Le monde Diplomatique décembre 1996

Enclavée et sans ressources, l’ancienne Haute-Volta est devenue le Burkina-Faso pendant l’expérience de pouvoir du capitaine Thomas Sankara. Depuis l’assassinat de celui-ci, en 1987, le « pays des hommes intègres » semble connaître une démocratisation réussie. Mais, loin des palais nationaux, le travail souterrain de la mémoire a transformé lentement Sankara en héros mythique, au panthéon d’une jeunesse en quête d’une identité panafricaine…

Par Michel Galy

« Je parle au nom de ces millions d’êtres qui sont dans les ghettos parce qu’ils ont la peau noire. Nous voulons être les héritiers de toutes les révolutions du monde... » M. Michel Kaboré, trente-cinq ans, chauffeur de taxi à Ouagadougou, capitale du Burkina-Faso, récite mot après mot, comme s’ils étaient siens, des passages de l’émouvant discours prononcé par le capitaine Thomas Sankara, l’ancien chef de la révolution burkinabé, à la tribune de l’Assemblée générale des Nations unies, le 4 octobre 1984[[En annexe du Livre de Jean Ziegler, Sankara un nouveau pouvoir en Afrique, Edition Pierre-Marcel Favre, Genève, 1986]].

Sous sa conduite, on découvre les lieux du culte quasi messianique entretenu par l’Association Thomas Sankara (ATS) : ainsi, chaque 15 octobre, à l’anniversaire de sa mort, la tombe du « président des pauvres » est honorée au cimetière de Dagnoen par une assistance très jeune. Les lycéens seraient « à 80 %-90 % sankaristes », affirme le président de l’ATS, bien que le score des groupuscules – très divisés – qui s’en réclament, ait stagné autour de 5 % des voix aux dernières élections.

Pour l’universitaire Monique Ilboudo, une « grande nostalgie » se mêle à une certaine ignorance d’un passé encore brûlant . « Parlez-nous de lui », supplient sans cesse des étudiants. Pour les « vieux Africains » comme l’anthropologue Armelle Faure, familière des villages du pays bissa, Sankara est toujours adulé par le petit peuple.

Dans l’effervescence du grand marché de Ouagadougou, symbole de la reprise, M. Issa Ouedraogo, vingt-sept ans, tient un petit commerce de photos encadrées, cassettes de grands discours, chromos naïfs et autres images pieuses du défunt Sankara. Ces portraits idéalisés s’affichent aussi à Conakry, à Abidjan, ou à Cotonou : sur les motos ou sur les taxis, parfois aussi dans les salons intellectuels ou les chambres d’étudiants. Au Ghana, l’effigie du bouillant capitaine est encore officiellement associée à celle de son vieil ami Jerry Rawlings[[Lire Martin Verlet, « Fin de l’exception ghanéenne », Le Monde diplomatique, novembre 1996.]]. Il n’est pas jusqu’au putschiste-président, le général Bare Mainassara, du Niger, qui ne se soit réclamé du « camarade Thomas Sankara »…

La pasionaria peule de l’opposition, Mme Marlène Zebango, pose douloureusement le problème-clé, celui qui empêche pour beaucoup le travail de deuil : « Nous ne savons pas ce qui s’est réellement passé le 15 octobre »… En butte à la résistance des partis qu’il voulait réunir en un « front populaire », aux violentes attaques des étudiants dénonçant la « dérive militaro-fasciste du régime », Thomas Sankara a-t-il voulu liquider militairement ses opposants, qui – « acculés » – auraient pris les devants ? Ou ces derniers – M. Blaise Compaoré en tête – avaient-ils de longue date mobilisé leurs troupes pour mener l’embuscade du Conseil de l’Entente simultanément à l’occupation de la base aérienne et à la prise de la radio[[A l’opposé d’une « interprétation christique » que retient l’opinion et pour une description contradictoire des événements, lire Bruno Jaffré, Burkina-Faso : les années Sankara, L’Harmattan, Paris, 1983.]] ?

Ainsi tout semble s’être figé autour de ce 15 octobre 1987… Une religion du souvenir s’édifie sur cette dette de sang, mais aussi sur ce « manque à savoir ». Comme sur un meurtre commis en commun, à la fin de l’impossible révolte. Comme si « chaque révolutionnaire, un jour, avait tué Thomas Sankara », selon l’autocritique de ses anciens compagnons de route. Le tout mêlé à des retournements spectaculaires parmi les acteurs du drame, les remords et mauvaises consciences alternant avec d’acerbes critiques contre les décisions spontanéistes et l’embrigadement militariste qui étaient la marque des comités de défense de la révolution (CDR)…

Sur les chromos idéalisés, Thomas Sankara est représenté les yeux levés dans une éternelle jeunesse. Parmi les « messianismes révolutionnaires du tiers-monde », cette passion brève et tragique rencontre bien des « prophétismes »[[Voir la synthèse de Jean-Pierre Dozon et Marc Augé, La Cause des prophètes, Seuil, Paris, 1995.]], tel le culte de Harris en Côte-d’Ivoire, de Simon Kimbangu[[Plusieurs sectes et mouvements messianiques, dans l’ex-Congo belge devenu le Zaïre, se réclament de Simon Kimbangu, catéchiste et guérisseur baptiste, mort en prison en 1951, après trente ans de persécutions.]] au Congo. Des rythmes populaires se font l’écho de ce melting pot, où Sankara côtoie souvent le premier ministre de l’ex-Congo belge, Patrice Lumumba, également mort assassiné, dans l’imagerie de héros intègres en actes et en paroles, qui contraste avec la corruption des mœurs et du politique aujourd’hui…

Quant à l’actuel détenteur du pouvoir, il est surtout perçu dans le continent noir comme « le frère qui a tué son frère », les deux hommes ayant été élevés par le père de Thomas Sankara. Dans les contes africains, explique Eléonore Lou Sy, spécialiste de la mythologie, le frère adoptif tue souvent son frère – le vrai fils biologique – par jalousie ou sous le poids d’un destin inexorable. M. Michel Izard, grand spécialiste de l’État Mossi, explicite cette « rivalité des prétendants » en remarquant « la transformation, à chaque tournant de règne, des frères de même père en adversaires sinon en ennemis [[Lire, de Michel Izard, L’Odyssée du pouvoir, Ecole des hautes études en sciences sociales, Paris, 1992.]]».

La démocratisation ? « Un combat de tous les jours ! » La rectification ? « Certes, un changement idéologique ; mais nous restons sur les objectifs de la Révolution ! » Hiératique, secret, le président Blaise Compaoré égrène lentement, dans son palais écrasé du soleil sahélien, à Ouagadougou, l’ordre apparent des étapes bien rythmées de l’« ouverture », et aussi ses évidentes contradictions… La présidentielle de décembre 1991, où son élection comme candidat unique souffrit d’un taux d’abstention record : 75 %… Les législatives de mai 1992, lorsque son parti, l’Organisation pour la démocratie populaire-Mouvement du travail (ODP-MT)[[Ce pesant sigle officiel avait été savoureusement détourné sous la forme de l’« Organisation pour la distribution des postes-Mange et tais-toi ! »]], remporta la très grande majorité des sièges, devenant l’un de ces partis ultra-dominants que connaissent trop de pays africains en principe pluralistes… Les municipales de février 1995, avec leur « raz de mairies » : 65 % des voix pour le parti du président…

Cette « stratégie de légitimation de pouvoir » à l’usage des bailleurs de fonds, mais aussi du pays, avait été complétée, en février 1996, par la nomination d’un technocrate au poste de premier ministre. Et par la dissolution de l’ODP-MT, aussitôt remplacée, sous l’injonction de la présidence, par un rassemblement de onze partis baptisé Centre pour la démocratie et le progrès (CDP).

M. Joseph Ki- Zerbo, vieil historien démocrate-chrétien, chef du Parti pour le développement et le progrès (PDP)[[Joseph Ki-Zerbo est notamment l’auteur de la monumentale synthèse Histoire de l’Afrique, Stock-Unesco, Paris, 1980.]]
, qui a vu passer tant de régimes et avait été qualifié d’« ennemi du peuple » sous celui de Thomas Sankara, critique le « dangereux unanimisme » actuel. Il s’inquiète de la paralysie du champ politique provoquée par la « mentalité micro-nationaliste des gens au pouvoir, qui veulent exercer celui-ci sans partage », pratique qui ne serait pas sans rappeler la volonté sankariste de regrouper par tous les moyens l’ensemble du champ politique.

Jugement excessif sur un régime qui, depuis le coup d’État thermidorien de 1987, est plutôt un îlot de stabilité dans une Afrique de l’Ouest mouvante ? En tout cas, le seul débat – très codé – se déroule à l’intérieur de la majorité présidentielle. Les politologues confirment à l’envi, en termes très durs, ce que l’homme de la rue confie volontiers, amer mais désabusé : une corruption rampante des mœurs politiques, mais aussi des esprits, qui contraste fort avec le puritanisme de l’ère Sankara.

Un journal aussi modéré que L’Indépendant est conduit à de féroces critiques : « Un poste de responsabilité confié est une opportunité de détournements offerte sur un plateau d’or. Villas cossues, voitures de luxe, maîtresses à la pelle… Une génération de nouveaux riches, ronds, luisants, d’une désarmante arrogance, est née à Ouagadougou. » Le pouvoir et le pouvoir de l’argent permettent « la création d’organisations fictives, [avec] infiltrations, corruption des états-majors des organisations politiques », à tel point que « les démocrates convaincus sont quasiment introuvables[[Cf. le « Point de mire » du quotidien L’Indépendant, 6 février 1996.]] ».

Revanche de la société civile

Comme ailleurs, cette « politique du ventre » s’ancre dans une conception traditionnelle où l’on « mange la chefferie », pouvoir et richesse associés : achat de voix, cadeaux ou sacs de riz accompagnent chaque élection. Et si la « rectification » n’était qu’une restauration ? M. Joseph Ki-Zerbo remarque avoir entendu deux pauvres paysans admirer le « passage du Naaba », identifiant significativement le président élu au traditionnel souverain mossi, celui qui possède le naam, cette force d’origine divine qui permet de commander à autrui, d’organiser un pesant appareil d’État, vertical et coercitif.

La fin du régime Sankara s’est traduite par une reprise des initiatives privées, jusque-là diabolisées [[Voir, pour l’époque Sankara, la description des oppositions successives au régime militaire : paysannerie, intelligentsia, salariés urbains, négociants islamistes… Pascal Labazée, L’encombrant héritage de Thomas Sankara, Le Monde diplomatique, novembre 1987.]]. Mais l’embellie économique – si relative dans un pays où le produit intérieur brut (PIB) était estimé en 1995 à 221 dollars par habitant – trouve sa source dans l’austère « auto-ajustement » mené en son temps par Thomas Sankara : autoconsommation burkinabé, port obligatoire du pagne local Faso fani pour les fonctionnaires, interdiction d’importer des fruits tels que les bananes de Côte-d’Ivoire, etc. [[Voir l’ouvrage de Pascal Zagré, Les Politiques économiques du Burkina-Faso, une tradition d’ajustement structurel, Karthala, Paris, 1994. Quant à l’aide, le Burkina-Faso a reçu 60 milliards de francs CFA de la France en 1994 – dont 23 milliards d’aide projet – contre 42 milliards de francs CFA de prêts des institutions de Brettons-Woods (Fonds monétaire international et Banque mondiale).]].

Cette revanche de la société civile sur le malthusianisme sankariste est illustrée par une effervescence urbaine des « petits métiers », que ralentit cependant la dévaluation du franc CFA[[1 franc = 100 francs CFA. Voir Jean-Luc Camilleri, L’Impact de la dévaluation sur la petite entreprise au Burkina-Faso, atelier de la Faculté de sciences économiques de Ouagadougou, 23 février 1996. La dévaluation de janvier 1994 se traduit par une inflation de plus de 20 % par an, mais profite aux planteurs de coton, dont le prix a été relevé de plus de 40 %. La part du « secteur africain » de l’économie est estimée par Jean-Luc Camilleri à 30 % du PIB, soit les trois quarts des emplois urbains]].. Encourageant l’ouverture, l’ébauche d’une société civile critique et autonome commence à se dessiner, en particulier autour d’une « juridisation » de la régulation politique, et d’une émergence de la vie culturelle, vivement encouragées par la France[[L’aide française a notamment financé la logistique des élections municipales, la professionnalisation des médias, l’amélioration des prisons, la formation et l’équipement de la justice.]].

Diplomates et décideurs n’ont certes que faire d’un fantôme insatisfait errant dans l’imaginaire de la jeunesse, d’une tragédie lentement ruminée à la mesure des espoirs déçus. Que peut une ombre ? Pourtant, la cosmogonie africaine est sensible au retour incessant, par-delà l’individu, d’une composante de la personne, qui, elle, reste intangible. Emmanuel, étudiant en licence de philosophie, se réclame du poète sénégalais Birago Diop pour exprimer ce que beaucoup pensent du destin posthume du charismatique président du Faso : « Les morts ne sont pas morts… [[Birago Diop, Souffles, ainsi que Leurres et lueurs, Présence africaine, Paris, 1960.]] ».

Michel Galy Politologue, a dirigé la publication de Guerres nomades d’Afrique de l’Ouest, L’Harmattan, Paris, 2007.

Décembre 1996

Source : http://www.monde-diplomatique.fr/1996/12/GALY/7459

LAISSER UN COMMENTAIRE

Saisissez votre commentaire svp!
SVP saisissez votre nom ici

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.