Par Arnaud Robert

publié le 23 octobre 2015 sur http://www.letemps.ch

Deux hommages à Porrentruy et à Genève réunissent les musiciens leaders de la récente révolution au Burkina Faso. Au cœur de la fête, la mémoire de Sankara qui semble n’avoir jamais été plus célébrée que trente ans après sa mort

Abel Sankara se souvient d’un oncle d’une beauté irréelle, toujours pressé, qui combattait aussi pour les femmes: «Il avait même décrété une journée où les hommes devaient prendre leur place pour les tâches ménagères.» Jurassien d’adoption depuis dix ans, le neveu du révolutionnaire burkinabè a grandi dans le culte de ce chef d’Etat assassiné en 1987, au point où sa mort lui est d’abord apparue comme un canular: «Personne n’y croyait. On pensait qu’il voulait tester la vigilance de sa garde. Longtemps, j’étais convaincu que sa tombe était vide.» Presque trente ans que Thomas Sankara a quitté la scène et, pourtant, sa mémoire ne semble jamais avoir été aussi vivace. Les soulèvements populaires qui ont précipité le départ du président Blaise Campaoré, l’année dernière au Burkina Faso, étaient animés par de jeunes musiciens sankaristes dont les plus importants sont ce soir et demain en Suisse. Comment la pop culture a-t-elle fait d’un militaire sahélien le Che Guevara de l’Afrique?

Difficile de leur parler à quelques heures de ces deux soirées-hommage, cette équipée cosmopolite d’artistes africains, de la diaspora, de Dakar ou de Ouagadougou, davantage réunis par des liens de militance que par des velléités de production musicale. Peu de publicité, juste les réseaux sociaux, Jean Ziegler qui vient évoquer le souvenir de son ami, des débats, des concerts. Abel Sankara fait partie des organisateurs : «J’ai appris que les deux leaders des récents mouvements sociaux au Burkina, les musiciens qui ont fondé le «Balai citoyen» pour perpétuer l’idéologie du grand nettoyage de Thomas Sankara, étaient en tournée européenne. Il fallait un petit crochet par la Suisse pour nous donner aussi l’occasion de créer une antenne locale du “Balai citoyen”. » Les deux musiciens Smockey et Sams’K Le Jah ont donc fait le déplacement. Tout comme le rappeur sénégalais Didier Awadi, un des artistes panafricanistes dont la parole anticoloniale résonne le mieux sur le continent.

Dans son studio de Dakar, le portrait de Sankara triomphe parmi les figures d’indépendance: «J’ai entendu pour la première fois parler de Sankara vers 1986. Des étudiants maliens me décrivaient ce jeune président que l’on pouvait croiser dans la rue, sympa et modeste. Il avait baissé le prix de tous les biens de consommation. Et puis, j’ai entendu ses discours. Ils ont changé ma vie.» Awadi a créé un spectacle baptisé «Présidents d’Afrique» qui rassemble, de Kwame Nkrumah à Nelson Mandela, des figures qui peuvent selon lui servir de modèles aux générations suivantes. «Ce n’est pas un hasard si la parole de Sankara revient en force parmi la jeunesse. Il a montré la voie: l’autosuffisance alimentaire, l’indépendance réelle, le refus des politiques néocoloniales.» Après les révolutions arabes, certains se demandaient si les jeunesses d’Afrique subsaharienne prendraient, elles aussi, la rue. Dans les deux cas les plus spectaculaires où elles l’ont fait, au Sénégal contre le président vieillissant Abdoulaye Wade et au Burkina Faso, ce sont des musiciens qui se trouvaient en tête des cortèges.

Nouvelle génération

On ne compte plus les chansons qui alimentent la légende de Thomas Sankara : les Ivoiriens Alpha Blondy et Tiken Jah Fakoly, le Sénégalais Cheikh Lô, le Nigérian Fela Anikulapo Kuti, tous ont célébré le président-soldat. Dakarois installé en Suisse depuis des années, Kara Sylla Ka entonnera à Porrentruy et à Genève son hymne sankariste : «Quand j’étais gamin, nous voulions tous ressembler à Sankara. Senghor était notre président mais il nous paraissait trop français, trop policé. Dans ma chanson, je rappelle le discours que Sarkozy avait donné à Dakar, quand il prétendait que l’homme africain n’était pas assez entré dans l’histoire. Si Thomas Sankara avait été vivant, une telle horreur ne serait pas restée sans réponse.» Quelque chose se passe dont ces hommages sont le signe. Une nouvelle génération d’artistes africains, au Nord et au Sud, renouent avec une pensée sociale qui semblait enterrée par les atermoiements de l’après-indépendance. Les nouveaux héros africains de cette jeunesse ne se cherchent plus parmi les révolutionnaires en treillis mais souvent chez des chansonniers reggae ou rap qui ne trouvent d’exemple politique que dans le passé.

Ainsi, Thomas Sankara résiste encore. Et la Suisse, étrangement, est devenue une des plateformes de cette mémoire. Le Genevois Christophe Cupelin a réalisé l’année dernière le beau documentaire «Capitaine Thomas Sankara».Il avait vu, comme beaucoup de Romands, le film de référence réalisé pour l’émission Temps Présent en 1984. C’était le journaliste Jean-Philippe Rapp qui était à la manœuvre : « Nous étions partis au Burkina Faso pour comparer les hôpitaux de Genève et de Ouagadougou. C’est à cette occasion que j’ai pu réaliser cette longue entrevue avec Sankara. Je me souviens d’un être d’une jeunesse incroyable. Il est un des hommes qui m’a le plus impressionné. » Des liens se sont tissés avec le Burkina Faso, même si on ne peut imaginer destins plus antagonistes que ceux de ces deux pays. Pour Abel Sankara, le rapprochement n’est pas absurde : «Je vis dans le Jura, ce canton qui s’est battu. Je me sens proche du Bélier. Je crois que Thomas Sankara aurait aimé ce pays intègre, ce pays sans colonie.»

Par Arnaud Robert

Hommage à Thomas Sankara. Avec Smockey, Sams’K Le Jah, Kara Sylla Ka, Awadi.
– Vendredi 23 octobre dès 19h, Aula du collège Thurmann, Porrentruy.
– Samedi 24 octobre à partir de 15h, débats et film, et à partir de 21h, concerts. Salle centrale de la Madeleine, Genève.

Source : http://www.letemps.ch/culture/2015/10/23/thomas-sankara-voix-chanteurs-africains

Pour connaitre d’autres morceaux composés par des musiciens homamge à Thomas Sankara, voir http://thomassankara.net

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