Le village de la jeunesse “Thomas Sankara” au forum social polycentrique de Bamako
Un reportage de Bruno Jaffré
1. Le voyage Ouaga Bamako
Première escale en route pour Bamako : Ouagadougou. Comme à l’habitude, c’est un peu la course pour voir mes nombreux amis que j’ai dans cette ville et faire les différentes démarches pour l’association CSDPTT (Coopération Solidarité Développement aux PTT). Pour en savoir plus sur cette activité voir un reportage à l’adresse https://csdptt.net/spip.php?article400.
Mais cette fois mes bagages n’étaient pas avec moi dans l’avion ce qui a quelque peu terni mon plaisir de me retrouver ici. Je ne les récupérerai que 5 jour, non sans un certain soulagement. Mais mon départ pour Bamako se retrouve retardé d’un jour et je pourrais donc voyager avec Fidel Toé comme nous l’avions prévu ensemble.
Je prends finalement un bus de la compagnie TCV, comme on me l’a conseillé, pour Bamako. A mon grand étonnement, nous arrivons à Bobo Dioulasso 5 heures après pour environ 360 km! C’est bien plus rapide que ce que j’avais connu l’an dernier sur le même trajet. Aucun contrôle si ce n’est au départ de Ouagadougou et à l’arrivée à Bobo Dioulasso et surtout aucun arrêt pour prendre en cours de route des voyageurs bien que le bus ne soit pas plein. A Bobo, je change de bus. Nous repartons au bout d’une heure et je me mets presque à espérer que nous arriverons à l’heure prévue soit 20 ou 23 heures. Au début nous rouons aussi vite. A la frontière les formalités me paraissent là aussi étonnamment rapides.
Mais arrivés au Mali, ça se complique. Nous sommes sans cesse retardés par les douaniers qui nous arrêtent à toutes les villes, 4 fois au total. Il semble que deux passagers transportent des marchandises. A chaque fois un long marchandage s’engage. L’un des assistants du chauffeur laisse éclater sa colère… mais contre le voyageur ayant omis de déclarer ses marchandises plutôt que contre les douaniers… Finalement l’un des contrevenants, après voir payé déjà deux fois ne dispose plus de liquide pour une troisième fois. Il finit par quitter le bus. Nous repartons sans lui. C’est finalement à une heure du matin que nous atteindrons Bamako alors que l’arrivée était prévue au mieux à 20 heures au pire à 23. Heureusement mon ami Bassirou Diarra, m’a gentiment et patiemment attendu. L’amitié n’est-elle pas un des biens les plus précieux qui soit donnée à l’homme? Nos retrouvailles sont chaleureuses. Il habite à côté le temps d’échanger quelques nouvelles et nous nous couchons.
2. Le village de la jeunesse se met lentement en place
Le lendemain, je me lève tôt. Je retrouve les images familières des rues du centre de Bamako. Les voitures happées par des groupes de jeunes à la recherche de leur nourriture quotidienne en vendant uax feux rouges toute sorte de marchandises.
Le programme annonce le début du symposium Thomas Sankara à 8h30. Je tiens à être à l’heure. Depuis 2 ou 3 semaines je communique par courriel avec Ibrahim Hamani, dit Souley, militant actif du très dynamique CAD (Coalition des Alternatives dette et développement) du Mali à l’initiative notamment du forum pour un autre Mali et coorganisateur du contre sommet France-Afrique qui s’est tenu à Bamako en décembre 2005. Le CAD Mali est un réseau d’organisations de la société civile malienne (fédérations, syndicats, organisations professionnelles, ONG et associations) proposant des alternatives aux problématiques Dette et Développement, Mondialisation et Néo-libéralisme.
Souley est le coordinateur du Village de la Jeunesse Thomas Sankara. A sa demande j’ai fait pas mal de suggestions pour animer l’évènement autour de la vie et l’œuvre de Thomas Sankara. Certaines ont été retenues comme l’invitation du réalisateur Robin Shuffield afin qu’il présente une première version du film “L’Homme Intègre” sur la vie du défunt Président du Faso et sur la Révolution. Par contre il n’a pas été possible de prendre en charge le déplacement des personnalités du Burkina Faso que j’avais suggérées d’inviter. J’ai compris assez vite qu’il était difficile de l’obtenir, que Souley malgré sa bonne volonté, n’avait pas, sur ce sujet, de pouvoir de décision.
J’avais aussi suggéré que soient invitées différentes personnalités :
– Cheriff Sy, directeur de l’hebdomadaire Bendré qui avec ses faibles moyens tente de préserver la mémoire de Thomas Sankara. Il obtiendra finalement un billet d’avion comme journaliste
– Fidel Toé, ami personnel de Thomas Sankara, ministre de la fonction publique pendant toute la révolution. J’ai réussi à le convaincre de venir malgré l’absence de prise en charge mise à sa disposition. Cela n’a pas été difficile car il était très motivé.
– Alfred Sawadogo, collaborateur à la Présidence pendant la Révolution en charge des rapports avec les ONG et auteur de l’excellent ouvrage intitulé “Le Président Thomas Sankara, Chef de la Révolution 1983 – 1987 Portrait paru chez l’Harmattan en 2001. IL n’était pas disponible.
– Mousbila Sankara oncle de Thomas, ancien ambassadeur en Libye pendant la Révolution. Il a été détenu pendant 2 ans à son retour au pays fin 87 et affreusement torturé par les hommes de la sécurité du “Front Populaire” qui a pris le pouvoir après l’assassinat de Sankara. Il m’a dit qu’il ne viendrait pas mais serait sans doute venu s’il avait été invité.
Le programme a pu cependant être publié à temps mais nous n’avons pu mettre au point le déroulement des évènements, et j’ai décidé de faire mon possible pour être présent aux différents débats sur la Révolution dans la mesure où ils ne se déroulent pas pendant un séminaire sur les télécoms que je dois animer pour l’association CSDPTT (Coopération Solidarité Développement) dont je suis aussi le délégué au forum social de Bamako.
Je souhaite donc être à l’heure pour échanger un peu avec les organisateurs avant le début des débats, ce qui aurait été plus facile mais j’avais pu arriver la veille.
8H30, on me dépose au grand stade Modibo Keita, un peu à l’écart du centre en dessous de la colline où se trouve la Présidence. C’est un immense stade de football mais celui-ci, n’est pas accessible. Il ouvrira cependant pour accueillir un grand concert de Tiken Jah Fakoly Un tel chanteur ne pouvait pas rater le Forum Social Polycentrique de Bamako, d’autant plus qu’il réside au Mali, lorsqu’il n’est pas en tournée, car il a du s’enfuir de la Côte d’Ivoire!
C’est au sein d’un parc où se trouvent des installations sportives que s’est installé de camp de la jeunesse. Je me dépêche impatient que je suis de rencontrer Souley et les autres organisateurs de ce camp, de faire partager tout ce que j’ai appris à force de recherche et de travail et de le faire pour la première fois dans un débat public en Afrique sur la révolution burkinabé.
A la recherche des organisateurs, je suis gentiment pris en charge par deux jeunes qui me font visiter les installations. Dans la grande salle des sports où doit se tenir le débat, il n’y a personne. Aie, j’aurai du m’en douter. J’avais pourtant appelé mon ami Zoul avant de quitter mon domicile. Il était encore sous la douche et paraissait peu pressé. Ca m’avait un peu étonné mais je me suis dit alors qu’il devait être fatigué… Zoul, grand voyageur, très influencé par un séjour au Chiappas, qui depuis tente de mettre ses compétences au service des différents mouvements sociaux, révolutionnaire indépendant, particulièrement efficace là encore par sa participation à la mise en place de cette radio, de journaux du camp, et du centre multimédia. (voir le site où il raconte ses différentes pérégrinations à travers le monde à l’adresse http://www.zoulstory.com/)
Je devrais pourtant être habitué à ces rendez-vous aux horaires extensibles! Pour me faire patienter, on me propose de visiter le camp. Il est constitué de nombreuses paillotes tout en longueur. Certaines doivent abriter des débats, d’autres sont censés permettre aux jeunes d’y dormir, mais peu en profiteront car il a fait trop froid la nuit. Le camp est sonorisé, animé par la radio Befo. Frédéric qui travaille au Mali, et Toufik venu de France pour l’évènement tous deux de l’association africacomputing se sont investis sans compter, avec Zoul, dans ce forum en mettant en place avec des webmasters maliens le site http://www.fsmmali.org. Ces derniers menaceront d’ailleurs de faire grève car les salaires qu’on leur avait remis étaient bien en deçà de ce qu’on leur avait promis. Ils ont d’ailleurs finalement obtenu gain de cause.
Il y a aussi une zone de restaurants tenus par les femmes. L’une d’elle est la fille de mon ami Django Diakité décédé il y a quelques années. Elle m’expliquera quelques jours après que toutes les femmes qui ont installé des restaurants ont perdu beaucoup d’argent. On leur avait promis quelques 10000 personnes mais la fréquentation du site s’est avérée bien moins massive. Elles avaient pourtant fait des achats et préparé de la nourriture en conséquence. Ce forum se traduira pour elles par de grosses pertes financières.
On me guide vers le centre multimédia où je dois retrouver Frédéric et Toufik que je n’ai encore jamais rencontrés physiquement. Il faut se diriger vers les hauteurs du camp et longer la piscine, olympique apparemment puisqu’elle fait bien les 50 mètres requis, mais sans eau. L’entretien d’une telle piscine est probablement trop coûteux.
Arrivé à destination je découvre le centre multimédia, très bien équipé d’une quinzaine d’ordinateurs, la plupart munis d’écran plat. Le matériel a été prêté par la SOTELMA, la Société des télécommunications du Mali. C’est encore elle qui a aussi mis à disposition une liaison d’un bon débit et même un réseau wifi! Je rencontre avec plaisir Frédéric et Toufik très occupés. Ils vont passer tout le forum à la radio, avec Jezabel, Benjamin, Martine. Les émissions sont diffusées aussi en direct sur Internet. Ils interviewent des gens, passant de la musique, veillant au centre multimédia, y couchant la nuit et s’interrompant seulement pour aller déjeuner des brochettes dans les restaurants du camp. Ils finiront bien fatigués. Notons aussi l’engagement de Zoul est aussi de la partie quand il ne s’occupe pas de rassembler des gens, avec son amie Enyonam et les militants togolais André, Rodrigue, Tata, pour des initiatives sur le Togo contre le régime du fils d’Eyadema, issu au pouvoir après des élections truquées, pourtant avalisées par la Fance. Nous arrangeons un rendez-vous car nous devons animer un débat sur le thème de la connectivité en Afrique le lendemain.
Le temps passe, à discuter ici ou là, quel plaisir de se trouver là, dans cette chaleur envoutante, juste comme il faut, cette luminosité qui donne à tous le sourire et la bonne humeur, à rencontrer des gens de tous horizons mais tous rassemblés ici pour construire un monde plus juste, se rassembler, s’instruire, s’organiser, lutter.
3. Le symposium sur Thomas Sankara
10 heures, je me dirige de nouveau vers la grande salle des sports. Il y a toujours aussi peu de monde. Je rencontre enfin Souley, le responsable du camp, un grand gaillard avec qui je me sens vite en connivence même si je m’étonne de ce retard. Comment réussira-t-il à garder son calme pendant tout ce forum, sollicité de toute part pour régler toutes sortes de problèmes parfois futiles, souvent importants. Il ne cessera de courir partout, appelé ici ou là, fatigué mais toujours disponible, obligé de rater parfois des débats auxquels il aurait bien aimé assister. Il a su dans des moments un peu difficiles affirmer son autorité. C’est l’un des militants du CAD (Coalition des Alternatives dette et développement) qui regroupe ici de nombreuses ONGs. Des leaders de demain sans doute ici à bonne école accumulant de l’expérience dans l’organisation. Ce sont eux qui feront le Mali de demain.. espérons le pour le bien de ce pays…
Petit à petit ça s’active enfin. On amène des amplis, des traducteurs se présentent. La salle se remplit petit à petit. Arrivent Cheriff Sy avec qui j’avais passé de longs moments à Ouagadougou à échanger, Paul Sankara, le petit frère de Thomas Sankara qui tente comme il peut, avec de bien maigres moyens de faire vivre la mémoire de son frère et de préserver les intérêts de la famille et Julien Nana, que je retrouve ici avec surprise, leur commun ami. C’est lui représente la famille resté au Burkina. Paul exilé en France ne les a pas vu depuis plus de 10 ans puisqu’il n’est pas retourné au Burkina qu’il a du fuir à cause des persécutions.
Je retrouve aussi Robin Shuffield, le réalisateur de “L’Homme Intègre” que j’ai hâte de voir.
Souley est parti les chercher en voiture à l’hôtel de l’Amitié où ils logent. Paul me dira combien ça le gène, qu’il aurait préféré être logé chez l’habitant mais que les organisateurs ont tenu à ce qu’il soit ici avec de nombreux autres invités de marque. Robin me confiera aussi un peu plus tard avoir été gêné alors que cet argent aurait pu être mis ailleurs, mais à la décharge des organisateurs il semble que les autres hôtels étaient complets.
La salle est désormais au ¾ plein. Peut-être 200 à 300 personnes.
Le débat peut commencer. Les micros ont été testés, des écouteurs sont distribués à ceux qui le demandent pour les traductions. Les 3 traducteurs annoncés sur le programme sont bien là. On propose la traduction en bambara et en anglais. Je m’inquiète de l’absence de Fidel Toe pourtant arrivé un jour avant moi. Je comptais sur lui pour témoigner et animer aussi le débat car c’est le seul ici qui a travaillé avec Thomas, son ami depuis le lycée Ouezzin Coulibaly à Bobo Dioulasso qu’ils ont fréquenté ensemble depuis la 6 ème.
Je remarque un grand nombre de femmes à gauche de la salle, toutes groupées, habillées de grands boubous, arrivées toutes ensemble. Les femmes vont disposer, durant toute la durée le forum social, d’un lieu qui leur est spécialement dédié, que je n’aurai pas le temps de visiter, mais dont on me dira qu’il a été parmi les plus fréquentés.
Je suis invité à introduire le symposium. Je suis visiblement le seul à avoir préparé une intervention, j’invite aussi Souley, qui modestement ne semble pas vouloir s’imposer, à venir animer le débat. Je remarque aussi quelques européens, présents ici ou là dans la salle. Il n’y a pas vraiment beaucoup de jeunes mais quelques journalistes sont présents dont une équipe de télé qui dit travailler pour AITV TV5, qui me dira son impatience que ça commence. Ils sont comme ça les journalistes, toujours pressés, pas beaucoup de temps, et souvent tellement dispersés que leurs articles laissent souvent sur sa faim si on a assisté soi même à l’évènement! Au moins ont-ils fait le déplacement jusqu’à ce village de la Jeunesse, une reconnaissance de l’évènement que constitue ce village de la jeunesse dont les organisateurs ont voulu qu’on le consacre à la mémoire de Sankara.
Les jeunes ne sont pas assez nombreux. C’est pourtant à eux qui n’ont pas connu la période révolutionnaire que s’adresse en priorité ce symposium. Déjà à Ouagadougou, j’avais pu constater que les jeunes ne connaissent pas grand-chose sur cette révolution alors ici au Mali… Sankara est certes très populaire et voir mythifié, mais connaît-on vraiment cette révolution?
Avant de commencer l’un des traducteurs demande à lire une déclaration. Il explique qu’il existe un réseau de traducteurs bénévoles qui s’est donné pour nom Babel et qu’ils se sont mobilisés pour le forum. Il se plaint que les organisateurs aient préféré selon lui payer des traducteurs, ce qui lui parait incompréhensible et démobilisateur!
Tout est en place. On peut commencer. Je me lance donc dans une assez longue intervention introductive. Quelques rappels historiques, la montée du RDA en Côte d’Ivoire, sous la houlette d’Houphouët Boigny qui revendique le droit de faire travailler les voltaïques comme les français mais en les payant alors que ces derniers les font travailler, gratuitement, le multipartisme avant l’indépendance, sa disparition après, avec l’aval de la France qui continue via de nombreux conseillers et même des ministres à contrôler ce pays, la première révolte de 66, qui amène au pouvoir Lamizana, une nouvelle période multipartisme, la montée en puissance des syndicats, le retour des étudiants influencés par le FEANF (Fédération des Étudiants d’Afrique Noire en France) où ils se sont formés aux idées révolutionnaires, l’importance du rôle du ¨PAI et d’autres groupes révolutionnaires dans la conscientisation de la population urbaine, la montée du mouvement populaire, les coups d’État qui se succèdent, jusqu’à la nomination de Sankara comme premier ministre, sa mise à l’écart, la prise du pouvoir avec la montée des commandos de Po dirigés par Blaise Compaoré, organisés en concertation avec Thomas Sankara pourtant en résidence surveillée mais aussi des partis politiques comme la PAI ou l’ULCR, ce dernier récemment reconstitué peu avant cette prise du pouvoir. Je poursuis en essayant de résumer tout ce qui a été fait pendant la révolution, l’organisation du peuple dans les CDR, la mobilisation dans les campagnes contre la sécheresse, la volonté de produire et consommer burkinabé, etc… Et le complot avec la complicité de la France de Chirac, d’Houphouët Boigny, de Kadhafi et de Charles Taylor.
Chacun des intervenants prend ensuite la parole, Paul pour remercier de la mobilisation, Julien Nana lit une déclaration au nom de la famille, Robin remercie d’être ici et dit son impatiente de montrer son film ici en Afrique. Des micros circulent, plusieurs participants tiennent à donner leur analyse… Pourquoi parler du passé alors qu’il faut construire le futur, que faire ici au Mali? Les questions seront nombreuses, on veut des précisions sur le complot, où en est actuellement l’opposition au Burkina, on demande des éclaircissements sur la prise du pouvoir, quelles ont été les erreurs. Autant de questions, auxquelles nous tenteront tous de répondre au mieux. Un membre du comité Thomas Sankara se plaint que le Président du Comité ne soit pas à la tribune. Un intervenant se répand dans un certain pessimisme. La question “comment faire aujourd’hui?”, semble revenir comme une litanie. Mais est-ce à nous d’y répondre? Un jeune homme prend la parole à la fin. Sa voix s’amplifie petit à petit comme s’il se chauffait jusqu’à subjuguer l’assistance. Il est porté par ses mots, il parle de Sankara de ce qu’il a apporté, “il s’est sacrifié pour nous” dit-il “alors qu'”il savait qu’il allait mourir”. La salle transportée lui réserve une salve d’applaudissements. Le débat se terminera ensuite par quelques mots de chaque intervenant. On trouvera un compte rendu de ce débat à l’adresse http://www.kababachir.com/pagedelactus.asp?identification=3653 et des images du débat à http://www.fsmmali.org/jeunes/radio .
Les journalistes assaillent Paul Sankara et Robin Shuffield dont c’est la première apparition publique comme réalisateur de ce nouveau film sur Thomas Sankara.
4. La projection du film “L”homme Intègre”
La première projection est prévue juste après le débat. Il faut retraverser le camp, passer à côté de la piscine, aller de l’autre côté et au fond d’un couloir une petite salle. Robin est venu avec un DVD. La salle est munie d’un ordinateur et d’un vidéo projecteur. On s’affaire autour. Mais ça ne veut pas marcher. Pas de chance, lors de l’essai juste avant, ça marchait nous affirme Zoul qui fait tout ce qu’il peut avec Mamadou qui lui aussi fait tout ce qu’il peut. On attendra environ une heure, plusieurs tentatives échouent les unes après les autres. On finit par abandonner. Tout le monde est déçu. Rendez-vous est donné pour le lendemain. Cette fois c’est dans la grande salle que doit être projeté le film, avec du matériel performant puisqu’il s’agit de celui du Centre Culturel français.
La projection est prévue à 20h. La salle se remplit petit à petit, mais il restera encore pas mal de place libre. J’en suis étonné mais le programme ici est tellement chargé. Il faut déplacer d’énormes enceintes qui sinon couperaient une partie de l’écran. Ca discute ferme autour car ceux qui les ont installés pour un concert qui doit suivre le film n’entendent pas les déplacer aussi facilement. Toujours pas de Fidel Toé ni de Sidibé Lansina en vue! Je m’inquiète et m’en ouvre à Paul qui fait son possible pour appeler Sidibé Lansina dont il a les coordonnées. La lumière s’éteint, le film est lancé. Cette fois les conditions de projection sont excellentes. L’image est immense, projeté sur le mur en face de la tribune où on prit place les spectateurs. Rien à envier aux conditions de projection d’un bon cinéma si ce n’est les sièges quelque peu rustiques. Robin vient d’asseoir à côté de moi. Il trépigne d’impatience.
Projeter en première un film sur Sankara en Afrique, alors qu’il est prévu de passer à la télévision! Il n’aurait souhaité meilleure “première” pour tester l’effet de son film. Je sens qu’il guette mes réactions. Je me laisse porter. Le public se laisse porter. J’éprouve parfois quelques agacements par quelques inexactitudes, en tout cas que je considère comme telles. Mais mon plaisir est immense de découvrir des images de Sankara, beaucoup inédites. De toute façon, cela fait bien longtemps que j’en avais plu vu. Les images d’archives son éloquentes. Je suis particulièrement frappé la franchise avec laquelle Sankara interpelle Mitterrand sur l’accueil qu’il a réservé Pick Botha (Pieter Botha de son vrai nom), le dirigeant de l’apartheid qui opprime le peuple noir d’Afrique du Sud. Mitterrand accuse le coup, ne trouvant rien d’autre à dire que de saluer la franchise de son interlocuteur. On retrouve dans d’autres images la verve et la truculence de Sankara, son sourire amusé et tellement charmeur. Outre ces images d’archive, le film est entrecoupé d’interviews, mais je n’en dirais pas plus aujourd’hui. Le public applaudit régulièrement aux paroles de Sankara. C’est un moment émouvant, je sens Robin vivre ces instants avec une grande émotion. Le film s’arrête, salué par une salve d’applaudissements. Invités par Souley, nous descendons en bas de la salle pour réagir et répondre aux questions que l’on voudra bien nous poser. On se retrouve, Robin, Paul, Nana Julien, Souley tous impressionnés par cette immense salle. Cheriff Sy est déjà rentré à Ouaga! C’est la première fois que je me retrouve devant un public aussi important. Robin exprime sa grande émotion, sa satisfaction d’être là mais aussi la fierté d’être arrivé au bout après avoir vaincu tant d’obstacles. Paul salut son travail et exprime aussi son émotion, tout comme Julien Nana. Je salue aussi le travail accompli, notamment la recherche d’archives et exprime des critiques sur ce qui me semble des inexactitudes. Je m’en excuserai un peu plus tard mais c’est vrai que lors de cette première projection, je retiens surtout ce qui me choque plutôt que l’ensemble du film. Je suis d’ailleurs sifflé par une personne. Robin de prime répond que certain raccourci malheureux due à une durée imposée de 52’ l’ont obligé à faire des impasses sur les commentaires mais nous reprendrons tout cela un peu plus tard y compris à notre retour en France où il apparaîtra ouvert aux suggestions. Quoiqu’il en soit il était temps qu’un vrai film aboutisse… J’ai pu me rendre compte, lors de mes derniers passages au Burkina que la jeunesse actuelle de ce pays, probablement victime du dénigrement et du black out sur la réalité de cette période, semble peu informée. Beaucoup pourtant exprime une forte curiosité. Un documentaire ne peut certes pas informer complètement d’une réalité mais il peut en tout cas constituer une excellente invitation à en savoir plus.
J’ai été plusieurs fois sollicité par des réalisateurs qui souhaitaient ma collaboration. Aucun n’a pu aller au bout de son projet, avant Robin Shuffield, si ce n’est les tout premiers films réalisés rapidement, voilà déjà plus de 10 ans.
Pour ma part voilà plus d’un an que je travaille avec Charles Veron, un réalisateur expérimenté. Les choses avancent doucement et ce genre de film constitue une véritable course d’obstacle. Le projet avance. Mais il est trop tôt pour en dire plus. Robin a pu réaliser son film, grâce à son dynamisme. Et il y a certainement place pour plusieurs films sur Sankara, sur le peuple du Burkina et cette révolution à nulle autre pareille. Tant mieux s’il peut y avoir une saine émulation.
Le débat aborde quelques points dans le film sur la révolution qui prêtent à discussion, mais il tourne malheureusement assez vite sur l’afropessimisme. Le regret s’exprime plusieurs fois sur le fait que ce film ait été réalisé par un français, en réalité Robin est franco anglais et vit en Belgique. Je comprends mais je suis un peu excédé par ce genre remarque. Tel n’est pas le bon sujet de discussion. L’Afrique a peu de moyens, c’est la seule raison. Rien ne sert de se lamenter. J”ai posé la question à une réalisatrice burkinabé qui m’a tout simplement répondu que c’était trop tôt. J’ai eu envie de répondre que cette histoire appartient à l’humanité, aurais-je eu raison? Un autre intervenant se lamente du fait que l’Afrique stagne et que ce soit un français François Xavier Verschave qui ait mis à jour les scandales de la Françafrique. La rage est là, crue et ardente, mélangée au déchirement inspiré par le désespoir, mais fort de cette révolte, il faut absolument la fructifier en une énergie positive pour construire la société de demain. Il n’y pas de jeunesse sans une part de rêve. J’interviens encore pour dire que le regretté Verschave n’aurait pu faire tout ce travail s’il n’y avait pas en Afrique des milliers de gens qui luttaient souvent dans des conditions difficile, parfois au prix de leur vie pour sortir l’Afrique du sous-développement, la libérer de ses dirigeants corrompus et de l’exploitation de ses richesses par les pays occidentaux, et des affairistes qui profitent des guerres quand ils ne l’est fomentent pas, comme l’a montré justement François Xavier Verschave et l’association SURVIE qu’il dirigeait et qui continue son combat.
Un professeur de l’université, M. Issa N’Diaye intervient brillamment résumant en une dizaine de minutes l’importance qu’a constituée cette révolution pour le continent, tout entier et pour l’espoir qu’elle a suscité. Il insiste sur la part de rêve qu’a laissé Thomas Sankara et qu’il faut cultiver. Il appartient à la jeunesse d’aujourd’hui de poursuivre cette action. Le combat est long et ardu mais l’espoir est là et l’avenir appartient à ceux qui luttent, débout.
La soirée avance. De jeunes rappeurs s’impatientent dans les coulisses, ils doivent se produire après le débat. Souley que j’ai toujours vu très calme, doit se mettre vertement en colère et montre là son autorité. Il lève la voix assumant avec assurance sa responsabilité, ce qui nous permet de terminer le débat dans de bonnes conditions. Le public est intéressé, plus les gens posent de question, plus les réponses en suscitent de nouvelles. Pauvres rappeurs d’ailleurs qui vont devoir supporter le spectacle d’une salle qui va se vider au ¾ avant qu’il n’ait pu commencer à se produire. C’est bien dommage car le mélange rapp, ragga me parait de bonne qualité, et je passerai un moment bien agréable à les écouter. Eux aussi expriment à leur façon leur rage d’une Afrique malmenée, exploitée, brisée. Il faut aussi souligner la qualité du groupe exclusivement féminin, composé d’excellentes musiciennes tout aussi gracieuses que nonchalantes qui eut la rude tâche d’assurer la transition après le débat. La musique traditionnelle introduisit la musique d’aujourd’hui et de demain, mais qui reste imprégnées des sonorités et des rythmes d’hier, tout aussi présent encore aujourd’hui.
Puis il faut se fondre dans la nuit, l’émotion au coeur, pris entre la tristesse, la nostalgie et l’espoir que tous ces jeunes souvent pessimistes, mais pourtant déjà expérimentés puissent aller au bout de leur rêve de construire une Afrique certes différente de celle que voulait Sankara, mais en s’en inspirant, y puisant dan son modèle d’intégrité, sa capacité de travail. C’est bien pour cela que je supporte assez mal ceux qui disent ne plus vouloir s’appesantir sur le passé. N’est-on pas incapable construire si l’on ne s’est pas nourri de l’histoire et des expériences passées? Pour moi toutes les leçons sont loin d’avoir été toutes tirées. Il y a du travail à faire.
5. On évoque la préparation de la commémoration du 20 ème anniversaire de la mort de Sankara
La réunion sur la préparation du 20 ème anniversaire n’a pas pu se tenir au moment voulu. Je n’aurais pu y participer car au même moment j’animais avec Youssouf Sangaré le secrétaire général du SYNTEL, le syndicat des Télécommunications, un débat sur le thème “moratoire pour la privatisation des télécommunications au Mali” (voir le compte rendu à http://www.csdptt.org/article400.html, paragraphe 3.3).
Je pensais donc cet ordre du jour abandonné. C’était bien mal connaître Souley. Nous passons du temps avec Paul, Julien Nana et Robin à bavarder. Nous sommes interviewés par Zoul pour radio Befo à propos du film de Robin (l’interview est disponible en audio à l’adresse http://www.fsmmali.org/jeunes/radio/audio50.html). On retrouve d’ailleurs Abdoulaye Diallo, le responsable du centre de presse Norbert Zongo à Ouagadougou, venu déjeuner ici au village de la jeunesse. Il a été invité pour présenter son film “Bony Bana” sur l’affaire Norbert Zongo. Ce journaliste a été assassiné pour avoir enquêté sur l’assassinat du chauffeur du frère du président burkinabé, François Compaoré, par des hommes de la garde présidentielle, probablement les mêmes qui ont assassiné Norbert Zongo en pulvérisant sa voiture avec une arme de guerre.
Nous prenons notre temps, mais Souley, gentiment revient nous relancer plusieurs fois patiemment, sans vouloir nous bousculer. Il finit par gagner la partie. Et nous voilà sous une paillote un peu plus d’une dizaine de jeunes plus quelques personnes de notre génération. Très rapidement la décision est prise de commémorer cet anniversaire à Ouagadougou. Quelques pays de la région sont représentés. Les modalités d’organisation sont plus difficiles à mettre en place mais trois personnes sont désignées pour animer cette préparation provisoirement. Souley, Samba Tembely le secrétaire permanent du CAD Mali, et Haoua Diallo du comité Sankara de Bamako. La discussion s’éternise un peu car cette dernière veut des garanties pour qu’il se passe vite quelque chose, sans que tout le monde comprenne le fond des divergences mais tout rentre dans l’ordre rapidement.
Nous sortons ensemble satisfaits de cette décision mais conscients aussi que tout reste à faire.
6. Une deuxième projection suivie de témoignages de deux amis personnels de Thomas Sankara
Grâce à Paul, le contact est enfin établi avec Fidel Toé et Lansina Sidibé. Il était temps car le Forum tire à sa fin. Nous les rencontrons tous les deux dans un restaurant de l’autre côté du fleuve. Leurs retrouvailles sont particulièrement émouvantes, ils ne se sont pas vus tous les deux depuis la Révolution. Sidibé a du subir toutes sortes de tracasseries au Mali jusqu’au renversement de Moussa Traoré. Quant à Fidel Toé, il a pu s’enfuir juste à temps le 15 octobre et passer la frontière. Il a passé un moment au Ghana, puis au Congo avant de rentrer en 1994. Tous deux étaient des amis très proches de Sankara.
Nous les avons retrouvés finalement à temps car Samba Tembely, très occupé pendant tout le Forum Social puisqu’il est parmi les organisateurs, avait raté la première projection et souhaitait absolument voir le film. Une autre projection sera donc organisée le lendemain dans la salle réservée aux différentes séances de cinéma qui ont eu lieu pendant toute la durée du village de la jeunesse, là où la première projection n’a pu se tenir pour des raisons matérielles.
La salle est assez petite mais on pourrait s’y serrer nombreux. Elle est à moitié pleine, environ une centaine de personnes. Pourtant cette séance supplémentaire n’était pas annoncée sur le programme. La projection commence normalement mais au ¾ de la durée du film, les problèmes commencent. Les images s’interrompent, se découpent s’arrêtent. La tension, est vive. Va-t-on pouvoir voir le film en entier? Robin décide de nettoyer le DVD. Ca repart correctement mais les problèmes ne tardent pas à recommencer. Vaille que vaille on arrivera au bout les dernières images nous apparaissant quelque peu saucissonnées.
Cette fois après quelques mots pour expliquer que cette version est provisoire je laisse vite la parole à Lansina Sidibé puis à Fidel Toé. Chacun prendra la parole longuement l’un après l’autre. L’émotion les envahit tout à tour puis nous touche aussi. Tous deux voient le film pour la première fois. Tous deux ont été de très proches amis de Thomas Sankara, bien avant qu’il ne soit Président : Fidel Toe depuis la 6 ème au lycée Ouezzin Coulibaly de Bobo Dioulasso là où ils ont tous les deux étudié ensemble jusqu’en 3 ème, M. Lansina Sidibé à Madagascar alors qu’il poursuivait des études d’économie pendant que Sankara se préparait à la carrière d’officier à l’Académie militaire d’Antsirabé. Tous deux réfutent le fait que Blaise Compaoré aurait été le meilleur ami de Sankara alors qu’ils ne se sont connus que tardivement en 1978 au Maroc. Ils s’étendent longuement sur une des qualités méconnues de Thomas Sankara, sa fidélité en amitié, sa disponibilité envers ses amis. Sidibé de raconter que même lorsqu’il était président, Sankara ne manquait de lui faire parvenir des petits colis notamment pour sa famille, sachant les difficultés que rencontrait son ami sous le régime de Moussa Traoré alors qu’il était connu comme un ami de Sankara. Il réfute longuement le fait que le Burkina souhaitait la guerre. Il raconte une entrevue qu’il a eue avec Moussa Traoré envoyé par son Thomas Sankara pour éviter le conflit. Il a parlé ce jour là près d’une heure. IL s’est vire rendu à l’évidence. Tout cela ne servait à rien. Moussa Traoré ne l’écoutait pas et avait déjà son opinion. Le Président du Mali voulait la guerre, et quelques soient les démarches entreprises, rien ne le ferait changer d’avis. Sidibé le répète et souhaite le souligner avec force en direction des jeunes présents dans la salle. La jeunesse malienne soutenait alors la révolution qui se déroulait au Burkina mais elle en a voulu alors au Burkina pour cette guerre, manipulée qu’elle avait été par la propagande du pouvoir. C’est bien ce que Sidibé veut réfuter à force d’argument. C’est le Mali, soutenu par la Côte d’Ivoire qui voulait la guerre et non le Burkina de Sankara.
Fidel Toé témoigne lui aussi des qualités morales de son ami. Il critique certains aspects du film et affirme qu’ils étaient alors désintéressés et que chacun faisait de son mieux pour construire son pays. Il témoigne de la force de travail de son ami, de ses qualités de leader, de la force d’exemple qu’il était devenu pour les plus sincères, de son désintérêt pour les choses matérielles.
Heureusement que nous avons fini par retrouver ces deux amis fidèles de Sankara car ces témoignages méritaient vraiment d’être révélés. Dommage encore une fois que ce fut si tardif et que peu de monde put en profiter. Mais bien d’autres occasions se présenteront.
7. Il faut se quitter
Tout le monde se quitte encore plein de tristesse et d’émotion. Et nous continuerons longuement à discuter avec quelques amis dans un hôtel tenu par un burkinabé, ami de Fidel Toe qui aime à dire ici qu’il est né au Mali.
Le forum tire à sa fin. C’est la première fois qu’une telle initiative a eu lieu autour de la mémoire de Sankara mais nul doute qu’elle sera suivie de beaucoup d’autres. Car Sankara revient. Il revient dans la mémoire des uns et des autres qui vivent les échecs et les soumissions de nombre de gouvernements africains Et nombre de jeunes, à la recherche de d’espoir et de leaders capables de les former de les encadrer, de causes justes pour rêver, pour s’engager et pour construire expriment une soif de mieux connaître cette période. C’est le cas de tous ces jeunes croisés lors de ce forum social. Alors qu’au Burkina, j’ai été frappé lors de mon court séjour au Burkina du peu de connaissance qu’avait la jeunesse de ce pays sur la période révolutionnaire. Mais à l’approche de la commémoration du 20 ème anniversaire de l’assassinat de nombreuses initiatives sont annoncées, de quoi rattraper le temps perdu.
Le forum tire à sa fin. Tout le monde va se quitter le coeur chaud et plein de nostalgique. Mais chacun va partir avec un peu plus d’énergie de motivation, riche de nouveaux amis rencontrés, d’expériences partagées. L’Internet va me permettre de rester en contact avec certains d’entre eux, même si l’accès ici n’est pas si facile.
Merci aux jeunes militants maliens d’avoir réussi à convaincre les organisateurs de ce forum que dans le village de la Jeunesse Thomas Sankara soit mis à l’honneur. Mais déjà nous songeons aux prochaines initiatives, aux prochaines rencontres.
Bruno Jaffré