Interview de l’Adjudant Emile Nacoulma, chef de la garde rapprochée du Président Sankara le 15 octobre 1987

Il était, en quelque sorte, l’Ange-gardien du Président Sankara le jour du coup d’État. Lorsque les armes ont commencé à crépiter, il a tenté, avec ses hommes, de se réorganiser. Mais surprise! Leur magasin d’armes était scellé. Impossible donc de s’approvisionner. Et là, un déclic se fait dans sa tête. «Je me suis rappelé de ce que le Président m’a dit dans la nuit du 14 au 15 octobre1987». Cette nuit-là, les deux hommes ont longuement échangé sur le climat délétère qui prévalait. Les prémices d’un coup d’État étaient bien visibles. « Sankara m’a dit: ça peut arriver ou pas. Mais si ça arrivait, n’oublie pas Philippe et Auguste ». Voici donc l’Adjudant Nacoulma au pas de course. Il fait immédiatement venir un véhicule, donne des instructions. Vite, il faut sauver les enfants! Vite, très vite! Interview exclusive.

 Par Hervé D’AFRICK

Cette interview a été publié dans le N°244 du bimensuel burkinabè Courrier Confidentiel daté du 15 août 2021.


Où étiez-vous le 15 octobre 1987 aux environs de 16h30mn ?

Adjudant Emile Nacoulma: J’étais au Palais présidentiel. J’étais le chef du groupe chargé de la sécurité rapprochée du Président. Nous sommes montés, dans premier temps du 14 octobre au 15 matin à la même heure. Nous avons par la suite tenue une rencontre au conseil de l’entente. Après cette réunion je suis allé me restaurer avant de revenir pour le sport qui était prévu à 16h. Mais dès 14h30, j’étais de retour au Palais. Quand le Président Sankara est sorti de chez lui, il est d’abord allé à la Présidence avant de se rendre au Conseil. Moins d’une demi-heure après, aux environ de 16h30 mn, nous avons entendu des rafales.

Au moment où vous étiez au sport?

Oui. Il y avait le sport de masse. J’y étais avec d’autres militaires. Lorsqu’il y a eu les rafales, j’ai immédiatement tenté de savoir ce qui se passait. Les téléphones talkie walkie qu’utilisait la garde rapprochée du Président ne répondaient pas. J’ai tenté en vain de joindre les autres. J’ai donc appelé la ligne fixe du Conseil. Et là, j’ai appris que l’Escadron de transport et d’intervention rapide (ETIR) voulait nous envahir et que nous devions nous préparer en conséquence. Nous étions donc en train de nous organiser. Mais curieusement, nous avons constaté que notre magasin d’armes était scellé. Impossible donc de renforcer notre dispositif en armes et munitions. L’un des véhicules à notre disposition était muni d’un poste radio. Nous l’avons aussitôt allumé. La Radio nationale diffusait des déclarations dans lesquelles on traitait le Président de renégat. Cela nous a énormément choqués. Entre-temps, nous avons aperçu un véhicule militaire (une «cascavelle») qui fonçait vers nous. Il s’est ensuite arrêté à l’entrée principale du Palais, pratiquement en face de nous. Nos éléments ont voulu faire sauter le véhicule avec une roquette de type RPJ7. Je leur ai dit de ne pas tirer et ils ont obéi. J’ai vite remarqué que les militaires à bord de la cascavelle étaient des nôtres. Tous du Centre national d’entraînement commando (CNEC). Après cela, j’ai rassemblé mes hommes et je leur dis: «Comme vous le savez, la nuit, tous les chats sont gris; nous devons beaucoup faire attention. Grouillez rentrer chez vous et revenez demain matin. Si vous avez peur de venir en arme, venez sans arme. A nouvelle situation, nouvelle mission». Quand mes éléments ont commencé à se disperser, les tirs se sont intensifiés. En ce moment-là, je me suis rappelé de ce que le Président m’a dit dans la nuit du 14 au 15 octobre 1987. Cette nuit-là, je lui ai posé cette question: «Au regard de la situation délétère qui prévaut, que comptez-vous faire, Camarade Président ?». Il m’a répondu en ces termes: «Tu crois qu’ils sont plus intelligents que moi? Ce sont des bougres! Je peux tout de suite balayer, du revers de la main, tout ce qu’ils préparent. Mais si je le fait, le sang risque de couler de la Présidence jusqu’à  Bobo-Dioulasso. Je préfère que le sang coule du Palais à la Présidence». J’ai voulu mieux comprendre le sens de ces propos. Il a aussitôt rétorqué: «Qu’est-ce que tu m’as dit le 17 mai 1983 quand nous sommes revenus de Bobo ?». «Camarade Président, je vous ai dit que la situation sentait mauvais, que le climat était tendu, et qu’il n’était pas indiqué de dormir au même endroit. Vous m’aviez répondu qu’on ne mourrait pas deux fois». Une façon de me dire qu’il était prêt à assumer ce qui arriverait. Dans la nuit du 17 mai 1983, il avait été arrêté par des éléments du Groupement blindé, alors dirigé par le Capitaine Bourou Ki de la gendarmerie. Cette arrestation a été orchestrée par le pouvoir du président Jean-Baptiste Ouédraogo. Cette fois encore, le 15 octobre 1987, Sankara a assumé pleinement son destin.

Il était visiblement bien informé de ce qui se tramait. Il aurait donc pu prendre de l’avance pour éviter le pire. Pourquoi, selon vous, ne l’a-t-il pas fait?

Il a été clair: ceux qui lui en voulaient n’étaient pas plus intelligents que lui. Il m’a même dit que s’il le voulait, il pouvait les mettre en déroute. Mais s’il le faisait, le sang risquait de couler de la Présidence à Bobo. Et qu’il préférait que le sang coule du Palais à la Présidence. Il a voulu ainsi dire qu’il préférait se sacrifier. Il était, comme vous l’avez dit, très renseigné. D’ailleurs, lors du lancement, en octobre 2017, du Comité international Mémorial Thomas Sankara (ClM/TS), le Président Rawlings, grand ami de Sankara, a demandé à une personne de sa délégation d’expliquer ce qui s’était passé. Et ce dernier a affirmé que Rawlings l’a personnellement envoyé, au regard de la situation délétère, pour sortir le Président Sankara de l’engrenage, mais il lui a dit qu’il préférait mourir que de s’exiler. Sankara avait pratiquement tous les renseignements. Souvent, lorsqu’un membre de sa garde rapprochée apprenait une information capitale en ville et qu’il venait la lui rapporter, il en était visiblement déjà informé. Il savait que sa vie était menacée. Et il était persuadé qu’on ne dirait un jour «Voici l’ancien Président qui passe», mais plutôt « Voici la tombe de l’ancien Président».

Quelles sont, de façon concrète, les menaces dont vous aviez connaissance?

Nous savions que le climat était «pourri». Mais le camarade Président refusait qu’on réagisse. Comme il l’a dit à Boukary Kaboré Le Lion, «si quelqu’un touche à un seul cheveu de Blaise Compaoré, il aura affaire à moi». Il savait que Blaise Compaoré préparait quelque chose contre lui. Mais il n’a pas voulu anticiper; il n’a pas voulu verser de sang. Cette posture a été observée jusqu’au 15-0ctobre. Nous avons pratiquement subi les évènements.

C’était déplorable. Quels sont les autres signes qui laissaient présager un coup d’État?

Plusieurs mois avant le 15 octobre, des armes qui nous étaient destinés ont été subtilement envoyés ailleurs. Nous n’avions finalement que des «14.5» montés sur des véhicules Jeep et des kalachnikovs. Les canons 105 et les «Quadritubes», qui étaient à notre niveau, ont été retenus au Conseil pour ‘entretien après des exercices au champ de tirs de Mogtedo. Initialement, nous étions bien armés mais ils ont trouvé, au fil du temps, les subtilités nécessaires pour nous dépouiller de nos armes, prétextant des réparations ou une répartition du matériel. Ce qui n’était évidemment pas vrai. Si nous avions cet arsenal, ça aurait «caillé». Les assaillants n’auraient pas pu tenir face à nous. Nous avons appris, après le coup d’État, que deux de nos «14.5» avaient été sabotés peu avant la fusillade, les rendant pratiquement impossible à utiliser. En plus, comme je vous l’ai dit, au moment où nous cherchions à nous organiser, nous avons constaté que notre magasin d’armes étaient scellé, impossible donc d’y accéder. Tout cela montre que le coup d’État a été bien planifié.

En plus de Blaise Compaoré, on pointe, de plus en plus, un doigt accusateur sur Gilbert Diendéré et Hyacinthe Kafando, tous deux mis en examen dans cette affaire. Quel rôle ont-ils concrètement joué dans ce coup d’État?

Gilbert Diendéré et Hyacinthe Kafando n’étaient que des exécutants. Blaise Compaoré était le chef de corps du Centre National d’Entrainement Commando (CNEC). Ce sont ses hommes qui ont réalisé le coup d’État. Même lorsque nous étions au Palais présidentiel, c’est Blaise Compaoré qui continuait de nous noter. C’est lui qui commandait et donnait donc les instructions. En réalité, il cordonnait tout. Gilbert Diendéré et Hyacinthe Kafando ont dû exécuter les ordres donnés par le chef de corps du CNEC, Blaise Compaoré.

Même si le Président Sankara n’a pas voulu agir, sa garde rapprochée aurait pu passer outre sa volonté afin de le sauver et garantir la suite de la Révolution. On a l’impression qu’il y a eu une sorte de silence coupable. Qu’en pensez-vous?

Nous étions déterminés à sauver la situation. Nous avons alerté, à plusieurs reprises, le Président sur la nécessité de réagir. Mais il ne l’a pas voulu. Même au niveau international, il a reçu des alertes. Mais il a préféré se sacrifier. Nous ne pouvions pas aller contre sa volonté.

Y a-t-il eu, selon vous, des complicités au sein de la garde présidentielle?

Certains militaires du CNEC, qui n’étaient pas à Ouagadougou, se sont retrouvés dans la capitale le 15 octobre à l’heure du coup d’État. Je ne connais pas les motifs réels de leur présence. Mais après réflexion, cela nous a paru assez curieux. De plus, j’ai appris que pendant la fusillade, l’un des éléments de la garde rapprochée du Président Sankara aurait tiré sur lui. L’élément en question a ensuite reçu une balle à la main. Quelques temps après le coup d’État, il a été évacué en France par le pouvoir Blaise Compaoré pour se faire traiter. Je l’ai appris de différentes sources. Je précise que ceux qui assuraient la garde du Président au moment du coup d’État étaient bien compétents et efficaces. Mais il y a eu un effet surprise. Quels que soient ton courage et ta puissance, si tu es pris dans une embuscade bien planifiée, ce n’est pas évidant que tu t’en sortes. Et en plus, Sankara lui-même a dit, à plusieurs reprises que si le sang doit couler, il n’en serait pas l’auteur. Il a dit clairement qu’il ne voulait pas avoir les mains tachetées de sang. Il n’a donc pas voulu que sa garde réagisse malgré la menace persistante. Il a voulu que les choses se passent ainsi. Ça fait mal, très mal!

Au niveau du Bataillon d’intervention aéroporté (BIA) de Koudougou, Le Lion a tout de même tenté la résistance même si cela s’est soldé par un échec. Le BIA était commandé par tout un chef de corps. Ils se sont donc organisés de façon autonome. Boukari Kaboré dit Le Lion avait les mains libres. Mais au niveau du Palais, lorsque vous en parliez il dit de ne pas agir. Que pouvions-nous faire dans ces conditions?

Alors que les armes crépitaient cet après-midi du 15 octobre, vous êtes allés au secours des enfants de Sankara. Racontez-nous ce qui s’est exactement passé.

Comme je vous l’ai dit, dans la nuit du 14 au 15 octobre, nous avons échangé. Le Président m’a affirmé ceci : «S’il se produisait un coup d’État, prends les dispositions nécessaires pour sauver Philippe et Auguste». Le 15 octobre, au moment où le coup d’État se produisait, je me suis souvenu de ce que le Président m’a dit. J’étais avec mes hommes. Nous avions un véhicule de type Alpha-Roméo. J’ai instruit le Caporal Souleymane Kouraogo d’amener le véhicule. Je lui ai dit ensuite d’aller chercher rapidement les enfants: Auguste (5 ans), Philippe (7 ans) et la fille de l’un des amis du Président avec lequel il a été formé à l’École militaire d’Antsirabe, à Madagascar. Cette fille était âgée de 11 ans. J’ai ordonné au Caporal Kouraogo de les déposer dans une famille près du collège de Kologh-Naba. Mais lorsqu’il est arrivé au niveau de l’ancien campement des députés, le chef du protocole du Président, Fulgence Traoré, a récupéré les enfants. Il est allé les remettre à Mariam Sankara. Ils ont par la suite quitté le pays. Le Caporal Kouraogo est revenu avec le véhicule Alpha-Roméo. Et c’est à bord de ce véhicule que nous avons pu, l’Aide de camp, deux autres personnes et moi, quitter le Palais sous le crépitement des kalachnikovs.

Pour quelle destination?

Nous sommes passés par des voies détournées et nous nous sommes retrouvés vers le rond-point de la Patte d’Oie. L’Aide de camp nous a dit qu’il était mieux qu’on se rende au Ghana. Intérieurement, je me suis dit : «Qu’est-ce que j’ai fait de mal pour m’exiler au Ghana? Je ne suis pas plus important que ceux qui ont perdu la vie ce jour-là. Mais étant donné que nous étions pratiquement dans la même situation et que nous risquions d’être éliminés, j’ai finalement adhéré à l’idée d’aller au Ghana. Là-bas, nous pourrions bénéficier de la protection du Président Rawlings. L’Aide de camp a voulu que nous passions par Léo pour éviter d’éventuels traquenards. Nous avons donc emprunté cette voie. Mais peu avant Saponé, le véhicule étant bas, le carter a percuté une roche alors que nous voulions traverser un pont. Le véhicule s’est bloqué.

Impossible donc d’avancer. Il fallait replier à pieds à Ouagadougou avant le levé du soleil. Nous sommes revenus dans la capitale et nous nous sommes dirigés vers l’actuel ASECNA. J’avais un frère qui habitait dans la zone. Je suis resté chez lui jusqu’au 18 octobre. Les autres se sont réfugiés ailleurs. Entre-temps, par l’intermédiaire de mon petit frère, j’ai reçu des instructions du Lieutenant Gilbert Diendéré. Le message était direct: s’il sait où je me trouve, qu’il me dise de me présenter au service dans un délai de 72h. Et que si je ne le fais pas, ce serait considéré comme une désertion. Je me suis donc rendu au Palais présidentiel le 18 octobre en tenue civile. Lorsque je suis arrivé, Diendéré m’a demandé pourquoi j’étais en tenue civil. Il m’a dit: « Va immédiatement porter une tenue militaire et viens recevoir des ordres ». Lorsque je suis revenu, il m’a remis un téléphone Talkie-Walkie de marque Motorola et m’a dit: «Rejoins-le Palais et tente de remonter le moral de ceux qui y sont. En cas de difficulté, rends-moi compte immédiatement. A défaut, rends compte au Lieutenant Traoré Oumar ou à l’Adjudant-Chef Major Abdouramane Zeytenga». C’étaient eux, les hommes forts du moment! Je suis effectivement allé au Palais présidentiel. Quelques semaines se sont écoulées. Et entre-temps, j’ai été envoyé à l’aéroport, précisément au salon d’honneur. Je suis resté en poste à ce niveau pendant un bout de temps. Je me souviens du premier voyage du Capitaine Blaise Compaoré à l’extérieur du pays. Il m’a vu au salon d’honneur et m’a dit: «ça va ?». J’ai répondu oui. Il a enchainé en me demandant «Et ton enfant? C’est un garçon ou une fille ?». Je lui ai répondu que «C’est un commando». Il avait l’art de plaisanter ainsi avec nous. Il a donc souri en disant: «Toi tu pouvais mourir hein !». Et il a pris son vol. Deux semaines après ces échanges, j’ai été muté à Léo comme chef de détachement.

S’agissait-il d’une récompense ou d’une sanction?

Sanction ou pas, cela me permettait de souffler un peu. Cela m’a fait penser à un lièvre qu’on prend d’une course par les oreilles et qu’on balance en brousse. Il y a un air de liberté, une bouffée d’oxygène. Depuis ma réintégration le 18 octobre, l’environnement de travail était très tendu. En nous voyant, certaines personnes tenaient des propos de haine. Du genre: «Il fallait qu’on abatte tous ces bâtards qui étaient au Palais avec le Président Sankara. N’eût été les instructions données par Golf (Gilbert Diendéré), nous devions tous les abattre». Après le coup d’État, plusieurs proches de Sankara ont été traqués, emprisonnés, certains tués.

Comment avez-vous vécu ces moments, vous qui étiez de la garde rapprochée du Président assassiné?

L’un des éléments de ma Classe ou de ma promotion, le Sergent Moussa Diallo, chargé de la gestion des «cascavelles», a été enfermé en 1988. Ils l’ont ensuite enlevé et sont allés l’abattre à Kamboinsé. Je sais où se trouve sa tombe. A l’occasion de la journée du pardon en 2001, les parents ont demandé que soient indiquées les tombes de leurs proches tués. L’un de ses gardes de corps a indiqué sa tombe. D’autres militaires et civils proches de Sankara ont été menacés, arrêtés, emprisonnés. Certains même ont été tués. Après ma première affectation, j’ai demandé une autre affectation parce que je sentais de menaces. J’ai demandé à aller à Ouahigouya et, à la longue, je me suis retrouvé à Fada. J’y suis allé le 15 septembre 1995 et je suis revenu le 20 Juillet 2000. La situation était invivable.

Aujourd’hui, avec le recul, comment analysez-vous les évènements du 15-0ctobre?

Le coup d’État a complètement mis en retard le pays. Je prends par exemple le cas des cités. Les cités An2, An3, An4 A et B et 1200 Logements étaient de grandes initiatives de la Révolution. Il était (NDLR : fallait ?) que ces cités s’étendent pour que tout le monde ait un logement confortable. Mais le coup d’État a donné un coup de frein à tout cela. Regardez ce que font les sociétés immobilières aujourd’hui. Il y a trop de conflits liés à la terre. Sous la Révolution, il y a eu d’autres grands projets réalisés par les Burkinabè eux-mêmes. Si la Révolution avait continué, le pays serait en avance par rapport à ce que l’on voit actuellement.

Il ressort, de plus en plus, que les véhicules dans lesquels étaient les assaillants sont partis du domicile de Blaise Compaoré. En tant qu’élément clé de la sécurité du Président, vous avez dû chercher à comprendre. Que s’est-il passé de ce côté-là?

J’étais au Palais quand la fusillade a commencé. Je ne saurais dire exactement d’où sont Partis les véhicules. C’est après le 15 octobre, lorsque j’ai été réintégré, que j’ai osé mettre pied à l’endroit où le Camarade Président et les douze autres ont été abattus. Les survivants m’ont raconté comment les évènements se sont déroulés. Visiblement, le coup d’État a été bien planifié. Tout a été mis en œuvre pour que rien ne soit un échec.

Que vous ont dit ces survivants à propos de ces évènements tragiques?

Quand les assaillants sont arrivés, ils ont foncé vers le Secrétariat du Conseil. Sankara et d’autres personnes étaient dans la salle de réunion. Il a dit : «Restez, c’est moi qu’ils viennent chercher». Et il est sorti les mains en l’air, sans arme. Il a été abattu. Les autres, qui étaient avec lui, ont également été abattus. C’était terrible. Même actuellement, il m’est difficile d’aller m’arrêter à l’endroit où le Président et douze de ses compagnons ont été abattus.

Certaines sources font état de complicités extérieures dans la réalisation du coup d’État. France, Côte d’Ivoire, Liberia et autres. Qu’en est-il ?

 Je me souviens d’une mission en Côte d’Ivoire qui a suscité de grosses interrogations. Avant le départ de la délégation burkinabè pour Yamoussoukro, il y a eu des explosions dans l’hôtel où devait loger le Président Sankara. Nous avons fait le plein de l’avion en kérogène à Ouagadougou. Nous pouvions donc aller et revenir sans avoir besoin de carburant. Lorsque  nous sommes arrivés, des dispositions ont  été prises, du fait des explosions qui se produits dans l’hôtel, pour que personne ne s’approche de notre avion. Le ministre de l’Intérieur ivoirien a tenté de s’approcher et il a été bousculé. Il y a eu un incident diplomatique de ce type, mais c’est vite passé. Les explosions visaient-ils en réalité le Président Sankara? Nous nous posons toujours la question. Il y a sans doute probablement d’autres aspects liés au coup d’État. Mais je ne peux parler que des faits que j’ai vécus. Mis à part cela, j’ai effectivement appris qu’il y a eu de possibles complicités françaises et libériennes qui ont permis de perpétrer le coup d’État. Mais je n’ai pas de données précises à ce sujet. Il y a eu sans doute des commanditaires. Mais les assaillants étaient tous Burkinabè.

L’instruction dossier est bouclée. Et le procès est prévu le 11 octobre prochain. Comment analysez-vous?

Vivement ce procès! Il permettra de faire la lumière sur cette affaire.

Tout porte à croire qu’il se déroulera sans certains acteurs clés comme Blaise Compaoré et Hyacinthe Kafando. Pensez- vous qu’il y aura vraiment lumière dans cette affaire?

J’ai confiance en la Justice. De toute façon, tout le monde sait, pour l’essentiel, ce qui s’est passé, Il faut que la Justice ait le courage de nous dire ce qui s’est passé.

Racontez-nous des moments forts que vous avez vécus avec le Président Sankara.

Les jeunes qui ont débuté leur formation militaires avec Thomas Sankara depuis le mercredi 5 février 1975 et qui sont toujours en vie ne sont pas nombreux. Nous ne sommes pas plus de trente personnes. Je peux citer, entre autres, un Adjudant Chef Major et le premier chauffeur de Sankara, Mamadou Traoré. Nous avons pratiquement tout fait ensemble. Le moment le plus fort, c’est quand, le 3 juin 1975, Amadou Pouralé, le chef du village de Bani, est venu dire à Sankara que des gens ont enlevé les bœufs d’un éleveur Peul. Et qu’ils ont emmené le bétail dans la localité de Omo, sur le territoire malien. Il a informé Sankara qu’il irait récupérer les bœufs. Il s’est ensuite dirigé vers Omo. Il fallait traverser le village de Batou, premier village malien après la frontière, avant d’arriver à Omo. Mais le chef et ses hommes sont tombés dans une embuscade près de la localité de Batou. Le seul survivant, le chauffeur du chef, est revenu rendre compte à Sankara vers 15h. Ce dernier, à son tour, a rendu compte à l’État Major. Le même jour, nous avons décollé la nuit pour la frontière. Nous sommes arrivés à Djindjé, dernier village burkinabè avant la frontière, vers 23h. Le lendemain matin, nous avons désigné deux éclaireurs civils qui nous ont guidés jusqu’au village de Batou. Dès 5h45 le dispositif était en place et nous avons lancé le premier obus, un mortier 60. Cet assaut nous a permis de récupérer des armes de la partie malienne dont des PKMS et des kalachnikovs. Le Commandant Hamadou Sawadogo, qui conduisait la CIA, a envoyé un Berlier civil pour nous aider à replier à Bahn (actuelle région du sahel). Le lendemain, les Maliens ont fait survoler, à basse altitude, deux Migres 21 (NDLR : Mig 21) dans la localité de Bahn. Sankara nous a immédiatement donné des instructions : Si prochainement, nous constatons cela, nous devons rafaler ces Migres (Mig) tous ensemble, avec l’espoir que l’une des balles atteigne atteigne l’un des Migre (Mig). Le lendemain les mêmes avions sont passés mais a haute altitude. Avec Sankara, nous n’avons pas du tout peur. Et les résultats étaient palpables.

Des moments assez particuliers à l’approche du 15 octobre?

Oui, mon dernier voyage à Tripoli. Kadhafi nous avait promis des cascavelles et des missiles antichars. La Libye les avait récupérés aux mains des rebelles lors de la prise de la bande d’Aouzou. Nous étions trois pour cette mission: l’Aide de camp du Président Sankara qui était le pilote, Antoine Sanou du Groupement blindé, notamment la cavalerie, et moi. J’avais dit bien avant à Sankara que si, en décembre 1985, le Burkina disposait de missiles antichars comme ceux que nous avons vus pendant notre formation au Maroc, L’armée malienne n’oserait pas engager ses chars pour les combats. La Libye nous avait promis, au niveau de la cavalerie, deux escadrons de chars munis de radars couvrant un rayon minimum de cinquante kilomètres. Nous sommes revenus de Libye le 27 septembre 1987. Mais après les évènements du 15 octobre, Kadhafi ne nous a finalement pas envoyé ce matériel.

Quel est le dernier livre que vous avez lu ? Et quelles leçons en avez-vous tirées?

«Sankara le rebelle» de Sennen Andriamirado. Ce livre contient des vérités. Il retrace des faits édifiants sur les évènements du 15 0ctobre. J’y ai par ailleurs ma photo. Je suis arrêté à gauche de Thom. A droite, le Sergent-Chef Yoda du service protocole du ministère des Affaires étrangères.

Propos Recueillis par Hervé d’Afrik.

Source : Courrier confidentiel N°244 du 15 aout 2021 voir à https://www.courrierconfidentiel.net/index.php/toutes-nos-editions-2/301-tous-les-numeros-de-l-annee-2021/cc-n-244-du-15-aout-2021/2340-le-president-sankara-m-a-dit-si-le-sang-doit-couler-je-prefere-que-ce-soit-du-palais-a-la-presidence-et-non-du-palais-a-bobo-dioulasso-adjudant-emile-nacoulma-chef-de-la-garde-rapprochee-du-president-sankara-le-15-octobre-1987

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