Cet article est extrait du numéro 33 du mois de mars 1989 de la revue Politique Africaine. Vous pouvez en charger une version PDF sur le site de la revue à l’adresse http://www.politique-africaine.com/numeros/pdf/033002.pdf
Auteur : René Otayek
RECTIFICATION
Un peu plus de trois ans après (1), Politique africaine revient donc au Burkina. S’il fallait absolument justifier ce retour, nous dirions qu’il est inscrit dans l’évolution convulsive de ce pays depuis : Thomas Sankara est mort, assassiné, et c’est son ex-ami intime qui lui a succédé ; le CNR (Conseil national de la révolution) est tombé, victime de ses contradictions, laissant la place à un Front populaire divisé lui aussi ; au romantisme révolutionnaire se sont substitués un discours et une pratique dont le maître mot est « réalisme ». Au Burkina, cela s’appelle « rectification ». Parce que notre revue a pour vocation de refléter la politique en Afrique, elle se devait de re-tourner son regard vers ce pays pour comprendre comment et pourquoi une révolution a dérapé et en est arrivée à dévorer ses propres enfants.
Sanglante, l’épreuve de force du 15 octobre 1987 ne pouvait que l’être. L’accumulation des différends politiques, idéologiques, voire personnels au sein du CNR ne laissait guère présager d’autre issue. Depuis que les militaires ont pris goût à la politique c’est-à-dire depuis le renversement de la Troisième République de Sangoulé Lamizana par le colonel Saye Zerbo en novembre 1980, le Burkina s’enfonce un peu plus à chaque coup de force dans la spirale de la violence, le sang appelant toujours plus de sang.
En éliminant brutalement Sankara, les conjurés d’octobre ont cependant pris un risque : celui d’en faire un martyr de la révolution africaine et de pérenniser un mythe forgé du vivant du premier président du Faso. Par-delà la mort et par elle, Sankara est devenu la figure emblématique de ceux qui rêvent d’une Afrique autre. Voilà son ultime revanche sur ses ennemis.
Mais un mythe, c’est fait pour être déconstruit (nous ne disons pas détruit). Pour dévoiler ce qu’il y a derrière, au-delà. C’est aussi k devoir de Politique africaine de s’interroger lucidement, sans céder aux conformismes intellectuels. Et, disons-le nettement, de ce point de vue, le culte de Sankara nous agace parfois.. Certes, il est normal que des Africains souvent des jeunes soient fascinés par sa personnalité (comme le furent autrefois des générations d’Arabes par Nasser ou Kadhafi). Face au « mal vivre » leur lot quotidien et aux lendemains sombres SIDA et crise économique « aidant » – que leur promettent les scenari prospectifs en vogue, Sankara incarna incarne, à tort ou à raison, le refus, l’espoir, l’énergie, un autre possible ou, plus simplement, une certaine fierté : la négation, à leurs yeux, de beaucoup de leurs dirigeants actuels. Parce que les échappatoires à la fatalité de la damnation leur semblent limitées, d’autres Sankara sont à prévoir sans doute.
Ce culte est cependant insupportable quand il est le fait d’intellectuels occidentaux. Parce qu’il pèche souvent pas absence totale d’esprit critique ; parce qu’il recouvre un refus de prise en compte de la réalité ; parce qu’il se refuse à mettre en question au nom d’un tiers-mondisme à courte vue. Une bonne partie de la production scientifique consacrée au Burkina révolutionnaire souffre gravement de ce travers.
Il faut donc remettre les choses à leur place : Sankara ne mérite ni un excès d’honneur, ni l’excès d’indignité dont l’accablent ses successeurs et, hors du Burkina, ceux que dérangeait son verbe haut. N’en déplaise aux uns et aux autres, il n’était ni l’archétype du Bien, ni un Pol Pot en devenir. Simplement, il a incarné un certain projet politique : populiste d’inspiration, nationaliste, autoritaire, aux contours idéologiques assez mal définis. Comme l’arbre cache la forêt, le mythe tend à occulter le projet. Il faut donc prendre ses distances avec le premier pour mettre en lumière le second, le démonter, en comprendre les mécanismes, l’action, la logique. Autrement dit, s’intéresser, dans cette perspective, à l’articulation entre ce projet et la réalité sociale, qu’il était conçu pour transformer ; redonner la parole à la société pour comprendre comment elle s’en est ou ne s’en est pas – accommodée. Car, au fond Étienne Le Roy le souligne dans ’son commentaire sur le colloque « Thomas Sankara » de Paris (2), le président du CNR a échoué pour avoir oublié qu’il avait en face de son ordre nouveau des individus, des forces sociales, des, institutions attachés à des références culturelles par rapport auxquelles les idéaux révolutionnaires se sont d’emblée affirmés antagoniques. De ce point de vue, le bilan critique forcément incomplet auquel s’essaye ce numéro va bien au-delà du cas burkinabè : outre qu’il met à mal quelques idées reçues sur le sankarisme, il est une réflexion sur la difficulté d’impulser le changement, par la voie autoritaire ou non. En ce sens, il est aussi interrogation sur la validité du modèle étatique occidental à dominante jacobine en tant que moule « civilisateur »… puisqu’en dernière analyse (l’article d’Alain Marie sur la politique urbaine du CNR le montre bien), c’est cela qu’a représenté le projet sankariste (3).
Bilan critique donc, mais non procès posthume (laissons cela aux Burkinabé). On est d’autant plus à l’aise pour l’affirmer que le regard qu’on porte sur l’action des successeurs de Sankara est aussi peu complaisant. Répétons-le, il ne s’agit pas de juger selon une norme (laquelle ?), mais de comprendre ce qu’est vraiment la « rectification », par-delà le discours que tiennent sur elle ses initiateurs : n’est-elle, comme ils l’affirment, que la continuation, par des voies différentes, du projet hégémonique originel ou bien cache-t-elle un mouvement bien plus profond, un décisif changement de cap ?
Le Front populaire : quoi de neuf ?
On dit que les Burkinabè respirent mieux depuis la chute du CNR. C’est vrai. Mais, sans vouloir jouer les empêcheurs de respirer à fond, on peut se demander si l’accalmie enregistrée annonce une véritable remise en cause de l’essence totalisante du projet révolutionnaire initié par Sankara et endossé par ses successeurs.
En effet, ce n’est pas faire injure au Front populaire que de souligner qu’il se situe totalement claire la continuité symbolique de la révolution d’août. Sa référence fondamentale demeure le DOP (Discours d’orientation politique) prononcé par Sankara le 2 octobre 1983 et érigé en texte fondateur de la RDP (Révolution démocratique populaire). Son mouvement de « rectification » est donc une sorte de « révolution dans la révolution » (4), destinée à corriger les déviations « volontariste » et « spontanéiste » de l’ère Sankara. Il ne s’agit donc aucunement — du moins k nouveau pouvoir — d’un reniement mais du retour à l’orthodoxie révolutionnaire.
Ce recentrage s’incarne dans la politique dite de l’ouverture démocratique. C’est la base sur laquelle Blaise Compaoré et ses partisans se sont emparés du pouvoir et à laquelle ils se tiennent aujourd’hui encore. Soucieux d’élargir sa base sociale, le Front populaire souhaite être rejoint par les forces « ’démocratiques » et « révolutionnaires » qui se reconnaissent dans ses options (syndicats, opposition de centre-gauche, formations dissidentes d’extrême-gauche). Réaffirmée avec constance, l’ouverture s’est accompagnée d’un ensemble de mesures allant dans le sens d’une décrispation du climat politique : reprise du dialogue avec les syndicats, réhabilitation des autorités coutumières (Blaise Compaoré est lui-même fils d’un chef mossi), abrogation des contraintes symboliques (comme l’obligation de s’habiller en cotonnades locales, promues certes « costume national »… mais réservé aux cérémonies officielles), abolition de la pratique obligatoire du sport — guère respectée, il faut le dire, ainsi que le montrent Jean-Pierre Augustin et Yaya K Drabo dans ce dossier —, revalorisation des traitements des agents de l’État (bloqués depuis… 1982), augmentation des prix agricoles, baisse de celui de la bière, fin de la lutte contre la mendicité et la prostitution (dont Mathias S. Kansé montre qu’elle était devenue prétexte à l’exercice d’une conception musclée de l’ordre).
Populaires, donc bien reçues par la population, ces mesures ont cependant comme un goût d’inachevé… comme s le Front populaire hésitait entre deux directions contradictoires.
Le discours sur l’ouverture lui-même porte la marque de l’incertitude qui entoure le mode de rapports à construire entre le nouveau régime et la société. Trop général, vague, il reprend, pour l’essentiel, l’analyse sociale manichéenne du CNR : plaidant pour l’unité des « révolutionnaires », il exclut des rangs du « peuple » la « réaction » et les « exploiteurs ». Il n’y a donc pas de modification fondamentale du système de représentation sur la base duquel le CNR avait bâti son hégémonie. En ne cédant pas à l’invite du pouvoir, les fronts d’opposition sociale et politique expriment donc leur méfiance : quelle garantie réelle ont-ils tant que le pouvoir reste armé de ce redoutable instrument de légitimation et de délégitimation que constitue l’idéologie révolutionnaire consignée dans le DOP ? Dans k camp du « peuple » aujourd’hui, on peut demain, selon les nécessités ou les circonstances, se retrouver désigné à sa vindicte ; la justification idéologique en est prête.
Même bivalence en ce qui concerne la praxis du Front populaire : on a supprimé les CDR (Comités de défense de la révolution), de toute façon rejetés par la population pour leurs excès en tous genres, mais pour les remplacer par des CR (Comités révolutionnaires) sur lesquels on a, au passage, accentué le contrôle du centre en en faisant élire les représentants dans les services selon le système de• la « file indienne » (k queuing kenyan semble décidément promis à un très bel avenir) ; on se réconcilie avec les syndicats qu’on proclame « forme d’organisation authentique des travailleurs », mais on crée une UNOB (Union nationale des ouvriers du Burkina), au risque de voir rapidement surgir entre eux un conflit sur le monopole de la représentation des salariés ; on confirme enfin dans leur existence les structures de mobilisation catégorielles (anciens, femmes, paysans, pionniers) mises en place par le CNR et, au besoin, on en créé de nouvelles, comme l’UNJB (Union nationale des jeunes du Burkina)… Si l’on ajoute à cela la prorogation des réformes de l’administration territoriale et le maintien des outils de répression créés par le CNR (comme les Tribunaux populaires révolutionnaires), on a l’impression que l’action du Front populaire se résume en un réaménagement du système serré de contrôle politique et social imaginé par le CNR : on en « polit » les aspects les plus rugueux, les plus mal supportés par la population, mais sans remettre aucunement en cause la totalisation étatique dont il constitue l’armature. La « rectification » apparaît ainsi pour ce qu’elle est réellement : l’expression de l’abandon de la stratégie sankariste de confrontation avec la société « civile » pour la contraindre au changement (ce qui est très appréciable vu du Burkina) et l’instauration d’une sorte de « coexistence pacifique » entre les principales institutions de celle-ci et les appareils de domination de l’État révolutionnaire. Ainsi s’explique l’existence de ces curieux binômes que sont les syndicats et l’UNOB, la chefferie coutumière réhabilitée et l’UNAB maintenue… Le tout étant de savoir combien de temps cette cohabitation à la burkinabè résistera à l’épreuve du pouvoir et lequel des deux partenaires finira par phagocyter l’autre.
Dans cette perspective de retour à une stratégie d’insertion « en douceur » de la société « civile » dans la sphère de l’État, la « rectification » constitue également une tentative de rationalisation du projet étatique révolutionnaire. La critique virulente de la personnalisation du pouvoir de Sankara, de la « militarisation » du CNR, de sa dérive « fascisante » exprime, une fois décodée, la volonté d’améliorer les performances (si l’on peut s’exprimer ainsi) du système de contrôle social patiemment tissé depuis août 1983, en faisant en sorte qu’il contrôle mieux et plus à un moindre coût politique (c’est-à-dire par la limitation du recours à la coercition). Ainsi s’expliquent, entre autres, la dissolution des CDR ou la mise en sourdine des discours moralisateurs et, parallèlement, la réorganisation des structures populaires et leur chapeautage par une coordination nationale, la création des CR, l’extension de l’encadrement aux catégories de la population jusque là épargnée, les appels à la « révolutionnarisation totale » (5) de la société…
Alors, un miroir aux alouettes la « rectification » ?
La vraie rectification
Non. La rectification est une réalité, mais elle n’est pas celle que l’on croit. Fondamentalement, le coup d’État du 15 octobre 1987 est l’amorce violente d’un mouvement profond de redéfinition du caractère de classe de la révolution et, partant, des alliances sociales qui en déterminent le cours. Réorientation stratégique et non tactique, il est bien plus que la formalisation de l’infléchissement idéologique sensible à partir de 1985 et bien mis en évidence ici par Pascal Labazée dans son étude sur le sankarisme.
De la révolution, le DOP dit qu’elle est démocratique et populaire ; les tâches principales qu’il lui fixe sont la « liquidation » de la domination « impérialiste » et l’émancipation des campagnes de leur état d’arriération. Le DOP évoque la bourgeoisie, mais c’est pour souligner avec force que, dans les pays sous-développés, elle souffre d’une « incapacité congénitale de révolutionner la société à l’instar de la bourgeoisie européenne des années 1780 » (6). Le Programme d’action du Front populaire (rendu public en mars 1988 seulement) ne renie pas cette analyse, qui réaffirme solennellement le caractère de classe de la révolution. Quelques mois plus tard, commémorant le cinquième anniversaire de la révolution, c’est Blaise Compaoré lui-même qui revient cependant longuement sur la question. Pesamment, avec une insistance qui tranche dans le fond et la forme avec le style lapidaire du DOP, il souligne de façon beaucoup plus nette que ne le fait ce dernier le fait que la révolution, à « cette étape historique », se situe « dans le contexte du régime économique bourgeois de production », avant d’engager vivement les « révolutionnaires » à accepter « l’existence de rapports bourgeois de production » (7). Comme si elles n’attendaient qu’un signal, des voix autorisées vont, à la suite de cette mise au point, s’occuper d’élargir la brèche idéologique ainsi ouverte. C’est Carrefour africain (hebdomadaire gouvernemental… donc sachant de quoi il parle) qui, dans un numéro spécial consacré à l’An I de la rectification (8), tire la conclusion logique de l’analyse présidentielle : compte tenu de ses objectifs, la révolution d’août n’est ni socialiste, ni anticapitaliste ; elle est, assure le journaliste dans un article présenté comme un « essai » (9), démocratique et bourgeoise. Exit le « populaire » !
La comparaison des analyses de classes respectives du DOP et du Programme d’action du Front populaire montre qu’on n’est pas, avec cet article, en présence de l’initiative isolée d’un journaliste perdu dans les arcanes de l’idéologie. Les deux textes expriment en effet une compréhension radicalement divergente de la question des alliances sociales.
Certes, tous deux en appellent à une alliance classe ouvrière-paysannerie-petite bourgeoisie. Mais là s’arrête le fil conducteur qui mène du CNR au Front populaire. Car, entre l’un et l’autre, il y a opposition quant à la place de la bourgeoisie dans le processus révolutionnaire. Dans le DOP, celle-ci est divisée en bourgeoisie d’État, compradore et moyenne, toutes fractions classées « ennemis du peuple » (10) ; le Programme d’action du Front populaire retient toujours les deux premières catégories mais — surprise — il ne fait plus aucune mention de la troisième. On peut donc supposer que si la bourgeoisie « moyenne » ne fait plus partie des « ennemis du peuple », c’est que — à moins de s’être subitement volatilisée — elle est désormais dans son camp…
Il s’agit là incontestablement d’un véritable virage « révisionniste » : la position occupée par la bourgeoisie moyenne dans le système de représentation officiel n’est plus « flottante » (pour reprendre l’expression de Pascal Labazée). Au contraire, compte tenu des objectifs économiques que se fixe le régime, c’est au centre des nouvelles alliances sociales qu’elle se trouve désormais située.
En effet, au slogan sankariste d’une économie « nationale, indépendante, autosuffisante et planifiée », le manifeste du Front populaire oppose une stratégie de développement clairement désignée : le capitalisme d’État. Or, il est pour le moins difficile de faire du capitalisme, même d’État, sans bourgeoisie… C’est donc bien d’une totale rupture avec le DOP qu’il s’agit. A l’évidence, l’heure de la paysannerie est passée au Burkina. La construction autour d’elle du nouveau bloc hégémonique sous-tendant le projet sankariste n’est plus à l’ordre du jour. La rectification, en dernière analyse, c’est cela : une recomposition des alliances de classes re-déplaçant le centre de gravité politique du pays des campagnes vers les villes (si tant est, bien sûr, que celles-ci en aient jamais été privées, autrement qu’au plan symbolique…). La mise en sommeil de la réforme agraire (dont Bernard Talla souligne les difficultés de mise en oeuvre du temps de Sankara déjà) est, si besoin, une preuve tangible de l’abandon par le nouveau pouvoir de la pièce maîtresse déterminant l’originalité de la révolution d’août. Sinon comment interpréter le fait que le Programme d’action de mars 1988 n’y fasse référence qu’une seule fois, et encore très incidemment au chapitre des « objectifs sectoriels » (11) ?
Dans cette perspective, le nouveau pouvoir met tout en œuvre pour, à la fois, se réconcilier avec le corps des agents de l’administration et rassurer les détenteurs de capitaux. Aux premiers, principales victimes du sankarisme, on offre une revalorisation de leurs traitements et l’on desserre le carcan disciplinaire les enserrant depuis 1983. En direction des seconds, l’État multiplie les gages de bonne volonté : proclamation solennelle du retour à la rationalité en économie (révolu le temps où le credo était au volontarisme ; l’économie est de nouveau reconnue comme une « science », avec ses lois qu’on ne saurait transgresser impunément) ; proclamation du refus de socialisation des moyens de production et des circuits de commercialisation, l’État, bien qu’attaché à l’extension du secteur public, se bornant en fait à définir les orientations générales permettant de mettre l’activité privée en conformité avec l’intérêt général ; création d’une Convention nationale du travail, cadre de concertation entre état, les syndicats et le patronat ; abolition de l’obligation d’adhérer aux GIE (Groupements d’intérêt économique), structures organisant chaque branche d’activité.
Dans le même ordre d’idée, le Front populaire soigne son image de marque à l’étranger, notamment auprès des bailleurs de fonds internationaux. Les interviews bilans de Blaise Compaoré, voire des encarts publicitaires vantant le retour du « sérieux » à Ouagadougou, fleurissent un peu partout (12). Grâce à cela et fort d’un héritage économique et financier pas si mauvais que ça au fond, le Front populaire a renoué le dialogue avec le FMI et la Banque mondiale. Analysée à la lumière de cet « aggiornamento » économique, la réconciliation avec les syndicats prend une autre dimension que politique : elle apparaît ainsi comme l’un des éléments d’une stratégie globale de redynamisation de l’activité économique ; dans cette perspective, il vaut mieux pour soi (et pour sa bonne image de marque) avoir des travailleurs qui travaillent et des syndicats qui les poussent à le faire au lieu de les mobiliser pour la défense des libertés démocratiques et syndicales (problème crucial au demeurant, enjeu principal du conflit qui avait dressé les syndicats contre le CNR, ainsi que le montre Charles Kabeya Muase).
Au total donc, renversement d’alliances et changement de politique économique, mais pour quels résultats ?
La ” rectification ” rectifiée ?
Le moins que l’on puisse dire, c’est -que le Front populaire est loin d’avoir été payé de ses efforts. Son ouverture démocratique, clé du retour à la confiance des opérateurs économiques, est un échec : nul n’a pris la main tendue, signe que la méfiance persiste. En outre, de l’aveu même des nouveaux dirigeants, la population continue de bouder les structures de mobilisation imposées et Blaise Campaoré en personne a dû récemment tancer les agents de l’État, l’absentéisme ayant tendance à croître dangereusement.
Cette réserve des Burkinabè est la conséquence logique de l’incertitude qui entoure l’issue finale de la politique d’ouverture. Tout se sachant à Ouagadougou, il semble que l’affrontement au sein du noyau dirigeant serait sévère entre les partisans du retour pur et simple à un régime démocratique libéral et les adeptes d’une ligne ultra sectaire qui prône, au contraire, un durcissement idéologique et, au bout du compte, le repli du pouvoir sur les groupes minoritaires qui en constituait l’ossature.
Pour Blaise Campaoré et son régime, une échappatoire consisterait peut-être en la création d’un parti unique qui fédèrerait, sous la houlette du noyau historique des militaires qui ont pris le pouvoir en août 1983, toutes les tendances qui se disputent l’hégémonie au sein du Front populaire. La violence des critiques adressées au « spontanéisme » et à « l’autocratisme » de l’ère Sankara ainsi que l’insistance avec laquelle le régime actuel pose le problème de « l’avant-garde » révolutionnaire suggèrent que l’hypothèse du parti unique doit être prise sérieusement en considération. Reste que rien ne dit qu’une telle issue clôturerait le cycle toujours recommencé des coups d’État.
De ce point de vue, l’exécution récente de sept militaires n’augure guère l’apaisement de la violence politique au Burkina et circonscrit les limites de la politique d’apaisement officiellement proclamée. A ce propos, il n’est pas inutile de rappeler que l’hebdomadaire « L’Observateur » (réduit au silence en 1985 à la suite de l’incendie « accidentel » de ses locaux) a vu son autorisation de reparaître refusée par le pouvoir et que celui-ci a fait procéder sans délai à la fermeture, pour d’obscures raisons administratives, d’une radio privée (Radio Horizon) coupable, il est vrai, de refuser la diffusion des communiqués officiels (et, accessoirement, de concurrencer dangereusement Radio Ouagadougou) (13).
A l’évidence, le retour du Burkina à la démocratie est loin d’être acquis.
(l) « Le Burkina Faso », Politique africaine, 20, décembre 1985.
(2) Organisé le 15 octobre 1988 par l’Association internationale Thomas Sankara.
(3) Cf. à ce propos notre article, « Burkina Faso : entre l’Etat mou et l’État total, un balancement qui n’en finit pas », in J. Dunn (éd.), West African States Since 1976, Oxford, Oxford University Press (à paraître).
(4) Nous empruntons l’expression à Carrefour africain, (« Spécial An I de la Rectification »), 15 octobre 1988, p. 11.
(5) Carrefour africain, op. cit., p. 17.
(6) Th. Sankara, DOP (Discours d’orientation politique), Ouagadougou, 2 octobre 1988.
(7) Cité par Carrefour africain, op. cit., p. 12.
(8) Ibid.
(9) L.A. Tiao, « Essai : la rectification dans le discours politique », Carrefour africain, op. cit., pp. 10-13.
(10) Comme le note P. Labazée dans ce numéro, les ajustements tactiques opérés à partir de 1985 reflétaient le souci du CNR de se réconcilier avec la fraction “moyenne” de la bourgeoisie. Mais, outre que ces ajustements n’ont pas réussi à faire oublier les accents accusateurs du DOP, ils ne traduisaient pas une modification fondamentale du système de représentation sankariste de la société.
(11) Front populaire, « Programme d’action », in Carrefour africain, 11 mars 1988, P. 26.
(12) Un exemple : la publication dans l’Expansion du 19 février — 3 mars 1988 d’un publi-reportage de 9 pages (pp. 91-99) commençant par un entretien avec Blaise Compaoré et intitulé très significativement : « Le devoir de rectifier ».
(13) Africa Confidential, vol. 29, 4, 19 février 1988.
Dossier thématique établi par René Otayek