Nous allons ici rendre compte des commémorations du 36ème anniversaire des assassinats de Thomas et de ses compagnons. Notre article n’aurait que peu d’utilité si nous ne nous contentions que de relater la journée du 15 octobre 2023. Nous avons voulu plutôt situer cette journée dans le long processus que fut celui de la reconnaissance de Thomas Sankara comme héros national, et la façon dont se sont organisées par le passé les commémorations.
Le capitaine Ibrahim Traoré reçoit le flambeau de la Révolution
L’an dernier, le 15 octobre 2022, le capitaine Ibrahim Traoré en était encore à organiser son pouvoir, après le coup d’Etat qui l’avait porté au pouvoir le 2 octobre 2022. La commémoration avait cependant pu être organisée en collaboration avec le Mémorial Thomas Sankara. Nous avons alors écrit dans notre blog sur médiapart : « Sur cette lancée, les leaders du Mémorial Thomas Sankara ont voulu placer la cérémonie de commémoration de l’assassinat de Thomas Sankara et de ses compagnons, le 15 octobre 2022, sous le signe du « passage du flambeau de la Révolution à des jeunes ». Les assises nationales ont été écourtées, sans doute pour permettre au jeune capitaine Ibrahim Traoré, tout juste consacré comme Président de la Transition et Chef de l’État d’y participer. Il a ainsi pu recevoir avec douze autres jeunes des trophées, le sien représentant le « père de la Révolution ». Une façon de lui suggérer de s’inspirer des idées de Thomas Sankara ». Il faisait alors plutôt preuve de modestie face aux pressions qui voulaient voir en lui un nouveau Sankara. Mais peu à peu, il semble évoluer. Il parle maintenant de Révolution. Il cite de plus en plus Thomas Sankara. Et semble préparer la population burkinabè à ce qu’il reste au pouvoir, avançant l’argument avec son premier ministre, que les élections sont impossibles à organiser du fait de la guerre.
Ré-inhumations précipitées sans consensus
Lors des ré-inhumations, le 23 février 2023, nombreux étaient ceux qui prévoyaient pour le 15 octobre 2023, une cérémonie de grande ampleur puisque les corps devaient enfin être ré-inhumés et reposer enfin. Pour notre part, nous n’oublions pas la précipitation avec laquelle le lieu a été choisi, en convoquant le mysticisme et un certain traditionalisme à géométrie variable. Mais surtout en forçant la décision de façon autoritaire, contre l’avis de certaines familles, notamment celles de Thomas Sankara et de Frédérique Kiemdé qui s’en trouvaient divisées. On ne nous fera pas oublier le combat dans laquelle s’était lancée Mariam Sankara, les frères et sœurs de Thomas Sankara, et leurs avocats, dès 1997. Beaucoup de ceux qui expriment le mépris envers cette famille, en affirmant « Thomas Sankara appartient à l’État et à l’armée » ou qui s’autoproclament les « héritiers de Thomas Sankara », et refusant à certaines familles le choix du lieu de leur sépulture, n’étaient parfois pas nés, ou des enfants, et en tout cas absents des longs combats qui se sont menés toutes ces années. Pouvait-on mettre sous silence cet épisode dramatique. Beaucoup de médias l’ont fait, d’autres, heureusement et c’est tout à leur honneur l’ont rappelé.
Peu de communications filtraient pourtant à l’approche de la date fatidique.
Thomas Sankara héros… depuis longtemps pour le Burkinabè
Puis le 4 octobre, le conseil des ministres adopte un projet de décret portant reconnaissance de la qualité de « Héros de la Nation » à Thomas Sankara. Cette décision est rendue possible à la suite de l’adoption le 22 juin 2022, « d’une loi portant statut de héros de la nation et du décret portant création de la Commission nationale d’analyse et de suivi des dossiers de héros, de martyrs et d’invalides de la nation » explique alors le porte-parole du gouvernement, ajoutant que le comité technique avait estimé que le dossier de Thomas Sankara remplissait tous les critères ! Selon la loi précise lefaso.net, « le héros de la nation bénéficie d’une prise en charge de ses enfants mineurs en qualité de pupilles de la nation et du droit à la protection de sa mémoire. Le héros de la nation bénéficie des privilèges suivants : consécration d’une journée d’hommage ; réalisation de monument ; construction de tombeau et mausolée ; baptême de rues, avenues, places ou édifices publics en son nom ; décoration. Il faut noter que l’initiative aux fins de reconnaissance de la qualité de héros de la nation appartient au président du Faso, au Premier ministre et au président de l’Assemblée nationale ».
La dernière phrase mérite tout de même un retour sur le passé. Depuis longtemps les sankaristes consacraient le 15 octobre comme une journée d’hommage à Thomas Sankara. C’était d’ailleurs le seul jour où ils se retrouvaient unis, pour se rassembler au cimetière autour de la tombe, confiant l’organisation de la cérémonie à une personnalité neutre en regard des querelles des partis politiques, en la personne de Jonas Hien, devenu ensuite Président du conseil national des organisations de la société civile, avant d’être remplacé récemment.
Il nous parait ici utile de rappeler qu’à la faveur de la promulgation de la Constitution, le 11 juin 1991, Blaise Compaoré avait déclaré le Capitaine Thomas Sankara, Philippe Zinda Kaboré, pionnier de la lutte pour l’indépendance, Ouezzin Coulibaly, premier chef du gouvernement de la Haute-Volta (1958), et Nazi Boni, ancien leader politique, héros nationaux. En outre, à la faveur du processus de réconciliation nationale entreprise sur recommandation du Collège de sages en 1999, au temps fort de la crise consécutive à l’assassinat du journaliste Norbert Zongo, et de la Journée nationale de pardon, le statut de héros national, accordé à Thomas Sankara, avait été confirmé. Toutefois, rien n’a ensuite été fait pour l’élever à cette dignité, à travers des actes concrets et des symboles visibles. Les autorités lui ont juste attribué une ruelle d’à peine quelques centaines de mètres, au centre-ville de Ouagadougou. Un monument dédié aux héros nationaux fut élevé à cet effet en 2013, sans trop insister sur les personnes concernées. Comment en effet rendre hommage à Thomas Sankara alors que Blaise Compaoré a organisé son assassinat ? Tout hommage n’aurait fait que le rappeler aux Burkinabè.
Mais au-delà des commémorations qui rassemblaient les organisations sankaristes, deux évènements majeurs, à l’initiative du peuple burkinabè consacrèrent Sankara comme héros national.
La Commémoration en 2007 et l’insurrection de 2014, deux évènements majeurs
Le premier, la commémoration du 20ème anniversaire des assassinats en 2007, qui rassembla, pour la première fois, plusieurs milliers de personnes dans les rues de Ouagadougou pour accueillir la Caravane Thomas Sankara. Foule nombreuse encore, pour se rendre en cortège au cimetière de Dagnoen où Mariam Sankara était attendue, pour sa première venue au Burkina depuis l’assassinat de son mari. Les multiples manœuvres de Blaise Compaoré et de ses amis, pour tenter de diminuer l’ampleur de l’évènement, ne purent empêcher ces manifestations. Un séminaire fut organisé pendant une semaine, rappelant le rôle et l’action de Thomas Sankara, un magnifique concert rassembla les musiciens contestataires du pouvoir à l’époque. Ce fut un évènement considérable, alors que, jusqu’ici, le pouvoir de Blaise Compaoré s’était efforcé de l’effacer de la mémoire des Burkinabè… sans succès.
Pour notre part c’est avec nostalgie que nous pensons aux commémorations auxquelles nous avons assisté sous l’ère Compaoré. Commémorations militantes, populaires.
Nous reprenons à notre compte ce sentiment exprimé par le journaliste Boukary Ouoba sur sa page facebook : « Mine de rien “nous” aussi on a assez commémoré de 15 Octobre au cimetière de Dagnoen. Quand on a connu le 15 Octobre 2007 lorsque le Burkina Faso officiel célébrait avec faste les “20 ans de renaissance démocratique avec Blaise Compaoré” et que nous décidions d’être les parias en célébrant les “20 ans de l’assassinat de Thomas Sankara”, on se dit que c’est nous qui avons gagné. Sankara allait quitter par où pour avoir la Une de Sidwaya. En cette année 2007, la rtb avait refusé de diffuser le spot de la commémoration du 15 Octobre et des espaces publics comme la Maison du Peuple avaient été refusés aux organisateurs constitués essentiellement des partis et mouvements sankaristes avec à leurs côtés des étudiants, des enfants de la rue et autres gueux dont la République ne voulait ni voir ni en entendre parler. Quand on voit comment on est passé des commémorations du cimetière de Dagnoen aux festivités du Mémorial du Conseil, il n’y a pas de quoi rougir si ce n’est être fier que notre combat ait triomphé. Les 15 Octobre, on se rendait au cimetière sans badge encore moins de carton d’invitation fleuris. Avec ce qu’on observe aujourd’hui ou depuis 2016, le combat pour Thomas Sankara est fini. On n’a même plus besoin de se battre pour Thomas Sankara, parce que Sankara n’en a plus besoin. Maintenant c’est aux gens de se battre pour être aux célébrations de Sankara. Sankara “rédempteur” ».
Le deuxième évènement, l’insurrection de 2014, rassembla un peuple uni, avide de démocratie. La population se rassemblait par dizaines de milliers pour chasser Blaise Compaoré et demander la réhabilitation et la justice pour Thomas Sankara. A l’époque, le mot d’ordre le plus couramment cité par les insurgés, bien que quelque peu amputé, était : « L’esclave qui n’est pas capable d’assumer sa révolte, ne mérite pas que l’on s’apitoie sur son sort. Cet esclave répondra seul de son malheur s’il se fait des illusions sur la condescendance suspecte d’un maître qui prétend l’affranchir. Seule la lutte libère !» Y a-t-il plus bel hommage ?
Le Mémorial Thomas Sankara a toujours souhaité collaborer avec l’État.
Le Mémorial Thomas Sankara est une initiative de membres de la société civile. Nous avons plusieurs fois exprimées nos divergences, avec la façon dont il a été lancé. S’il n’est pas le lieu ici de les réaffirmer, force est de reconnaitre que cette fois le gouvernement semble prêt à y collaborer avec tous ses moyens. C’était d’ailleurs là, l’un des premiers objectifs affiché à l’époque des initiateurs du projet. Il semble atteint désormais.
La statue est une initiative du premier ministre de la culture du premier gouvernement de Roch Marc Christian Kaboré, Tahirou Barry, qui a voulu laisser sa marque au Mémorial. Malheureusement, le résultat n’est pas au niveau de l’ambition affichée. Nous osons encore le répéter et le regretter, la ressemblance est assez lointaine avec Thomas Sankara. On ne peut qu’espérer qu’un jour ou l’autre, de nouveaux moyens seront développés pour qu’une nouvelle statue, ressemblante cette fois, remplace celle qui trône au centre du site du Mémorial. On attend sur ce lieu de nombreux touristes, y compris de l’étranger. La statue actuelle donne l’impression que le Burkina ne compte pas de sculpteur capable de faire une statue qui ressemble à Thomas Sankara. Lui qui ne cessait d’évoquer « le génie créateur du peuple ».
Le Mémorial a connu bien des péripéties. Les initiateurs du projet ne voulaient pas de Me Bénéwendé Sankara, dirigeant alors du principal parti « sankariste », qu’ils vilipendaient à l’époque. Lorsqu’il est rentré au gouvernement, il y a fait son entrée par la grande porte. Il s’agissait d’améliorer la collaboration avec le pouvoir. Jerry Rawlings, un temps président du CIM TS (Comité international du Mémorial Thomas Sankara) avant son décès a permis au Mémorial d’obtenir une certaine renommée internationale. On ne pouvait trouver meilleur porte-parole. Il a d’ailleurs permis que des fonds soient rassemblés pour lesquels jamais aucun bilan n’ait cependant jamais été rendu public. A son décès, outre les anciens, ce sont trois militaires qui ont accédé aux responsabilités. Des militaires restés silencieux[1] pendant tout le règne de Blaise Compaoré, et qui n’étaient guère acteur du combat pour la justice. Loin de nous l’idée de leur jeter l’opprobre. C’était le prix à payer pour protéger leurs familles. Ce sont les animateurs du Mémorial qui sont venus les solliciter alors que le projet était orphelin de Jerry Rawlings. Ils ne pouvaient évidemment pas refuser. Ils s’efforcent aujourd’hui de le remplacer non sans difficulté.
Avec le capitaine Ibrahim Traoré, le Mémorial atteint ce qui était un de ses principaux objectifs : que l’État prenne cette reconnaissance à son compte. Le CIM TS, reste pour l’instant un acteur incontournable.
Les négociations entre le gouvernement et le CIM TS (comité international du Mémorial Thomas Sankara) vont s’engager ou le sont déjà. Ce dernier n’a jamais pu rassembler les énormes moyens nécessaires pour réaliser le projet architectural. Il n’est pas en position de force pour négocier. Les militaires au pouvoir ont déjà montré au moment des inhumations qu’ils sont les seuls maitres à bord. Le gouvernement dont la priorité est la lutte contre le terrorisme, va cependant sans doute financer quelques réalisations, comme la construction du Mausolée, qui est déjà annoncée. Car il se positionne comme le continuateur de l’œuvre de Thomas Sankara. Mais l’ampleur du projet est telle qu’il va être difficile d’en rassembler le financement dans la situation actuelle que connait le pays. La suite reste à écrire. Mais cette fois, les dirigeants actuels et à venir ne sont pas issus de l’entourage de Blaise Compaoré.
Les actes de la Commémoration de 2023
Durant la cérémonie, le ministre de la fonction publique, Bassolma Bazié, a procédé à la lecture du décret portant élévation de Thomas Sankara à la dignité de Héros de la Nation. Le ministre de la Communication, de la Culture, des Arts et du Tourisme, Jean Emmanuel Ouédraogo, a remis le document du Projet du Mémorial au Président de la Transition, le capitaine Ibrahim Traoré. L’Architecte-Conseil du Comité international Mémorial Thomas SANKARA (CIMTS) Souleymane ZERBO, a dévoilé la nouvelle maquette du projet global des infrastructures intégrant le Mausolée de Thomas Sankara et de ses compagnons, conçu par l’architecte Francis Kéré. Puis le Président de la Transition, accompagné du vice-président du CIMTS le colonel major Daouda Traoré, a déposé la désormais traditionnelle gerbe au bas de la statue de Thomas Sankara, contenant à sa base les portraits sculptés des 12 compagnons assassinés avec lui. Enfin il a procédé à la pause de la première pierre du Mausolée. Puis le cortège présidentiel s’est déplacé à quelques dizaines de mètres plus loin vers l’ancienne avenue Charles de Gaulle.
On se rappelle que l’université Ouaga 2 fut rebaptisé université Thomas Sankara le 15 octobre 2020 par le Premier ministre de Roch Marc Christian Kaboré, Christophe Dabiré. Le capitaine Ibrahim Traoré ne pouvait faire moins. Il a donc rebaptisé le boulevard du général De Gaulle en Boulevard Thomas Sankara, ostensiblement accompagné du seul membre de la famille Sankara présent, Valentin Sankara. Comme le rappelle le bimensuel le Reporter, ce boulevard avait été inauguré sous la Révolution, le 6 octobre 1985, en présence du Commandant Jean-Baptiste Boukary Lingani, ministre de la Défense et représentant le président du CNR. Il a été financé par l’AFD (Agence française de développement). D’abord avenue Charles de Gaulle, il devint boulevard, suite à sa prolongation jusqu’à l’hôpital pédiatrique du même nom, toujours sur financement de l’AFD. Des anecdotes racontent que ce boulevard est le fruit d’une pression personnelle de Thomas Sankara sur son homologue français, François Mitterrand.
Ajoutons pour la petite histoire, que deux membres de l’association SURVIE, qui résidaient à l’époque au Burkina Faso, avaient symboliquement renommé l’avenue de Charles de Gaulle en avenue des Tirailleurs Sénégalais, le 14 juillet 2010. Une initiative qui avait donné à un article, à l’époque, dans le journal L’Indépendant.
Rappelons aussi que, déjà en novembre 2017, lors de la venue du président Emmanuel Macron à Ouagadougou, des associations de la société civile burkinabè avait saisi l’occasion pour rebaptiser cette avenue Charles de Gaulle en boulevard Thomas Sankara. Pour ces jeunes militants, cet acte était « un message au Président français pour lui dire que la fin de la Françafrique doit passer des paroles aux actes ».
Thomas Sankara est devenu bien malgré lui un enjeu d’appropriation et de récupération politique. Comment pourrait-il en être autrement ? Pourtant, jamais de son vivant il n’avait accepté un quelconque culte de la personnalité. Il se caractérisait plutôt par son intégrité et une très forte modestie, ne cessant d’ailleurs d’affirmer qu’il faisait de nombreuses erreurs. S’efforçant tous les ans de faire un bilan de ce qui avait été réalisé et fixant les objectifs de l’année à venir. On aimerait que ceux qui se réclament de lui s’astreignent déjà à faire ce minimum.
L’État va désormais prendre une grande place dans les commémorations pour lesquelles il faudra obtenir une invitation. Le Président se réclame de lui, sous la pression de ses partisans. Nous l’avons dit récemment, « les recherches sur Thomas Sankara sont loin d’être terminées », bien que de nombreux ouvrages, essais, biographies, analyses historiques, recueils de discours, et même depuis quelques temps, romans et bandes dessinées ont été édités. Plus que de se précipiter pour déposer des gerbes des fleurs sur sa tombe, souhaitons que des mesures fortes, soient prises pour que l’université lancent des recherches ambitieuses de hauts niveaux, que les archives nationales s’attellent à récupérer les nombreuses archives qui sont dispersées dans le pays. Et qu’enfin la Révolution soit enseignée dans les lycées.
Bruno Jaffré
[1] Est-ce la raison pour laquelle le président par Intérim, du Mémorial, le colonel major Daouda Traoré a superbement ignoré le Réseau international Justice pour Sankara justice pour l’Afrique dans les remerciements envers ceux qui se sont mobilisés pour la justice pour Thomas Sankara et ses compagnons?. Un réseau pourtant bien connu au Burkina, puisqu’il a organisé deux conférences de presse à Ouagadougou, sous le règne de Blaise Compaoré, et que ses communiqués sont systématiquement publiés depuis plusieurs années dans la presse Burkinabè.