Vous trouverez ci-dessous une interview de Joséphine Ouedraogo qui fut ministre de l’Essor Familial et de la Solidarité Nationale durant 3 ans pendant la Révolution burkinabè dirigé par le capitaine Thomas Sankara. Cette interview est extraite d’un ouvrage publié par l’AFASPA (association française d’amitié et de solidarité avec les peuples d’Afrique) rassemblant des paroles et des portraits de femmes intitulé “Elles font bouger l’Afrique” publié aux éditions Tirésias en 2005.
La rédaction
C’est par accident que Joséphine Ouédraogo a participé à la vie politique de son pays. Elle n’avait jamais milité dans un parti politique, ayant toujours considéré que les objectifs et les motivations des leaders ne prenaient pas en compte la réalité ni les préoccupations profondes des paysans qu’elle avait eu « le privilège de côtoyer ». Un jour de septembre 1984, le Président Sankara l’a appelée pour lui proposer un poste dans son gouvernement. Il était convaincu que son travail, en contact avec les réalités sociales, était utile à la révolution. C’est en concertation son mari et sa famille qu’elle a accepté cette offre tout à fait inattendue.
J’ai été élevée selon les valeurs culturelles traditionnelles de l’ethnie Mossi (système patriarcal). Ma mère était illettrée et mon père était, au moment de ma naissance, Député de l’Afrique occidentale française au parlement français. Il a été par la suite ambassadeur de la Haute Volta à Paris de 1961 a 1972. J’ai effectué ma scolarité primaire à Koudougou, ma ville natale et mes classes secondaires à l’Institut de la Tour (Paris) où j’ai passé le Baccalauréat en 1968. Mon éducation est un mélange de culture Mossi et de culture française.
De mon enfance, je garde les souvenirs d’une vie ponctuée par les travaux domestiques : puiser de l’eau au puits, balayer la maison, laver les habits une fois par semaine au marigot dans la compagnie joyeuse de mes sœurs, cousines et voisines, l’école et les fouets du maître et ma mère dans son rôle de « gouvernante » de la grande cour familiale. Mon père était souvent absent. il passait chaque année plusieurs mois en France pour les sessions parlementaires. Lorsqu’il a été nommé ambassadeur à Paris en juillet 1961, toute la famille a dû s’y installer. J’ai vécu mon départ en France comme une déchirure morale terrible.
A Paris j’ai vécu « la révolution » de mai 68 et la marche des étudiants. J’ai lu Simone de Beauvoir. Je garde quelques amies militantes féministes. A l’Institut de service social et de recherches sociales de Montrouge j’ai fait des études d’assistante de développement social (Section internationale). En 1969 pour le mémoire du diplôme de fin d’études, le stage dans mon pays m’a «réconciliée» avec ma société. J’ai passé 2 mois en milieu rural pour étudier des projets et les méthodes d’animation féminine. Cela m’a donné envie d’en savoir davantage sur le fonctionnement de la société, sous l’angle du développement et non pas anthropologique. La licence de sociologie obtenue en 1974 à l’Université René Descartes m’a permis de décrocher un poste de chargée d’études sociologiques. Durant 8 ans j’ai appris à connaître la société rurale, les approches de développement et leur impact sur les femmes et les paysans. Ma sensibilité pour la situation des femmes s’est forgée durant cette période, notamment leur marginalisation systématique par les schémas de développement économique, social et politique. Les 3 années passées en tant que ministre de l’Essor Familial et de la Solidarité Nationale ont développé ma conscience politique africaine et mon attachement aux valeurs démocratiques.
Ce que j’ai retenu de cette expérience, c’est que les méthodes militaristes ne sont pas adaptées à la volonté et aux objectifs louables de la révolution pour « changer les choses » et apporter un mieux-être au peuple. Ceci dit, le Président Sankara avait une idée très précise des transformations sociales et économiques qu’il souhaitait pour le peuple burkinabé, tant pour les femmes que pour les jeunes. Je crois que si l’Afrique piétine aujourd’hui, c’est parce que nos leaders actuels ne semblent pas avoir une vision claire de là où ils veulent amener le continent dans 25 ans et au-delà. Pour le transformer au profit du plus grand nombre, comme le prescrit la Déclaration du Millénaire pour le Développement, les projets et l’argent ne suffisent pas, il faut une vision stratégique, il faut savoir comment mobiliser l’ensemble de nos ressources humaines, matérielles, techniques et institutionnelles pour réaliser cette vision, étape par étape.
La consolidation du processus démocratique doit être le ciment de la mise en œuvre de ces transformations. J’ai appris qu’il était possible de construire une démocratie basée sur le dialogue national et social et sur la transparence. Cela contribue à informer et à éduquer les populations, à forger le sens de la responsabilité collective. a cette époque, les femmes paysannes ont eu l’opportunité de prendre la parole pour exprimer leurs points de vue lors de rencontres publiques. Peu a peu, les populations apprenaient à ne plus être « otages » des chefs de projets, des bailleurs de fonds, des ONG et autres coopérants.
En 1997 j’ai été recrutée par la Commission Économique des Nations Unies pour l’Afrique (CEA) pour diriger le Centre Africain pour le Genre et le Développement. Une des contributions importantes que mon équipe et moi avons pu apporter après 5 ans d’efforts, c’est la création d’un Indice des inégalités entres les sexes en Afrique (IDISA). Cet instrument, validé par un comité scientifique international, pourra permettre de mesurer de manière précise les écarts entre les hommes et les femmes dans tous les domaines, en utilisant les statistiques nationales de chaque pays. On pourra cibler plus clairement les secteurs dans lesquels il faut mener des actions, traquer les gouvernements et faire du plaidoyer auprès des partenaires.
Pour que la nomination des femmes à des postes de responsabilités dans la sphère politique contribue à faire évoluer les choses, il faudrait qu’elles soient en nombre suffisamment élevé (30% des effectifs) pour constituer une « masse critique» qui puisse faire évoluer la manière de voir les choses et de prendre des décisions. Ce jour-là, sur tous les plans et à tous les niveaux, leur sensibilité, leur intégrité, leur approche de la vie, si elle est basée sur des principes de justice, de dignité et de démocratie, pourraient effectivement contribuer au changement.
Mais, je ne crois pas qu’une femme soit d’emblée « meilleure » qu’un homme. Il faudrait que les militantes des droits des femmes et des droits de l’homme, organisent une rencontre avec les femmes occupant des postes politiques pour essayer de s’entendre sur une sorte de contrat d’influence politique en faveur des femmes dans toutes les décisions à prendre.
Je ne suis pas sûre que nous, les femmes et les hommes qui occupons le devant de la scène publique depuis vingt ans, ayons suffisamment pensé à la jeune génération. J’ai même le sentiment que dans tout ce que nous faisons, nous avons tendance à « les oublier », à ne pas les impliquer, à ne pas les consulter.
A cause de mes multiples déplacements, à l’intérieur comme à l’extérieur, mes 3 enfants et mon mari ont certainement subi quelques frustrations. A certains moments, je leur ai dit que je voulais « tout abandonner » pour rester à la maison, parce que je me culpabilisais et aussi parce que j’étais moi-même très frustrée. Mais à chaque fois, ils m’ont demandé de ne jamais le faire. Je ne m’accorde pas suffisamment de temps. Lorsque je suis en vacances au Burkina, ce qui me détend le plus c’est d’être en contact avec les gens «simples», au village, en famille, dans le quartier. J’attends la retraite avec impatience pour prendre le temps d’écrire mes expériences et mes réflexions politiques. J’aimerais les partager avec des groupes de jeunes, recevoir leur propre vision des choses pour la faire connaître au public.
Autre chose : je suis chrétienne et ma relation avec Dieu est ma plus grande source de force intérieure face à toutes sortes d’adversités.
Propos recueillis par Michèle Decaster