De Anselme LALSAGA
En tant que bastions politiques du CNR, les CDR s’étaient emparés de toutes les institutions politiques de l’État. En procédant à une telle occupation systématique, les structures populaires réalisaient un des objectifs majeurs qui était la révolutionnarisation de tous les secteurs de la vie de la société. Leur omniprésence sous-tendait leur capacité de contestation de tout le monde au nom de la prééminence de leur légitimité politique. Toute chose qui permettait au CNR d’avoir toutes les instances politiques sous son contrôle. En conséquence, il pouvait surveiller tous les acteurs et punir tous ceux qui étaient indélicats vis-à-vis de la politique révolutionnaire, c’est-à-dire les “ennemis de la Révolution”. Selon la vision politique du CNR, tous ceux qui n’œuvraient pas en faveur de la Révolution pouvaient constituer des ennemis potentiels qu’il fallait combattre de façon énergique. Rappelons qu’à ce propos, le DOP disait sans détours que la Révolution allait être pour eux la chose la plus autoritaire qui soit ; un acte par lequel le peuple allait leur dicter sa volonté par tous les moyens dont il disposait, et s’il le faut, par les armes (CNR, 1983, Discours d’Orientation Politique (DOP), Ouagadougou, Ministère de l’Information, page 15).
LA MISE A L’ÉCART DES ENNEMIS DE LA RÉVOLUTION
Dans le DOP, l’identification et la catégorisation de ces ennemis de la Révolution procédaient d’une volonté de permettre aux structures populaires de la Révolution de débusquer les individus jugés comme tel et de les combattre dans le sens de la préservation de la Révolution : les “forces rétrogrades” représentées par la chefferie traditionnelle, la “bourgeoisie” commerçante véreuse, la droite politique et les anarcho-syndicalistes (CNR, 1983, DOP : p.p. 15-19). Les chefs traditionnels ont été des cibles privilégiées du CNR et de ses avant-gardes CDR, dans la spirale de la lutte contre les antirévolutionnaires. Désignées danger numéro un de la RDP et combattus énergiquement, les pouvoirs coutumiers subissaient les foudres de la Révolution.
Il y avait aussi la classe bourgeoise regroupée dans les partis droitistes ou réformistes qu’il fallait neutraliser.
L’action des CDR contre l’existence des partis politiques de droite ou de gauche réformiste amenait bon gré mal gré leurs leaders et sympathisants à rester dans les schémas idéologiques progressistes de la Révolution. Seules les organisations de gauche révolutionnaire étaient permises. Mais là aussi, il fallait qu’elles ne défendent pas une conduite inverse à celle prêchée par le CNR. Considérées comme un creuset de la bourgeoisie, de la réaction nationale et internationale et de l’impérialisme, la droite et la gauche réformiste furent ainsi condamnées à mourir puisqu’elles complotaient contre la Révolution. Cette optique permettait au CNR de se livrer à la construction d’un nouvel ordre hégémonique dans lequel il constituait le sommet (K. Marcel Marie Anselme LALSAGA, 2007, Les Comités de Défense de la Révolution (CDR) dans la politique du Conseil Nationale de la Révolution (CNR) de 1983 à 1987 : une approche historique à partir de la ville de Ouagadougou, Université de Ouagadougou, UFR-SH, département d’histoire et archéologie, mémoire de maîtrise, page 150).
La mise à l’écart de la droite et de la gauche réformiste a favorisé la réalisation du projet hégémoniste du CNR : « Désormais, on ne doit plus distinguer un Voltaïque à travers son ethnie ou sa région, mais il faut le considérer à travers son appartenance de classe, c’est-à-dire comme homme de gauche ou homme de droite, ami ou ennemi du peuple » (Babou paulin BAMOUNI, « Idéologie : qu’est-ce que la gauche ou la droite ? » in Carrefour africain n° 796 du 16 septembre 1983, page 16). L’instrumentalisation des CDR a permis au CNR de dompter par la violence (comme ressource politique) les ennemis de la Révolution et de faire tourner cette dernière au profit de ceux qui la soutenaient. À ce niveau, nous pouvons d’ores et déjà évoquer les premières exécutions qui qui eurent lieu après le 04 août 1983, notamment celles du Colonel Yorian Gabriel SOMÉ et du Commandant Fidèle GUÉBRÉ. Il n’est pas inutile de rappeler que ces deux officiers étaient proches de la droite. Toujours est-il qu’ils ne cautionnaient pas l’option révolutionnaire de Thomas SANKARA et de ses compagnons. Étant donné cette hostilité et du rôle majeur qu’ils jouèrent dans la déchéance du CSP I et l’avènement du CSP II, les militaires révolutionnaires les considéraient évidemment comme des éléments nuisibles. L’opportunité de leur régler les comptes arriva avec la victoire du 04 août 1983.
Selon Roger Bila KABORÉ, les acteurs du 04 août 1983 considéraient le Colonel Yorian Gabriel SOMÉ comme ennemi numéro un à abattre (Roger Bila KABORÉ, 2002, L’Histoire politique du Burkina Faso : 1919 – 2000, Paris, L’Harmattan, page 217). « C’est ainsi que son domicile fut pris d’assaut dans la nuit décisive, mais l’officier qui devait être sur ses gardes, avait déjà pris la clé des champs. On retrouva ses traces quelques jours après à la garnison de Ouahigouya, où il tenta d’avoir le chef de ladite garnison, le Commandant LOMPO Karim, à ses côté afin de retourner la situation. Mais la balance était trop penchée du côté des révolutionnaires de l’avis du Commandant LOMPO qui jugea sage de le livrer aux nouveaux hommes forts du pays » (Roger Bila KABORÉ, 2002, page 217).
Transféré effectivement à Ouagadougou, le Colonel Yorian Gabriel SOMÉ fut incarcéré au Conseil de l’Entente, dans le sous-sol de la villa “Niger”. Finalement, le 09 août 1983, soit 5 jours après la proclamation de la Révolution, il fut passé par les armes, ainsi que le Commandant Fidèle GUÉBRÉ, considéré comme un de ses hommes de confiance.
Sur les circonstances de l’élimination de ces deux officiers considérés comme les principaux représentants de la droite au sein de l’armée, le PAI écrivait : « Le 08 août, SANKARA avait invité un de nos camarades pour préparer un communiqué de presse, annonçant leur arrestation et leur détention. Au moment où ce communiqué était diffusé sur les antennes par la voix du sous-lieutenant Daouda TRAORÉ, on entendait les explosions et les tirs qui ponctuaient la mort en cellule des deux officiers. C’est plus de vingt quatre heures après, que SANKARA nous donnera la version de leur mort accidentelle, qui serait liée à une maladresse de son garde de corps Vincent SIGUÉ » (PAI, Rapport du Bureau exécutif, 28-29 août 1987, page 24, cité par Ludo MARTENS, 1989, Sankara, Compaoré et la Révolution burkinabè, Berchem, EPO International, page 83). La version officielle servie au peuple fut que les deux officiers avaient été abattus lors d’une tentative d’évasion. Selon Roger Bila KABORÉ, « Il n’en fut rien en réalité. Les révolutionnaires avaient tout simplement jugé que leur sécurité et leur survie passaient par l’élimination physique de ces deux hommes. La RDP avait ainsi commencé à se rougir les mains » (Roger Bila KABORÉ, 2002, page 217).
LE SORT DES CONJURES DE MAI 1984
Il nous paraît également important de parler de l’élimination des conjurés de mai 1984. Le 27 mai 1984, le Colonel Nobila Didier TIENDRÉBEOGO, ancien maire de Ouagadougou, et six de ses camarades, à savoir les Lieutenants Moumouni OUÉDRAOGO et Maurice OUÉDRAOGO l’homme d’affaires Adama OUÉDRAOGO, le Major de gendarmerie Barnabé KABORÉ, le Sergent du RCS Moussa KABORÉ et le pilote d’Air Burkina, Issa Anatole TIENDRÉBEOGO sont accusés de tentative de coup d’État prévue s’opérer le 28 mai. Ils sont arrêtés le même jour du 27 mai 1984. Et la réaction des CDR : « Suite à l’importante déclaration du CNR portant sur la situation intérieure actuelle de notre pays, notamment sur le coup d’État déjoué, le comité de sensibilisation des jeunes révolutionnaires, les cellules féminines de Bilibambili et de Kologh-naba (deux quartiers de Ouagadougou), les CDR de l’université, des commerçants, des services, des militaires et paramilitaires de la garnison de Ouagadougou… ont adressé des motions de soutien et d’encouragements au Conseil National de la Révolution (CNR) et ont pris des motions de condamnation à l’égard de ces individus malintentionnés, malhonnêtes et assoiffés de pouvoir visant à renverser le pouvoir révolutionnaire. Dans toutes ces motions de condamnation, les CDR, représentants authentiques du peuple dans l’exercice du pouvoir politique, exigent l’exécution immédiate sur la place publique de ces apatrides à la solde honteuse de l’impérialisme international. Par la même occasion, ils invitent tous les CDR à redoubler de vigilance révolutionnaire afin de barrer la route à tous ceux qui tenteront d’une manière ou d’une autre d’entraver la marche héroïque du train de la Révolution Démocratique et Populaire (RDP) vers un avenir radieux et promoteur. Certaines motions de mise en garde ont stigmatisé les manœuvres intoxicatrices du quotidien L’Observateur » (Déclaration citée in André Roch COMPAORÉ, 2015, Politiques de Thomas SANKARA et de Blaise COMPAORÉ et enseignements de l’Église catholique, Paris, L’Harmattan, page 127 et 128).
Jugés, selon la version officielle, par une cour martiale et reconnus coupables de complot contre le gouvernement révolutionnaire le 11 juin 1984, les conjurés furent immédiatement passés par les armes dans la nuit du 12 juin sous un baobab à la sortie nord de Ouagadougou. Leurs dépouilles avaient été mises sous terre au cimetière de Tanghin. Il se raconte que lors de la rencontre du CNR sur cette affaire, Thomas SANKARA tenait la position selon laquelle, il fallait pousser plus avant les investigations, alors qu’en ce moment même, les conjurés avaient déjà été exécutés (Sayouba TRAORÉ, « Mémoire collective : de ces quelques causes orphelines » in http://wwwkaceto.net/spip.php?article2074 ; Cf également Germaine PITROIPA : entretien du 14 janvier au siège de l’UNIR/PS à Ouagadougou). « Lui ne savait pas que les accusés avaient déjà été tués » (Sayouba TRAORÉ, « Mémoire collective : de ces quelques causes orphelines » in http://wwwkaceto.net/spip.php?article2074 ; Cf également Germaine PITROIPA : entretien du 14 janvier au siège de l’UNIR/PS à Ouagadougou ). L’on soutient par ailleurs que lors de ladite réunion, « d’autres militaires ont gagné la salle, portant le nombre des partisans à la peine de mort au quorum suffisant. Et que, ainsi fait, le vote pour la peine de mort est passé plus facilement » (Sayouba TRAORÉ, « Mémoire collective : de ces quelques causes orphelines » in http://wwwkaceto.net/spip.php?article2074 ).
Selon les informations fournies par le Colonel-major Bernard SANOU qui y était présent, les participants n’étaient pas composés des militaires seulement ; il y avait aussi des responsables politiques des organisations membres du CNR, notamment le PAI-LIPAD et l’ULCR. Mais pour lui, la version selon laquelle l’exécution des conjurés a été faite avant la réunion n’est pas tenable. Il soutient que c’est à l’issue du vote qu’ils ont été passés par les armes (Colonel-major Bernard SANOU : entretien du 14 mars 2019 à domicile).
« L’exécution publique n’a pas eu lieu, mais les exigences du peuple ont été satisfaite dans la nuit du 11 juin », commenta Carrefour africain (Clément TAPSOBA, « Le choix est désormais clair » in Carrefour africain n°835 du 15 juin 1984, page 16). Dans le même organe, le journaliste révolutionnaire en son temps Luc Adolphe TIAO signait dans l’éditorial : « Pour la première fois depuis le déclenchement de la Révolution d’Août, le CNR a opposé sans hésitation la violence révolutionnaire aux manœuvres de déstabilisation de la réaction interne. LÉNINE disait à juste titre qu’ ʺune Révolution n’a de valeur que dans la mesure où elle sait se défendre…ʺ Mais la défense pacifique adoptée par le pouvoir populaire ne pouvait être interprétée par la réaction comme une incapacité à radicaliser davantage la Révolution. […] L’histoire nous enseigne que la naïveté politique et le sentimentalisme vis-à-vis de la bourgeoisie réactionnaire ont toujours fini par enterrer les révolutions. La preuve, dans un vain sursaut, les réactionnaires ont tenté de baigner le pays dans le sang. La tentative de putsch de la droite rappelle une fois de plus que la lutte contre l’impérialisme international et la réaction nationale est une guerre permanente. […] Pour notre part, la Révolution ne s’apitoiera pas sur le sort des larbins nationaux encore moins se préoccuper du démocratisme de leurs maîtres impérialistes. L’élimination des contre-révolutionnaires ne doit souffrir ni de ce sentimentalisme ni de velléités » (Luc Adolphe TIAO, « Les leçons du complot droitiste » in Carrefour africain n°835 du 15 juin 1984, page 7).
Cet évènement avait créé une onde de choc à travers le pays. Au-delà de son caractère violent, l’élimination physique des conjurés participait d’une dissuasion politique pour tous ceux qui étaient contre le pouvoir et dont l’ambition devait les amener à la planification d’un coup de force contre le pouvoir révolutionnaire. « … Il s’agissait pour le CNR en prononçant les condamnations de montrer sa capacité de détermination à barrer la route à toute manœuvre d’où qu’elle vienne. En outre, il reste certain que la non-exécution des sanctions exigées par le peuple pouvait démobiliser certains militants sincères irrités devant le ʺvisage humainʺ affiché depuis longtemps. La phase célèbre selon laquelle ʺcelui qui fait une révolution à moitié creuse sa propre tombeʺ trouve à travers ces condamnations tout son sens. Le CNR semble l’avoir compris ainsi et décidé à l’appliquer pour le renforcement de la RDP » (Clément TAPSOBA, « Le choix est désormais clair » in Carrefour africain n°835 du 15 juin 1984, page 16).
L’Observateur, dans sa parution n°2855 du 08 juin 1984, commentant l’arrestation des “comploteurs” avait promis de revenir sur l’évènement avec beaucoup plus de détails. Cependant, comme le signifiait la déclaration des CDR ci-dessus, les analyses de L’Observateur déplaisaient. Pour les CDR, ce canard était à l’origine de manœuvres pour faire de l’intoxication. Toujours est-il que ce journal n’avait pas pu revenir sur l’évènement, puisque dans la nuit du 10 juin 1984, il avait été victime d’un incendie criminel. Pour le directeur de publication dudit journal, il n’y a aucun doute à entretenir sur la responsabilité des CDR dans cet incendie qui obligeait au mutisme. L’exécution des conjurés ayant eu lieu dans la nuit du 11 au 12 juillet 1984 et L’Observateur ayant été réduit en cendre, il n’y avait plus de possibilité d’une voix dissonante concernant l’affaire.
Il ne restait désormais que les organes de presse étatiques pour développer les versions du pouvoir révolutionnaire concernant cette fameuse affaire. En affinant l’analyse sur la disparition de L’Observateur, l’on constate que l’une des conséquences immédiates était la privation d’une tribune d’expression que les droitistes et autres adversaires politiques pouvaient utiliser pour faire passer leurs opinions. Sa réduction au silence, l’instrumentalisation politique des TPR et le contrôle serré exercé par les CDR qui n’hésitaient pas à faire licencier les contre-révolutionnaires ou les réactionnaires avaient laminé sérieusement les marges communicationnelles de la vieille garde politique, l’obligeaient à se taire et à observer.
L’ASSASSINAT DU COMMANDANT AMADOU SAWADOGO
Toujours au nombre des victimes de la violence politique, l’on peut citer le cas du commandant en chef adjoint du Haut Commandement, le Commandant Amadou SAWADOGO dont la vie a été attentée le 18 juillet 1984 aux environs de 20h55 sur au niveau du barrage n°3 du quartier Tanghin (route de Ziniaré). Evacué d’urgence en France, précisément à l’hôpital d’instruction des armées du Val-de-Grâce à Paris, cet officier qui disait-on très brillant succomba le 7 août de la même année. Les circonstances et les commanditaires de cet attentat qui a couté la vie à ce haut-gradé de l’armée n’ont jamais été élucidés jusque-là. Alors, même de nos jours, le mystère demeure entier, laissant libre cours à toutes sortes de supputations.
Les déclarations de la veuve du défunt, Marie Rose SAWADOGO, tendent en tout cas à incriminer le président du CNR, Thomas SANKARA, concernant cet assassinat. Ses propos suivants dans une presse sonnent comme une incrimination faite au premier responsable de l’État révolutionnaire : « Deux mois avant la mort de SANKARA, j’ai décidé d’aller lui cracher mon vénin. Blaise COMPAORÉ et lui étaient les amis de mon mari. C’est sous la présidence de SANKARA que mon mari est mort. J’étais très fâchée contre SANKARA et il le savait. Cette rencontre a été très houleuse parce que j’ai déversé sur lui tout mon ressentiment, toute ma colère. Je lui ai dit qu’il est inadmissible que, sous son régime, mon mari disparaisse comme cela. La rencontre s’est très mal passée. Lorsqu’il avait été arrêté et devrait être éliminé, mon mari s’y est opposé. Je lui ai dit qu’après ce que mon mari a fait pour lui, il n’a pas été reconnaissant. Je lui avais juré que s’il était mêlé à la mort du commandant, il serait tué et enterré comme un chien! Ce fut notre dernière rencontre » (Ylkohanno SOMÉ, « Fondation Commandant Amadou Sawadogo: un espace pour faire revivre la mémoire du disparu » in http://www.fasozine.com/actualite/societe/6012 ).
Le Colonel Louis Johanny YAMÉOGO, à l’époque commandant du deuxième Régiment d’Infanterie Commando à Ouahigouya où résidait la famille de Amadou SAWADOGO, raconte qu’un jour, de passage au Haut Commandement, il était allé au bureau du Commandant Amadou SAWADOGO ; ce dernier lui relata sa rencontre avec une autorité politique, qui lui avait « reproché son absence de l’arêne politique en dépit d’un excellent rendement militaire et professionnel. En somme, il lui était demandé de troquer ses valeurs et rigueurs morales militaires contre l’élasticité de celles du politicien. Il a rétorqué que militaire, il se refusait à faire de la politique. Cela semblait l’agacer mais je n’ai senti aucune inquiétude dans sa voix. Arriva le 18 juillet 1984. […]. Quelque temps plus tard, le président Thomas Sankara est annoncé à Ouahigouya pour l’inauguration de la cité. La sœur du regretté commandant me contacte pour demander une audience. Je m’enquiers du motif de cette demande : “Je veux savoir pourquoi il a tué mon frère” » (« Témoignage du Colonel Louis Johanny Yaméogo à la soirée d’hommages au commandant SAWADOGO le 09 août 2014 » in https://facebookkibaria.wordpress.com/…/temoignage-du…/ ).
Quant à Domba Jean Marc PALM, il soutient dans son livre Maurice YAMÉOGO, Blaise COMPAORÉ : un destin croisé ? que cet acte crapuleux suscita de grandes dissensions entre les quatre chefs historique de la Révolution, surtout entre Thomas SANKARA et Blaise COMPAORÉ : « Leurs relations furent surtout empreintes de méfiance. La victime était, en effet, très proche de Blaise. Elle avait été le tuteur de son frère cadet, François COMPAORÉ, à Bobo-Dioulasso. Cet officier avait protesté contre l’arrestation de Thomas et de Lingani en mai 1983. Il avait aussi menacé le président Jean-Baptiste OUÉDRAOGO de descendre avec ses hommes à Ouagadougou si jamais Pô, où était retranché Blaise COMPAORÉ était attaqué par le reste de l’armée. Cette menace avait changé le cours de l’histoire de la Haute-Volta. Après cet attentat, le ministre délégué à la présidence était devenu nerveux et anxieux. Il se retrancha à Pô. Souvent, il débarquait, en pleine nuit, chez des amis à Ouagadougou et restait prostré des heures durant, sans dire un mot si ce n’était : “ça va ? Tout va bien ? C’est sûr ?”. Puis, très tard, il retournait dans sa garnison. Avait-il des informations sur les assassins, le ou les commanditaires, les causes et le message véhiculé par l’attentat ? Il n’en a rien laissé filtrer» (Domba Jean Marc PALM, 2017, Maurice YAMÉOGO, Blaise COMPAORÉ : un destin croisé ?, Ouagadougou, Mercury Édition, pages 48 et 49).
Dans le livre – Sankara, Compaoré et la Révolution burkinabè -, Ludo MARTENS écrit ceci : « SANKARA lui-même confiait à un de ses proches que le Commandant SAWADOGO avait été tué par Michel KOUAMA. KOUAMA, un fidèle du président, n’entreprenait rien sans l’accord de SANKARA » (Ludo MARTENS, 1989, Sankara, Compaoré et la Révolution burkinabè, Berchem, EPO International, page 247).
Par contre de l’avis de Valère SOMÉ, la main de Blaise COMPAORÉ est trempé dans cette affaire de l’assassinat du Commandant Amadou SAWADOGO. Il se prévaut de la détention du Sergent-chef PASSATÉ après le 15 octobre 1987 pour abonder dans ce sens : « Blaise COMPAORÉ a laissé entendre dans certains milieux qu’il serait l’exécuteur du Commandant SAWADOGO abattu lâchement et dans des circonstances demeurées jusque là obscures. En réalité, selon des éléments que j’ai pu réunir ça et là, Blaise COMPAORÉ lui-même aurait été partie prenante du plan d’assassinat de son “ami” le Commandant SAWADOGO. Aux yeux de la famille du disparu, il se fait donc passer pour le vengeur du crime. Le Chef PASSATÉ doit en savoir beaucoup trop sur l’affaire, ce qui expliquerait sa détention. Mais il aurait laissé des écrits “post-festum” qui devront être divulgués au cas où … » (Valère D. SOMÉ, 1990, Thomas Sankara, l’espoir assassiné, Paris, L’Harmattan, page 95). Beaucoup d’eau ayant coulé sous les ponts depuis, nous avons cherché à contacter ce militaire dont parle Valère SOMÉ afin d’en savoir sur ce qu’il sait de cette affaire. Mais nous n’avons pas pu. Aux dernières nouvelles, nous avons appris qu’il était décédé.
Nous avons approché le Colonel Moussa DIALLO qui fut garde de corps de Thomas SANKARA dans un premier temps avant d’être commandant adjoint de la Gendarmerie nationale jusqu’au 15 octobre 1987. Ce gendarme juriste a apporté un éclairage sur la position du Commandant Amadou SAWADOGO par rapport à la Révolution. D’abord, Moussa DIALLO a expliqué que dans la perspective de la prise du pouvoir, il avait été mandaté auprès de Amadou SAWADOGO afin d’obtenir son adhésion audit projet ; cependant, il avait opposé une fin de non-recevoir (Valère D. SOMÉ, 1990, Thomas Sankara, l’espoir assassiné, Paris, L’Harmattan, page 95). Après, Amadou SAWADOGO, toujours selon Moussa DIALLO, avait clairement adopté une position d’opposant qu’il a eu la témérité d’afficher lors d’une rencontre dans la salle de conférence du camp Guillaume OUÉDRAOGO à Ouagadougou. Il soutient qu’à cette occasion, Amadou SAWADOGO avait placardé son opposition à la Révolution, notamment lorsqu’il s’est agi faire les slogans. Au lieu de proclamer les mêmes slogans – À bas, l’impérialisme ! À bas la réaction !… – Amadou SAWADOGO disait plutôt : « À bas les mildious ! » Or, le terme mildiou, initialement désignant une maladie de la vigne, a été utilisé pour désigner les communistes, les marxistes-léninistes dans un film intitulé “Z” qui a connu un succès à la fin des années 1960. Il y est question de la situation trouble en Grèce dans les années 1960, où la gendarmerie et la police cherchaient à tout prix à réprimer le communisme et tout mouvement qui lui serait affilié. Mildious connotait dans ce contexte-ci les communistes, les marxistes-léninistes, notamment en référence à l’histoire sociopolitique de la Grèce de la décenie 1960-1970. En disant « À bas les mildious », le Commandant Amadou SAWADOGO ne voulait-il pas dire « À bas les révolutionnaires » ? En tout cas, cette interprétation, des zélés l’avaient faite. Selon notre informateur, en faisant usage d’un tel slogan, le Commandant Amadou SAWADOGO avait signé son arrêt de mort (Colonel Moussa DIALLO : entretien du 14 octobre 2018). Le Colonel Moussa DIALLO a souligné aussi le fait que Amadou SAWADOGO était le gendre de Gérard Kango OUÉDRAOGO. De ce fait, l’illustration dont il a fait preuve lors de la réunion avait suscité de la suspicion, de la méfiance au sein des militaires révolutionnaires. Mais sur la décision de procéder à son élimination, il soutient formellement, c’est le terme qu’il a utilisé, que ce ne pouvait pas être Thomas SANKARA. Pour soutenir cela, il explique qu’après le crime, au détour d’une conversation avec le président du CNR, ce dernier l’avait mis en garde contre Michel KOUAMA qui les avait mis dans des problèmes avec l’assassinat de Amadou SAWADOGO (Colonel Moussa DIALLO : entretien du 14 octobre 2018). Sur ce fait, l’on constate qu’il cite la même piste que Ludo MARTENS. Mais il refuse d’engager la responsabilité de Thomas SANKARA ; de ses explications, l’attentat contre le Commandant Amadou SAWADOGO a peut-être procédé d’une initiative personnelle de Michel KOUAMA qui, dit-on, était quand même réputé être très proche de Thomas SANKARA. Est-ce que c’est à cause de cette proximité que le président du CNR s’était prévalu pour ne pas le sanctionner et laisser le mystère prospérer ?
En tout cas, l’enquête promise au lendemain de l’attentat pour que la lumière jaillisse avait marqué le pas. Et même sous le Front Populaire, les démarches de la veuve de Amadou SAWADOGO ne connurent pas d’issue. À ce propos voici ce que la veuve du defunt déclare : « Au contraire, souligne Marie-Rose Sawadogo, on me faisait suivre pour m’intimider. Mais je ne cédais pas à ces intimidations. Je me suis adressée au MBDHP (Mouvement burkinabè des droits de l’Homme et des peuples), ils ont pris un avocat pour suivre le dossier et cela n’a pas abouti. Le dossier a été classé. Pourtant, comme c’était un crime, il ne devrait pas être classé! » (Propos de Marie Rose SAWADOGO in Ylkohanno SOMÉ, « Fondation Commandant Amadou Sawadogo: un espace pour faire revivre la mémoire du disparu » in http://www.fasozine.com/actualite/societe/6012 ).
On peut arguer sur le fait que la disparition du président du CNR et de son régime donnait quand même des coudées franches au nouveau pouvoir pour réinstruire une enquête sérieuse sur cet assassinat. D’autant plus qu’une telle démarche allait lui permettre de gagner en crédibilité et de posséder dorénavant de preuves pour déconstruire avec plus d’efficacité la réputation de Thomas SANKARA. En tout état de cause, l’on peut se poser la question suivante : pourquoi tout comme le CNR, le régime du Front Populaire n’a pas travaillé à l’élucidation de cette affaire et l’a fait classer sans suite ? Au-delà de la problématique de non débroussaillage des circonstances authentiques de ce crime et de ces premiers commanditaires, sa perpétration fut symptomatique de la violence politique qui prévalait dans l’État révolutionnaire. Évidemment, les supputations qui se sont développées à partir de cet évènement contribuèrent à étoffer la psychose au sein de la population.
Outre ces exemples bien illustratifs, la violence politique se faisait par ailleurs dans le cadre du contrôle très dru de l’activité économique dans toutes ses dimensions. Sur ce pan, il convient de mentionner l’action des CDR contre la bourgeoisie dite commerçante. Nombre de commerçants, rappelons-le, étaient traités de pourris et de corrompus. Tous les secteurs de la vie commerciale avaient été investis par les CDR dont le rôle était de lutter contre toute forme de spéculation ou d’affairisme.
En définitive, il faut reconnaître que les personnes considérées comme faisant partie de ces catégories politiques et socio-économiques et victimes s’étaient vraiment enfermées dans un mutisme et dans une certaine passivité. L’on avait donc assisté à une légitimation forcée du pouvoir révolutionnaire.
Dr Kakiswendépoulmdé Marcel Marie Anselme LALSAGA (KAMMANL), « État, Révolution et transition démocratique au Burkina Faso : le rôle des structures populaires révolutionnaires de l’avènement de la Révolution Démocratique et Populaire (RDP) à la restauration de la République », thèse de doctorat en Histoire politique et sociale, p.p. 431 – 440