Le 11 octobre 2021 a débuté au Burkina-Faso le procès de l’assassinat de Thomas Sankara, chef de file de la révolution de 1983, icône anti-impérialiste et panafricaine, tué le 15 octobre 1987 par un commando militaire dont faisait partie Blaise Compaoré, qui installera ensuite une dictature pendant près de 30 ans. Interview avec Bruno Jaffré, biographe de Thomas Sankara et membre du réseau international “Justice pour Sankara, justice pour l’Afrique”.
Peux-tu nous rappeler le contexte et les enjeux de ce procès ?
Bruno Jaffré : Les enjeux sont différents suivant les intérêts des uns et des autres. Pour le gouvernement de Roch Kaboré, c’était l’étape obligée pour mettre en œuvre la « réconciliation » des Burkinabè, qui devait selon lui permettre le retour rapide de Blaise Compaoré qu’il avait promis lors de la campagne électorale (des discussions seraient en cours avec la Côte d’Ivoire). Pour les familles des victimes, il s’agit simplement d’obtenir justice. Pour nous, en plus de la justice, le procès est un des moyens de connaitre la vérité sur l’assassinat de Thomas Sankara et de ses compagnons. En particulier un moyen de savoir quel a été le rôle de la France dans le complot.
Le retard dans la livraison du troisième lot d’archives promise par le président Macron a décidé le juge François Yaméogo à dissocier le dossier du complot national de celui du complot international, afin de poursuivre l’enquête sur le complot international et de clore le dossier national pour aller au procès, pour éviter que d’autres accusés ou témoins ne décèdent.
Quant au troisième lot tant attendu, il semble bien qu’il ne contenait guère de documents déclassifiés, malgré les promesses faites publiquement par le président Macron, lors de sa visite au Burkina en novembre 2017. Notre expérience, comme membre de Survie, mais aussi du collectif secret-défense montre que la France ne lève quasiment jamais le secret défense. Que ce soit pour l’affaire Sankara, comme pour l’affaire du génocide des Tutsis au Rwanda, Survie connait bien ces blocages.
Le procès se déroule-t-il de manière satisfaisante et peut-on espérer une conclusion judiciaire indépendante sachant qu’il s’agit d’un tribunal militaire ?
Je pense que la qualité de l’instruction dépend beaucoup de l’engagement du juge, militaire ou pas. La demande d’ouverture du secret-défense à la France, alors que rien ne l’y obligeait, a montré un signe fort de son indépendance de sa part. De ce que je sais, le gouvernement burkinabé n’a pas exercé de pression sur le juge. Par contre, les Français n’ont pas collaboré sincèrement, comme le montre le peu de documents déclassifiés reçus par la justice burkinabè.
Par ailleurs, depuis la Transition qui a suivi l’insurrection en 2015, le Burkina est, semble-t-il, le pays où l’indépendance entre le pouvoir politique et le pouvoir judiciaire est la plus avancée formellement. Bien sûr, cela n’empêche pas les pressions de toute sorte mais le juge qui m’a auditionné plusieurs fois a montré suffisamment son indépendance.
Quels ont été les témoignages les plus importants à ce jour ?
Les nombreux témoignages des militaires présents sur les lieux des assassinats ont confirmé la présence du l’ex-général Gilbert Diendéré, le numéro 2 du régime de Blaise Compaoré. Mieux, il est apparu qu’il dirigeait les opérations et envoyait un peu partout des groupes de soldats pour prendre le contrôle d’autres garnisons militaires qui auraient pu réagir. Les témoignages ont aussi permis d’avoir les noms des membres du commando, de savoir que ce dernier est parti du domicile de Blaise Compaoré, avec deux véhicules dont l’un lui appartenait. Il faut noter aussi les témoignages des officiers à la tête de la gendarmerie et de plusieurs membres du contre-espionnage burkinabè. Par contre, aucun civil ne fait partie des accusés, ce qui est une déception. Le procès semble pourtant confirmer la participation active de Salif Diallo, décédé en 2019, au coup d’État. Il était l’homme des basses œuvres de Blaise Compaoré et de ses interventions extérieures. Mais il s’est lancé dans une vaste opération de charme tous azimuts pour faire oublier son passé. Le procès a cependant confirmé qu’il était bien au domicile de Blaise Compaoré au moment où le commando s’est élancé, mais aussi qu’il est venu avec un autre journaliste pour contrôler la radio nationale où il a passé la nuit.
Qu’est-ce qui explique que ces civils n’aient pas été poursuivis ?
A l’image de Salif Diallo, plusieurs civils, qui avaient plus ou moins réussi à faire oublier cette période peu glorieuse pour eux, ont activement participé à la déstabilisation de la révolution en 1987. L’un d’eux, Gabriel Tamini, journaliste à l’époque, est parti avec Salif Diallo contrôler la radio, lieu stratégique s’il en est lors d’un coup d’État. Tous deux y ont même passé toute la nuit.
Certes les civils n’ont pas formellement tiré sur Thomas Sankara, mais certains ont été cités pour avoir contribué à alimenter une campagne de déstabilisation avec notamment des tracts orduriers dont l’objectif était de détruire l’amitié entre Thomas Sankara et Blaise Compaoré. Beaucoup de ces civils ont tenté de nier leur participation active au Front Populaire constitué après les assassinats.
En fait, ce procès se situe entre reconstitution historique et procédure judiciaire qui sont deux domaines très différents. Cela permet d’en savoir plus sur ce qui s’est réellement passé, mais des noms de personnes impliquées apparaissent sans qu’elles soient poursuivies. Et l’on ne peut que regretter qu’il n’ait été ni filmé ni enregistré. Plus grave, on ne disposera pas non plus des minutes du procès faute de sténotypistes formés au Burkina.
Bien que les implications étrangères n’entrent pas dans le champ du procès, en a-t-il été question ?
Plusieurs témoins importants, souvent des proches de Thomas Sankara, sont venus évoquer l’implication française et celle d’autres pays de la région, bien que ce ne soit pas officiellement à l’ordre du jour du procès. Pour autant ils n’ont pas donné beaucoup de preuves, si ce n’est quelques anecdotes. Reste que, et cela a été confirmé au procès, des Français sont venus, le lendemain de l’assassinat de Thomas Sankara et de ses compagnons, pour détruire les écoutes téléphoniques. Ce qui constitue bien la preuve d’une complicité au coup d’État. Un des témoins affirme même que Paul Barril était parmi eux et qu’un Français s’est permis de demander l’arrestation d’un des membres du service des écoutes. Jean Pierre Palm, un des principaux accusés, à l’époque capitaine de gendarmerie, a démenti. Mais il a perdu toute crédibilité lorsqu’il a nié avoir pratiqué la torture, alors que plusieurs victimes ont témoigné de sa responsabilité voire de sa participation à ces actes, que ce soit par voie de presse ou durant le procès.
A-t-il été question d’autres implications étrangères ?
La question de la participation du Libéria n’a guère été évoquée car il est acquis que les témoins libériens mentaient lorsque plusieurs d’entre eux ont déclaré avoir été présents au Conseil de l’Entente, le lieu de l’assassinat (voir Silvestro Montanaro, « E quel giorno uccisero la felicità » C’era una volta – Rai3, 2013).
Par contre l’éventualité d’une implication de la Libye a été évoquée. Elle fait partie du groupe de pays qui ont soutenu Charles Taylor lorsqu’il a déclenché la guerre du Libéria. Ses hommes ont été formés au Burkina et en Libye après l’assassinat de Thomas Sankara. Un témoin a affirmé que Kadhafi a demandé à Sankara de soutenir Taylor pour renverser Samuel Doe, ce que Sankara a refusé. Par ailleurs, d’autres ont expliqué que les relations entre Sankara et Kadhafi se sont détériorées parce que Thomas Sankara n’a pas accédé à une demande de Kadhafi de créer une ligue armée islamique.
Il a aussi été question de la Côte d’Ivoire, d’Houphouët-Boigny et du mariage de Blaise Compaoré avec Chantal Terrasson de Fougères issue d’une famille proche du président ivoirien. Elle a contribué à retourner Blaise Compaoré, ouvrant une brèche dans l’amitié avec Thomas Sankara, par son exigence de vivre dans le luxe alors que les Burkinabè assumaient avec fierté leur pauvreté. Un autre témoin a rendu compte du soutien du président ivoirien à Jean Claude Kamboulé, un officier burkinabè, réfugié en Côte d’Ivoire, qui préparait une insurrection armée contre la Révolution.
Le récent coup d’État risque-t-il de porter un coup d’arrêt ou d’infléchir la teneur du procès ?
Lorsque j’écris ses lignes, les évènements se succèdent rapidement. Pour résumer, les auteurs du coup d’État ont plusieurs fois affirmé leur volonté de ne pas entraver la poursuite du procès, en permettant sa réouverture quelques jours après le coup d’État et en démentant rapidement la libération de Gilbert Diendéré.
Une question d’actualité pour terminer, étant donné que tu es au Burkina en ce moment. Comment le coup d’État est-il accueilli par la population ? La situation est-elle calme ?
Ici, la situation est très calme. La population vaque tranquillement à ses occupations. Elle a accueilli le coup d’État avec satisfaction, alors qu’elle avait récemment manifesté massivement dans différentes villes du pays pour demander la démission de Roch Marc Christian Kaboré. Ce dernier est apparu en bonne santé à la télévision, détenu dans une très belle villa. Et les débats se succèdent sur les différentes chaines de télévision dans une grande liberté des intervenants.
La crise politique et sécuritaire avait atteint des sommets (voir Billets n°312, novembre-décembre 2021), la colère avait gagné une bonne partie de la population.
Des scandales avaient éclaté à propos de la corruption au sein de l’armée, entrainant un manque d’efficacité dans la lutte contre les HANI (hommes armés non identifiés), comme on les appelle ici. Une corruption qui pénétrait l’ensemble de la société, y compris le plus haut sommet de l’État sans que le président déchu n’ait jamais rien entrepris pour y mettre fin.
La population est particulièrement sensible au sort des déplacés dont le nombre dépasse désormais 1,5 million, alors qu’une partie importante du territoire au nord et à l’est subit les assauts permanents des HANI. La région proche de la Côte d’Ivoire a aussi subi des attaques ces derniers temps. Les Burkinabè comptent maintenant sur l’armée pour faire reculer l’insécurité rapidement alors que cela risque de prendre de nombreuses années.
Ils semblent néanmoins avoir retrouvé espoir, tout en se détournant des partis politiques. Il y a bien eu quelques manifestations de soutien aux militaires mais peu fournies, à part dans la ville d’où est originaire le nouveau chef de l’État le lieutenant-colonel Paul Henri Sandaogo Damiba. La population dans l’ensemble reste dans l’expectative, dans l’attente d’en savoir plus sur les projets des militaires. Ceux-ci multiplient actuellement les concertations avec différents secteurs de la société et devraient bientôt annoncer leurs intentions.
Propos recueillis par Marie Bazin et Raphaël Granvaud