Révolution d’août 1983, 23 ans après
Les admirateurs de Sankara entre regrets et amertume
Les admirateurs de Sankara entre regrets et amertume
Cet article est extrait du numéro 675 du mardi 15 août 2006d e l’hebdomadaire l’Indépendant (voir à l’adresse http://www.independant.bf/)
Comment ne pas être incomplet en relatant un événement d’une telle ampleur ? Sans nous lancer dans cet exercice périlleux consistant à retracer l’histoire de la période Sankara, c’est sur les valeurs qu’il a défendues que nous voudrions aujourd’hui revenir. Sur ce point au moins, l’unanimité des sankaristes que nous avons pu rencontrer est sans conteste : l’intégrité, valeur phare de la révolution a été le fondement de toute action politique menée durant cette période. « Je dis ce que je fais, je fais ce que je dis » déclarait Sankara comme pour rappeler les notions de transparence et d’honnêteté qui émanent de cette culture d’intégrité. De là découlaient toutes les autres valeurs au premier rang desquelles figuraient le travail et la solidarité. Valorisé, le travail, aussi bien personnel que collectif, constituait un moyen d’émancipation individuel et national. Mais l’autonomie visée ne pouvait être atteinte sans un éveil des consciences passant par l’éducation. A terme, « le peuple », omniprésent dans les discours de Sankara, devait ainsi être associé à la gestion quotidienne du pays. Pour porter ce socle de valeurs qui, au fond constituait le véritable « programme » de Sankara, il n’en fallait pas moins qu’une révolution.
Historique d’une révolution
Enfin réalisée le 4 août, elle fut l’aboutissement d’un processus dont les germes remontent à 1975. Depuis cette date, Thomas Sankara et sa « bande de copains » avaient eu maintes fois l’occasion de prendre le pouvoir, mais ils préféraient attendre le moment opportun. M. Apikira Gomgnoubou, ancien cadre révolutionnaire, évoque avec une pointe de nostalgie dans la voix l’explosion de joie des militants restés à Pô ce jour-là en apprenant la nouvelle. Ensuite explique M. Norbert Michel Tiendrébéogo, président du FFS (Front des forces sociales) et ex-collaborateur de Sankara : « La Révolution est devenue un vécu quotidien. A travers les Comités de défense de la révolution (CDR), la volonté de travailler ensemble pour construire le pays s’est transformée en actes. Ces premiers jalons de la décentralisation devaient arracher le peuple du joug de la féodalité ». L’organisation d’assemblées générales, de conférences et veillées-débats dans les quartiers des grandes villes du pays, ainsi que la mise en place de travaux d’intérêt commun devaient participer à l’éveil des consciences évoqué précédemment. Mais en l’absence du leader charismatique que Thomas Sankara a été, guidé pour un amour sans bornes pour sa patrie, rien n’aurait été possible.
Disparition des valeurs prônées par Sankara
Alors doit-on considérer l’assassinat du 15 octobre 1987 comme une rupture qui ancre les années Sankara dans le passé ? Oui il semblerait que l’homme soit entré dans l’histoire, mais il garde toujours un pied dans le présent. A en croire Norbert Tiendrébéogo, le sentiment de nostalgie à l’égard de cette période est dominant au sein de la population. Pour G. Apikira, l’appréciation doit se faire au niveau individuel, « cultiver son jardin consciencieusement est une oeuvre politique ». D’autres, tout en reconnaissant la grandeur de l’oeuvre, relèguent déjà aux annales un idéal quotidiennement bafoué par les pratiques actuelles. Car justement si, l’on aborde la question de l’héritage sankariste dans la société burkinabè, nos interlocuteurs rivalisent d’amertume. « Il ne reste plus rien », « tout disparaît petit à petit », « étiolement des valeurs ». La déception se fait grande pour dire que les valeurs prônées par ce héros national ont déserté la société burkinabé. A commencer par l’intégrité. Que signifie aujourd’hui « Burkina Faso » se demande Norbert Tiendrébéogo, « pays des Hommes intègres » ? Non, la corruption semble avoir pris le pas. Sankara avait placé « l’Homme au centre de toute chose », la sacralisation de l’argent l’a remplacé ».
Place à l’enrichissement sans bornes
La recherche effrénée du gain, l’esprit de débrouille et les affaires ont relégué le travail au second plan. Bien sûr, il reste des poches de résistance, mais collectivement le travail n’est plus valorisé et pour G. Apikira, la quête de « l’enrichissement illicite et facile » révèle un individualisme croissant. Zakaria renchérit : “La solidarité tant vantée ne relèverait plus que du folklore, du moins en milieu urbain”. Il faut dire que l’exemple vient du somment de l’Etat, “le poisson pourrit toujours par la tête” s’écrie Tiendrébéogo. Malik Sawadogo, député de l’UNIR/MS, souligne le contraste entre la corruption aujourd’hui banalisée et les Tribunaux Populaires de la Révolution (TPR) qui devaient juger les dignitaires qui se sont salement enrichis. « Tous les maux d’avant la révolution sont en train de revenir » . L’élargissement de la fracture sociale ne fait qu’aggraver le constat, et justement « c’est la misère qui tient notre peuple. Plus une population est pauvre, plus on peut la malaxer » insiste Tiendrébéogo. Le pouvoir, principal responsable, s’appuie sur cette pauvreté qu’ il entretient. Comment a-t-on éradiqué les souches du sankarisme ? Pourquoi l’intégrité a-t-elle « foutu le camp par la fenêtre » ? Parce que quand on tient la population dans un tel état de dénuement, il est très facile d’« acheter les consciences pour 2000 francs CFA ». Face à cet échec, la question de la transmission de cet héritage sankariste doit se poser. A-t-on laissé une chance à la nouvelle génération de savoir qui elle était ?
Les erreurs de la Révolution
« Rien n’est fait pour lui rendre sa mémoire », tous condamnent un pouvoir qui « cherche à faire disparaître cet épisode de l’histoire ». Du difficile accès à la littérature dont nous avons fait les frais au survol de cette période de l’histoire dans l’enseignement, la stratégie est on ne peut plus claire. La suppression des jours fériés du 4 août et du 15 octobre s’inscrit dans la même logique. Pour les dirigeants actuels du Burkina Faso, censure et démocratie ne semblent pas incompatibles. Evidemment, ils y ont ont intérêt, car d’après notre étudiant Zakaria, si mémoire lui était rendue, le Sankarisme n’en serait pas au même point. Les partis sankaristes tentent bien de s’en charger, mais ils ont une fâcheuse tendance à insister sur la personnalité du héros, oubliant parfois les idées. Quoi qu’il en soit le manque de moyens limite la diffusion des informations. En outre, lorsque la mémoire de Sankara est abordée en milieu officiel, G. Apikira note qu’« on ne retient que les erreurs ». Des erreurs, il y en a eu, les Révolutionnaires d’hier ne le nient pas. Quelle est alors cette sombre part des années sankara ? Les anciens responsables des CDR, Comités de Défense de la Révolution, le reconnaissent : « il y a eu 60% de bon, même très bon, et 40% de mauvais » . Les exactions commises ont clairement marqué les consciences, pour autant faut-il y voir les raisons de l’oubli ? Non, malgré la précipitation des événements et peut-être un manque de communication, la véritable défaillance consiste pour eux à avoir « laissé entrer les fautifs » dans les rangs de la Révolution. Norbert Tiendrébéogo souligne ici la double face de l’entourage de Sankara : 80% de ses compagnons ont aujourd’hui rejoint Blaise Compaoré. Mais la faiblesse que les sankaristes n’évoquent jamais d’eux-mêmes, c’est leur division qui porte peut-être aussi sa part de responsabilité dans la disparition des valeurs du capitaine Sankara.
Multitudes de partis sankaristes
Si certains leaders de partis sankaristes affirment que « la diversité est une bonne chose », la population doit assurément se perdre dans la multiplication des formations politiques se réclamant de Thomas Sankara. On en dénombre au moins une douzaine. Comment perpétuer la Révolution dans ces conditions ? Ont-ils tous su garder ce que Sankara a pu fonder ? Pour Zakaria, ils ne défendent plus ses idéaux mais utilisent sa personnalité au profit d’ambitions personnelles, sinon pourquoi ne pas s’unir ? Alors pour Apikira, la seule manière de rester sankariste actuellement et de ne pas « déchirer Sankara », c’est bien le militantisme individuel. Un membre de l’UNIR-MS, anciennement proche de Sankara, dénonce à ce sujet « l’omnipuissance de Blaise Compaoré » . Au lendemain du 15 octobre, « on ne pouvait pas s’unir, c’était la terreur » . Et sous cette nouvelle ère « démocratique », la Convention Panafricaine Sankariste regroupant six partis, seule tentative d’union à ce jour, n’a pas résisté longtemps face à un pouvoir oeuvrant à son échec. On est en droit de se demander si, sans intervention extérieure, cette alliance aurait résisté. Suspicion entre partis et divergences quant à la manière d’arriver au pouvoir auraient peut-être compromis cette expérience. Malick Sawadogo précise également que Thomas Sankara n’a pas écrit. Il n’existe donc pas de ligne de conduite, chacun se proclamant sankariste sur la base d’interprétations personnelles. Quelles qu’en soient les causes, leurs querelles les ont privés de la confiance du peuple qu’ils ne pourront recouvrer que dans l’unité, peut-être manque-t-il un leader ? Quelles sont les chances de voir renaître le Sankarisme après Sankara ?
L’espoir est permis
« D’ici 10 ans il va se passer des choses ici » prévoit M. Tiendrébéogo, « quand la vis sera assez serrée » . Les sankaristes espèrent toujours un déferlement, mais les méthodes divergent. Pour certains, il faut dès aujourd’hui un soulèvement populaire, qui passerait entre autres par des marches contre la vie chère, la corruption… D’autres prônent la voie des urnes pour renverser un pouvoir déconnecté de son peuple. Oui, le sankarisme peut revivre, mais assurément pas sous ce régime. Alors à l’ordre du jour, la révolution est toujours en tête. Faut-il l’adapter ? Une adaptation mais pourquoi ? Si pour les jeunes on ne peut ignorer le contexte de capitalisme ambiant, les anciens ne changeraient rien. « Il n’y a qu’une seule méthode pour développer le pays, c’est celle que nous avons employée il y a 20 ans ». Quant au contexte, il n’aurait pas bougé d’un fil : « le Burkina était un pays pauvre, il l’est toujours », le seul remède pour le tirer d’affaire reste le travail et l’intégrité. Unanimement, les anciens camarades ne changeraient rien dans les grandes lignes. En revanche, la scène internationale et ses dynamiques ont sensiblement évolué. Face à la mondialisation, seule l’affirmation de « notre monde », de l’identité du Burkina Faso, peut éviter de se faire englober. Si nous parlons d’environnement mondial, c’est que l’homme était un panafricaniste convaincu et un internationaliste reconnu. Malgré le manque de contacts entre les sankaristes exilés, les idées de Sankara bénéficient toujours d’un écho au sein de la jeunesse africaine, et recoupent souvent celles des altermondialistes qui revendiquent un partage juste et équitable des ressources. Le succès du rapeur sénégalais Awadi qui a rebaptisé son studio Thomas Sankara et évoque Porto Allègre dans ses textes illustre bien cette rencontre de valeurs.
Confusion de genre chez les étudiants
Altermondialisme, guévarisme, sankarisme, chez les étudiants burkinabé le mélange est peut-être un peu confus, mais les idées sont les mêmes. Et c’est bien là qu’on trouve les raisons d’y croire. Comme l’explique Zakaria, Thomas Sankara reste très populaire dans le milieu estudiantin, son nom suffit presque à inspirer l’unanimité dans les assemblées générales. S’engageant de plus en plus, cette jeunesse lettrée semble être au cœur d’une véritable dynamique. Mais souvent découragée par des élections truquées, elle préfère déserter les urnes. Seulement, le jour où elle votera, la prise de conscience qui est en train de s’opérer en son sein pourrait donner lieu à la renaissance attendue du Sankarisme. Un Sankarisme d’un genre nouveau ? Consciente du changement de contexte international, cette jeunesse compte bien adapter les idéaux de Sankara à son époque. Mais l’essentiel est conservé, à l’image de ce féminisme qu’elle continue de soutenir tout en l’orientant désormais vers une émancipation par le travail. La conquête de cette relève potentielle, aussi bien estudiantine que lettrée, semble être l’enjeu principal des formations sankaristes. Sensibiliser cette frange de la population qui forme déjà la majorité des troupes reste un des objectifs principaux et certainement le défi le plus important.
Samia Dechir Elsa Deshayes (stagiaires)
