Par Docteur Kakiswendépoulmdé Marcel Marie Anselme LALSAGA
Contrairement aux discours d’approfondissement de la Révolution proclamés et à la revendication de fidélité au DOP (NDLR : discours d’orientation politique), Blaise COMPAORÉ œuvra à la cooptation des forces socioreligieuses afin d’élargir son assiette de légitimité. Les pouvoirs coutumiers et les structures des religions instituées, jadis vilipendés, occupèrent désormais une place prépondérante dans le processus de construction du nouvel ordre sociopolitique. L’approche nouvelle adoptée par le Front Populaire vis-à-vis de ces forces dites rétrogrades et obscurantistes constitua une remise en cause de la sociologie révolutionnaire telle que prescrite dans le DOP et mise en pratique sous le CNR. Ainsi s’opérait une rupture fondamentale avec le paradigme idéologique et sociopolitique tel que théorisé dans le DOP et expérimenté dans la praxis depuis 1983. Évidemment, cette conduite du Front Populaire, qui fut essentiellement le fait de son premier responsable, s’inscrivait dans la logique de repolarisation des alliances sociales que nous avons évoquée plus haut.

LA COOPTATION DES CHEFS TRADITIONNELS

Commençons par les pouvoirs coutumiers. Le nouveau pouvoir s’était abstenu de les vilipender comme au temps de la gouvernance de Thomas SANKARA. Blaise COMPAORÉ dans ses discours prit le soin tactique de ne point les évoquer dans ses déclarations officielles. Certes, au niveau des organes de la presse d’État, notamment Sidwaya, certaines plumes ne manquaient pas dans les premiers moments de la rectification de semoncer les autorités traditionnelles, toujours à travers le prisme de l’obscurantisme et de la féodalité. Au niveau des structures populaires et des états-majors des partis politiques, des inconditionnels du marxisme-léninisme qui croyaient encore dur comme fer à l’avancée de la Révolution ressassaient la rhétorique contre les autorités traditionnelles.
Cependant, au faîte du Front Populaire, précisément le premier responsable, on se gardait bien de se montrer dédaigneux vis-à-vis de ces forces coutumières dans ces discours officiels. Mieux, en usant d’approches et de symbolismes, il travaillait à intégrer les dépositaires du pouvoir traditionnel dans les schèmes de sa légitimation et de sa prééminence politique. À ce propos, sur le plan médiatique, la stratégie de Blaise COMPAORÉ consista à associer de façon toujours plus visible les chefs traditionnels à la mise en scène médiatique de son pouvoir (Benoît BEUCHER, 2012, Quand les hommes mangent le pouvoir : dynamiques et pérennité des institutions royales mossi de l’actuel Burkina Faso (de la fin du XVe siècle à 1991), Université Paris-Sorbonne (Paris IV), thèse de doctorat en Histoire moderne et contemporaine, page 578). Le rapprochement entre le régime de Blaise COMPAORÉ et les autorités traditionnelles s’engageait de facto : « Il s’opère de façon feutrée, subtile au moyen d’images subliminales, celles de bonnets de chefs qui finissent par emplir les journaux d’État. Empruntant ses méthodes au monde des publicitaires, la presse officielle, à commencer par Sidwaya, met en scène de façon toujours plus prononcée la présence de la chefferie aux côtés de Compaoré. Si aucun article n’évoque précisément le cas de la place des naaba dans le processus de Rectification, les insignes du pouvoir mossi font florilège dans les grands meetings auxquels participe le chef de l’État » (Benoît BEUCHER, 2012, pages 578 & 579). Par exemple dans la ville de Ouagadougou, vers la fin de l’année 1988, le Front Populaire prit directement contact avec le jeune moog-naaba Bãoongo. Il envoya un message fort à ce dernier en lui notifiant que le gouvernement allait respecter les pratiques coutumières sans y interférer et qu’il pouvait s’estimer “empereur” s’il le souhaitait pour peu que le pouvoir central n’en souffre pas (Benoït BEUCHER, « Le mythe de l’”Empire mossi” : l’affirmation des royautés comme force d’accompagnement ou de rejet des nouveaux pouvoirs centraux, 1897-1991 » in Mathieu HIGERS et Jacinthe MAZZOCCHETTI, 2010, Révoltes et oppositions dans un régime semi-autoritaire : le cas du Burkina Faso, Paris, Karthala, pages 46 et 47). Bapougouni Roger THIOMBIANO soutient que dans la ville de Fada N’Gourma, l’on notait une dynamique de décrispation entamée entre les structures populaires et les garants de l’autorité traditionnelle : « … Les occasions de frictions entre militants des organisations de masses et responsables coutumiers se firent de plus en plus rares. N’étant plus considérée comme indésirable, la chefferie traditionnelle bénéficiait de ce fait de conditions favorables pour la pratique de certaines prérogatives dans la ville de Fada » (Bapougouni Roger THIOMBIANO, 1991, Du pouvoir traditionnel au pouvoir populaire : les capacités d’adaptation, de reconversion et de redéploiement du pouvoir traditionnel à Fada N’Gourma, Université de Ouagadougou, INSHUS, mémoire de maîtrise, pages 71 et 72). Un peu partout sur le territoire national, les pouvoirs coutumiers jadis marginalisés furent remis au-devant de la scène publique.
En fait, la somme de dispositions bienveillantes prises à leur égard par le Front Populaire procédait d’une réhabilitation. Cette démarche permettait au président du Front Populaire d’entrer dans les bonnes grâces de ces autorités traditionnelles qui avaient su résister tant bien que mal à la furie régicide des CDR sous le CNR.
Avec le Front Populaire, les pouvoirs coutumiers recouvrèrent les avantages qu’ils avaient avant l’avènement de la Révolution. Ils reconquirent leurs prérogatives dans la gestion de la question terrienne, rendant ainsi caduc le RAF. À ce propos, le témoignage de Étienne TRAORÉ est très intéressant à partager. Il affirme ceci : « J’étais en mission. Il était dit que les chefs coutumiers étaient considérés comme des observateurs. À mon retour, on me dit que les chefs-là sont désormais les premiers acteurs. Je n’ai rien contre les chefs. Mais, je trouve que cela est injuste. Ils n’ont certainement aimé ma position. Par la suite, j’apprends que Issa TIENDRÉBEOGO a été envoyé auprès des chefs pour leur tenir à peu près ce langage : “Sous la Révolution, vous avez été humiliés, je viens vous réhabiliter.” Je ne sais pas dans quel pays, la Révolution s’est faite en s’appuyant sur la tradition… » (témoignage de Étienne TRAORÉ in Charles KIENDRÉBEOGO, 2018, Thomas SANKARA : les témoignages en toute vérité, Ouagadougou, Les Éditions la République, page 123 et 124).
Le militant de l’UCB n’était certainement pas le seul dans la formulation de ces réserves, surtout dans les rangs des férus de la cause marxiste-léniniste. La question du rapprochement se posait avec stridence à l’intérieur des succursales idéologiques qui participaient au Front Populaire. Au demeurant, le président du Front Populaire continua sa démarche de bienveillance vis-à-vis de ces pouvoirs. Plus tard, sa stratégie de cooptation consista en l’implication directe des chefs coutumiers dans le processus de la re-constitutionnalisation du pays, ce qui lui avait d’ailleurs permis de survivre à la vie politique tumultueuse et d’assurer sa domination sur tous les segments de l’État. En tout cas, la caution des détenteurs du pouvoir traditionnel fut d’un apport on ne peut plus important dans la reconfiguration du champ politique et à son réinvestissement par Blaise COMPAORÉ et de ses lieutenants.
Mais l’opération de charme du Front Populaire ne se limita pas aux forces coutumières. Elle s’exerça à l’endroit des institutions des religions dites révélées, notamment le christianisme et l’islam. Malgré sa fidélité proclamée au DOP tout empreint de l’idéologie marxiste-léniniste, le Front Populaire cherchait à paraître aux yeux des responsables religieux comme un régime bienveillant à leur égard. Il n’en demeura pas moins que le caractère sanglant du coup d’État du 15 octobre 1987 et la violence qui s’en était suivie avaient quelque chose d’embarrassant et suscitaient des interrogations. Toutefois, le discours d’ouverture entretenu par l’État-Front Populaire avait fini par rassurer quelque peu les responsables religieux qui assistèrent au bilan des quatre ans de Révolution. Par exemple, à ce propos, à l’occasion de la cérémonie de clôture à la place de la Révolution le 10 janvier 1988, le Cardinal Paul ZOUNGRANA siégea à la tribune d’honneur (Roger Bila KABORÉ, 2002, Histoire politique du Burkina Faso, Paris, L’Harmattan, page 231).

LE CONCORDAT AVEC LES ÉGLISES CATHOLIQUE ET évangéliques

Concernant le cas particulier de l’Église catholique, constatant la reprise du dialogue avec les syndicats, la réhabilitation des autorités traditionnelles, le décantonnement des partis non marxistes-léninistes…, cette institution choisit de sortir du mutisme dans lequel elle s’était murée depuis l’avènement de la Révolution. Dans une lettre pastorale intitulée Pour l’Homme, se maîtriser pour maîtriser la terre, l’Église disait que son défaut de déclarations durant quatre années ne signifiait pas qu’elle ait manqué de sollicitude pastorale pour tous ceux qui avaient souffert dans leur âme et leur chair pour divers motifs. À l’instar des organisations qui en voulaient au CNR, la hiérarchie de l’Église catholique n’avait pas manqué de piquant contre la gouvernance du CNR. Même si elle reconnut des avancées à l’actif du CNR, elle finit par poser cette question qui en disait long sur sa perception globale du régime défunt : « L’Église peut-elle sans trahir son maître divin s’identifier à telle ou telle forme de gestion du pouvoir politique ? » (lire les extraits de la lettre pastorale in Myriam BRUNEL, 1996, Les relations entre l’Église catholique burkinabè et le pouvoir de 1960 à 1995, Mémoire de DEA, CEAN/ IEP, pages 104 & 105). Cette posture critique de l’institution ecclésiale vis-à-vis du CNR confortait la légitimité du Front Populaire.
L’un des fruits du concordat entre le Front Populaire et l’Église, ce fut les démarches entreprises pour inviter le souverain pontife au Burkina Faso. De telles démarches ne pouvaient pas être entreprises sans qu’il y ait eu au préalable une entente intelligente entre le Front Populaire et les autorités de l’Église catholique. Que ce soit pour l’Église catholique ou le Front Populaire, la visite du Saint-Père était bénéfique. Pour la première, elle permettait de manifester directement la sollicitude et la proximité de la Cité éternelle vis-à-vis des catholiques burkinabè après les moments durs sous le CNR. Pour le second, cette visite devait lui donner l’occasion non seulement d’élargir sa base au niveau des fidèles catholiques, mais encore d’exorciser sa renommée entachée par le sang coulé le 15 octobre 1987 et après. À ce sujet, Domba Jean Marc PALM, qui fut ministre des Relations extérieures, explique : « En 1989, je suis parti à Rome. J’estimais que le climat était extrêmement délétère au Burkina. Et pour moi, la visite d’une personnalité comme le Pape Jean-Paul II pouvait permettre de baisser la tension, comme on dit souvent. Et lorsque j’étais en visite officielle en Italie, j’ai demandé à le rencontrer. Il m’a accordé 30 minutes de discussion et à la fin j’ai suggéré qu’il puisse venir au Burkina. Il est venu en 1990 pendant que je n’étais plus ministre » (interviewé par Dayang-ne-Wendé P. SILGA, article de Notre Temps in http://lefaso.net/spip.php?article58719).
Les démarches avaient abouti. Le Saint-Père visita le Burkina Faso en fin janvier 1990, ce qui occasionna une mobilisation grandeur nature à Ouagadougou et à Bobo-Dioulasso. Un autre signe que le temps avait fait le rapprochement entre les deux structures, l’hebdomadaire Carrefour africain consacra un numéro spécial à cette visite papale. Il est important de souligner cette seconde revanche sur la Révolution sankariste : il y avait dorénavant un grand mouvement des élites politiques sankaristes vers les églises. « Parmi eux, des révolutionnaires désillusionnés, en particulier les partisans du président Thomas SANKARA qui retrouvaient subitement la foi. Ils avaient abandonné tout projet de résistance qui les exposerait à la répression par les autorités du Front Populaire. Par un examen de conscience, ces révolutionnaires qui monopolisaient la doxa du discours révolutionnaire, en reprenant les termes sankaristes de l’idéologie de la faute et dont beaucoup avait donné toute l’apparence d’athées en tout cas d’indifférents religieux, trouvaient refuge dans la religion et devenaient de fervents pratiquants. Ces partisans de Thomas SANKARA ont vu dans l’assassinat de Thomas SANKARA le sacrifice à l’image de Jésus trahi par Juda. Ils avancent la thèse selon laquelle Thomas SANKARA s’est livré à ses assassins, il a donné sa vie pour le salut de la nation » (Magloire SOMÉ, « Pouvoir révolutionnaire et catholicisme au Burkina de 1983 à 1987 » in Cahiers du Centre d’Etudes et de Recherches en Lettres, Sciences Humaines et Sociales (CERLESHS) n°25, 2006, Presses Universitaires de Ouagadougou, page 204).
Notons par ailleurs que le Front Populaire avait entrepris des démarches auprès des responsables des églises dites évangéliques afin de leur signifier qu’un temps nouveau était dorénavant venu. Ce, d’autant plus que l’on avait assisté à un « raz de marée des élites catholiques et autres victimes de la Révolution vers le protestantisme évangélique, en l’occurrence du courant pentecôtiste. Les Assemblées de Dieu et le Centre d’évangélisation fondé par l’évangéliste Mamadou Philippe KARAMBIRI ont été les principaux lieux de confluence de ces hommes et femmes en quête du divin comme solution à leurs problèmes sociopolitiques » (Magloire SOMÉ, « Pouvoir révolutionnaire et catholicisme au Burkina de 1983 à 1987 » in Cahiers du Centre d’Etudes et de Recherches en Lettres, Sciences Humaines et Sociales (CERLESHS) n°25, 2006, Presses Universitaires de Ouagadougou, page 205). L’attitude du Front Populaire fut de montrer à tout ce beau monde qu’il était venu pour mettre fin à leur calvaire.

LA DÉTENTE AVEC LA COMMUNAUTÉ MUSULMANE

Quant aux relations avec la communauté musulmane, le régime de Blaise COMPAORÉ s’appliqua à les rendre également bonnes. Sur cette occurrence, Toumani TRIANDÉ, alors président de la communauté musulmane, affirmait : « Les rapports entre la religion et le pouvoir sous le Front Populaire sont bons, corrects. […] Aucun exemple malheureux significatif ne nous vient donc guère à l’esprit dans nos rapports avec l’administration générale sous le Front Populaire… La grande crise qui minait la Communauté Musulmane du Burkina (CMB) et qui connut son apogée sous le CNR a failli diviser gravement l’association islamique nationale… » (Jean Claude Yirzaola MÉDA, « Peu de zones d’ombre avec le pouvoir du Front Populaire » in Carrefour africain, Spécial bilan Front Populaire, pages 56 et 57).
Plus tard, dans le processus de re-constitutionnalisation de l’État, la chefferie traditionnelle, les Églises, catholique et évangélique, eurent droit à la représentation dans les instances de discussion. Même si des divergences ne manquèrent pas dans le fond des débats, la participation des anciennes “forces rétrogrades” au processus entérina la légitimité du régime dans sa volonté de réorganiser la vie politique et citoyenne selon des normes défendues par la communauté internationale. Au niveau de la société civile, le Front Populaire suscita une dynamique nouvelle qui fut déterminante dans l’affermissement du pouvoir de son leader. Nous abordons cette réalité dans le point suivant de notre réflexion.
Docteur Kakiswendépoulmdé Marcel Marie Anselme LALSAGA (KAMMANL), 2020, “État, Révolution et transition démocratique au Burkina Faso: le rôle des structures populaires révolutionnaires de l’avènement de la Révolution Démocratique et Populaire (RDP) à la restauration de la République“, thèse de doctorat en Histoire politique et sociale, p.p. 649 – 654.

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