Discours et contrôle politique : Les avatars du Sankarisme
AVEC la venue au pouvoir du capitaine Sankara, le politique burkinabè paraît avoir été occupé par le seul débat révolutionnaire. Pourtant, cette « révolution du verbe » (1) n’est pas dissociable des transformations que le pouvoir a imposées, entre 1983 et 1987, au marché de la parole politique autant qu’à ses conditions d’accès. La révolution d’août a en effet établi une frontière entre deux sphères de l’expression politique, chacune régie par des règles spécifiques. La première, qui englobe les lieux où les autorités détiennent un moyen de contrôle effectif ou virtuel, peut être assimilée à un « marché- institutionnel » de la parole politique où s’élaborent et se gèrent les orientations nationales ; y accéder suppose une reconnaissance explicite du discours fondateur du 2 octobre 1983 (2). La seconde commence dès que les locuteurs, unis par des relations personnelles, se reconnaissent un droit à la critique de ces orientations ; on pourrait évoquer à ce propos un « marché parallèle », où le stock de termes, ainsi que les valeurs qui leur sont attachées, subissent une profonde révision (3).
Aussi, et bien que les débats sur le marché institutionnel et leur contrôle par le pouvoir soient ici l’objet de l’étude, on ne peut croire qu’ils s’y sont laissés enfermer — « le citoyen ne se tait jamais » (4) — ou que chaque sphère a évolué de manière parfaitement autonome. A partir de 1986, la révision des mots d’ordre émanant du CNR (Conseil national de la révolution) (5) suggère au contraire que certains dirigeants prennent la mesure des échanges qui se tiennent sur le marché parallèle de la parole politique, et qu’ils tentent d’y répondre, principalement en privant les CDR (Comités de défense de la révolution) du droit d’expression exclusif dont ils jouissaient jusqu’alors (6).
Le fonctionnement du marché officiel de la parole politique
Près de deux années sont nécessaires pour qu’une division formelle du travail politique s’établisse entre d’une part le CNR, défini comme l’« avant-garde » chargée d’élaborer les axes de la mobilisation nationale, et d’autre part l’ensemble des institutions chargées d’en assurer la diffusion : gouvernement, organes de presse, CDR. Une telle segmentation constitue alors un enjeu considérable, dans la mesure où la hiérarchie des fonctions et des pouvoirs entre les nouveaux dirigeants en dépend. La publication des statuts des CDR, faisant des comités une « émanation du CNR », ainsi que les remaniements ministériels d’août 1984 puis de septembre 1985 établissent clairement les limites des fonctions dévolues aux cadres du gouvernement et des organes d’encadrement populaire. Circonscrit à l’exégèse des documents, déclarations radiodiffusées, entretiens à la presse et discours tenus par les responsables reconnus du CNR, leur possible politique exclut tout travail de production théorique La crise de la presse écrite, suivie de sa réorganisation en juillet 1985, témoigne mieux encore de ces enjeux de pouvoir dont l’hebdomadaire Carrefour africain se fait l’écho en ces termes :
« La presse d’État aujourd’hui sous la RDP (Révolution démocratique et populaire) ne peut nullement jouer le rôle d’avant-garde dévolu à la direction politique de la révolution qu’est le CNR (…). Du reste, croire qu’une presse animée par des journalistes divers qui ont en commun plus leur nature petite-bourgeoise que leur engagement politique puisse jouer un rôle d’avant-garde relève d’une vision embuée des réalités (7). »
Le monopole de la production théorique légitime se trouve de la sorte préservé au profit du CNR. Un directeur de publication rattaché au ministère de la Culture et de l’Information est, depuis lors, chargé de nommer les rédacteurs du quotidien Sidwaya, de Carrefour africain, de la radiotélévision nationale, et d’élaborer des articles « reflétant les idéaux du CNR ».
Le CNR s’affirme comme l’unique détenteur du droit d’élaboration des thèmes de la mobilisation politique. Plus généralement, il s’impose en tant que seul producteur légitime d’une idéologie où chacun se voit assigner une appartenance de classe, et où les classes sont rangées à l’intérieur d’une échelle de valeurs menant du « peuple » aux « ennemis du peuple ». La culpabilité de chaque individu est établie par ses conditions sociales d’existence ; en ce sens, elle est originelle. Cependant, les comportements personnels permettent d’en moduler l’intensité : les attitudes en regard du travail, du sport collectif, de la famille, du voisinage aussi, deviennent autant de signes qui, rapportés au code moral établi par le pouvoir dès la deuxième année de la révolution, prennent sens dans le projet politique et contribuent pour une large part à son accomplissement. A l’aide des différentes structures d’encadrement de la population (8), l’État compte en effet mesurer l’effort consenti par chacun pour « révolutionner» ses pratiques. De sorte que si le pouvoir fonctionne bien sur « k mode de l’exclusion inclusion » (9) lorsqu’il s’exerce à l’échelle des catégories sociales, c’est sur celui du châtiment et de l’absolution qu’il s’exprime lorsqu’il s’adresse aux individus.
La confrontation des principaux énoncés des documents politiques élaborés par les dirigeants permet de restituer le système de représentation horizontal de l’espace social ou, si l’on préfère, l’échelle des valeurs où sont hiérarchisées les catégories sociales reconnues par le pouvoir. Certaines nuances, qui correspondent à des sensibilités différentes entre dirigeants (10), ont été éliminées, afin de rendre plus compréhensible le système d’assignation dominant (voir tableau 1).
Parmi les forces réactionnaires désignées sans ambiguïté par lediscours officiel se situent les responsables politiques et administratifs des régimes antérieurs, la bourgeoisie commerçante d’origine yarga et dioula vue comme le relais compradore des intérêts économiques occidentaux et, enfin, la chefferie des régions du Centre et de l’Est burkinabè, détenant un pouvoir fortement centralisé.
Deux autres couches sociales s’agrègent à ces forces, qu’il convient de distinguer puisque leur culpabilité en regard du peuple se trouve atténuée par la rivalité qui les oppose aux pouvoirs occidentaux. Il s’agit d’une part des « patriarches et gardiens des traditions » (sont ainsi désignés les détenteurs du pouvoir gérontocratique au sein des sociétés segmentaires, et les détenteurs d’un pouvoir religieux — gardiens de cultes traditionnels, féticheurs, marabouts). C’est en tant que producteurs et reproducteurs d’un ordre social inégalitaire et d’une culture dévalorisée que l’État les construit comme une composante des « ennemis du peuple ». Le discours du 2 octobre précise en effet que cette force a « recours aux valeurs décadentes de notre culture traditionnelle, qui sont encore vivaces dans les milieux ruraux» (11). De même, les forces religieuses ont, en marge des chefferies féodales, « maintenu les masses dans le fatalisme par l’enseignement anti-progressiste qu’elles ont propagé partout à travers les campagnes » (12). Le pouvoir s’est cependant engagé dans une réhabilitation des cultures traditionnelles à partir de 1986, dans la mesure où, rapportées aux normes •du colonisateur puis à celles du personnel politique ayant investi l’État à l’indépendance, certaines de leurs valeurs lui apparaissaient comme autant d’alternatives et d’instruments de résistance. Ainsi, la « maternité, la maturité, la bravoure», qu’elles renvoient à la cosmogonie du Moogo ou aux luttes historiques de l’islam (13) sont, avec prudence, distinguées des travers que véhiculent « les valeurs morales de la communauté » (14).
« REPRÉSENTATION HORIZONTALE DE L’ESPACE. SOCIAL, ÉCHELLE NORMATIVE »
Il s’agit d’autre part de la bourgeoisie manufacturière, à la fois producteur et exploiteur du prolétariat burkinabè ; la place marginale qu’elle occupe dans la formation sociale résulte de la rivalité économique qui l’oppose aux capitalistes européens et aux négociants locaux.
La paysannerie burkinabè constitue l’essentiel des « masses » ou « peuple », et subit l’exploitation conjointe de la chefferie et des fractions dominantes de la bourgeoisie. Toutefois, elle est « partie intégrante de la petite-bourgeoisie », ce que les dirigeants justifient par la dissolution des formes communautaires de propriété et d’exploitation du sol au cours de la période coloniale, puis post-coloniale, et par la « généralisation » de la propriété parcellaire dans les campagnes (15). La paysannerie jeune ne se distingue de la paysannerie en général que par sa position économique dominée vis-à-vis des pouvoirs gérontocratiques qui contrôlent l’accès aux terres.
A l’intérieur de ce premier système de représentations normatives, l’échelle des valeurs prend son sens lorsqu’est construite la fiction théorique du prolétariat, seule « classe véritablement révolutionnaire (…) qui a tout à gagner et rien à perdre» (16), cependant que « la classe ouvrière n’existe pas au Burkina » (17). Abstraction réifiée et référence du système d’assignation, la classe ouvrière n’a qu’une place virtuelle dans l’espace social burkinabè, et la fonction du CNR est de s’y inscrire.
L’ensemble des positions sociales définies par les dirigeants est hiérarchisé selon les intérêts économiques mécaniquement déduits de leur rapport aux moyens de production. La pertinence de ce corps de représentations n’a pas à être discutée ici. Il importe en revanche d’en rendre compte en tant qu’instrument du politique — au sens où son élaboration fut une condition d’accès puis de conservation du pouvoir —, et en tant que lecture singulière de l’espace social burkinabè qui, imposée aux agents, a modifié leur perception et par là même leur identité.
Constituée en une somme de catégories signifiantes du point de vue de leur ajustement aux fins ultimes de la révolution, Vidéo‑logie du pouvoir paraît doublement s’inspirer du marxisme : d’un côté, elle insère la révolution d’août dans une histoire des luttes sociales qui, dès l’ère précoloniale, oppose le « peuple » à ses « ennemis». Les références à l’éthos du Moogo et aux représentations mystifiantes que la société politique en avait jusqu’alors donné sont désormais abandonnées. Le Moogo n’est plus l’Eden où le bonheur « construit par le stabilisme » repose sur une « philosophie de l’Équilibre » (18), mais se range parmi les ordres sociaux répressifs et inégalitaires. De l’autre, cette idéologie désigne les dominés comme les seuls sujets historiques, ôtant par là même toute mission créatrice à la personnalité « authentiquement africaine » ; de ce point de vue, le sankarisme est en rupture avec le « temps du mythe », pour reprendre l’expression de G. Balandier, et dénie toute signification positive aux représentations politiques fondées sur les croyances en une réhabilitation (19).
Il reste pourtant à transformer le travail d’élaboration théorique en un corps de pratiques politiques, à réaliser les alliances sociales et à définir les modalités de l’action politique. Cette transformation, bien qu’étroitement contrôlée et périodiquement soumise à la critique du CNR, est le travail spécifique des CDR, du gouvernement, de la presse. Le contrôle des organes de gestion par le CNR est d’autant plus aisément réalisé que le système de représentation emploie trois registres normatifs distincts : celui des positions sociales désignant des couches ou fractions de classe ; celui des classes distinguant entre bourgeoisie, petite-bourgeoisie et dépossédés ; enfin, celui du « peuple » et de ses « ennemis ». Dans la mesure où ni les lignes de partage, ni les principes d’agrégation d’un registre à l’autre ne sont explicités, toute alliance, pourvu qu’en soient exclues les trois premières fractions, peut trouver sa justification tactique. En témoigne la position flottante qu’occupent les promoteurs nationaux, composante de la bourgeoisie et à ce titre « ennemis du peuple », mais qualifiés de « bourgeoisie moyenne» (20), accumulant des « griefs contre l’impérialisme », pour finir, au cours du symposium consacré à l’entreprise burkinabè, en force indispensable « à la tâche d’édification économique entreprise par le CNR » (21).
Dans une large mesure, la hiérarchie entre les segments théorique et gestionnaire du marché de la parole politique reproduit la distance entre un discours fondé sur des normes implicites et des pratiques qui ne
TABLEAU 2
ÉVALUATION DE LA CONSCIENCE POLITIQUE DES FRACTIONS
Si les ouvriers sont les détenteurs de la conscience révolutionnaire idéale, ils ne peuvent, en raison de leur nombre, espérer détenir les postes-clés de l’Éxécutif. Ceux-ci reviennent, au cours de la première phase de la révolution, aux fonctionnaires, étudiants, intellectuels, petits commerçants et membres des professions libérales (26). Place provisoire qui n’exclut pas les conflits avec l’avant-garde puisque ces « petits-bourgeois progressistes» ne sont pas tous capables « d’accepter leur suicide politique pour renaître en révolutionnaires » (27). La question du parti est, quant à elle, subordonnée à la diffusion des conceptions révolutionnaires dans la paysannerie :
« S’il faut évoluer vers une structure, quelle qu’elle soit, il faut que la conscience collective nous y conduise (…). On construit un parti parce que les conditions objectives de la lutte indiquent, sinon obligent qu’on arrive à cette étape (28). »
Dès lors, la conscience ouvrière désincarnée est tout entière portée par l’« avant-garde », réduite à la somme des composantes du CNR, définies le 17 mai 1986 (29).
Il reste que les institutions gestionnaires ont été chargées d’encadrer la paysannerie burkinabè, puisque celle-ci « baigne dans un fatalisme et un obscurantisme qui ne lui permet (sic) pas d’avoir claire conscience de son appartenance de classe » (30). La mobilisation imposée aux ruraux pour des travaux d’intérêt collectif, la transformation du régime de propriété foncière, la création de coopératives de production et de gestion, enfin les fonctions administratives et juridiques revenant aux CDR de village sont les signes les plus visibles du travail de mise à distance du monde paysan (31). L’uniformisation des situations économiques vécues par les ruraux, puis le postulat d’une conscience politique arriérée fournissent les arguments décisifs de leur sujétion aux institutions-relais du pouvoir ; en retour, cette double dévalorisation légitime l’étape bourgeoise de la révolution qui doit créer les conditions économiques d’une diffusion de la conscience révolutionnaire, puisque « la conscience collective dépend des conditions matérielles d’existence des hommes » (32).
La combinaison du discours théorique fondé sur l’appréciation/dépréciation des statuts économiques, et des pratiques gestionnaires fondées sur l’évaluation des niveaux de conscience, fut un instrument efficace de contrôle social, qui rendait pensable la disqualification de toutes les catégories identifiées (voir tableau 3).
Le croisement des modalités fait apparaître qu’aucune des catégories sociales n’échappe aux risques d’une critique du pouvoir et que toutes peuvent faire l’objet d’alliances ou de défiances. La paysannerie, le sous-prolétariat urbain (33) et la petite-bourgeoisie en font l’expérience au cours des deux premières années de la révolution et, à partir de l’An III, la bourgeoisie manufacturière, les patriarches et gardiens des traditions ainsi que les responsables de l’islam et des églises catholiques sont inclus dans l’échelle de la double norme. Seuls les ouvriers et leur incarnation légitime détiennent à la fois une position économique et idéologique valorisée.
En outre, le contrôle du corps social par le pouvoir est complété par la dépendance des gestionnaires vis-à-vis du CNR : du point de vue du discours théorique, toute réorganisation des alliances sociales est en effet justifiable, et désigne en retour les CDR comme les interprètes négligents des textes fondateurs.
Ainsi, la révolution du verbe repose sur un double découpage symbolique — celui de l’espace social, celui du marché de la parole politique — qui confère au pouvoir un droit absolu de sélection des intervenants et de contrôle du contenu de leur intervention.
TABLEAU 3
CROISEMENT DES MODALITÉS :
REPRÉSENTATION HORIZONTALE
ET CONSCIENCE POLITIQUE DES FRACTIONS
L’irruption de la morale révolutionnaire
A partir de 1986, cependant, une conjonction de facteurs va entraîner des réorientations, impliquant l’ouverture à de nouvelles alliances, notamment en direction des pouvoirs religieux et traditionnels. L’accumulation des difficultés financières et des mécontentements en ville en est probablement à l’origine ; le réveil du conflit frontalier avec le Mali en accélère l’urgence (34). Ce changement d’orientation, sur le plan économique en particulier, transparaît dans le discours anniversaire du 4 août 1985 du capitaine Sankara.
Le centre de gravité de la mobilisation politique se déplace sensiblement en direction de thèmes culturels et le discours gestionnaire s’empare du combat pour le « changement des mentalités » après avoir fait son autocritique (35). Sans toutefois faire l’économie du découpage formel de l’espace social, le CNR va privilégier les valeurs morales et les comportements individuels, et atténuer en conséquence les oppositions radicales entre les catégories sociales jusqu’alors définies. Par là même, le monopole d’encadrement dont bénéficiaient les CDR ainsi que leur composition par âge et par origine sociale deviennent un obstacle à l’application des nouveaux thèmes de mobilisation, bientôt surmonté par une vigoureuse reprise en mains. Certes, le président du CNR réaffirme dans son discours à la première Conférence nationale des comités que « nous avons besoin et nous aurons toujours besoin des CDR » ; mais il engage au même moment une critique virulente de leurs pratiques, mises au compte du « bas niveau de formation des militants» et de la « méconnaissance par les responsables CDR de leurs attributions ». Parallèlement, le chef de l’État préside le premier séminaire de l’Union nationale des anciens du Burkina, dont la vocation est de mobiliser, sur les objectifs du pouvoir, ceux qui, « tout en supportant la révolution, ont toujours eu tendance à rester en marge des CDR qu’ils considèrent comme des structures mises en place pour les jeunes » (36).
Avec nuances, le président du CNR amorce une détente en direction des communautés chrétienne et islamique. Au cours d’un entretien donné à Jeune Afrique, le capitaine Sankara, par exemple, affirme que Lénine, Jésus et Mahomet furent « à l’origine des trois courants de pensée les plus forts dans le monde où nous vivons » (…) ajoutant : « Il est indéniable que Mahomet était un révolutionnaire qui a bouleversé une société. Jésus aussi l’a été (…) mais sa révolution est restée inachevée» (37). Enfin, les mesures de clémence dont bénéficient, en janvier 1986, d’anciens dignitaires de la IIIe République et la réintégration de 250 enseignants licenciés pour fait de grève (38) confirment l’hypothèse d’une relative décrispation du front social.
Mais le projet économique est aussi transformé. Les promoteurs nationaux tirèrent quelques avantages de la réforme du Code national des investissements. De plus, la possibilité d’associer les entrepreneurs privés au financement d’établissements publics est évoquée. Plus généralement, « le secteur privé devra jouer le rôle d’investisseur privilégié dans les secteurs productifs de l’économie » (39) et le pouvoir tente d’effacer son image répressive auprès des opérateurs économiques (40). En outre, le CNR annonce en novembre 1985 la prochaine suppression de la gratuité du logement — décidée quelques mois auparavant pour pénaliser les spéculateurs immobiliers — afin d’« encourager les Burkinabè à investir dans le secteur de l’habitat qui connaît un sérieux ralentissement » ; ce qui fut présenté comme l’un des acquis majeurs des luttes sociales disparaissait, le pouvoir mettant toutefois en garde les locataires urbains devant les risques d’« exactions et de vengeances de la part des propriétaires de maisons » (41).
Les fonctionnaires et salariés urbains demeurent le principal support des ressources internes du Plan quinquennal et du budget de l’État. En janvier 1986, le CNR décide d’instituer l’EPI (Effort populaire d’investissement) afin de « traduire la volonté, la détermination des salariés de vivre avec les masses et de vaincre tous les problèmes qui s’opposent à l’épanouissement de notre peuple» (42). Certes, l’ÉPI reconduit globablement les prélèvements sur salaires des années antérieures ; mais, combiné en 1986 à la suppression de la gratuité des logements, il provoque une nouvelle détérioration des pouvoirs d’achat urbains. Les ouvriers ne sont pas épargnés : le salaire minimum horaire ne varie pas entre 1983 et 1987, ce qui, compte tenu de la hausse des prix en ville, correspond à une chute de près de 25 % de son pouvoir d’achat.
Dès lors, faut-il parler d’un changement dans la nature même du régime burkinabè, saisi, après trente mois d’une intense activité militante, par le principe de réalité ? Ou évoquer une pause, rendue nécessaire par le rythme accéléré des changements de structure ?
Quoi qu’il en soit, la parole révolutionnaire change de contenu en 1986. Aux nouvelles alliances sociales, à la révision des choix économiques répondent de nouveaux mots-d’ordre définissant les clivages entre « peuple » et « ennemis du peuple » en termes de valeurs, de morale et de comportements individuels.
La valorisation du sport comme symptôme d’un comportement révolutionnaire est d’abord réaffirmée, en fin d’année 1985, par différentes déclarations du capitaine Sankara : « Le sport, c’est la victoire sur soi-même, la victoire sur nos instincts de paresse et de mollesse (…). Une lutte contre le défaitisme et la peur de perdre (…), une lutte contre l’adversité, contre autrui» (43). Le thème de l’activité sportive, présentée ici comme un moyen de surpassement personnel, est bientôt transformé par les instances gestionnaires en un instrument du contrôle politique : « Ce n’est pas un simple creuset du divertissement. Il nous aide à effacer toutes nos divisions conjoncturelles et pousse tout le monde, garçons et filles, à regarder la nécessité absolue d’unifier nos rangs pour mener à bien chacun sa mission » (44). Dans ce même texte, la pratique du sport devient un signe du degré d’adhésion des individus aux buts ultimes de la révolution : « Le sport, en tant que valeur sociale, dont la pratique n’est pas uniquement motivée par de simples envies ou caprices, mais surtout par des facteurs politiques et économiques. » Finalement, l’intérêt manifesté par chaque agent de l’État pour les activités physiques jouera dans son avancement à partir de janvier 1987, en tenant compte de l’âge, du sexe et de la santé des participants. Le discours gestionnaire s’empare d’un nouveau critère d’exclusion/inclusion politique, dont le trait dominant est qu’il transcende les appartenances sociales pour se fonder sur les comportements personnels.
L’affirmation d’une morale révolutionnaire renvoie à un système de représentations de l’espace social sans relation immédiate à la lutte des classes. Ainsi, le combat pour l’émancipation des femmes burkinabè, qui constitua l’un des thèmes déterminants de l’expérience sankariste, est présenté comme une priorité nationale « avant le redressement économique », qui ouvre un front de luttes où « il n’y a pas d’intérêts de classe (opposant) l’homme à la femme » (45). Cependant, les résistances sociales au projet d’un nouveau code de la famille (1986) et plus encore à l’instauration du « salaire vital » qui devait donner aux épouses de salariés le droit de percevoir directement le tiers des revenus économiques de leur mari (46) —, sont analysées par le discours gestionnaire comme autant d’oppositions féodales venant de la petite-bourgeoisie urbaine et des commerçants arriérés (47). Dans le même esprit, le rapport final de la première Conférence nationale des CDR lança un appel à la mobilisation « générale pour une lutte appropriée (contre la prostitution) inhérente au système d’exploitation dont la RDP est l’héritière » (48), qui fait suite à l’expropriation des occupants de Bilibambili, principal quartier de prostitution à Ouagadougou, désormais occupé par la Cité An III de la révolution (49).
Il faut retenir que l’ensemble des pratiques saisies à l’échelle de l’individu, en ce qu’elles révèlent de valeurs ajustées A un code moral élaboré par les dirigeants, est mis au coeur de la mobilisation. Une nouvelle hiérarchie s’élabore, non sans difficultés, très progressivement, au rythme des déclarations politiques du président du CNR puis de leur analyse par les organes de presse et les CDR. Ainsi, la production d’oeuvres d’art doit « célébrer les valeurs morales de la communauté tout en rayant ses travers », et exclure les ouvrages qui « par l’impertinence de leur thème, rappellent le griotisme dénoncé au niveau de la musique » (50). Par essence, le codage assimile l’ordre social à une symbolique des éléments, du geste, des couleurs, dont témoigne entre autres exemples l’opération Ouagadougou « ville blanche » : « J’invite tout un chacun à l’usage massif de la chaux blanche qui en plus de son pouvoir aseptique, présente l’avantage de familiariser très rapidement les esprits au respect de la propreté, de la netteté et de l’ordre (51).»
La lutte contre l’usage d’excitants et de drogues s’inscrit de même dans un plus vaste combat : « L’aboutissement des projets de développement lancés dans le cadre du Plan quinquennal (fermes collectives, relance de l’activité), verra-t-il en même temps la résolution des contradictions internes que posent en termes clairs la toxicomanie, (la prostitution et la délinquance ? » (52). La consommation de stupéfiants disponibles au Burkina — Yamba (cannabis), Kunu et Sékou Touré (amphétamines) pour l’essentiel —, est décrite comme une « entrave sérieuse aux tâches socio-économiques» de la jeunesse, au même titre que les films projetés dans les salles de quartiers, qu’on envisage un temps de soumettre à « une censure plus efficace » (53).
Enfin, le discours du pouvoir fait de la maladie un événement dont les fondements sont à rechercher dans les attitudes individuelles en regard de l’ordre social : « Le pauvre n’a pas le SIDA », affirme le capitaine Sankara ; seuls « les Blancs, les riches, les exploiteurs ont cette maladie » et « tout Africain qui a le SIDA est un Africain colonisé » (54).
L’idéologie sankariste : la révolution à l’échelle de l’individu
Le discours du pouvoir s’est donné pour fonction de livrer aux militants les armes théoriques de l’action politique. Son fonctionnement manifeste l’extrême division du travail à l’oeuvre sur le marché officiel de la parole politique, entre 1983 et 1987, dont témoigne la séparation formelle entre une « avant-garde » chargée de produire les représentations de l’espace social, et les institutions gestionnaires chargées d’interpréter les concepts et de les traduire en pratiques politiques. De cette partition du marché, révélant la sujétion des CDR, du gouvernement et de la presse aux orientations stratégiques décidées par le CNR, naît une double norme qui assure au pouvoir le contrôle du corps social en général, et du contenu des débats politiques dans leurs lieux légitimes d’expression.
Dans la première phase de la révolution, la norme repose simultanément sur la position économique des agents et sur la « conscience politique » supposée de chaque catégorie sociale définie. Les symptômes du mécontentement et les résistances sociales de la petite-bourgeoisie urbaine et des ruraux, ainsi que les difficultés économiques et financières du Burkina au cours de l’année 1985 coïncident avec l’apparition d’un discours politique prenant pour normes la morale et les comportements censés refléter l’idéal révolutionnaire.
Le passage progressif d’un système de représentation horizontal, définissant les catégories sociales selon leurs intérêts économiques, à un système vertical où l’individu est au coeur du classement normatif, a facilité la révision des alliances sociales sans, que celle-ci soit nettement perceptible par les militants (55).
On doit pourtant se demander si le changement de contenu des thèmes de la mobilisationet, partant, de leur support idéologique relève exclusivement de la tactique politique, et si une analyse fonctionnaliste suffit à en rendre compte. En. effet, contrairement aux discours strictement politiques dont « les échéances ne sont pas nécessairement à l’horizon de l’individu » (56), l’idéologie sankariste tenta de s’adresser à chacun — lorsque le pouvoir félicite, « chacun doit avoir le sentiment qu’il est visé personnellement ; lorsqu’il critique, chacun doit pouvoir se reconnaître », dit le capitaine Sankara — et le soumit à une évaluation en termes de morale révolutionnaire. L’un des traits dominants du sankarisme fut de concevoir la révolution en tant que projet fondamentalement individuel destiné, par la vertu de l’exemple et la force de la conviction, à changer la société.
Si la dimension charismatique de la personnalité de Thomas Sankara est vite apparue aux observateurs (57), les accents millénaristes de son discours se sont progressivement affirmés, en particulier à partir de 1986. Certes, ce messianisme peut s’interpréter comme une opération volontaire où les analyses conceptuelles sont aménagées à des fins pédagogiques, et le charisme se résumer à un trait de caractère. On ne saurait pourtant exagérer la portée d’une interprétation de type naturaliste : les formulations messianiques ont véhiculé une cohérence autre que celle sur laquelle s’agrégèrent, aux premières heures de la révolution, les organisations politiques et les cadres de l’armée (58). Aussi convient-il de s’interroger sur la fonction que les références marxistes ont rempli dans la logique des représentations sankaristes, dont l’armature tenait précisément dans un implicite peu compatible avec le matérialisme : le discours détermine l’action, l’idée engendre le réel. « Tout ce qui sort de l’imagination de l’homme est réalisable pour l’homme» (59), tel paraît être le fondement d’une idéo-logique où les représentations de l’espace social permirent d’administrer des projets comme s’ils échappaient aux contraintes du social.
Notes:
(1) R. Otayek, « Avant-propos », Politique africaine, 20, décembre 1985, p. 7.
(2) Cf. capitaine Thomas Sankara, Discours d’orientation politique, ministère de l’Information de la République de Haute-Volta, 1983. Réciproquement, l’ensemble des forces politiques n’ayant pas reconnu cette référence exclusive a été éliminé des lieux institutionnels d’expression politique.
(3) Voir C. Dubuch, « Langage du pouvoir, pouvoir du langage », Politique africaine, op. cit., pp. 44-53.
(4) D. Martin, « Car vous croyez qu’ils pensent ? », communication au Troisième congrès national de l’Association française de science politique, Bordeaux, 5-8 octobre 1988, doc. multi., p. 7.
(5) Ce n’est qu’en mai 1986 qu’une liste d’organisations membres du CNR a été publiée ; parler des dirigeants du CNR avant cette date revient ainsi à évoquer les seuls responsables connus, notamment militaires, de cette instance.
(6) Cf. P. Labazée, « Une nouvelle phase de la révolution au Burkina Faso », Politique africaine, 24, décembre 1986, pp. 114-120.
(7) Carrefour africain, 19 juillet 1985.
(8) La trame de l’encadrement populaire se compose, outre des Comités de défense de la révolution, des Unions d’anciens, de femmes, des paysans burkinabè, ainsi que d’un mouvement de pionniers qui s’adresse à la jeunesse.
(9) R. Otayek, « Burkina Faso : entre l’État mou et l’État total, un balancement qui n’en finit pas », in J. Dunn (ed.), West African States since 1976 (à paraître).
(10) Celles-ci concernent principalement les positions relatives dévolues au sous-prolétariat urbain, et aux entrepreneurs manufacturiers.
(17) T. Sankara, interview donné à La tribune de l’économie, 15 juin 1985.
(18) T.F. Pacere; Ainsi on a assassiné tous les Mossi, Sherbrooke, Quebec, Ed. Naaman, 1979, p. 291.
(19) Les expressions citées sont de G. Balandier, « Mythes politiques decolonisation et de décolonisation », Sens et puissance, Paris, PUP, 1981 (deuxième édition), pp. 203-214.
(20) T. Sankara, op. cit.p. 16.
(21) A. Koeffé discours à la Chambre de commerce, 28 juin 1986.
(22) Carrefour africain, 11 octobre 1985.
(23) Cf. Carrefour africain, 11 avril 1986.
(24) Statut général des Comités de défense de la révolution, RHV-CNR, 17 mai 1984, p. 4.
(25) Cette rubrique, qui tentait de convertir les conceptions des dirigeants en suggestions pour l’action militante, alimenta bon nombre des discussions internes des comités. Sa suppression se conçoit dans la logique de la segmentation du marché officiel des débats politiques puisqu’elle engageait la responsabilité des théoriciens dans les choix pratiques effectués par les gestionnaires.
(26) Cf. B.P. Bamouni, op. cit., pp. 133-140.
(27) Ibid., p. 124.
(28) T. Sankara, conférence de presse, 2 mars 1985.
(29) Soit l’Organisation des militaires révolutionnaires dirigée par Thomas Sankara, l’Union des luttes communistes reconstruite issue de l’autodissolution de l’ULC en 1984, le Groupe des communistes burkinabè et l’Union des communistes burkinabè.
(30) B.P. Bamouni, op. cit., p. 128.
(31) Cf. C. Savonnet-Guyot, Etat et sociétés au Burkina, Paris, Karthala, 1986, p. 191.
(32) Carrefour africain, 9 août 1985.
(33) Intégré à l’origine dans les comités de quartier afin de collaborer aux travaux d’intérêt commun et d’acquérir une conscience politique, le sous-prolétariat urbain sera ultérieurement défini comme un instrument subalterne d’accomplissement des besognes policières : il doit ainsi « constituer un réseau d’indicateurs » permettant de détruire tous « les noyaux d’opposants et de contre-révolutionnaires » (B.P. Bamouni, op. cit., p. 131). A partir de 1986, il se trouve exclu de toute fonction risquant de compromettre la reprise en mains et la moralisation des comités.
(34) Voir sur ce point P. Labazée, « Une deuxième phase de la révolution au Burkina », art. cit., pp. 114-120, et « L’encombrant héritage de Thomas Sankara », Le Monde diplomatique, décembre 1987, p. 15.
(35) Cf. Carrefour africain, 7 mars 1986.
(36) T. Sankara, Les tâches de l’An III, discours du 4 août 1985.
(37) T. Sankara, interview donné à Jeune afrique, mars 1986.
(38) Sur le conflit entre les enseignants et le CNR, voir R. Otayek, « The Revolutionary Process in Burkina Faso : Breaks and Continuites », The Journal of Communist Studies, vol. 1, 1983, pp. 82-100 ; P. Labazée, « La voie étroite de la révolution au Burkina Faso », Le Monde diplomatique, février 1985, pp. 12-13.
(39) T. Sankara, allocution au symposium sur l’entreprise burkinabè, 28 juin 1985. Cf. Carrefour africain, 26 juillet 1985.
(40) Sur les rapports entre le pouvoir et les entrepreneurs commerciaux et industriels burkinabè, voir P. Labazée, Entreprises et entrepreneurs du Burkina Faso, Paris, Karthala, 1988.
(41) Carrefour africain, entretien avec D. Traoré, délégué du peuple au logement, 15 novembre 1985.
(42) T. Sankara, AFP, 25 janvier 1986.
(43) T. Sankara, Conférence de presse, décembre 1985.
(44) Carrefour africain, 7 mars 1986.
(45) Carrefour africain, 1" novembre 1985.
(46) Voir notamment l’article de C. Benabdessadok, « Femmes et révolution «, Politique africaine, 20, décembre 1985, pp. 54-64.
(47) Carrefour africain, 9 août 1985.
(48) Rapport général de la première Conférence nationale des CDR, 4 avril 1986.
(49) Décret présidentiel du 4 août 1985.
(50) Carrefour africain, 18 avril 1986.
(51) T. Sankara, Sidwaya, 28 août 1985.
(52) Carrefour africain, 25 avril 1986.
(53) Carrefour africain, 25 avril 1986.
(54) T. Sankara, discours à la deuxième Conférence nationale des CDR, Dédougou, avril 1987.
(55) Elle fut cependant l’objet de débats entre les -différentes fractions, du CNR, au cours des arbitrages du Plan quinquennal, avant d’alimenter la querelle sur les- méthodes de gouvernement de Thomas Sankara.
(56) M. Auge, Pouvoirs de vie, pouvoirs de mort, Paris, Flammarion, 1977, p. 141.
(57) J. Ziegler, Sankara, un nouveau pouvoir africain, Lausanne, P.M. Faivre, 1986, p. 17.
(58) C’est du reste en qualifiant les conceptions sankaristes de " dérive mystique"», que les militaires comptent aujourd’hui légitimer son élimination ; cf. Proclamation du Front populaire, 15 octobre 1987.
(59) T. Sankara, discours d’inauguration du premier Plan quinquennal, 4 août 1986.
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