Par Mahamady OUEDRAOGO[2]

Résumé

À la conférence sur l’arbre et la forêt tenue à Paris du 5 au 7 février 1986, Thomas Sankara (36 ans), Président du Burkina Faso (1983-1987), proposait qu’un pour cent des recherches spatiales soit dédié à la lutte contre la dégradation des forêts[3]. Reçu le lendemain, en interview, à la télévision LCP le journaliste lui demande d’où vient ce chiffre 1% ; s’il était suffisant et comment il a été évalué. Sankara répondit : « par-delà le chiffre lui-même ce que nous voulons c’est imposer la prise de conscience devant un problème, un fléau aussi grave que la désertification … les perturbations climatique et écologique. Qui peut démontrer que ces engins que l’on envoie dans l’espace ne perturbent pas l’équilibre écologique (…) ». Cet article traite des questions climatiques dans le discours et le projet politique du Président Thomas Sankara. Trois perspectives d’analyse sont envisagées. Il s’agit, en premier lieu, de documenter cette prise de conscience, précoce, des enjeux climatiques dans le programme politique de Sankara. En deuxième temps, l’article met en évidence les initiatives endogènes d’adaptation et de lutte contre le changement climatique au Burkina Faso sous la période révolutionnaire. En troisième lieu, il s’agira de montrer comment l’expérience révolutionnaire Burkinabé peut nourrir les politiques publiques de lutte contre les dérèglements climatiques aujourd’hui mais aussi sustenter un débat public et une prise de conscience politique sur la lutte, l’adaptation et la résilience aux effets des dérèglements climatiques.

  1. Introduction

Contenir les émissions de gaz à effet de serre à un niveau soutenable par la planète est le défi pressant de ce siècle. Il n’y a aucun doute : le dérèglement climatique est sans équivoque et la responsabilité humaine établie. Il ne s’agit plus simplement d’une menace pour l’activité économique et pour la biodiversité ; il s’agit désormais d’une menace pour la vie.

Cependant, en dépit d’énormes efforts scientifiques documentant non seulement la responsabilité humaine mais aussi l’urgence de l’action en faveur de la protection de l’environnement, la conscience politique reste encore balbutiante. L’annonce du retrait des États-Unis des Accords de Paris sur le climat, la réticence dans la ratification de ces accords par certains pays signataires (la Russie par exemple), la croissance continue du niveau d’émission de certains grands émetteurs et les discours tendant à nier le dérèglement climatique et la responsabilité humaine témoignent de la fragilité de cette conscience politique.

Pourtant, bien avant la publication du premier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) en 1990, Thomas Sankara, alors président du Burkina Faso avait souligné la nécessité et l’urgence d’une conscience collective sur le problème.

Cet article vise à mettre en lumière son empreinte dans la mémoire et la conscience des politiques environnementales en envisageant trois perspectives :

  • en documentant cette prise de conscience politique de Sankara sur les enjeux environnementaux ;
  • en mettant en évidence les initiatives endogènes de lutte contre les changements climatiques au Burkina Faso sous la période révolutionnaire et enfin ;
  • en montrant comment cette expérience peut sustenter la politique et le débat public sur le climat d’aujourd’hui et de demain.
  1. Sankara et l’environnement : une conscience politique claire et agissante !

Thomas Sankara est probablement l’un des premiers responsables politiques au monde à avoir pris conscience du péril climatique et souligné la responsabilité humaine (Jaffré, 2017). À la conférence sur l’arbre et la forêt tenue à Paris du 5 au 7 février 1986, il proposait que 1% du budget des recherches spatiales soit dédié à la lutte contre la dégradation des forêts. En réponse au journaliste Richard Tripault de la télévision Soir3[4] qui voulait savoir d’où venait le chiffre 1%, s’il était suffisant et comment il avait été évalué, Sankara répondit : « par-delà le chiffre lui-même ce que nous voulons c’est imposer la prise de conscience devant un problème, un fléau aussi grave que la désertification (…) les perturbations climatiques et écologiques. Qui peut démontrer que ces engins que l’on envoie dans l’espace ne perturbent pas l’équilibre écologique (…) ?»[5] Cet appel à une prise de conscience collective au niveau international est le point culminant d’une politique nationale empreinte d’une conscience climatique aiguë. Il commence d’ailleurs son discours en soulignant le caractère sacré de l’environnement dans l’action du Conseil national de la révolution (CNR) : « Je ne suis ici que l’humble porte-parole d’un peuple qui refuse de se regarder mourir pour avoir regardé passivement mourir son environnement naturel. Depuis le 4 Août 1983 l’eau, l’arbre et la vie pour ne pas dire la survie sont des données fondamentales et sacrées de toute l’action du CNR qui dirige le Burkina Faso » (Sankara, 1986)[6]. L’un des marqueurs de cette conscience politique est la reconnaissance de la responsabilité humaine : « Nous sommes responsables, mais n’en prenons pas conscience de façon collective » (Sankara, 1986, dans Jaffré (2017) p.183)

Cette conscience politique s’est traduite de manière concrète dans la politique environnementale mais aussi par une série de mesures symboliques mais profondes en matière de protection de l’environnement.

  1. Sankara et le climat : les marqueurs d’une politique environnementale consciente !

La politique environnementale sous la révolution Burkinabé s’ancre dans une lutte tridimensionnelle, appelée les trois luttes, accompagnée d’actions symboliques à élan pédagogique. « Nous avons décidé d’engager trois luttes : trois luttes, trois victoires ! » (Jaffré, 2017). Il s’agissait de la lutte contre la coupe abusive du bois, la lutte contre la divagation des animaux et la lutte contre les feux de brousse. Les trois luttes s’inscrivent donc dans le cadre de la lutte pour la protection de l’environnement dans la perspective de limiter l’avancée du désert. De manière pratique ces trois luttes se sont matérialisées par des mesures coercitives (interdiction de coupe abusive du bois, de divagation des animaux et des feux de brousse) mais aussi par de vastes campagnes de reboisement et de construction de retenues d’eau. A titre illustratif, 2 millions d’arbres sont plantés en en 1986. Du 10 février au 20 mars 19986, plus de 35 000 paysans, responsables des groupements et des coopératives villageois, sont formés en entretien de l’environnement.

Des mesures symboliques

  • Planter un arbre : carte de séjour au Burkina Faso

Dans son discours du 25 avril 1985 à Bobo-Dioulasso, Thomas Sankara insiste : « Le reboisement est une exigence pour tous. Entrer au Burkina Faso exige, implique que l’on accepte de planter au moins un arbre. (…). L’étranger qui refusera de planter un arbre sera expulsé du Burkina Faso. C’est une loi que nous prenons au même titre que d’autres pays ont décidé d’imposer des cartes de séjours ou autres formes de contrôle » (Jaffré, 2017 : 192).

  • Un foyer amélioré et un arbre à tout nouveau couple

Tout évènement heureux (mariages, baptêmes, décorations, visites de personnalités, etc.) était célébré par une séance de plantation d’arbres. Après le mariage civique tout nouveau couple se voyait remettre un arbre, comme symbole de la flamme de leur amour à entretenir, et un foyer amélioré pour attirer leur attention sur la coupe abusive du bois de chauffe !

  • L’accès aux logements sociaux conditionné par l’engagement à planter un arbre

Le discours de Sankara à Bobo-Dioulasso témoigne de l’importance de l’arbre dans sa politique y compris dans des domaines sans lien évident avec l’environnement : « l’accès à la propriété ou la simple location des centaines de logements sociaux construits depuis le 4 août 1983 est strictement conditionné par l’engagement du bénéficiaire à planter un nombre minimum d’arbres et à les entretenir comme la prunelle de ses yeux » (Jaffré, 2017 : 164).

  • L’éducation au cœur de la politique environnementale

L’éducation environnementale était au cœur de l’action révolutionnaire : « pour le nouvel an 1986, toutes les écolières, tous les écoliers et les élèves de notre capitale, Ouagadougou, ont confectionné de leurs propres mains plus de 3500 foyers améliorés qu’ils ont offert à leurs mères » (Gakunzi, 1991 : 164). En plus du fait que les mères se sentent obliger d’utiliser le foyer amélioré pour faire plaisir à leurs enfants ces actions inculquent aux enfants la conscience de la protection de l’environnement.

  1. Sankara et le climat : les leçons pour le futur 

Deux leçons de l’expérience révolutionnaire burkinabé peuvent nourrir la lutte pour le climat d’aujourd’hui et de demain. La 1ère leçon est la prise de conscience politique sur le péril environnemental et la responsabilité humaine. Le résumé de cette conscience politique a été de considérer toute atteinte à l’environnement comme un crime. « La coupe abusive du bois de chauffe est interdite : c’est un crime ! la divagation des animaux est interdite : c’est un crime !  La provocation de feux de brousse est interdite : c’est crime ! » (Jaffré, 2017 :186) Il était clairement question du développement durable au Burkina Faso bien avant la commission Brundtland en 1987 mais avec une conscience politique soutenue qui affirmait le caractère criminel de l’atteinte à l’environnement : « S’il est normal que chacun de nous pense à vivre heureux, il est indispensable que nous nous posions aussi la question de ce que deviendrons les générations à venir (…). C’est donc un crime contre les générations du Burkina Faso, c’est-à-dire contre l’éternité même du Burkina Faso que de ne penser qu’à soi, c’est-à-dire tous pour soi et le désert pour les générations à venir. Nous combattrons ce genre de crime-là comme de l’exigence de notre société et de l’exigence de la pérennité de notre révolution, de notre pays, de sa dignité et de sa liberté. (Jaffré, 2017 :184). Sur cette leçon, des organisations internationales comme l’Organisation international de la francophonie (OIF) peuvent peser de son leadership international en faveur d’une reconnaissance de toute atteinte à l’environnement comme une atteinte aux droits humains et punie comme telle.

La 2e leçon est de s’appuyer sur l’éducation comme un puissant levier de la politique climatique et de la pérennité de la lutte. Pour aiguiser cette conscience climatique chez les plus jeunes, Sankara avait initié en 1985 l’apprentissage des écoliers à la confection de foyers améliorés qui permet de réduire la consommation de bois de chauffe : « Pour la nouvelle an 1986, toutes les écolières, tous les écoliers et les élèves de notre capitale, Ouagadougou, ont confectionnés de leurs propres mains plus de 3500 foyers améliorés offert à leurs mères » (Sankara, 1986 in Jaffré, 2014 p. 164). Les récentes manifestations scolaires pour le climat, montrent au besoin, le retard des politiques d’éducation au dérèglement climatique sur la demande de la jeunesse. A ce niveau également la communauté internationale peut jouer un rôle majeur en appuyant l’élaboration des curricula sur l’éducation environnementale adapté à chaque pays. De tels engagements nous aurait épargnées les énergies mobilisées dans le cadre des manifestations « Fridays for Future » lancé par Gretta Thunberg.

En substance, ce n’est qu’au prix d’une conscience politique collective que la lutte pour le climat connaitra des avancées. De ce point de vue, les voies tracées par Sankara sont inspirantes. En état de cause, comme le disait Sankara, la lutte contre le changement climatique est d’abord une lutte politique avant d’être pratique et technique.

Mahamady Ouedraogo,

Université Clermont-Auvergne, CNRS, CERDI, France

Institut FREE Afrik, Ouagadougou, Burkina Faso

[1] Pour citer cet article : Ouédraogo M. (2020) Sankara et le climat : un exemple pour la mémoire et la conscience de la politique environnementale d’aujourd’hui et de demain, Liaison Energie Francophone n°114, IFDD (Institut de la francophonie pour le développement durable – ADEME (Agence environnementale et de la maitrise de l’énergie), décembre 2020.

[2] Je remercie, sans engager leur responsabilité, Ra-Sablga Seydou Ouédraogo et Bruno Jaffré. Andrée Badeau et Adiara Korbéogo pour leur relecture et précieux commentaires. Je suis également reconnaissant à Augusta Conchiglia, Alain Traoré dit Alino Faso pour les photos d’illustration. Une version de cet article a reçu le premier prix en 2019 de la catégorie témoignages de « l’Initiative jeunesse de lutte contre les changements climatiques » de l’OIF en partenariat avec l’Université du Québec.

[3] Phrase originale : « Qu’au moins un pour cent des sommes colossales sacrifiées dans la recherche de la cohabitation avec les autres astres servent à financer de façon compensatoire, des projets de lutte pour sauver l’arbre et la vie ». Source : http://www.thomassankara.net/sauver-larbre-lenvironnement-et-la-vie-tout-court-5-fevrier-1986/

[4] La télévision Soir3 est devenue France3 en 1992

[5]Retranscription de l’auteur à partir du lien : https://www.youtube.com/watch?v=LA92O8VQdDc

[6] Discours publié par Gakunzi (1991) « Oser inventer l’avenir » : la parole de Sankara p.163


Bibliographie

Africanews. (2011). Entretien télé avec le president du Burkina Faso, Thomas Sankara. https://www.youtube.com/watch?v=LA92O8VQdDc

Gakunzi, D. (1991). “Oser inventer l’avenir”: la parole de Sankara. Paris: PATHFINDER & L’HARMATHAN.

Jaffré, B. (2017). Thomas Sankara: la liberté contre le destin. Paris: SYLLEPSE.

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