Nous publions ci-dessous un article de Ra Sablga Seydou Ouedraogo dont nous avons déjà repris sur notre site plusieurs contributions. Il revient sur l’enlèvement d’une guérisseuse, par des hommes cagoulés de l’agence nationale de renseignements,  alors qu’elle était sous la responsabilité des gardes de la sécurité pénitentiaire, après avoir été mise en examen pour faits de violence. Il s’agissait très clairement de la soustraire aux circuits judiciaires. Cette volonté de militaires de s’immiscer dans la justice avait soulevé de nombreuses réprobations et notamment une grève de protestation au sein de l’institution judiciaire, d’autant plus que le pouvoir a semblé vouloir justifier cette méthode pour impératif « de sécurité nationale ». Ra Sablga Seydou Ouedraogo traite cet évènement comme un élément parmi d’autres de ce qu’il appelle le coup d’État permanent, c’est-à-dire l’habitude qu’à pris le pouvoir de contourner les institutions et « les acteurs stratégiques » qui auraient développé une pensée critique. On se rappellera que Ra Sablga Seydou Ouedraogo a été un acteur essentiel de la société civile lors de la mise en place de la Transition à la suite de l’insurrection de 2014. Il nous semble par ailleurs utile de rappeler que le Burkina est le pays où la séparation entre la justice et l’exécutif est totale. Cet état de fait résulte aussi de la même Transition de 2014 à 2015.

Mais la raison de la publication de cet article sur notre site résulte surtout du développement sur les dérives mystiques et occultes de certains soutiens au pouvoir actuel, se livrant par la même occasion à  une actualisation de son important article intitulé « Sankara Partout Sankara nulle part ». Il rappelle combien Thomas Sankara  jugeait nécessaire de lutter contre « les forces rétrogrades obscurantistes et ténébreuses »  faisant appel pour cela à de nombreuses citations Thomas Sankara !

Bruno Jaffré


 

SORTIR DE LA NUIT

Cette fois-ci, l’opinion  publique l’a bien compris. L’affaire dite guérisseuse de Komsilga n’est pas une affaire banale, bien au contraire. Elle symbolise au moins deux problèmes majeurs qu’il faut savoir bien nommer. Tous ces deux problèmes prolongent la dérive dramatique qui s’est emparée de notre pays, et sans doute de la sous-région, depuis quelques années. Il est urgent de sortir de la nuit.

Le coup d’État permanent

Rétablissons la chronologie des faits. Ils commencent par une vidéo insoutenable d’un homme, un malade, enchaîné par le pied à un arbre et victime de la violence sourde et inhumaine de lâches bourreaux considérés comme des hommes de main en service. Ces tortionnaires agiraient en effet sur les ordres de Nikiéma Amsétou, une jeune femme (NDLR : si l’on en croit certaines informations sur son état civil, elle aurait 21 ans ), une guérisseuse, plus certainement une personne violente, récidiviste et probablement déséquilibrée, ayant vécu « une enfance traumatique » et « hantée par ses visions depuis toujours ».

L’insoutenable vidéo diffusée sur les réseaux sociaux a légitimement soulevé l’indignation. De façon logique et conséquente, hélas bien trop rarement dans les cas de traitements inhumains dans notre pays, la justice ouvre une enquête et procède de façon diligente à des interpellations. Une autre vidéo, diffusée également via les réseaux sociaux, montre des hommes en tenue militaire, armés et cagoulés qui interviennent au palais de justice pour libérer, malgré l’opposition des gardes de sécurité pénitentiaire, la fameuse guérisseuse. Les doutes sur la véracité de ces faits sont vite levés à la lecture de plusieurs communiqués officiels d’autorités judiciaires. Ainsi donc, « des militaires lourdement armés » de l’Agence nationale de renseignement (ANR) « ont fait irruption » à la justice pour « exiger ta libération » de la fameuse guérisseuse par la force brute et de façon cavalière, et l’ont soustraite aux circuits de la justice. Il s’agit d’un coup d’État. au sens d’« un renversement du pouvoir par une personne investie d’une autorité, de façon illégale et souvent brutale ». Il s’agit d’« un acte violent d’une partie des pouvoirs publics contre l’autre ». Il s’agit d’« un renversement du pouvoir » judiciaire « par une personne investie d’une autorité »,  des forces armées, bien évidemment « de façon illégale » et « brutale ». Rien de moins. Le monde judiciaire semble l’avoir bien compris, comme en témoignent les réactions unanimes et vigoureuses de différents acteurs. De même, la grande désapprobation de l’opinion indique que le problème est pris très au sérieux.

Ce coup d’État est en réalité le n-ième. Nous avons connu, cela n’a échappé à personne, deux putschs en 2022. Mais sommes-nous conscients d’être dans l’ère du coup d’État permanent. Ce qui me semble juste d’appeler coup d’État permanent n’est pas la caractérisation des deux putschs en moins d’une année, ni les effets de contagion partis du Mali. Je veux parler de cette ère où règnent le complot permanent, la duperie des acteurs stratégiques de la société, l’instrumentalisation des organes de délibération collective, le contournement des instances officielles et/ou l’agression des institutions et de l’État de droit. Qu’il suffise d’en donner quelques illustrations.

L’ère du complot

«Les assises nationales » de mars et octobre 2022 ont toutes été un complot après un putsch. En mars 2022, le travail réalisé, à titre bénévole, par la commission d’élaboration des propositions de textes a été mis sous embargo du MPSR 1, puis servi dans des assises qui ont pris tout le monde de court, peu inclusives, manipulées et finalement dévoyées. FREE Afrik avait noté, dès le lendemain de ces assises, « l’hyper-dominance militaire des institutions », qui excluait la participation requise de l’ensemble des acteurs stratégiques de la société. Mais finalement la signature, nuitamment, par le seul chef de l’État de la Charte de la Transition, contrairement aux multiples signataires de la charte de 2014 (les autorités religieuses et coutumières, la société civile. les partis politiques ainsi que l’armée) marquait en réalité le coup d’État contre les assises. Bis repetita avec les assises d’octobre ! Cette fois, des partisans du Chef de l’État ayant réussi, de façon inexpliquée, à atteindre la salle des banquets qui recevait l’assemblée ont intimé le changement de la procédure d’adoption de la charte en imposant d’aller immédiatement au vote de l’article 5 qui confirme le nouveau Président du MPSR comme Chef de l’État. Bien évidemment, ils ont réussi. Les deux assises nationales ont donc été un coup d’État contre l’inclusion, contre les autres acteurs stratégiques de la société et contre la délibération collective.

De même, la composition réelle et exhaustive du MPSR, 1 comme 2, est restée secrète, pourtant il est l’organe réel de dévolution du pouvoir exécutif et de direction effective du pays. Supposé dissous, il a été subrepticement réactivé eu octobre 2022, mais en réalité, personne n’est dupe n’a jamais cessé d’exister. Nous sommes dirigés dans l’ombre par un mouvement de l’ombre. Cela signe, si besoin était, l’esprit du complot permanent. Par ailleurs, il est difficile de savoir les tenants et les aboutissants réels du retour de Blaise Compaoré, tout comme ceux de l’exfiltration de la fameuse guérisseuse, qui semblent avoir été décidés puis exécutés dans des cénacles officieux en contournement des organes et institutions de l’État.

Des observateurs avisés n’ont pas manqué de noter la nature commune de ces deux événements : en réalité, un coup contre la justice. J’avais écrit que le « boulevard d’impunité pour un retour triomphal et revanchard de Blaise Compaoré » était « un test de crédibilité et de légitimité » pour notre justice. Cette fois-ci, dans l’affaire guérisseuse, la justice s’est dressée plus promptement et avec vigueur contre l’arbitraire et la remise en cause de l’égalité de tous devant la loi.

En outre, la nouvelle Constitution en préparation ainsi que les réformes électorales et politiques semblent portées par le même esprit. Les partis politiques semblent avoir été vigilants en y opposant, en réalité, une fin de non-recevoir.

Le coup d’État permanent signe une différence entre les  déclarations de jure et les agendas de facto. C’est parce que les agendas de facto sont différents de la poursuite de l’intérêt général qu’ils sont inavouables et qu’ils sont mis en œuvre par le complot. Le coup d’État permanent poursuit le délitement de l’État, alimente le clanisme et le fractionnisme dans tous les secteurs de la société, nourrit la crise de confiance et bloque l’indispensable et véritable rassemblement de la nation par ces temps de défis inédits.

Sortir de la nuit

Le vendredi 28 juillet 2023, j’ai introduit ma conférence au forum du Centre national d’études stratégiques en constatant un paradoxe saisissant pendant que la société est traversée par des crises multiples dans tous les principaux secteurs, qui requièrent d’en avoir une compréhension rationnelle, ample et fine pour nourrir l’action publique, ces récentes années, la gouvernance s’est éloignée, plus que jamais, de la raison en se confiant, comme jamais, à l’occultisme, aux superstitions et à l’obscurantisme. La raison est plus que jamais délégitimée au profit des para-rationalités. Je ne croyais pas si bien dire et je ne savais pas que quelques jours après, les plus sceptiques de la grande assemblée de personnalités réunies auraient la meilleure pédagogie par l’exemple avec cette affaire de guérisseuse. Les informations, somme toute vraisemblables, relatives aux sacrifices de chiens rouges avant-hier, de purs sangs hier, et de dromadaires  aujourd’hui témoignent de la prégnance de l’occultisme sur les différents pouvoirs successifs. Ce qui semble nouveau aujourd’hui, c’est la brutalité inédite, le scenario ubuesque ainsi que l’entêtement incompréhensible des autorités qui indiquent que c’est véritablement une affaire de sécurité nationale, mais pas au sens du communiqué officiel.  L’intense activité de communication du gouvernement et l’inflation des déclarations aussi contradictoires qu’hallucinantes ne dupent personne qui exerce un début de pensée critique.

Pour ce que cette affaire corne au pouvoir en place, l’entêtement et le refus de remettre la prévenue à la justice, semblent montrer l’influence décisive des para-rationalités sur la gouvernance du pays et la prégnance des croyances les plus superstitieuses. Bien évidemment, je n’ai pas la naïveté de croire à un monde de rationalité complète où la raison gouvernerait toute notre conduite, même au sein du pouvoir politique. Nous avons tous, plus ou moins nos superstitions et nos croyances ainsi que nos pratiques de porte-bonheur, etc. Même ailleurs, en Occident, des hommes d’État ont recours à des pouvoirs occultes. Mais la différence est tout de même de taille ; chez nous l’occultisme rayonne aujourd’hui en maître, comme sans concurrent véritable.

J’avais évoqué en février le pari occultiste, les fameux « impératifs socioculturel et sécuritaire d’intérêt national », qui avait présidé à l’inhumation, en urgence, des restes de Sankara au Conseil de l’Entente. Récemment encore, une autorité gouvernementale, a déclaré officiellement, devant des chefs militaires, que certains de nos ennemis terroristes sont imperméables aux balles. Ils avanceraient sans coup férir contre les tirs de barrage de nos soldats. Bien que nous ayons tous déjà entendu une légende de cette nature, dans la plupart des cas, des causes très rationnelles peuvent les expliquer. Dans certains cas, comme le témoignent des officiers aguerris, le manque d’habilité aux tirs de précision de la part de soldats insuffisamment expérimentés et peu adroits est en cause. On peut penser aux hallucinations qui rie sont jamais loin des champs de terreur.

Il est peut-être nécessaire d’avoir des talismans et autres « queues de bœufs » réclamées par le ministre d’État, mais il est certain que nous ne gagnerons pas la guerre, ni contre le terrorisme ni contre le sous-développement, en répudiant la rationalité et en nous enfermant dans les ténèbres de l’occultisme. Nos villages déguerpis étaient pour beaucoup remplis de grands détenteurs de pouvoirs occultes et craints de tous. La guerre contre le terrorisme comme celle du développement est aussi celle de la pensée rationnelle, de la réhabilitation de la raison dans la gestion de la collectivité.

Plus que jamais, Sankara partout, Sankara nulle part !

Sankara, plus que jamais cité et mimé, ne s’y trompait pas. Absolument pas, Un de ses combats les plus constants a été la lutte contre les superstitions qui nous maintiennent dans tes ténèbres et nous bloquent Dans le discours d’orientation politique, il évoque « une victoire sur tes forces rétrogrades obscurantistes et ténébreuses ». Il revient également sur « les forces rétrogrades qui tirent leur puissance des structures traditionnelles de type féodal de notre société ». Dans le discours du 8 mars 1987, il dénonce « ces forces réactionnaires (qui) ont le plus souvent recours aux valeurs décadentes de notre culture traditionnelle qui sont encore vivaces dans les milieux ruraux ». Il stigmatise « l’influence trop grande des forces rétrogrades dans nos sociétés arriérées. » et appelle « à mettre à leur (les femmes) portée plus d’instruction et plus de savoir pour leur propre émancipation économique et culturelle ». Pour Sankara, « pour arriver à bout de l’analphabétisme et de l’obscurantisme, il faudra mettre l’accent sur la mobilisation de toutes les énergies en vue de l’organisation des masses pour les sensibiliser et créer en elles la soif d’apprendre en leur montrant les inconvénients de l’ignorance . En somme, Sankara nous demande de précipiter « la sortie de la nuit de l’ignorance » et d’« utiliser les armes du savoir « . Il est donc risible que des partisans et héritiers autoproclamés de Sankara soient dans l’occultisme le plus total. Aujourd’hui, plus que jamais, « Sankara partout, Sankara nulle part ». Cette formule n’a jamais été aussi éloquente pour décrire la situation de l’usage de Sankara et de son héritage comme un prétexte, un cache-sexe de toutes les misères et de toutes les visées inavouables.

Je sais que mon propos va heurter beaucoup. En particulier ceux qui résument nos cultures à l’obscurantisme et au mysticisme. C’est une conception hélas répandue. A y voir de près en effet, il s’agit de continuer à donner vie au mythe du nègre irrationnel et prisonnier des superstitions que le colonisateur a savamment inventé pour les besoins de sa mission. Je veux faire observer que nous confiner à l’irrationnel absolu, c’est donner raison au colonisateur qui nous pensait, qui nous disait, de façon instrumentale, incapable de raisonnement. Il est donc paradoxal que dans les rangs des néo-anti-impérialistes, on débusque le cœur nucléaire de la « mission civilisatrice ». Beaucoup, dans leur vision, sont davantage des partisans de Hegel pour qui l’Africain représente l’humanité dans ce qu’elle a de plus irrationnel, « l’homme naturel dans toute sa sauvagerie et sa pétulance », que des lecteurs studieux de Civilisation ou barbarie de Cheick Anta Diop. Il en va de même de la question de droits humains. C’est ce que beaucoup pensent en réalité en nous indiquant que la question des droits humains, autrement, celle de l’humanisme, nous est étrangère, comme si nous n’avions été que des sauvages éternels. Certes, la thématique des droits humains a été dans bien de cas utilisée comme cheval de Troie de causes impérialistes Mais cela ne doit aucunement faire ignorer, mépriser nos humanités et notre l’humanisme. Par là, également, ils reconduisent le nègre colonial. Ici encore, ce sont moins des lecteurs assidus de Ki-Zerbo, l’historien qui vante systématiquement l’humanisme africain que des partisans du culturalisme raciste. Comme l’appelle Sankara, il est urgent de sortir de la nuit, de « sortir de la nuit de l’ignorance », sortir de la nuit de la force brute et brutale et des ténèbres.

Ra-Sablga Seydou Ouédraogo,  Economiste

Source : l’Observateur Paalga N° 10 901 du lundi 7 août 2023

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