Nous publions ci-dessous une interview réalisée en 2023 par Yasmine Bouland lors de la préparation d’un mémoire intitulé “Essence et construction du projet politique de Thomas Sankara“, réalisé dans le cadre du Master Histoire Contemporaine de Sorbonne-Université. Cette interview, inédite nous parait particulièrement intéressante dans la mesure où elle questionne Philippe Ouedraogo, ancien dirigeant du PAI sur sa participation à l’histoire de la Haute Volta puis du Burkina Faso. Ce dernier revient sur le rôle et le positionnement politique et théorique du PAI (Parti africain de l’indépendance) dans les années 80. Ce parti a joué un rôle important dans la préparation de la Révolution. Un rôle souvent sous-estimé dans la mesure, où une rupture est intervenue entre ce parti et la Conseil national de la Révolution.

Bruno Jaffré


 

Comment pourriez vous décrire votre éveil politique ? Quels évènements, quelles figures (historiques ou contemporaines), quelles lectures ou quelles idées vous inspiraient et vous donnaient la force de vous investir dans le militantisme ?

Je crois pouvoir dire que mon éveil politique dont je situe le début en 1962, était lié d’abord au contexte politique, qui était celui des pays africains qui venaient de s’affranchir de la domination coloniale française.

J’étais alors un jeune étudiant poursuivant ses études en France depuis 1961 et la Fédération des Etudiants africains noirs en France (FEANF) nous regroupait et nous encadrait en nous instruisant sur le colonialisme, l’impérialisme et la nécessité pour les pays d’Afrique de s’unir et de conquérir une véritable indépendance politique et économique.

A cette époque également, les mouvements de libération nationale de divers pays menaient des luttes pour l’indépendance et la liberté de leurs pays, aussi bien en Afrique (Algérie, Afrique du Sud, Namibie), en Asie (Vietnam, Cambodge, Laos) qu’en Amérique latine (Bolivie, ….). En outre bien d’autres pays (Egypte, Cuba, Indonésie, Corée et même Chine populaire) venaient de s’affranchir de la domination impérialiste à l’issue de luttes révolutionnaires. J’ajoute que l’idéologie dominante dans les milieux des jeunes nationalistes était le marxisme, et il était évident que les mouvements communistes jouaient étaient généralement à l’avant-garde des mouvements de libération.

Les évènements dans le monde que nous suivions le plus, et que la presse française relatait assez abondamment étaient ceux de la guerre du Vietnam, de la lutte du peuple palestinien, de la lutte du peuple congolais (aujourd’hui RDC), et des noirs d’Afrique du Sud, du développement du nationalisme arabe, des progrès dans la construction de leurs pays de la Chine populaire et de Cuba.

Les figures historiques qui nous marquaient étaient évidemment celles des premiers héros de ces luttes : Ho-Chi-Min et Giap pour le Vietnam, Gamal Abdel Nasser pour l’Egypte, Mao-Tse-Toung et Chou-En-Lai pour la Chine populaire, Fidel Castro et Che Guevara pour Cuba, Nelson Mandela pour l’Afrique du Sud, Patrice Lumumba et Pierre Mulele pour le Congo (RDC). Toutes ces grandes figures nous inspiraient. Leurs écrits ou les ouvrages qui retraçaient leurs luttes devenaient nos livres de chevet, et nous voulions suivre leurs exemples.

C’est donc tout ce contexte qui a progressivement contribué à mon éveil politique et à mon engagement dans le PAI (Parti africain de l’indépendance) de Haute-Volta.

En 1950, le RDA d’Houphouët-Boigny se sépare des communistes pour se rattacher à l’UDSR (l’Union des démocrates sociaux et républicains) de François Mitterrand. Quelle est votre lecture des conséquences de cet évènement ?

Après avoir subi une forte répression dans la plupart des colonies françaises où il avait réussi son implantation, le parti fédéral RDA, créé en 1946 et dont Houphouët Boigny était le Président, décide en 1951, de rattacher ses députés à l’Assemblée nationale française au groupe parlementaire de l’UDSR de François Mitterrand qui venait d’être promu Ministre de la France d’Outre-mer.

Lorsque près de dix ans plus tard j’en avais été informé, J’avais perçu cette rupture d’alliances, comme une trahison pure et simple, indigne du combat que symbolisait le RDA à ses débuts.

A mon sens, les conséquences de ce retournement du RDA de Houphouët Boigny a été d’ôter à la lutte anticoloniale dans nos pays l’ardeur et l’intensité qu’elle aurait dû avoir et d’introduire l’esprit de collaboration et de compromission avec le colonialisme chez la majorité de nos élites politiques de l’époque. Il était dès lors prévisible que dans la plupart des territoires sous tutelle coloniale française où le RDA était majoritaire, la loi Deferre serait bien acceptée, et que le référendum pour la Communauté franco-africaine serait approuvé. Cela a conduit ensuite tout naturellement aux « indépendances formelles octroyées » à nos pays en 1960.

Le PAI a œuvré à la diffusion du marxisme-léninisme dans les « cercles clandestins ». De quels profils étaient composés ces cercles ? Pendant toutes ces années, quelles étaient les principales difficultés à vivre dans la clandestinité ? Comment faisiez-vous pour sensibiliser les néophytes ?

Le PAI de Haute-Volta, fondé en 1963, a œuvré à la diffusion du marxisme-léninisme parmi ses militants. Il avait créé au départ des groupes en milieu étudiant (à Dakar, en France, en Union soviétique et à partir de 1972 à Ouagadougou), mais seul celui de Ouagadougou existait encore après 1978, les autres ayant rejoint l’OCV. Pour mieux sensibiliser à la nécessité de la lutte anti-impérialiste, le PAI a créé en 1973 une organisation de masse baptisée LIPAD (Ligue patriotique pour le développement), légale et qui pouvait influencer de nombreux milieux.

En Haute-Volta même (essentiellement dans les villes de Ouagadougou, Bobo-Dioulasso, Banfora, Koudougou, Ouahigouya, Fada N’Gourma, Tenkodogo, Kaya, Tougan où existaient des sections du PAI), il a aussi recruté dans les milieux ouvriers en Haute-Volta et parmi les fonctionnaires, les cadres de l’administration, les militaires, les policiers même.

Diffuser le marxisme-léninisme dans les milieux peu instruits n’était guère aisé, d’autant que de nombreux cadres du parti ne maitrisaient pas la langue nationale dominante dans les zones où ils résidaient.

De sa fondation en 1963 à 1991, chaque section du PAI était composée de cellules qui regroupaient chacune 4 à 6 militants. Les nouvelles recrues étaient placées dans de nouvelles cellules coiffées par des responsables formés dans des cellules antérieures. Ces responsables organisaient leur formation, vérifiaient la régularité de la présence aux réunions, recueillaient les cotisations qui étaient transmises à la section, et organisaient leur participation éventuelle à la mise en œuvre des mots d’ordre venant de la section. Les cellules se réunissaient en général la nuit, chez l’un ou l’autre de leurs militants.

Pendant toute la période 1963-1977, les structures (cellules, sections, comité directeur) du parti ont fonctionné sans grands problèmes. Durant les périodes particulières (changements de régime, période électorale, etc.), les responsables de sections et de cellules recevaient des consignes de prudence complémentaires. Après 1977, avec l’accroissement de nos activités (diffusion de tracts, actions au sein des syndicats, diffusion de journaux clandestins, activités de la LIPAD, etc.), certains de nos militants ont eu quelques problèmes (interpellations, arrestations) qui n’ont cependant jamais été très graves.

Avant la prise de pouvoir de Thomas Sankara, quels étaient la nature des débats qui animaient la gauche et l’extrême-gauche ? En auriez-vous des exemples en mémoire ?

En réalité, au Burkina, avant l’avènement de la révolution, il n’y avait pas véritablement de débats car ce que l’on peut appeler « l’extrême gauche » n’y était pas véritablement présente. Les débats auxquels on peut penser se déroulaient plutôt dans les milieux étudiants voltaïques à l’extérieur, et notamment en France où les étudiants voltaïques étaient les plus nombreux.

A mon avis, les débats étaient surtout motivés par la rivalité entre quelques dirigeants de l’OCV (Organisation communiste voltaïque) qui était le mouvement étudiant communiste voltaïque créé environ à partir de 1974. Ces dirigeants se disputaient le leadership auprès des étudiants marxistes. D’où d’abord en 1978 la scission qui a donné l’ULC (Union de luttes communistes) à côté de l’OCV.

L’OCV en analysant la situation en Haute-Volta, concluait qu’à cette étape, la lutte devait viser la RNDP (Révolution nationale démocratique et populaire), à l’exemple de la lutte du peuple vietnamien. L’ULC, dans sa volonté de se démarquer de ses rivaux, proposait plutôt la RDP (Révolution démocratique et populaire). C’est en 1979 que les militants de l’OCV, dont un certain nombre étaient maintenant rentrés au pays, décideront de créer le PCRV (Parti communiste révolutionnaire voltaïque).

Le PAI, seul parti marxiste présent en Haute-Volta même jusqu’en 1979, avait défini l’étape de la lutte comme étant celle de la RPAI (Révolution populaire anti-impérialiste). Le « débat de ligne » entre RNDP et RPAI débutera seulement quelques années plus tard, à l’initiative du PCRV lorsque cette organisation cherchera à discréditer le PAI auprès des intellectuels et des milieux syndicaux sur lesquels notre parti avait de l’influence.

De gauche à droite, Arba Diallo, Thomas Sankara, Philippe Ouedraogo
De gauche à droite, Arba Diallo, Thomas Sankara, Philippe Ouedraogo

Selon vous, la révolution a-t-elle rendu ces débats plus vifs ?

Sous la Révolution, il y a un début de débat au moment de la rédaction du DOP (Discours d’orientation politique) qui a été officialisé le 02 octobre 1983. Le représentant du PAI que j’étais lors de la première séance de rédaction, a estimé que le débat sur le mot d’ordre de l’étape de la lutte n’était pas fondamental, du moment que les membres de la commission de rédaction étaient tous d’accord sur l’analyse de la situation et les mesures qu’il convenait de prendre pour consolider la révolution.

En outre, le PAI n’avait jamais critiqué ni considéré que les mots d’ordre de RDP ou de RNDP étaient erronés ou sources de confusion. J’ai donc accepté que l’on retienne la RDP comme mot d’ordre définissant la lutte à mener. Après la première séance, je n’ai plus eu l’opportunité de participer à la suite des discussions, et d’après ce que j’ai compris, c’est Valère Somé de l’ULC-R qui s’est chargé de l’écriture de l’essentiel du projet de DOP.

En conclusion, il n’y a pas eu de vifs « débats de ligne » sous la révolution.

Bruno Jaffré parle de divergence idéologique entre l’ULCR et le PAI pendant la révolution : l’ULCR défendait la Révolution démocratique et populaire tandis que le PAI prônait la Révolution de Libération nationale afin de « sortir du carcan néocolonial et d’acquérir en premier lieu l’indépendance politique et économique. » Du point de vue théorique, pourriez vous me donner des précisions sur la nature de ces différents ?

Je considère que ces divergences quant aux mots d’ordre de RDP (Révolution démocratique et populaire) et de RPAI (Révolution populaire anti-impérialiste) n’ont jamais été considérées par nous comme des divergences idéologiques importantes ou fondamentales dans la conduite de la Révolution burkinabé.

Pour le PAI : « La RPAI a pour objectifs la gestion du pouvoir par le bloc des forces populaires (prolétariat, paysannerie, intellectuels et petite bourgeoisie révolutionnaires), la liquidation de la domination impérialiste, la liquidation des formes féodales de propriété et d’exploitation, la réalisation de l’indépendance nationale véritable, la construction de l’indépendance économique de notre pays », Extrait du Programme du PAI – 1976

Nombreux sont les historiens, biographes, journalistes et commentateurs qui présentent la révolution burkinabè comme une révolution marxiste-léniniste. Etes-vous en accord avec cette lecture ?

Non ! Aucun des dirigeants ou des responsables d’organisations politiques membre du CNR ne l’a jamais prétendu. Certes, des membres influents du CNR se réclamaient ou se présentaient comme marxistes, mais tous étaient conscients qu’il ne pouvait s’agir d’une révolution marxiste-léniniste.

Certes, la Révolution burkinabé a beaucoup emprunté dans son vocabulaire, dans son organisation, dans certaines de ses méthodes de direction, au marxisme. Mais aucun de ses responsables n’a prétendu qu’elle était marxiste.

Comment pouvait-elle d’ailleurs l’être, sans un parti marxiste dirigeant, et en étant finalement « phagocytée » par les militaires dont la grande majorité n’avait pas de culture marxiste ?

En 1984, la réorganisation agraire et foncière mise en place par le CNR visait à transformer les structures foncières et agraires du pays pour promouvoir l’équité, la productivité et l’autosuffisance. Quels étaient selon vous les principaux enjeux de cette réforme et quelles évolutions a-t-elle pu apporter pendant et après la révolution dans le quotidien des burkinabè?

Pour ce que j’en ai retenu, les principaux enjeux de la RAF (Réorganisation agraire et foncière) ont été au départ :

  1. De réaffirmer le principe que « la terre appartient à l’État », qui peut la donner en jouissance à une personne physique ou morale, laquelle n’est plus propriétaire que des bâtiments qu’elle a construits et des produits de son exploitation ;
  2. D’arrêter la spéculation sur les terres et les accaparements des terres ou des ressources foncières (bas-fonds, points d’eau, forêts, etc.) par quelques individus (chefs coutumiers ou personnes fortunées, etc.) qui pourraient même se permettre de ne pas les mettre en exploitation ;
  3. De mettre les ressources foncières (terres cultivables, points d’eau, forêts, zones de tourisme, zones d’habitat rural ou zones loties des centres urbains, etc.) à la disposition de l’État (dans des conditions à préciser) pour des aménagements (construction d’infrastructures, projets d’exploitations agricoles, lotissements urbains, réserves administratives, etc.) au profit de tous ;
  4. D’annoncer aussi la propriété de l’État sur les ressources du sous-sol.

Pendant la révolution, l’adoption de la RAF a eu pour conséquences de souligner aux yeux de beaucoup de citoyens l’importance de la terre. Elle a permis de booster les lotissements et de faciliter l’acquisition de parcelles de logement en zone urbaine, ce qui a pour un temps freiné la spéculation sur les parcelles loties.

Après la révolution, la spéculation sur les terrains a repris, aussi bien sur les terres rurales que sur les parcelles loties en milieu urbain.

Cependant, même après la révolution, et en dépit des différentes modifications apportées à la RAF (notamment pour sécuriser les propriétés privées), les services compétents (Domaines, Cadastre, Urbanisme, préfectures et mairies) ont disposé de textes pour mieux assurer la gestion des problèmes fonciers et pour obtenir des ressources nouvelles pour l’État ou les collectivités territoriales.

Propos recueilli par Yasmine Bouland par e-mail

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