Dans le cadre des articles que nous publions sur les commémorations du 36ème anniversaire de l’assassinat de Thomas Sankara, celui nous parait particulièrement intéressant dans la mesure où il reprend l’histoire des différents hommages, réhabilitations ou consécrations en tant que héros de Thomas Sankara. Ce qui est très rarement le cas dans les autres organes de presse, alors que les initiatives de cette année sont à intégrer dans un processus commencé depuis de nombreuses années.
La rédaction
Ce 15 octobre 2023, le site du mémorial Thomas Sankara, à Ouagadougou, où est désormais enterré le père de la Révolution et ses compagnons (ou ce qui est présenté comme leurs restes), a accueilli la commémoration du 36e anniversaire de la tragédie qui l’a emporté. Pour la première fois, la commémoration de ce triste anniversaire a été portée par le gouvernement. Elle intervient après une succession de décisions visant la réhabilitation du Président Thomas Sankara, notamment, son élévation à la dignité de Héros de la Nation (il avait été déjà déclaré héros national en juin 1991 par Blaise Compaoré, lors d’une adresse à la Nation), le baptême du désormais ex-Boulevard Charles de Gaulle à son nom et la pause de la première pierre de son mausolée. Pour tout couronner, une Journée nationale d’hommage au Capitaine Thomas Sankara a été décrétée et sera désormais célébrée chaque 15 octobre, tant à Ouagadougou que dans les 13 régions. Ce sont autant de symboles qui honorent la mémoire de celui qui a tant aimé son pays qu’il lui a donné sa vie, toujours imité mais jamais égalé. Mais, au-delà des symboles, la véritable réhabilitation de Thomas Sankara passe impérativement par l’avènement d’une gouvernance vertueuse de l’État, bâtie sur le socle des valeurs de probité et d’intégrité, et surtout un engagement désintéressé à créer les conditions d’un projet réel de construction d’un Burkina nouveau et d’un nouveau type de Burkinabè, débarrassé du népotisme et de toute idée de pouvoir personnel et de patrimonialisation de l’État.
Par Boureima Ouedraogo (Le reporter N°368 du 15 au 31 Octobre 20)
« Sankara partout et Sankara nulle part » ! Cette boutade de Dr Ra-Sablga Seydou Ouédraogo,Enseignant-chercheur et Directeur exécutif du Think Thank, Free Afrik, traduit bien une certaine réalité burkinabè qui voudrait que Feu le Capitaine Thomas Sankara, le modèle, soit magnifié et chanté partout, mais sans pour autant avoir une prise sur les comportements, les pratiques et les principes de vie des uns et des autres, ainsi que leurs rapports au bien commun, à la patrie. On proclame Sankara, on lève le point au cri de la patrie ou la mort nous vaincrons ; on s’autoproclame patriote mais on confond dangereusement l’État avec les tenants du pouvoir et on s’accroche à son poste et à ses avantages par tous les moyens, on rêve de promotion à la courte échelle ; on adopte des lois et on les foules aux pieds ; on manipule les opinions et interdit la contradiction. On proclame les droits de l’Homme mais on applaudit les enlèvements de citoyens qu’on enrôle de force pour envoyer au front. On veut des gouvernants Sankara tout en étant des citoyens indisciplinés et fiers d’actes d’incivisme notoires et prêts à pratiquer ou profiter de la mal gouvernance, du népotisme, du laxisme, de la corruption. On peut répudier publiquement sa nationalité tout en continuant à se revendiquer patriote et crier sur tous les toits, la patrie ou la mort nous vaincrons ». Bref, on nage en pleines contradictions entre les professions de foi et les actes quotidiens, tant des gouvernants que des citoyens. Au commencement étaient les partis et formations d’obédience sankariste qui, depuis fin 1991, ont commencé à inonder la scène politique nationale, avec des images et discours du président du Conseil national de la révolu ion (CNR). Certains ont été des anciens compagnons du chef historique de la révolution, d’autres des anciens membres des Comités de défense de la révolution (CDR). Mais curieusement, malgré l’aura du président du CNR, les partis sankaristes n’ont jamais réussi à proposer un projet de société digne de l’héritage du Président Thomas Sankara et conquérir le vote des Burkinabè. Bien de ceux qui croyaient aux idéaux de Sankara boycottaient même les scrutins. Les slogans révolutionnaires, les discours, les posters et autres supports à l’effigie de Thom Sank (comme on l’appela affectueusement), ainsi que son parcours étaient ressassés comme la quintessence du projet politique sankariste.
Plus grave, ces partis politiques sankaristes ont commencé à pousser comme des champignons. Très vite, le sankarisme politique a été étouffé à la fois par la toute-puissance de son tombeur, Blaise Compaoré, encore aux affaires et à l’absence de leadership éclairé et convaincant au sein des partis et formations politiques sankaristes. Certains ont même rejoint le système Compaoré, au détour de gouvernement d’union nationale ou d’ouverture. Même les quelques rares politiques qui ont réussi à obtenir un mandat électif n’ont véritablement fait aucune différence dans leur gouvernance avec le système prédateur qui a emporté le président du Faso, le 15 octobre 1987. C’est surprenant que des acteurs politiques se revendiquant du sankarisme puissent diriger une Commune pendant 5 ans sans qu’on perçoive quelques actes forts qui réhabilitent la mémoire de Thomas Sankara.
De l’échec du sankarisme politique à la remobilisation sankariste populaire
Ensuite, il y a eu ces mouvements et associations de la société civile. Précisons que certaines avaient commencé à émerger avant les partis politiques, surtout à l’extérieur du pays, pour engager le combat contre la liquidation de la Révolution et surtout pour défendre la mémoire et l’image de la Révolution que les rectificateurs de 1987 et leurs soutiens internationaux avaient entrepris de ternir à coup de mensonges et autres campagnes de diabolisation.
Ces organisations et bien d’intellectuels africains, dont des Burkinabè, ont largement contribué à entretenir le mythe Sankara, l’image du patriote engagé, de visionnaire, de ce jeune Capitaine r révolutionnaire jusqu’à la moelle, qui a sacrifié sa vie pour ses convictions et son amour pour son peuple et les autres peuples d’Afrique ou d’ailleurs, victimes de la domination impérialiste et de la mal gouvernance des potentats locaux. Ce flambeau a été progressivement transmis aux jeunes générations (qui n’ont pas connu Sankara pour la plupart) qui, progressivement, ont pris le relais du combat.
Et, ironie du sort, c’est aux cris des slogans révolutionnaires et avec des banderoles et autres supports à l’effigie du Capitaine Sankara que cette jeunesse a chassé Blaise Compaoré du pouvoir, 27 ans après. En somme, l’on a assisté entre 2013 et 2014, à une remobilisation populaire sankariste qui a emporté Blaise Compaoré les 30 et 31 octobre 2014.
C’est pourquoi, bien des insurgés ont cru en la Transition sous la direction du Capitaine Ibrahim Traoré. Au plus profond d’eux-mêmes, ils caressent l’espoir secret de voir en IB, le Sankara dont ils ont toujours rêvé, comme seule alternative à la crise de la gouvernance, de l’État et du politique. Et ces jeunes ne sont pas les seuls. D’autres nostalgiques de la Révolution ont vite fait de faire de IB le nouveau Sankara. D’ailleurs, à peine arrivé au pouvoir, il a reçu le flambeau de la Révolution, remis par le Comité international Mémorial Thomas Sankara. A ce propos, nous écrivions d’ailleurs, dans Le Reporter N°344 du 15 au 31 octobre 2022 : « En ce jour du 35e anniversaire de l’assassinat du Président Thomas Sankara, pratiquement sur les lieux du crime, c’est un serment (même s’il n’a pas été prononcé) que le Capitaine Traoré (Ibrahim) a prêté. Ses compatriotes, notamment la jeunesse et les sankaristes, peuvent légitimement espérer que son action à la tête de l’État s’inspirera de la Révolution démocratique et populaire (RDP) d’août 1983, et surtout des fortes aspirations des Burkinabè à recouvrer l’entièreté de leur territoire et à y vivre dans la paix, la souveraineté et la prospérité. Certes, Thomas Sankara était unique et le restera. On ne demande donc pas au Capitaine Ibrahim Traoré d’être Thomas Sankara. Il s’agit surtout de lui rappeler le sens du flambeau qu’il a accepté ce 15 octobre 2022, sur le site du Mémorial Thomas Sankara. Après ses premières déclarations qui ont convaincu bien de ses compatriotes de sa détermination à redorer le blason de son pays et de son peuple humiliés, cette réception du flambeau est plus que tout serment qu’il prêtera. Il faut espérer qu’il a pris la pleine mesure de l’acte posé. En le faisant, il a placé la barre encore plus haut que lors de sa déclaration de prise de pouvoir. Il sera immanquablement jugé sur la base de cet engagement. ».
Un an après, il a présidé la cérémonie nationale d’hommage à Thomas Sankara, organisée par son gouvernement, avec des symboles forts. Mais ces symboles, aussi forts soient-ils, ne sauraient remplacer l’action attendue du Capitaine Ibrahim Traoré. Il est arrivé au pouvoir avec l’engagement d’accélérer la lutte contre le terrorisme et la libération du territoire. Et ce combat implique nécessaire¬ment la mobilisation de la communauté nationale dans la cohésion et l’unité, pour aller à l’assaut des hordes terroristes qui attaquent et endeuillent la Nation. Où en sommes-nous aujourd’hui ? Le moins que l’on puisse dire est que l’insécurité demeure la première préoccupation des Burkinabè, et l’espoir de voir le bout de tunnel tarde à gagner les populations du Sahel, du Nord, de la Boucle du Mouhoun, de l’Est, du Centre-Nord, des Cascades, des Hauts-Bassins, etc. Des efforts sont incontestablement faits avec des résultats visibles. Mais la réalité du drame reste presqu’intacte (voir Le Reporter N°367, page 3 et 4). Que dire de la cohésion et de l’unité nationale ? Jamais le Burkina n’a été autant au bord de l’implosion. Si rien n’est fait à temps, un drame plus grand que le terrorisme menace de pulvériser les derniers ressorts sociologiques qui permettent encore un équilibre précaire de l’édifice Burkina Faso.
Il faut donc aller au-delà des symboles qui ne sont pas si nouveaux. Le projet de Mémorial Thomas Sankara est un vieux projet porté par un Comité international. Il est heureux de constater donc que le gouvernement s’est engagé à contribuer à sa réalisation. Mais ce n’est pas un projet du gouvernement, encore moins du ministère en charge de la communication et de la culture. Mieux, en 2018, le Comité du Mémorial Thomas Sankara, avec Mariam Sankara, l’épouse du Président Sankara, et certains de ses frères et sœurs à ses côtés, avait déjà posé la première pierre du Mémorial. 5 ans après, le Capitaine Ibrahim Traoré pose la première pierre du Mausolée, à l’intérieur du Mémorial.
De même, il n’est pas superflu de rappeler qu’à la faveur de la promulgation de la Constitution, le 11 juin 1991, Blaise Compaoré avait déclaré le Capitaine Thomas Sankara, le Général Aboubacar Lamizana, père de l’armée burkinabè et ancien président (1966 – 1980), Ouezzin Coulibaly, premier chef du gouvernement de la Haute-Volta (1958), et Nazi Boni, ancien leader politique, héros nationaux. En outre, à la faveur du processus de réconciliation nationale entreprise sur recommandation du Collège de sages en 1999 (au temps fort de la crise consécutive à l’assassinat de cet autre héros national) et de la Journée nationale de pardon, le statut de héros national, accordé à Thomas Sankara, avait été confirmé. Toutefois, rien n’a ensuite été fait pour l’élever à cette dignité, à travers des actes concrets et des symboles visibles. On lui a juste attribué une ruelle d’à peine quelques centaines de mètres, au centre-ville de Ouagadougou.
Enfin, s’agissant du Boulevard Thomas Sankara, il convient de rappeler qu’il a été baptisé et inauguré sous la Révolution, le 6 octobre 1985, en présence du Commandant Jean-Baptiste Boukary Lingani, ministre de la Défense et représentant le président du CNR. Il a été financé par l’AFD (Agence française de développement) et s’appelait au départ avenue Charles de Gaule, avant de devenir boulevard, suite à sa prolongation jusqu’à l’hôpital pédiatrique du même nom, toujours sur financement de l’AFD. Des anecdotes racontent que ce boulevard est le fruit d’une pression personnelle de Thomas Sankara sur son homologue français, François Mitterrand.
En tout état de cause, l’héritage de Sankara doit aller au-delà des symboles pour prendre en compte son projet politique pour son pays, son continent et pour l’humanité.
Comme l’a relevé l’un de ceux qui l’ont côtoyé et qui continuent de se battre pour préserver sa mémoire et son héritage, Bruno Jaffré, « le plus important, c’est de le connaître, de l’étudier et de s’en inspirer, mais en parfaite connaissance de ce qu’il était, de ses pensées et de ce qui a été réalisé pendant la Révolution, souvent sous son impulsion. Le moins qu’on puisse dire, c’est que nombreux sont ceux qui se proclament “sankaristes”, qui ne semblent pas trop le connaître ni s’en inspirer réellement ». Il faut revenir aux engagements de départ qui constituent la base d’évaluation de la Transition. Et ces engagements de départ, ce sont les 6 missions de la Transition. Sankara, c’était aussi et surtout la parole donnée de l’officier, le respect de l’engagement pris. Il faut donc se garder de faire de Sankara un fonds de commerce politique comme l’ont toujours fait bien des sankaristes autoproclamés qui se sont révélés par la suite n’être que de simples imposteurs en quête de légitimité populaire ou de prébendes politiques. Ça ne prospère jamais durablement. Il faut surtout éviter que l’image et l’aura de Sankara auprès de la jeunesse soient utilisées pour mieux combattre ses nobles idéaux. L’exemple le plus illustratif de cette perfidie est Joseph Mobutu (devenu par la suite Mobutu Séssé Seko), qui a utilisé Lumumba (qu’il a assassiné) et son combat pour s’offrir un pouvoir personnel et finalement, une patrimonialisation de l’État du Zaïre, aujourd’hui République démocratique du Congo.
Il est vrai que, comme l’a si bien dit Albert Camus, « la révolution n’a jamais aboli les privilèges, elle a changé les privilégiés ». Tout dépend donc des nouveaux privilégiés et de leurs ambitions pour leurs communautés, leurs pays. Vivement que l’œuvre de Sankara inspire véritablement le Capitaine Ibrahim Traoré et ses compagnons devenus par la force des choses les nouveaux privilégiés, au-delà des symboles, pour s’illustrer pour l’histoire et la postérité, dans le respect et l’accomplissement de leurs engagements.
Boureima Ouedraogo
