Nous publions ci-dessous un article de Tangi Bihan, étudiant en Histoire-Géographie membre de l’équipe du site. Merci pour cet article dense, solide et documenté. Une première édition de cet article avait été publiée dans Les Cahiers du Boudoir, en 2019. NOus remercions aussi Deirdre Bihan qui nous a gentiment autorisés à publié une reproduction de son portrait.

La rédaction


 

 De Tangi Bihan

Martiniquais, Français, Algérien et Africain, Frantz Fanon a longtemps été un personnage oublié, ou plutôt effacé, de l’histoire. Né en 1925 à Fort-de-France, ce psychiatre et militant anticolonialiste a donné sa vie à la médecine et à l’Algérie, jusqu’à mourir d’une leucémie en 1961, à seulement 36 ans. La France a voulu l’oublier en même temps que la Guerre d’Algérie, qui fut un profond traumatisme pour la nation. De même l’Algérie, à partir de l’ère Boumediene, car il n’était ni arabe ni musulman, mais noir et agnostique : il ne correspondait pas à l’image que l’Algérie nationaliste voulait se donner d’elle-même. Il incarnait un tiers-mondisme considéré aujourd’hui comme utopiste et dépassé. Oublié, aussi, car dépeint, à tord, comme un apologiste de la violence, en raison de la fameuse préface de Jean-Paul Sartre aux Damnés de la terre.

Les Noirs Américains, en revanche, ont continué à l’étudier pour sa pensée sur l’identité et le racisme. Son premier livre, Peau noire, masques blancs, sert de référence pour les études postcoloniales qui émergent depuis une dizaine d’années. Et c’est à la faveur de cette lecture que sa figure a réémergé en France.

Ce qui frappe, en lisant ses œuvres et sa biographie, c’est la profonde cohérence entre sa pensée, sa pratique de la psychiatrie et son engagement politique. Sa conception de l’homme peut être résumée ainsi : anti-essentialiste et historique. Il voit dans l’identité individuelle et collective non une donnée fixée une fois pour toutes, mais le résultat d’un processus, la conséquence des expériences personnelles et de l’histoire. L’identité est dynamique. Et bien qu’ayant « trahi » la France en épousant la cause algérienne, il en est des plus fidèles par cette conception de l’antiracisme. La France n’étant pas une ethnie, mais, en suivant Ernest Renan, un « plébiscite de tous les jours ».

Enfance et engagement dans la Résistance

Fanon naît et grandit en Martinique. Son enfance heureuse est marquée par un souvenir qu’Alice Cherki, qui l’a bien connu, narre : « De ce temps-là, le seul souvenir un peu personnel qui me fut raconté par Fanon, avec une certaine émotion et une gravité disproportionnée au souvenir, est ce que répétitivement je ne peux m’empêcher d’appeler l’”épisode Schoelcher”. Emmené, à dix ans, comme tous les enfants de l’école, au monument Schoelcher pour rendre hommage au héros qui a “libéré les esclaves de leurs chaînes”, le petit garçon de l’école primaire se demande brusquement pourquoi celui-ci est un héros ; qu’est ce qu’il y avait avant dont on ne parle pas et qui a eu lieu ? C’est cet avant qui mérite qu’on l’honore, qu’on en parle, cet inouï d’hommes et de femmes mis en esclavage, assujettis au Code noir. L’homme se trouble en évoquant ce vacillement confus du petit garçon qu’il fut. Qu’il s’agisse peut-être d’un souvenir écran, que cela vienne remettre en scène un mystère, un non-dit plus intime, est sans grande importance. Ce jour-là, dit l’homme parlant de l’enfant, “j’ai compris pour le première fois que l’on me racontait une histoire qui s’écrivait sur un déni, que l’on m’indiquait un ordre des choses falsifié. J’ai continué à jouer, à faire du sport, à aller au cinéma mais plus rien n’était plus pareil. C’est comme si j’ouvrais mes yeux et mes oreilles”. Souvenir romancé, reconstruit avec ce goût pour la fable qu’avait Fanon et qui laissait ses interlocuteurs désarmés ? Il est difficile de trancher, mais il existe une certitude : ce souvenir le construisait. »

Il est vain de chercher à reconstituer son parcours intellectuel à partir de ce genre de souvenir. En revanche, on peut supposer qu’il en tire une leçon essentielle : la libération ne se demande pas, mais s’arrache par la lutte. Schoelcher n’a pas « libéré les esclaves de leurs chaînes » ; ces derniers ont conquis leur liberté à la suite de nombreuses révoltes, violentes. Il écrit dans El Moudjahid, le journal du Front de Libération Nationale (FLN) – l’organe des révolutionnaires algériens – : « S’il est une démarche stérile, c’est bien celle qui consiste, pour un opprimé, à s’adresser au “cœur” de ses oppresseurs. »

Au lycée, Aimé Césaire est son professeur de français. Comme tous ses élèves, il est marqué par son enseignement, ce qui ne l’empêche pas de s’opposer à lui philosophiquement et politiquement. Philosophiquement, Fanon rejette la « négritude », qui consiste en une affirmation de l’identité noire ; au contraire, il déteste qu’on parle de sa couleur de peau et refuse que son identité lui soit rattachée. Politiquement, Fanon est favorable à l’indépendance de la Martinique, contrairement à Césaire qui milite pour l’autonomie de l’île, intégrée à la métropole.

En 1943, la Martinique est gouvernée par l’amiral pétainiste Georges Robert. Fanon, à tout juste 18 ans, s’engage avec des camarades dans la Résistance, contre l’avis de sa famille. Cherki raconte : « Les professeurs de lycée ne sont pas très partants pour cet engagement de leurs élèves au sein du Bataillon cinq. À l’un d’entre eux disant que cette guerre n’est pas la leur, que “les Blancs se tirent entre eux, c’est mieux pour les Nègres”, Fanon réplique, de sa voix qui porte haut : “Chaque fois que la dignité et la liberté de l’homme sont en question, nous sommes concernés, Blancs, Noirs ou Jaunes, et chaque fois qu’elles seront menacées en quelque lieu que ce soit, je m’engagerai sans retour”. » Se montrant sensible à toutes les formes de racisme, il est révulsé par l’antisémitisme et appellera en particulier les minorités à défendre les juifs. Il écrira plus tard, dans Peau noire, masques blancs : « Quand vous entendez dire du mal des juifs, dressez l’oreille, on parle de vous. »

Il arrive à Casablanca où les engagés sont hiérarchisés selon leur « race ». En haut se trouvent les Européens blancs, en bas les tirailleurs africains, entre les deux les Antillais et les Arabes. Cette hiérarchie se manifeste par une différence de traitement dans la distribution des tenues vestimentaires, des logements et dans le régime alimentaire. Il participe ensuite au débarquement de Saint-Tropez et à la bataille d’Alsace, durant laquelle un éclat d’obus le blesse à la poitrine. Cette première expérience du racisme le marque profondément : il ressent un immense décalage entre son engagement contre l’idéologie nazie raciste et la discrimination à l’œuvre dans les troupes de la Résistance. Il ira jusqu’à dire « je me suis trompé » en s’engageant dans cette guerre.

Formation de psychiatre

Après la guerre, il rentre en Martinique et passe son bac à 20 ans. Bénéficiant d’une bourse d’ancien combattant, il quitte sa terre natale pour étudier la médecine et la psychiatrie à Lyon, où il suit les cours du philosophe Maurice Merleau-Ponty et collabore avec des associations militantes anticoloniales. Il découvre la psychothérapie institutionnelle (ou social-thérapie) avec le Dr François Tosquelles, dont il est l’interne à l’hôpital de Saint-Alban. Ce courant, novateur à l’époque, Félix Guattari le résume ainsi : « Sa principale caractéristique est une détermination à ne jamais isoler l’étude de la maladie mentale de son contexte social et institutionnel et, du même coup, à analyser les institutions sur la base d’une interprétation des effets réels, symboliques et imaginaires de la société sur les individus. »

Dans ses analyses, la psychothérapie institutionnelle met l’accent sur les causes sociales du déclenchement de la maladie mentale plutôt que sur les causes neurologiques, sans évidemment nier ces dernières. Dans la pratique, elle s’oppose à l’enfermement des malades pour, au contraire, leur offrir une vie sociale, entre eux, avec les soignants et même avec le reste de la société, la famille, etc. Le retour à une vie la plus « normale » possible est le moyen de désaliéner les patients : ils participent à des tâches collectives, à des cinés-clubs, etc. Ils sont acteurs de leurs soins, dans un établissement ré-humanisé, non plus seulement les objets passifs des soignants.

Fanon rédige Peau noire, masques blancs en 1951-1952, il devait en faire sa thèse. Elle a été refusée et il écrit lui-même : « L’objectivité scientifique m’était interdite, car l’aliéné, le névrosé, était mon frère, était ma sœur, était mon père. » Ce livre, très marqué par la phénoménologie et l’existentialisme, analyse son « expérience vécue » de Noir dans une société majoritairement Blanche. Pour Fanon, ces catégories de « Noir » et de « Blanc » ne renvoient pas à des essence, elles sont le fruit d’une situation : « Le nègre n’est pas. Pas plus que le Blanc », écrit-il dans sa conclusion. David Macey, son biographe, commente : « [le Noir] existe dans la mesure où il est vu et entendu par les autres, dans la mesure où il est pour d’autres. Pareil pour le Blanc. D’où la conclusion que le Noir n’est pas (n’existe pas), pas plus que le Blanc. Enfermés dans leur “blancheur” et “noirceur” respectives, ils n’existent que dans la mesure où ils se créent l’un pour l’autre. »

Jean-Paul Sartre, dans L’existentialisme est un humanisme : « L’homme, tel que le conçoit l’existentialiste, s’il n’est pas définissable, c’est qu’il n’est d’abord rien. Il ne sera qu’ensuite, et il sera tel qu’il se sera fait. Ainsi, il n’y a pas de nature humaine, puisqu’il n’y a pas de Dieu pour la concevoir. L’homme est non seulement tel qu’il se conçoit, mais tel qu’il se veut, et comme il se conçoit après l’existence, comme il se veut après cet élan vers l’existence, l’homme n’est rien d’autre que ce qu’il se fait. » L’influence du philosophe sur Fanon se fait clairement ressentir : « Seront désaliénés Nègres et Blancs qui auront refusé de se laisser enfermer dans la Tour substantialisée du Passé. » ; « Ce n’est pas le monde noir qui me dicte ma conduite. Ma peau noire n’est pas dépositaire de valeurs spécifiques. » ; « Il n’y a pas de monde blanc, il n’y a pas d’éthique blanche, pas davantage d’intelligence blanche. » Ainsi, l’homme, fondamentalement libre, ne doit pas être rattaché à une identité fixe, héritée du passé, mais devenir qui il souhaite devenir. « Il ne faut pas essayer de fixer l’homme, puisque son destin est d’être lâché. »

Fanon, psychiatre en Algérie

En 1953, Fanon est nommé en Algérie, à l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville, lequel porte aujourd’hui son nom. Il écrit à son frère Joby : « Je pars en Algérie. Tu comprends : les Français ont assez de psychiatres pour soigner leurs fous. Je préfère aller dans un pays où ils ont besoin de moi. » Avant le déclenchement de la guerre qui aboutira à l’indépendance, Fanon n’a aucun contact avec les militants indépendantistes et se concentre sur son activité de psychiatre.

L’hôpital psychiatrique de Blida, dans lequel il prend le cinquième poste de médecin-chef, a ouvert dans les années 1930 sous l’impulsion du Dr Antoine Porot. Ce dernier, enseignant à la faculté de médecine d’Alger, développe la théorie du « primitivisme », qui assimile l’indigène musulman et l’Africain noir à l’Européen lobotomisé.

Fanon écrit dans Les Damnés de la terre : « [Le professeur Porot] signalait que “l’indigène nord-africain, dont les activités supérieures et corticales sont peu évoluées, est un être primitif dont la vie essentiellement végétative et instinctive est surtout réglée par son diencéphale”. Pour bien mesurer l’importance de cette découverte du professeur Porot, il faut rappeler que la caractéristique de l’espèce humaine, quand on la compare aux autres vertébrés, est la corticalisation. Le diencéphale est l’une des rares parties les plus primitives du cerveau et l’homme est d’abord un vertébré où domine le cortex. Pour le professeur Porot, la vie de l’indigène nord-africain est dominée par les instances diencéphaliques. Cela revient à dire que l’indigène nord-africain d’une certaine façon est privé de cortex. »

Cette doctrine de l’école d’Alger s’inscrit dans la lignée de l’idéologie coloniale raciste, selon laquelle il existerait des races inférieures à d’autres. La même idéologie qui a conduit à la mesure des crânes des Africains noirs, concluant de leur infériorité intellectuelle, légitimant par là l’entreprise coloniale. Il s’agit de naturaliser des traits culturels, tirés d’une situation historique et politique bien précise, pour justifier un projet politique. Et les médecins ont, parmi d’autres chercheurs, au mieux par naïveté au pire par conviction, contribué à ce projet en offrant un fondement apparemment scientifique au racisme.

Fanon rejette absolument cette thèse. À l’inverse, il met l’accent sur le rôle de la culture et de la situation politique dans le développement des maladies mentales et, plus largement, de la personnalité. Il souligne que la situation coloniale, en ce qu’elle écrase la personnalité, la culture, les valeurs, l’histoire, la langue du colonisé, porte atteinte à sa subjectivité. En clair, pour Fanon, c’est d’abord l’aliénation sociale, politique et culturelle qui produit l’aliénation mentale. Voilà comment il lie sa réflexion psychiatrique et sa réflexion politique.

Il en tire les conséquences dans sa pratique de médecin. Il cherche à appliquer les méthodes qu’il a apprises à Saint-Alban avec le Dr Tosquelles. Des ateliers de musique, de cinéma, de tricot, de couture, etc., sont mis en place et les résultats sont encourageants pour les patients Européens. Mais ces mêmes activités échouent avec les indigènes. Pourquoi ? Car ces elles sont porteuses de la culture et de la mentalité française, et n’ont aucun effet sur les Algériens. Alors il décide d’inviter des conteurs traditionnels, de célébrer les fêtes musulmanes, de créer un « café-maure », lieu de rencontre traditionnel des hommes. Et c’est un succès. Fanon dira plus tard : « Il n’était pas question pour moi d’imposer de l’extérieur des méthodes plus ou moins adaptées à la “mentalité indigène”. Il me fallait démontrer plusieurs choses : que la culture algérienne était porteuse de valeurs autres que la culture coloniale ; que ces valeurs structurantes doivent être assumées sans complexe par ceux qui en sont les porteurs. »

À partir de 1955-1956, la guerre d’Algérie, déclenchée en 1954, s’intensifie. La torture devient systématique et l’hôpital psychiatrique de Blida reçoit de nombreux patients atteints de troubles mentaux, qu’ils soient torturés ou tortionnaires. Fanon relate plusieurs cas dans Les Damnés, évoqué plus bas.

Fin 1956, peu après son retour de Paris et son intervention au Premier Congrès des écrivains et artistes noirs, il démissionne de son poste de médecin-chef. Il considère comme absurde de vouloir coûte que coûte désaliéner les individus, « les remettre à leur place », dans « un pays où la déshumanisation est systématisée », où le « non-droit, l’inégalité et le meurtre sont érigés en principes législatifs », où « l’autochtone, aliéné permanent dans son propre pays, vit dans un état de dépersonnalisation absolue ». L’administration française riposte : il est expulsé d’Algérie. Des personnels de l’hôpital, devenu un repaire de fellaghas, sont arrêtés.

« Racisme et culture »

Au Premier Congrès des écrivains et artistes noirs, Fanon fait une intervention très remarquée, intitulée « Racisme et culture ». Il y développe l’idée que le racisme n’est pas une disposition psychologique mais le pendant culturel de la colonisation, c’est-à-dire l’aliénation, en même temps que sa justification. La colonisation est essentiellement un processus d’exploitation économique ; et l’oppression des colonisés s’appuie sur une « mise à sac » des valeurs et des traits culturels autochtones, d’où la nécessité du racisme en tant que hiérarchisation des hommes, justificateur de l’exploitation. Fanon observe ensuite le glissement du « racisme vulgaire », se fondant sur la biologie, évoqué plus haut, vers le « racisme culturel » : « l’objet du racisme n’est plus l’homme particulier mais une certaine forme d’exister. » Est posée la supériorité des « valeurs occidentales » ; le langage, les techniques et les coutumes autochtones sont dévalorisés et écrasés.

Fanon va plus loin et en analyse les conséquences sociales et psychologiques : la culture autochtone se ferme et se fige, l’infériorité culturelle est intériorisée. « L’opprimé tente alors d’y échapper, d’une part en proclamant son adhésion totale et inconditionnelle aux nouveaux modèles culturels, d’autre part en prononçant une condamnation irréversible de son style culturel propre. » Puis « ayant jugé, condamné, abandonné ses formes culturelles, son langage, son alimentation, ses démarches sexuelles, sa façon de s’asseoir, de se reposer, de rire, de se divertir, l’opprimé, avec l’énergie et la ténacité du naufragé se rue sur la culture imposée. » Fanon ajoute : « Cet événement désigné communément aliénation est naturellement très important. On le trouve dans les textes officiels sous le nom d’assimilation. »

Mais, bien qu’acculturé et déculturé, le colonisé bute toujours sur le racisme. Alors il se retourne vers sa culture d’origine, idéalisée, fantasmée : celle-ci est proclamée au cours de la guerre de libération. La fin de son intervention traduit l’optimisme, l’idéalisme, voire l’utopisme de son auteur : le racisme doit disparaître avec la situation coloniale et, alors, les deux cultures antagoniques, celle de l’occupant et celle de l’occupé, pourront s’enrichir mutuellement. Et selon lui, « l’universalité réside dans cette décision de prise en charge du relativisme réciproques de cultures différentes une fois exclu irréversiblement le statut colonial. » Cherki ajoute : « désenkyster la culture – la refaire vivante, se la réapproprier – est un élément fondamental de la libération du colonisé… et du colonisateur. »

Engagement au Front de Libération Nationale (FLN)

Fanon, expulsé d’Algérie, s’exile à Tunis, où il est accueilli par le FLN, en accord avec Habib Bourguiba. Il y trouve un poste de psychiatre à l’hôpital Charles-Nicolle. Comme à Blida, il bouleverse en profondeur l’institution : il fait enlever les barreaux des fenêtres, élimine les camisoles de force, se lance dans la formation des infirmières et infirmiers à la pratique de la social-thérapie.

En parallèle, il émerge comme porte-parole public du FLN et intègre la rédaction du journal officiel du mouvement, El Moudjahid. Il y écrit notamment un article qui s’adresse à la gauche française : « Les intellectuels et les démocrates français devant la révolution algérienne ». Il faut rappeler qu’en 1954, il était indiscutable pour tous les politiques français, de droite comme de gauche, que l’Algérie était un territoire français ; cette opinion a mis du temps à évoluer au cours de la guerre de libération. Aussi, en 1956, le Parti communiste français vote les pouvoirs spéciaux au gouvernement de Guy Mollet, exprimant par là l’acceptation de la guerre.

Il écrit : « L’un des premiers devoirs des intellectuels, réunis en l’occurrence sous le terme d’”intelligentzia”, et des éléments démocratiques des pays colonialistes, est de soutenir sans réserve la revendication nationale des peuples colonisés. » Et « la lutte contre le colonialisme devient lutte contre la nation. » Or, de peur d’être accusée de trahison, et face aux attentats du FLN contre des civils français, la gauche ne prend pas de position claire en faveur de l’indépendance algérienne. Mais, selon Fanon, les Français ne peuvent pas se contenter d’une position neutre car « le statut de l’étranger, de conquérant du Français en Algérie, est un statut d’oppresseur. »

Fanon met en évidence les contradictions à la fois des gauches communiste et non communiste. Dans le contexte de la Guerre froide, la gauche communiste veut éviter que l’Algérie tombe sous influence américaine, la non communiste sous influence soviétique. Ces positions les empêchent de soutenir pleinement la cause algérienne ; les deux camps refusent d’admettre que l’indépendance de l’Algérie puisse être désirable en soi, et que cette jeune nation puisse décider de son avenir en toute souveraineté. Et de conclure : « Le FLN s’adresse à l’ensemble de la gauche française et lui demande dans cette quatrième année [de la guerre] de s’engager concrètement dans le combat pour la paix en Algérie. À aucun moment il ne saurait être question pour les démocrates français de rejoindre nos rangs ou de trahir leur pays. Sans renier sa nation, la gauche française doit lutter pour que le gouvernement de son pays respecte les valeurs qui s’appellent : droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, reconnaissance de la volonté nationale, liquidation du colonialisme, rapports réciproques et enrichissants entre des peuples libres. » La gauche française finira par adopter cette position, mais tardivement. Bien que minoritaire, le Manifeste des 121, publié le 6 septembre 1960, déclare le « droit à l’insoumission » : les Français doivent refuser de prendre les armes contre les Algériens.

Les relations de Fanon avec FLN sont ambivalentes. D’un côté un engagement sans faille, avec tout ce que cela implique en termes de prise de risques, de discipline, etc. ; d’un autre côté, une remise en cause des principaux dirigeants, parmi lesquels Abdelhafid Boussouf et Lakhdar Bentobal. Il dit d’eux, en privé : « À les entendre, ils s’arrêtent à l’idée d’une Algérie indépendante et à des querelles de pouvoir ; quant à savoir ce que sera cette Algérie, ils ne semblent pas en avoir cure. Les notions de laïcité, de socialisme ou encore de conception de l’homme leur sont étrangères. » Au sujet de Boumediene : « Pour celui-ci, le goût du pouvoir relève de la pathologie. » Les perspective de l’indépendance soucient Fanon : une nouvelle bourgeoise qui voudrait prendre le relais, ou, pire encore, des clans se disputant le pouvoir, ou même l’emprise du religieux sur l’État.

En accord avec Ramdane Abane, dont il se sent très proche, il soutient l’idée que le politique doit primer sur le militaire, et être séparé du religieux. Cherki ajoute que « la rupture de la situation coloniale par la révolution était porteuse de nouveaux rapports humains qui permettaient à une partie des Européens et des Juifs d’Algérie de participer à la nation algérienne » car « tout nouveau pas vers la libération transforme aussi bien le Blanc que le Noir, le colonisé que le colonisateur. » Et ceci est possible car la rupture avec la situation coloniale permet l’émergence d’une nouvelle culture qui, au lieu d’exclure les « autres », intègre tous ceux qui veulent participer à l’édifice de la nouvelle nation, qu’importent leurs origines. Abane finira tué par des hommes de Boussouf, Fanon n’en dira mot, par discipline révolutionnaire. On sait que l’histoire donnera raison à Fanon et à ses craintes : en 1962, les Pieds-Noirs sont « rapatriés », c’est-à-dire expulsés, d’Algérie ; les luttes de pouvoir au sommet de l’État, notamment entre militaires et religieux, perdurent encore aujourd’hui.

Il défend ces idées dans L’An V de la révolution algérienne. Il y étudie aussi les changements de comportements individuels accompagnant le changement politique que constitue la révolution. La rupture avec l’ordre colonial est à la fois rupture avec la domination étrangère et rupture avec les traditions sclérosées. Les valeurs transmises aux enfants par les parents sont remises en cause : « Le peuple comprend, au cours des multiples épisodes de la guerre, que, s’il veut donner vie à un nouveau monde, il lui faut créer de toutes pièces une nouvelle société algérienne. Pour réaliser ses aspirations, l’Algérien doit s’adapter à une cadence exceptionnelle aux nouvelles réévaluations. La vérité, pour une fois, échappe à ses dépositaires traditionnels et se met à la portée de n’importe quel chercheur. Le groupe, autrefois en attente des valeurs déchiffrées par le père, amorce en ordre dispersé une recherche individuelle. » A partir de là naît un « homme nouveau », qui crée et revendique une nouvelle culture, une nouvelle identité pour sa nation.

Fanon en Afrique noire

Fanon s’intéresse de près à la situation de l’Afrique noire à partir de 1958. Il fait partie de la délégation algérienne invitée à Accra par Kwame Nkrumah à la Première Conférence de l’union des peuples africains. Il est séduit par la perspective de la création des « États-Unis d’Afrique », mais doute de la possibilité d’un tel projet, étant donné les égoïsmes nationaux. D’autant plus que de nombreux pays ont à leur tête des dirigeants soucieux de ménager leurs relations avec la France, tels Félix Houphouë-Boigny ou Léopold Sédar Senghor.

Devenu ambassadeur itinérant du Gouvernement Provisoire de la République Algérienne en Afrique, il multiplie les conférences. Il rappelle l’importance de « ne pas isoler le combat national du combat africain » et avertit contre les tendances à l’ethnicisme au sein des nations africains, et surtout contre le comportement prédateur des nouvelles classes dirigeantes, ne faisant que remplacer les colons sans changer d’un trait le système d’exploitation colonial. Son pessimisme quant à l’avenir de ces jeunes pays libres s’affiche dans ses écrits, avec un certain esprit visionnaire : « En Afrique […] les pays qui accèdent à l’indépendance sont aussi instables que leurs neuves bourgeoisies ou leurs princes rénovés. Après quelques pas hésitants dans l’arène internationale, les bourgeoisies nationales ne sentant plus la menace de la puissance coloniale traditionnelle se découvrent soudain de grands appétits. Et comme elles n’ont pas encore la pratique politique elles entendent mener cette affaire comme leur négoce. Prébendes, menaces, voire littéralement dépouillement de la victime. Tout cela est évidemment regrettable car les petits États n’ont d’autre ressource que de supplier l’ancienne Métropole de demeurer encore un peu. Également dans ces pseudo-États impérialistes une politique militariste à outrance entraîne la diminution des investissements publics dans des pays encore par endroits moyenâgeux. Les ouvriers mécontents subissent une répression aussi impitoyable que celle des périodes coloniales. Syndicats et partis politiques d’opposition sont confinés dans une quasi-clandestinité. Le peuple, le peuple qui avait tout donné aux heures difficiles de la lutte de libération nationale, s’interroge mains et ventre vides sur le degré de réalité de sa victoire. »

Les Damnés de la terre

Fin 1960, se sentant très affaibli, Fanon effectue des examens médicaux ; les résultats sont implacables : leucémie. À cette époque, il n’existe aucun traitement : il lui reste un an à vivre. Il consacre ses derniers mois à la rédaction de son œuvre ultime, Les Damnés de la terre. Il y reprend ses thèses déjà défendues sur le renouvellement de la culture nationale au cours de la décolonisation, ses critiques au sujet de la bourgeoisie nationale qui émerge en remplacement des Européens, et des cas de psychiatrie lui servant à montrer l’impact de la situation coloniale, de l’aliénation et de la torture sur la santé mentale des colons et colonisés.

Le réel apport de ce livre, c’est son analyse de la violence. Il est nécessaire de préciser, comme dit plus haut, qu’il s’agit d’une analyse de la violence et non d’une apologie, contrairement à ce que de nombreux commentateurs ont pu affirmer, notamment Hannah Arendt. Cette image lui est attachée en raison de la préface où Sartre écrit, en trahissant le texte de Fanon, cette fameuse phrase : « Abattre un Européen c’est faire d’une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé : restent un homme mort et un homme libre. » Contrairement à cet appel au meurtre, Fanon a toujours désapprouvé la violence aveugle, y compris celle du FLN, et a marqué une grande sensibilité face aux conséquences de la violence sur les individus. Cette sensibilité se retrouve dans la cinquième partie du livre « Guerre coloniale et troubles mentaux » : il y expose notamment le cas de deux jeunes Algérien de 13 et 14 ans ayant tué un camarade de classe français, car selon eux : « Les Européens veulent tuer tous les Algériens. Nous, on ne peut pas tuer les “grands”. Mais comme lui, il a notre âge, on peut. »

L’essentiel de son étude sur la violence repose sur l’idée que la conquête coloniale et la situation coloniale sont par nature violentes : « Leur première confrontation [entre Européens et indigènes] s’est déroulée sous le signe de la violence et leur cohabitation – plus précisément l’exploitation du colonisé par le colon – s’est poursuivie à grand renfort de baïonnettes et de canons. » Alors la libération est nécessaire violente, elle aussi : « le colonialisme n’est pas une machine à penser, n’est pas un corps doué de raison. Il est la violence à l’état de nature et ne peut s’incliner que devant une plus grande violence. » La violence, plus précisément la contre-violence en réaction à l’agression coloniale, n’est donc pas une fin en soi, mais une étape indispensable sur le chemin de l’indépendance, d’autant que c’est le plus fort qui a fait le choix des armes : « [Le colonisé] à qui on n’a jamais cessé de dire qu’il ne comprenait que le langage de la force, décide de s’exprimer par la force. En fait, depuis toujours, le colon lui a signifié le chemin qui devait être le sien, s’il voulait se libérer. L’argument que choisit le colonisé lui a été indiqué par le colon et, par un ironique retour des choses, c’est le colonisé qui, maintenant, affirme que le colonialiste ne comprend que la force. »

Le second apport de Fanon concerne les conséquences de l’usage de la violence sur les colonisés. Elle induit une rupture définitive avec l’ordre colonial car après avoir choisi les armes, il n’y a plus de retour possible : « En Algérie, par exemple, où la presque totalité des hommes qui ont appelé le peuple à la lutte nationale étaient condamnés à mort ou recherchés par la police française, le confiance était proportionnelle au caractère désespéré de chaque cas. Un nouveau militant était sûr quand il ne pouvait plus rentrer dans le système colonial. »

Ce point de non-retour sert de fondement à l’édification de la nouvelle nation : « Cette praxis violente est totalisante, puisque chacun se fait le maillon violent de la grande chaîne, du grand organisme violent surgi comme réaction à la violence première du colonialiste. Les groupes se reconnaissent entre eux et la nation est déjà indivise. La lutte armée mobilise le peuple, c’est-à-dire qu’elle le jette dans une seule direction, à sens unique. La mobilisation des masses, quand elle se réalise à l’occasion de la guerre de libération, introduit dans chaque conscience la notion de cause commune, de destin national, d’histoire collective. Aussi la deuxième phase, celle de la construction de la nation, se trouve-t-elle facilitée par l’existence de ce mortier travaillé dans le sang et la colère. » Enfin, « au niveau des individus, la violence désintoxique. Elle débarrasse le colonisé de son complexe d’infériorité ».

Le livre est saisi dès sa parution en novembre 1961. Fanon meurt quelques semaines plus tard, aux États-Unis, où il suit son dernier traitement. Conformément à sa demande, il est inhumé en terre algérienne, sa patrie d’adoption, dont il n’aura pas vu l’indépendance, obtenue le 5 juillet 1962.

Tangi Bihan

Bibliographie :

Œuvres de Frantz Fanon :

  • Peau noire, masques blancs (1952)
  • L’An V de la révolution algérienne (1959)
  • Les Damnés de la terre (1961)
  • Pour la révolution africaine (1964, posthume)

Ces livres sont regroupés dans :

  • Frantz Fanon, Œuvres, La Découverte, 2011

Tous les autres écrits sont regroupés dans :

  • Frantz Fanon, Écrits sur l’aliénation et la liberté, La Découverte, 2015

On trouvera aussi un recueil de textes, en guise d’introduction à son oeuvre

  • Frantz Fanon, Recueil de textes introduit par Mireille Fanon-Mendès-France, CETIM, 2013

Deux biographies :

  • David Macey, Frantz Fanon, une vie, La Découverte, 2011
  • Alice Cherki, Frantz Fanon, portrait, Le Seuil, 2000

 

 

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