Cet article est extrait du numéro 20 du mois de décembre 1985 de la revue Politique Africaine. Vous  pouvez en charger une version PDF sur le site de la revue à l’adresse http://www.politique-africaine.com


Auteur: C. BENABDESSADOK

Femmes et révolution ou comment libérer la moitié de la société

Sous le regard franc et le minois espiègle de Fatoumata Diallo  « Fatou » pour tout le monde  semble se profiler l’archétype des jeunes femmes que la révolution du 4 août a mis au devant, ou voudrait voir émerger de la scène politique et sociale. En Fatou se rencontrent en effet des qualités correspondant aux nouveaux comportements que le pouvoir burkinabé sollicite ardemment.

Fatou manie avec autant de talent la kalachnikov, la guitare électrique ou le micro, pour haranguer les foules lors des meetings ou chanter à l’occasion des prestations de l’orchestre musical féminin, « les Colombes de la révolution », formé à l’initiative du président Sankara, lui-même mélomane et praticien averti. Fatou est une militante enthousiaste de la Révolution démocratique et populaire (selon la formule consacrée au Burkina), sans blocage idéologique et, ce qui ne gâte rien, jeune et jolie. Infatigable, elle sillonne les mauvaises routes de la brousse pour porter « la bonne parole », assure au Secrétariat général national des CDR (Comités de défense de la révolution) sa permanence de secrétaire-dactylographe, participe aux réunions féminines, suit et commente l’information internationale. Tout cela ne l’empêche nullement de s’attabler à une terrasse de café pour discuter et provoquer la conversation avec un serveur sur l’usage du terme « camarade », devenu courant, voire signe distinctif et symbolique. Ses diverses activités l’amènent à troquer avec une aisance toute naturelle le treillis militaire pour le pagne, le pagne pour le jean ou le pantalon en toile et le T-shirt assortis.

Vrai, ce portrait ne correspond cependant pas à la condition de l’écrasante majorité des femmes burkinabé, loin s’en faut. Fatou a suivi les cours de l’école de police de Ouagadougou : elle est célibataire, sans enfant, indépendante économiquement et libre intellectuellement : « Oui, je suis une femme libre » me dit-elle presque à regret, « je n’ai jamais eu à souffrir de la domination d’un homme, ni au sein de ma famille, ni ailleurs. Je suis libre de m’exprimer, je peux tenir tête à un homme, on peut discuter de politique ou d’autre chose et je ne suis pas tenue par avance de le croire sur parole. Mais je sais que certaines femmes croient tout ce que les hommes leur disent. Moi, je n’accepterai jamais cela. Sur ce plan, je pense que je fais partie des femmes libérées. Mais il y a encore beaucoup, beaucoup à faire. »

Il y a en effet beaucoup à faire dans ce pays où deux caractéristiques globales permettent de saisir d’emblée la condition des femmes. La première est d’ordre général : les femmes burkinabé, comme l’ensemble des femmes africaines, prennent une part active aux activités économiques des pays africains. Une étude de la Commission économique de l’ONU pour l’Afrique a montré par exemple que les femmes africaines ont fourni la moitié de la production alimentaire en 1984. La seconde concerne les femmes du Faso en tant qu’elles appartiennent à un pays quasi exclusivement rural (la population active se situe essentiellement dans les campagnes qui pourvoient à 90 % des exportations), pauvre et structurellement arriéré.

Les femmes  faut-il le rappeler ?  subissent plus que les, hommes les conséquences du sous-développement économique et socioculturel. Soulignons que le taux de scolarisation au Burkina Faso est un des plus faibles du monde  moins de 20 %  et qu’il est encore plus faible en ce qui concerne les enfants de sexe féminin. En 1983, celui-ci constituait 37 % des effectifs dans le primaire, 34,5 % dans le secondaire et 22,9 % à l’université. Quant à l’analphabétisme, il touche 92,5 % de la population totale et 98 % des femmes, alors que celles-ci représentent 55 % de la population du pays (1).

Lorsqu’elles arrivent à poursuivre un minimum d’études leur offrant la possibilité de postuler un emploi de type moderne, les femmes sont confinées  ce n’est pas spécifique à l’ex-Haute-Volta  dans des secteurs qui leur sont traditionnellement réservés (santé, enseignement, essor familial, secrétariat) et dans des postes subalternes où leur promotion se heurte à davantage de difficultés que celle des hommes. La discrimination, tant au niveau des recrutements qu’à celui des salaires, est un fait également reconnu. « Certains, notait récemment le Comité de coordination et de sensibilisation des femmes révolutionnaires, sont contre le travail des femmes parce que des hommes ne trouvent pas d’emploi : c’est assimiler la femme à une roue de secours que l’on utilise quand on veut

De toute évidence, ce sont toutefois les paysannes qui vivent les conditions les plus pénibles. La dure bataille pour la survie focalise l’attention et l’énergie des millions de paysannes pour lesquelles la vie, malgré les couleurs chatoyantes de leurs pagnes et leurs palabres qui ravissent le visiteur venu d’ailleurs, est un long chemin de croix — ce qui est une façon de parler, puisque l’espérance de vie au Burkina Faso est de 32 ans. Dans le court récit qui suit, relatant la journée-type d’une femme de l’ethnie gouin à proximité du village de Tangrela, au sud-ouest du pays, nous sommes loin des images exotiques destinées à susciter l’attendrissement sur une hypothétique « authenticité » conservée intacte :

« A trois heures du matin, elle se précipite sur le puits qu’en saison sèche il faut aller chercher de plus en plus loin. De retour, elle pile le maïs pour en retirer le son, le lave afin qu’il gonfle, prépare le repas à emporter aux champs. Part aux champs. Au coucher du soleil, elle revient plus tard que les hommes, puisqu’elle doit ramasser le bois mort. Puis c’est la préparation du repas par le pilage du maïs apprêté le matin. Suivent les soins aux enfants, la vaisselle, le linge à laver, enfin le décorticage du maïs pour le lendemain » (2).

Et ce n’est pas fini. Outre ces activités, les femmes tiennent une place importante non seulement dans la production mais aussi dans la commercialisation des cultures vivrières. En effet, la polygamie étant très largement répandue, chaque femme contribue aux cultures des champs de son mari et, en plus, elle doit s’occuper de son champ personnel dans lequel elle fait pousser toutes sortes de légumes : gombo, haricot, oseille, piment etc. Les produits de ce champ, elle les vend elle-même sur le marché, l’argent gagné lui permettant de subvenir aux besoins de ses enfants.

Par ailleurs, certains travaux sont investis d’une signification religieuse et, de ce fait, incombent aux femmes, symboles de la fécondité : il s’agit des semailles et de la cueillette d’herbes et de fleurs qui servent à la préparation des sauces. Et quand, enfin, il lui reste un peu de temps « libre », la femme est accaparée par de nouvelles taches : ramasser la noix de karité et en extraire le beurre, filer le coton, aider à réparer les cases, préparer le savon traditionnel… Sans compter qu’un enfant en bas age est souvent là, accroché au dos de sa mère. Au total, quand l’homme se repose, dort ou va boire son dolo (boisson fermentée à base de mil), la femme continue et termine une journée qui mord largement sur la nuit.

On pourrait déduire de ce qui précède que les femmes jouissent d’un pouvoir étendu au sein du village et de la famille. Or, s’il est vrai qu’avant toute décision importante, l’homme, par un euphémisme révélateur, affirme « attendez d’abord » (sous-entendu : « Je vais consulter ma femme »), il n’en reste pas moins, ainsi que le constatait Thomas Sankara lors d’une interview, que « l’homme se comporte aux champs comme un contremaître et il regarde faire ses ouvrières ». Lé pouvoir des femmes  un certain pouvoir, en tout cas  existait dans la société traditionnelle. Mais aujourd’hui, avec la « modernité », il est devenu inexplicite, caché, en même temps qu’il s’est fragilisé.

Hier, le travail avait une valeur relationnelle, la communauté fonctionnait sur la base d’un ensemble de liens qui, même profondément marqués par des rapports de domination (les vieux sur les jeunes, les hommes sur les femmes, certaines familles sur d’autres), n’en structuraient pas moins un équilibre compensatoire. « L’un », aussi « petit » fut-il, était indispensable au « tout » et appréhendé comme tel par l’ensemble de la communauté. Avec l’introduction de l’économie de marché jusque dans les régions les plus reculées, le temps des femmes s’est trouvé de plus en plus accaparé par les hommes. Aujourd’hui, l’immense travail dit domestique que les femmes continuent d’assumer, étant donné l’arriération technique et le manque de ressources, est relégué au second plan : le salariat et la monétarisation l’ont profondément dévalué. De ce fait, les femmes des milieux ruraux ont beaucoup perdu de leur pouvoir et de leur autonomie, sans pour autant que leur mode de vie ait réellement changé. Mais, depuis quelques années, à partir d’initiatives diverses, les femmes ont commencé à se regrouper pour, sinon reconquérir un pouvoir perdu, du moins élever ensemble leur niveau de vie.

A Bogoya, par exemple, un groupement féminin s’est créé avec pour objectif immédiat d’unir les efforts des femmes du village pour obtenir des soins de santé primaire sur place. Jusque-là, les femmes enceintes devaient aller accoucher à l’hôpital provincial de Ouahigouya distant de sept kilomètres, une véritable expédition étant donné le mauvais état des routes et l’absence de moyens de transport. C’est avec l’aide d’une organisation non gouvernementale (l’Association  française des volontaires du progrès) et la participation des hommes, pourtant sceptiques au départ, qu’une maternité a été construite et un personnel minimum  une infirmière, une accoucheuse traditionnelle et une- pharmacienne villageoise — formé. Les femmes ont ensuite acheté un moulin ; fin 1984, elles avaient non seulement remboursé le prêt de 800 000 F CFA que leur avait accordé l’ORD (Office régional de développement) mais également accumulé une somme de 450 000 F CFA. Grace au moulin, les femmes s’exemptent de la tache du pilage et elles s’assurent un revenu en le louant (2 500 F par jour durant les bonnes périodes). Aussi se sont-elles ensuite attaquées â la construction d’une banque de céréales en dur. Ce groupement a d’ailleurs reçu pour l’année 1984 le premier prix dans sa catégorie dans le cadre du concours agricole organisé par le Conseil de l’Entente (3).

Autre exemple : dans le Yatenga (nord du Burkina), les femmes se sont engagées avec une telle énergie dans un programme d’auto-développement régional qu’aujourd’hui on appelle cette expérience « le barrage des femmes » (4). Ici c’est un problème ô combien dramatique qui a galvanisé les énergies féminines, l’eau. Comment ne pas comprendre que les femmes, plus que les hommes, sont sensibles à la pénurie d’eau quand c’est à elles que revient la tache de transporter à longueur d’année des canaris (5) de 25 à 30 litres ou qu’elles voient périr sous leurs yeux des nourrissons malades parce que « l’eau c’était la boue, des fois on mettait de la cendre pour faire descendre la boue ».

Devant les atermoiements des hommes, les femmes du groupe Naam (une ONG locale) se sont mobilisées, menaçant leurs maris de retourner chez elles s’ils ne voulaient pas construire le barrage. C’était en 1979. En 1981, tous, femmes et hommes, s’attelèrent à la construction du barrage ; celui-ci, avec l’aide de l’UNICEF, a coûté environ 20 millions de F CFA dont la moitié provenait de la contribution des villageois eux-mêmes en nourriture, matériel et main-d’oeuvre  alors que l’État dépensait en moyenne 500 millions de francs pour des ouvrages équivalents. On dit que le dernier jour des travaux a été célébré « par une fête et des danses ; Minata, l’initiatrice du projet, chanta les plantes et les arbres qui naîtraient autour du barrage » (6).

Comment, dans ce contexte, les préjugés ont-ils été surmontés ? Les réponses paraissent claires : d’une part, sur la base du fait que de tels groupes existaient dans la société mossi traditionnelle ; sous une forme différente bien entendu, les- groupes Naam, émanation de la culture mossi, sont considérés « comme des structures transitoires vers des coopératives modernes ». L’expérience s’ordonne donc autour du respect et de la mise en valeur des traditions socio- culturelles locales. D’autre part, on privilégie l’utilisation des ressources locales en faisant le moins possible appel aux fonds extérieurs, et on donne aux femmes une représentation égalitaire aux positions économiques clés : le Comité directeur du projet est constitué de six hommes et six femmes, et les femmes, orientées par des animatrices originaires de la région et formées par l’ONG, participent à d’autres activités (économiques, éducatives, sociales, récréatives).

Ce genre de démarche réunit de sérieux atouts pour « promouvoir la participation égalitaire des femmes aux activités liées à l’eau et à l’hygiène au sein d’un programme général de développement rural » (7). Aujourd’hui, cinq autres barrages sont en construction et le « moulin père » a donné des « soeurs moulins » et des « fils moulins » (8). En effet, mettant à l’ordre du jour une tradition de solidarité mossi, le groupe qui reçoit le premier le don d’un moulin en donne à son tour le prix d’achat à un autre groupe et ainsi de suite… Décidément, quand les valeurs positives de la tradition sont intelligemment exploitées et que les femmes s’en mêlent, même les moulins font des petits. Reste à espérer que dans les mois et les années à venir, un bilan exhaustif soit réalisé de ces expériences disséminées et mal connues.

Pour l’heure, d’autres sujets, tout aussi complexes, sont clairement mis à l’ordre du jour. L’excision, sujet tabou sous d’autres cieux, a longuement été abordée, notamment à l’occasion de la Semaine nationale de la femme qui s’est déroulée au mois de mars 1985 à Ouagadougou. L’hebdomadaire Carrefour africain, dans un dossier intitulé « Un égoïsme déguisé », notait que l’excision « vise en fait à diminuer le désir sexuel chez la femme de façon à s’assurer sa fidélité » et à « s’opposer à son émancipation », manière franche d’aborder la question. Mais l’hebdomadaire rapportait également toutes les conséquences physiologiques négatives ainsi que les croyances qui s’inscrivent dans cette pratique. « Chez les Gour-manche et les Lobi, par exemple, qui vivent aux confins du Burkina, de la Côte-d’Ivoire et du Ghana, le clitoris est considéré comme un organe masculin qu’il convient d’éliminer afin de rendre à la fillette toute sa féminité. » Et un gynécologue burkinabé de mettre en garde : « Les justifications de l’excision sont certes ambiguës, mais le fait qu’elle entre souvent dans un ensemble de rites liés à la maternité nous oblige à la plus grande prudence… » (9). Aussi, en ce domaine plus particulièrement, les autorités se refusent à juste titre à croire qu’un simple décret résoudrait le problème. Dans cette perspective, il ne s’agit pas d’aller en croisade contre l’excision, mais de promouvoir des actes qui permettent de transformer progressivement les mentalités : on parle d’organiser un forum-débat sur la question avec les responsables des cultes ou tous ceux qui ont une grande influence sur les communautés, et surtout de faire de l’éducation sexuelle une partie intégrante des programmes scolaires et de santé primaire. Plusieurs signes montrent, en outre, qu’on  assiste peut-être au début de la fin de cette pratique mutilante et douloureuse. De nombreux jeunes expriment de plus en plus ouvertement leur hostilité à l’excision et, fait significatif, le caractère solennel du cérémonial semble se perdre. Enfin, l’urbanisation constitue un facteur déterminant dans la décroissance du nombre de femmes excisées : ainsi, sur 1 411 femmes examinées en 1979 dans 14 dispensaires urbains, 623 seulement, soit 44 % étaient excisées, taux nettement inférieur à celui des campagnes (10).

La dot, ce « marchandage » des femmes, le mariage forcé, la polygamie et la nécessité de promulguer un code de la famille qui protège juridiquement la femme, suscitent aussi des débats, parfois houleux, souvent contradictoires. Les hommes burkinabé ne sont probablement pas plus machistes que d’autres. Mais les privilèges auxquels ils se sont accoutumés les empêchent d’appréhender la libération des femmes comme une auto-libération. Ainsi, lors d’un débat dans la province du Komoé, Aicha Traoré, du Secrétariat national des CDR, déclara devant la foule et en dioula, la langue régionale : « Les femmes ne sont pas des bêtes de somme qu’il faut livrer à des hommes qui ont les moyens et qui en feront par la suite des esclaves ». Lors de la discussion qui suivit, plusieurs hommes s’insurgèrent contre de tels propos et l’un d’entre eux intervint pour dire qu’« une femme qu’on n’achète pas ne vous respecte pas » ; d’autres firent remarquer que, dans un village de la province, précisément, « 3 500 jeunes sont effectivement en dehors du village à la recherche de 500 000 francs pour pouvoir se ° marier ». A titre d’exemple, la femme turka (ethnie située dans le sud-ouest du pays) est, semble-t-il, la « plus chère » du Burkina : « Dès l’age de six ans, la future femme est retenue et il faut 10 000 francs chaque hivernage jusqu’à l’age de seize ans » (11). La dot qui avait un caractère symbolique dans les temps anciens (sous forme de cauris) est devenue aujourd’hui excessivement élevée dans certaines régions et conduit à des conséquences dramatiques comme l’« exil » et l’exode rural auxquels faisaient référence les propos précédents—,mais  aussi, pour les jeunes filles, le mariage forcé. Les vieux, dit-on, n’entendent pas « livrer » leur fille à vil prix au premier prétendant venu. Aussi force-t-on les filles à se marier à des hommes qu’elles n’ont pas choisis, parfois des vieil- lards plus ou moins fortunés. La fuite devient donc le seul recours pour échapper au calvaire. Ainsi, à Saponé, rapporte une institutrice, une soixantaine de « fugitives » ont trouvé refuge auprès des soeurs d’une mission catholique. Ces jeunes filles souffrent profondément de la rupture avec le milieu familial qui les bannit presque systématiquement du village, jusqu’au jour où, revenant mariées selon leur propre choix, des gamins dans les bras, elles se réconcilient avec leur famille (12).

 

Tout aussi difficile à abolir est la polygamie, dans la mesure où la famille polygame correspond à une structure socio-économique nécessitant des bras nombreux pour travailler. « Lorsque nous arriverons à doter chaque paysan d’une charrue, cela fera déjà avancer un peu » déclarait à ce propos Pierre Ouédraogo, secrétaire général national des CDR. Néanmoins, lors de la Semaine nationale, qui regroupait des femmes venues de toutes les provinces, un consensus s’est dégagé pour que « la monogamie soit la règle et la polygamie l’exception… (que) l’option entre la polygamie et la monogamie (s’effectue) en présence des deux futurs époux ». Enfin, parmi les résolutions adoptées au cours de cette Semaine, une recommandation juridique a été votée demandant que le projet de code de la famille (élaboré dans les années soixante-dix) soit concrétisé.

 

Devant la multitude des questions demandant réponse (nous n’avons pas abordé ici les problèmes de la prostitution féminine, du lévirat que les femmes contestent depuis longtemps, du recouvrement des pensions alimentaires en cas de divorce ou de séparation, etc.) le pouvoir burkinabé a adopté une philosophie articulée autour de trois démarches complémentaires : affirmation résolue des droits des femmes, volontarisme aux allures parfois « folklori, ques », mesures concrètes et comportement mesuré.

Dès le « Discours d’orientation politique » du 2 octobre 1983, qui constitue le premier document à la fois programmatique et d’analyse du régime instauré par le CNR, « la politique de la femme » est placée en bonne position, après « l’armée nationale » et avant « l’édification économique », dans le chapitre consacré à « la révolutionarisation de tous les secteurs de la société voltaïque ». Après référence aux souffrances « doubles » que les femmes vivent, il est dit que « la révolution démocratique et populaire créera les conditions nécessaires pour permettre à la femme voltaïque de se réaliser pleinement et entièrement. Car, serait-il possible de liquider le système d’exploitation en maintenant exploitées ces femmes qui constituent plus de la moitié de notre société ? D. Si l’on retrouve ici l’argument classique d’un discours marxiste qui n’a pas toujours amené les femmes à poser et à résoudre leurs problèmes spécifiques, et les traces d’une perception instrumentale du potentiel féminin, le président Sankara, quant à lui, ne rate jamais l’occasion d’évoquer de manière moins « codée » et bien plus alerte, la condition des femmes et la nécessité absolue de leur libération :

« Femmes dominées par les hommes qui sont eux-mêmes dominés, c’est là un problème complexe, nous n’avons pas fini de nous libérer de nous-mêmes… La femme vit dans une sorte d’univers carcéral avec lequel elle a appris à composer depuis des années et des années. Imaginez-vous ce que le monde serait avec des femmes libres ? (…) L’infériorisation va jusqu’aux marques physiques. Ne parlons pas des expressions qui trahissent l’inféodation des femmes aux hommes ; ne dit-on pas d’une femme qui parle bien qu’elle parle comme un homme ? » (13).

Position de principe, donc, mais aussi volontarisme que d’aucuns ont pu juger folklorique. Ainsi, le slogan par lequel on conspue « les maris pourris », la journée du marché au masculin (destinée à faire connaître aux hommes les prix des denrées alimentaires), comme les deux ou trois rencontres-débats entre Sankara et les femmes, ont créé un climat positif pour les femmes, une sorte de caution par le haut pour les inviter à s’exprimer et à agir. Ces manifestations, plus spectaculaires que profondément efficaces, ont cependant le mérite d’installer le doute sur les habitudes de pensée et de susciter le débat à la base.

Enfin, des mesures ont été prises dont l’une concerne l’instauration de ce qu’on appelle à Ouagadougou le « salaire vital ». Il ne s’agit ni plus ni moins que de prélever sur les salaires des hommes mariés une somme (le tiers dit-on) qui sera versée directement à l’épouse. Pourquoi une telle mesure ? Elle se justifie par le fait que les problèmes liés notamment à l’éclatement de la famille traditionnelle et aux conséquences psycho-sociologiques qui en découlent amènent de nombreux pères de famille à s’adonner à l’alcoolisme ou à entretenir des « maîtresses » (une prostitution illégale ou déguisée répandue rendant la chose « facile »), laissant dans un dénuement plus ou moins total épouses et enfants. Pour le capitaine Sankara, « l’État ne contraint personne au mariage, mais exige que celui qui fonde un foyer assume ses responsabilités. Nous devons nous mettre à la place de nos hommes et de nos fem- mes. Il y a des hommes qui transforment leurs femmes en bonnes à domicile, leur refusant cependant jusqu’au salaire de bonne, et dissipent en futilités l’argent destiné au foyer. Ce qui, du point de vue de la morale simple, est amoral, est pour la révolution démocratique populaire inacceptable » (14).

Des mesures d’accompagnement doivent être arrêtées pour mettre en pratique (ce qui ne sera pas très simple, étant donné le nombre probable de cas de figure) cette décision dont les mouvements féministes n’auraient pas eu à rougir. Certains crieront à l’atteinte aux libertés, à l’ingérence de l’Etat dans la vie privée ; d’autres y verront un acte courageux destiné à protéger des milliers de femmes et d’enfants de la misère matérielle. Ce n’est peut-être pas insignifiant dans un pays où les salariés constituent objectivement une couche privilégiée par rapport au dénuement du monde rural qui, lui, nourrit la ville.

Les questions démographiques ont également été étudiées et un plan d’action pour la planification familiale adopté par le gouvernement. Là encore, l’approche veut tenir compte des réalités du pays. L’augmentation démographique  25°/00  est relativement élevée, mais elle n’est pas aussi préoccupante que dans d’autres pays, dans la mesure où, avec sept millions d’ames pour une superficie de 274 000 km2, la densité reste faible. Les Burkinabé entendent promouvoir une politique d’espacement des naissances dont les indispensables corollaires sont : un changement des mentalités face à la procréation (conçue comme un don de Dieu et comme la génération d’une main-d’oeuvre disponible), une plus grande attention à la vie des mères (5 à 6 % des femmes meurent à la suite de couches trop rapprochées ou trop nombreuses) et une action sur la mortalité infantile (182 enfants sur 1 000 meurent avant l’age d’un an faute de soins élémentaires ou à cause de la malnutrition et des maladies) ; ce plan envisage aussi l’abrogration de la loi de 1920 sur l’interdiction absolue de l’avortement et de la diffusion des moyens contraceptifs.

Pour terminer, il nous suffira d’évoquer l’accession de plusieurs femmes à des postes de responsabilité élevés.: au niveau gouvermental (trois détiennent actuellement des portefeuilles ministériels, dont celui du budget), comme au niveau de l’administration territoriale (dont une femme à la préfecture de Bobo-Dioulasso, la capitale économique du pays, et une autre au secrétariat général de la mairie de Ouagadougou), socio-politique (secrétariat général des CDR) ou haute fonction publique.

Cependant, et en dépit d’indéniables progrès, peu de choses ont véritablement changé dans la condition générale et profonde de la vie de la majorité des femmes. Mais tout ce qui se dit même dans la contradiction et la contestation qu’expriment les femmes quand elles le jugent nécessaire et tout ce qui se fait ,depuis deux ans et quelques mois laisse à penser que le destin des femmes a quitté le sentier du tabou, de l’exploitation et des souffrances tues, de l’indifférence et du « béni-oui-ouisme D. L’avenir statuera.


(1) Chiffres cités par le représentant de l’Association burkinabé pour les Nations Unies, Semaine nationale de la femme, Ouagadougou, 1-8 mars 1985.

(2) Collectif Tiers monde de Poitiers, Regards sur la Haute-Volta, Poitiers, 1981, p. 92.

(3) Sur cette expérience, cf. Carrefour africain 861, 14 déc. 1984.

(4) Cf. à ce sujet S.-Y. Yoon, « Le barrage des femmes. Les femmes mossi du Burkina Faso », Revue Tiers monde 26 (102), avr. juin 1985, pp. 443-449.

(5) Récipients de fabrication locale.

(6) S.-Y. Yoon, op. cit., p. 445.

(7) Ibid., p. 448.

(8) Ibid.

(9) Carrefour africain 874, 15 mars 1985.

(10) Chiffres cités par Libération, 18-19 mai 1985.

(11) Carrefour africain 817, 10 fév. 1985.

(12) Carrefour africain 832, 25 mai 1984.

(13) Interview de T. Sankara réalisée à Ouagadougou en mai  1984 pour un reportage télévisé, co-produit par les télévisions algérienne et burkinabé et coordonné par R. Vautier.

(14) Discours prononcé à l’occasion du deuxième anniversaire de la révolution, Ouagadougou, 4 août 1985.

Christine Benabdessadok

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