Nous publions ici un extrait d’un article paru dans le numéro 186 de la revue Cahiers d’Etudes Africaines paru en 2007 sous le titre “École, langues, cultures et développement Une analyse des politiques éducatives, linguistiques et culturelles postcoloniales au Burkina Faso”. On pourra trouver l’article dans sa version intégrale à l’adresse http://etudesafricaines.revues.org/index6960.html#ftn8

résumé

Cet article tente de saisir le sens du recours aux langues et aux cultures locales dans le cadre de réformes et de mesures scolaires prises par les gouvernements bukinabè de l’indépendance jusqu’à aujourd’hui. À travers une analyse des politiques linguistiques, culturelles et éducatives postcoloniales du Burkina Faso, il établit que, à l’encontre d’une promotion individuelle par le capital scolaire francophone et pour le relèvement socio-économique du pays, les gouvernements postcoloniaux ont cherché à réformer l’institution scolaire. Ce faisant, ils ont mis en place une formule articulant l’éducation, les langues et les cultures locales, et le développement où la dimension identitaire prenait une forme et une direction en relation avec la situation socio-économique de la Haute-Volta, c’est-à-dire celles d’un auto-développement. Cette formule éducative, réitérée aujourd’hui par les « développeurs », prend toute sa pertinence dans un contexte éducatif dominé par les injonctions de la Banque Mondiale et caractérisé par un désengagement de l’État à l’égard de ses prérogatives éducatives.

Plan

– École et formation des élites : l’accumulation coloniale du capital francophone
– L’ambiguïté de « la critique identitaire » des évolués
– Influence de « la critique ruralisante » de l’École
– La formule « École, langues, cultures et développement » :
premières tentatives
– Réitération révolutionnaire du paradigme École, langues (et cultures) locales et développement par Thomas Sankara
– « Nouvelle » orthodoxie éducative et recours économiste au paradigme ruraliste

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Réitération révolutionnaire du paradigme École, langues (et cultures) locales et développement par Thomas Sankara

Géraldine André

L’instabilité politique du début des années 1980 est l’un des facteurs expliquant l’abandon progressif de la réforme. La succession des régimes, le Comité militaire de redressement pour le progrès national du colonel Saye Zerbo (1980-1982), le Conseil du salut du peuple (1982-1983), enfin le Conseil national de la révolution (1983-1987), aboutit à l’arrêt de la réforme en septembre 1984, malgré les rapports d’évaluation interne de l’Institut national de l’éducation qui, soulignant les points positifs du projet tels que le réveil de la culture nationale fondamentale, l’apprentissage rapide et économique des autres disciplines, en recommande sa généralisation. Les raisons de l’échec de la réforme sont en fait diverses : découpage linguistique arbitraire et diversité linguistique, facteurs sociologiques tels que l’opposition de groupes sociaux, une promotion communautaire véhiculée par les écoles réformées allant à l’encontre de la construction historique d’un imaginaire collectif autour d’une promotion individuelle par l’École (Sanou 2003b), problèmes de ressources humaines et matérielles. Néanmoins l’instabilité politique est décisive, d’autant plus que le contre-positionnement des régimes successifs à l’égard de l’École apparaît comme un trait constant dans l’histoire des politiques éducatives du Burkina Faso.

L’idéologie révolutionnaire de Thomas Sankara, président du cnr (Conseil national de la Révolution) et troisième chef de l’État, « de tendance nationaliste à base populiste » (Lejeal 2002) contre le clientélisme et l’aliénation, conduit à la mise en œuvre de mesures politiques en faveur des langues et des cultures locales : la Haute-Volta reçoit ainsi le nom de « Burkina Faso » conjuguant le moore (« Burkina » signifiant « homme intègre ») et le jula (« Faso » signifiant « patrie »), et le fulfuldé dans la terminaison pour désigner les habitants du pays (les « Burkinabè »). L’hymne national est traduit dans quelques langues nationales. Dans son discours d’orientation politique du 2 octobre 1983, Thomas Sankara s’exprime sur la culture qui « dans la société démocratique et populaire, [doit] revêtir un triple caractère : national, révolutionnaire et populaire. Tout ce qui est anti-national, anti-révolutionnaire et anti-populaire doit être banni. Au contraire, notre culture qui a célébré la dignité, le courage, le nationalisme et les grandes vertus humaines sera magnifiée » (d. e. 1 1983). Dans cette perspective, les langues nationales sont valorisées et le discours d’orientation politique traduit dans plusieurs langues nationales. Les fonctionnaires se voient initiés à l’alphabétisation en langues nationales et les membres du gouvernement obligés de s’adresser en langues nationales aux populations. Le mot d’ordre « fabriquons et consommons burkinabè » explicite bien la tendance de promotion des réalités culturelles nationales, c’est-à-dire, des réalités culturelles populaires. Ainsi, le CNR encourage les artistes à traiter « de thèmes proches des préoccupations populaires » (Sanou 2003b : 1). Enfin, d’énormes progrès sont réalisés en matière de promotion de la danse et de la musique, mais aussi du cinéma.

La méfiance de Thomas Sankara à l’égard des institutions de Bretton Woods et l’idéologie autonomiste du cnr conduisent à un second plan d’ajustement structurel, à un « auto-ajustement » visant à composer avec ses propres forces, à établir des dépenses conformes aux ressources du pays (Zagre 1994). Ce « pas maison » a de sérieuses implications sur l’éducation, notamment le renforcement de ses liens avec le développement et les langues nationales : des campagnes d’alphabétisation se déroulent en langues nationales dans le cadre de l’éducation informelle. En décembre 1983, suite au travail de l’inafa[[L’Institut national d’alphabétisation et de formation des adultes deviendra, en 1988, l’Institut national de l’alphabétisation. L’ina est alors doté d’une direction générale et de trois sous-directions afin d’assumer l’héritage révolutionnaire des centres dits « alpha commando » et « Bantaré », et aussi de répondre aux exigences internationales des institutions de Bretton Woods, auxquelles le gouvernement suivant la révolution est davantage ouvert. L’INA est aujourd’hui devenu DRINA, la Direction de la recherche des innovations en éducation non formelle et en alphabétisation.]], un programme d’alphabétisation devant alphabétiser plus de 5,5 millions d’habitants en 10 ans est adopté. Cette alphabétisation est de type fonctionnel, c’est-à-dire qu’elle entend rendre les agriculteurs aptes à gérer par écrit leurs activités et leurs récoltes et se déroule dans une petite dizaine de langues nationales. Puis, en février 1986, l’opération « alpha commando » est lancée et doit se dérouler lors de la saison sèche. Elle vise l’alphabétisation en langues nationales de quelque 30 000 agriculteurs. En février 1987, se met en place la postalphabétisation dont l’objectif est d’approfondir les connaissances de ceux qui ont été alphabétisés pour devenir alphabétiseurs (Jaffré 1989).

Les mesures et les politiques éducatives du cnr, essentiellement de masse, se traduisent par un accroissement significatif des infrastructures scolaires. Ainsi « le programme populaire de développement prévoit d’octobre 1984 à décembre 1985 la construction de plus de 1 250 classes dans l’enseignement primaire, soit une augmentation de près de 25 % » (Jaffré 1989 : 93). En outre, différentes mesures sont prises dans une volonté de démocratiser l’École, de la déposséder des élites en faveur des masses rurales, et de mettre les diplômés « non au service de leurs propres intérêts et [de celui] des classes exploiteuses, mais au service des masses populaires » (d. e. 1 1983). Ainsi, dès la rentrée 1984, les frais d’inscription passent de 20 000 à 10 000 fcfa pour l’enseignement primaire, de 65 000 à 40 000 fcfa pour le premier cycle du secondaire, et de 75 000 à 45 000 fcfa pour le second cycle. Ces mesures font que le taux de scolarisation passe de 16,5 % en 1983 à 20,9 % en 1985 (Jaffré 1989). Enfin, le CNR redynamise l’enseignement technique dans les centres de formation des jeunes agriculteurs. Néanmoins, l’enseignement public ne peut supporter seul toutes les demandes, d’où le maintien de l’importance de l’enseignement privé, exception faite de l’enseignement catholique primaire qui cède toutes ses écoles à l’État en 1969. En outre, la politique du cnr se confronte aux conséquences de sa politique éducative de masse, la baisse du niveau de la qualité (Jaffré 1989). En effet, par souci d’économie, environ 1 500 enseignants du primaire sont renvoyés – soit un tiers des enseignants du primaire en mars 1984 – et le cnr recrute sur le tas des enseignants révolutionnaires, notamment dans le cadre du Service national populaire (Zagre 1994).

Il faut attendre réellement 1986 pour que le cnr compose un nouveau projet de réforme de l’ensemble du système éducatif, l’École révolutionnaire burkinabè. Ce projet s’appuit sur l’échec du précédent qui a négligé le fait que l’École est « un instrument aux mains des classes dominantes, […] qu’elle est pro-impérialiste, acculturante, aliénante et oppressive pour les classes opprimées et dominées. Mais depuis le 4 août 1983, [s’est opérée] une transformation radicale et totale de l’École en un instrument au service des aspirations profondes des masses populaires d’où la suppression de cette réforme réformiste en septembre 1984 » (d. o. a. 10 1986 : 4). Cette nouvelle réforme entend transformer l’institution scolaire en « une École nationale » (par le biais d’une nationalisation des contenus éducatifs, une valorisation des langues nationales, une adaptation au milieu des populations, etc.), « réaliste » (articulée aux besoins du peuple et du développement économique du pays), « révolutionnaire » (reposant sur la « tradition de lutte patriotique et anti-impérialiste »), « démocratique et populaire » (par une logique quantitative d’École pour tous et toutes supprimant les signes élitistes et sexistes), « productive » (s’appuyant sur ses propres forces, par une adaptation éducative au marché du travail essentiellement rural en intégrant la production et le travail productif) et de « promotion collective » (ibid.). La critique identitaire de l’École (ou nationaliste et populiste) s’identifie à une critique ruralisante visant « l’élaboration d’un type nouveau d’enseignement » contre les élites, basé « sur des critères démocratiques et populaires au seul profit du peuple militant du Faso », reposant « sur le vécu [du peuple burkinabè] et sur les besoins réels [du développement économique du pays] » (ibid. : 8-9). L’École y est qualifiée de « sélective et impérialiste », « au détriment de la collectivité nationale », « elle forme une élite » et « n’assure pas l’autosuffisance ». « Elle est un frein au développement économique » (ibid. : 5-9).

Ainsi, c’est d’une certaine manière le capital scolaire francophone dans son versant de promotion d’une minorité d’individus au détriment du développement du pays qui est fortement critiqué. Lors de la Deuxième conférence nationale des scolaires du Burkina (24-26 mars 1986, Bobo-Dioulasso), son président souligne combien la réforme doit aboutir à une École qui conduit la jeunesse « à mieux saisir la chance qu’est la sienne de recevoir une formation à ce niveau, à se convaincre de l’approfondir au mieux et afin de la mettre bientôt au service du Faso, car aucun système économique ne peut survivre lorsque toutes les compétences sont concentrées à la fenêtre de la Fonction publique »[[CNR/SGN/CDR : Deuxième conférence nationale des scolaires du Burkina, cité par Compaoré (1997).]]. Thomas Sankara, au moment de la conception de la réforme, tient des propos similaires :

« Nous comptons nous attaquer au contenu et au contenant de l’éducation. Quand le colonisateur a ouvert des écoles, il n’avait pas des intentions de mécène ou de philanthrope, il avait plutôt le souci de fabriquer des commis aptes à occuper les postes utiles à son système d’exploitation. Pour nous, il s’agit, aujourd’hui, de donner à l’école une nouvelle valeur afin qu’elle forme l’homme nouveau, qui connaît des concepts, qui les assimile, qui s’insère harmonieusement et totalement dans la mouvance et la dynamique de son peuple. […] Nous sommes un pays pauvre, c’est vrai. Mais considérons le budget national. Il consacre plus de 60 % de ses ressources à payer les fonctionnaires : 0,035 % de la population. Un fonctionnaire, chez nous, c’est quelqu’un qui a eu la chance de n’être pas parmi les deux cents enfants sur mille de sa génération morts de maladies diverses avant un an […]. Et à lui, à tous ceux qui de sa caste, on consacre plus de 60 % du budget national ! S’il est difficile de maintenir le train de vie des villes qui nous permet de tendre toujours plus vers les métropoles européennes ou autres que nous avons connues, il est possible, par contre, de construire des postes de santé primaires pour n’importe quel paysan, de construire, même sous forme de paillotes, des écoles pour n’importe quel enfant de paysan, de tracer des routes sommaires au moins, qui permettront d’évacuer les produits, etc. Avec cette démarche, nous pourrons construire une société nouvelle » (d. e. 4 1986).

Ce projet de réforme qui s’attaque fonctionnellement à l’institution scolaire d’essence coloniale articule sa critique et sa refonte du système éducatif autour d’une dimension identitaire, mise en interrelation avec le développement. Ainsi, l’institution scolaire d’inspiration coloniale est remise en question pour « son caractère aliénant et acculturant » :

« Les contenus d’enseignement ne renvoient à aucune réalité burkinabè. Ils restent théoriques, abstraits, étrangers aux réalités nationales et cultivent chez l’élève le goût pour le travail bureaucratique et le mépris pour le travail manuel, productif. [Elle véhicule] une distorsion permanente entre école et société. […] Par l’utilisation exclusive du français à tous les niveaux, l’école néocoloniale véhicule une culture étrangère […] qui est un stupéfiant spirituel, une sorte d’opium qui endort les consciences. Cette culture étrangère constitue un poison pour les cultures nationales en ce sens qu’elle inculque aux enfants le mépris des valeurs traditionnelles burkinabè. […] Elle s’avère culturellement aliénante » (d. o. a. 10 1986 : 6-7).

Néanmoins, le recours aux langues locales est plus limité que dans la réforme sous la gouvernance de Sangoulé Lamizana. Il est restreint au niveau préscolaire que Thomas Sankara s’attelle à développer pour la promotion du travail des femmes. Il faut dire que ce dernier est quelque peu mitigé par une utilisation exclusive des langues locales dans le cadre scolaire. En 1986, répondant à Mongo Béti à propos de la francophonie comme stratégie de contrôle, Sankara évoque la réforme scolaire en cours :

« Le fait historique est là et la stratégie néocoloniale aussi est là. La francophonie n’est rien d’autre. Malheureusement ce sont plutôt des Africains qui la défendent plus que les Français eux-mêmes. C’est le paradoxe, mais un paradoxe qui s’explique parfaitement par l’acculturation et l’aliénation culturelle parfaite de ces Africains-là. Au niveau du Burkina, nous sommes en train de procéder à une réforme totale de l’éducation où le problème des langues nationales et de la langue française est au centre des débats. La question n’est pas encore tranchée, mais les choses semblent évoluer vers l’utilisation de la langue française comme langue d’unification de nos multiples nationalités ; et cela du point de vue de l’efficacité et de la meilleure solution du problème qui se pose à nous. Cela ne voudra pas dire que nos langues nationales seront rejetées, loin de là. La langue en général, étant au-dessus des classes, il nous appartiendra, en tant que révolutionnaires, de savoir mettre la langue française au service de la défense de nos intérêts de classe. C’est dans ce cadre que nous sommes appelés à créer nos propres institutions, pour un appareil culturel au service de notre peuple, sinon notre lutte ne pourra aboutir, compte tenu de l’influence nocive qu’entraîne l’invasion culturelle dont nous sommes l’objet du côté français essentiellement » (d. e. 5 1986).

Cet essai de refonte du système scolaire repose sur l’articulation entre langues et cultures locales et développement, en vue d’un auto-développement du pays. L’objectif du cnr, consistant à enclencher une dynamique d’auto-développement à travers l’éducation, est particulièrement apparent dans la rhétorique moralisatrice et décentralisatrice de Thomas Sankara dans son Appel de Gaoua en octobre 1986 :

« […] parce que les moyens dépendent des hommes et la réforme si nécessaire ne sera que l’œuvre des hommes […] mais le chemin de l’école nouvelle passe par la transformation de nos mentalités et de nos comportements […]. Ce qui exige de nous une véritable croisade contre la démission collective qu’a été notre poncepilatisme lorsqu’il s’est agi de réfléchir et de proposer une réforme de notre école après avoir décrié la présente. […] [L’école incombe à chacun : aux enseignants, aux parents et aux enfants]. […] Vous avez tous des responsabilités et des devoirs » (d. e. 4 1986 : 12, 37-39).

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Géraldine André

On pourra trouver l’article complet à l’adresse http://etudesafricaines.revues.org/index6960.html#ftn8

Bibliographie

– Sanou, F. 2003b « Colonialisme, éducation et langues : hier et aujourd’hui », in Burkina Faso. Cent ans d’histoire, 1895-1995, op. cit. : 1791-1817.

– Lejeal, F. 2002 Le Burkina Faso, Paris, Karthala.

– Jaffré, B. 1989 Burkina Faso : les années Sankara, de la révolution à la rectification, Paris, L’Harmattan.

– Zagre, P. 1994 Les politiques économiques du Burkina Faso, Paris,
Karthala.

– – Compaoré, N. D. F. 1997 Discours politique et inadaptation de l’école au Burkina Faso, Thèse de doctorat, Paris, Université de Paris 8, Atelier national de Reproduction des thèses.

– d. o. a. 10 1986 L’école révolutionnaire burkinabé, Ouagadougou, Éditions du SGN-CDR.

– d. e. 4 1986 Appel de Gaoua sur la qualité de l’enseignement au Burkina Faso, Thomas Sankara, Ouagadougou, Éditions du SGN-CDR.

– d. e. 5 1986 Le français doit accepter les autres langues, Thomas Sankara. voir à http://thomassankara.net/?p=0033

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