominantes (« féodalité » mossi, bourgeoisie d’État, bourgeoisie d’affaires et même petite bourgeoisie de
Seule, en effet, la prise en compte de cette passion étatique reléguant tout le reste au second plan, au magasin des accessoires idéologiques, permet de comprendre les radicales antinomies de
la politique urbaine : au nom du logement pour tous, la destruction de fait des quartiers populaires et l’expulsion des fractions les plus pauvres de leurs populations ; au nom de la justice sociale, l’aménagement ségrégatif de l’espace urbain selon un modèle typiquement « bourgeois » qui réserve la ville « moderne » aux catégories « solvables » (comme le reconnaissait sans fard, rappelons-le, un haut responsable de la politique urbaine) ; au nom de la mobilisation des ressources nationales et de la priorité à l’investissement productif, la destruction d’un capital cristallisé dans le parc immobilier existant et la stérilisation de l’épargne populaire condamnée à s’investir à nouveau dans l’accession aux parcelles loties et dans la reconstruction ; au nom de l’accroissement de la richesse nationale, l’accaparement par l’État d’une partie de l’épargne populaire (directement prélevée sous la forme de la perception des droits d’entrée sur les parcelles loties, indirectement prélevée sous la forme des droits d’entrée sur les matériaux importés) quand, simultanément, la rénovation destruction diminuait directement et indirectement les ressources de tous et surtout des plus pauvres ; au nom de la lutte contre la spéculation foncière, la dépossession des petits propriétaires, le gel des investissements locatifs et l’engendrement de nouvelles pratiques spéculatives qui restaient accessibles aux plus riches…
Du même coup, la révolution perdait ses deux assises « naturelles » en milieu urbain : d’une part, sa base nationaliste, plus large que sa base sociale, s’effritait car tous ceux que séduisit au premier chef son idéologie anti-impérialiste d’autosuffisance, de développement autocentré et de modernisation l’intelligentsia, les jeunes technocrates, les cadres moyens, les salariés du secteur public, les ouvriers ne perçurent bientôt plus que la réalité de la dégradation de leur niveau de vie, de la perte de leurs libertés et de la destruction des instruments de leur capacité à intervenir dans les affaires publiques ; d’autre part, le noyau dur de sa base sociale : tous ceux que séduisirent les thèmes du pouvoir du peuple et pour le peuple, de la lutte contre les privilégiés et pour la justice sociale, mais que pouvaient laisser indifférents les atteintes aux libertés (prolétaires des villes et des campagnes, chômeurs, travailleurs intermittents, paysans pauvres, ruraux prolétarisés en quête d’un logement et d’un emploi), ne perçurent bientôt plus que la réalité du travail quasiment forcé, des denrées agricoles en hausse, des prélèvements monétaires accrus, des logements détruits, des terres expropriées, sans que cela fut compensé par une véritable amélioration des conditions de vie et de l’emploi.
En fin de compte, l’échec de Thomas Sankara fut celui d’une tentative révolutionnaire estimable en soi, mais dont les objectifs les plus légitimes et les plus authentiquement populaires furent rapidement oblitérés par l’objectif de construction d’un Etat omniprésent, capable d’affirmer son hégémonie à tous les niveaux de la société et, à cette fin, lancé dans une perpétuelle fuite en avant, dont on ne peut passer sous silence qu’elle impliquait une dérive totalitaire : destruction de tous les contre-pouvoirs, traditionnels ou modernes, encadrement et contrôle serré de la population, mobilisation incessante des esprits et des corps pour forger l’homme nouveau requis par les temps nouveaux, mobilisation de la force de travail et des ressources, destruction des anciennes territorialités urbaines au profit d’un quadrillage rigoureux de l’espace et d’une re-territorialisation étatique dont il serait naïf (ou, au contraire, roué !) d’ignorer la logique policière, bureaucratique et ségrégative, porteuse d’une recomposition radicale des formes de sociabilité préexistantes, accoucheuse par la violence d’une société civile entièrement domestiquée et irrémédiablement coupée de ses anciennes racines traditionnelles, détachée de ses vieilles habitudes « archaïques » ou « formellement » « démocratiques », entièrement identifiée désormais à la raison d’État au nom d’une utopie révolutionnaire au creux de laquelle on a appris, aujourd’hui, à débusquer l’utopie totalitaire.
(1) Pour un rappel synthétique de cette problématique, cf. notamment Politique africaine, « Les politiques urbaines », 17, mars 1985 et « Classes, État, marchés », 26, juin 1987 ; et A. Marie, « État, politiques urbaines et sociétés civiles. Le cas africain », Revue Tiers-Monde, XXIX, 116, oct.-déc. 1988, pp. 1147-1169.
(2) A Nonsin-Wagadogo, par exemple, seul le tiers des chefs de ménage (les 15 de commerçants, les 18 % d’employés, enseignants et militaires) disposait de revenus réguliers et décents, quoique modestes. Quant aux autres, (cultivateurs : 28 %; artisans : 10 %; chauffeurs et gardiens : 8 %; manoeuvres : moins de 5 (70; ménagères, chômeurs et divers : 16 %), leurs revenus sont toujours très faibles et souvent intermittents.
(3) Les taxes de jouissance payées par les attributaires des parcelles loties furent ventilées selon l’affectation suivante : 25 % pour alimenter les fonds pour l’opération de lotissement, 25 % pour le budget communal et 50 % pour le budget de l’État !
(4) Une enquête réalisée en 1983-1985 à Tanghin, quartier spontané au nord de la ville, constatait : « l’argent est si rare que le moindre investissement est démesuré. Déjà le premier versement de
5) Entretien effectué en avril 1988.
Sources : http://www.politique-africaine.com
Alain Marie
Université de Paris I