Même ennemi, même combat

17 mars 1985

Cette interview a été accordée par Sankara au journaliste Ernest Harsch, le 17 mars 1985. Elle a été publiée par Intercontinental Press le 29 avril 1985.

Ernest Harsch : Quelles sont, selon vous, les réalisations les plus importantes accomplies depuis votre prise du pouvoir ?

Thomas Sankara : Après une année et demie de révolution, ce que nous constatons actuellement, c’est que nous n’avons pas réussi nous n’avons pas fini du moins les transformations matérielles. Mais nous pouvons nous vanter d’avoir construit des écoles, des dispensaires, d’avoir fait des routes, d’avoir construit des barrages, d’avoir agrandi nos champs, d’avoir fait le reboisement. Nous pouvons nous vanter aussi d’avoir donné des logements au peuple. Ce n’est pas assez. Il reste encore beaucoup à faire.

Mais le plus important pour nous, ce n’est pas cela non plus. Le plus important c’est la transformation des mentalités que nous avons entreprise. Cette transformation des mentalités fait que chacun de nous sent que maintenant le pouvoir est son affaire, sent que le destin du Burkina Faso est l’affaire de tous les Burkinabè et non pas seulement de quelques personnes et que chacun a son mot à dire. Chacun de nous exige des comptes de l’autre. Plus jamais rien ne se fera comme avant. Plus jamais les biens de notre pays n’appartiendront à une minorité. Ils appartiennent à une majorité, laquelle majorité se prononce.

Peut-être il y a des façons de faire qui ne sont pas très agréables. Mais c’est normal. Lorsque vous avez maintenu pendant plusieurs années, plusieurs décennies, des gens sous la domination et qu’un beau jour ils ont la liberté de s’exprimer, naturellement ils vont jusqu’à des extrémités qu’il faut comprendre et pour lesquelles il faut avoir une certaine indulgence. C’est normal.

Donc l’aspect le plus important de notre révolution c’est d’abord cette transformation. Le reste vient après.

Harsch : Quels ont été les plus grands problèmes et difficultés que vous avez rencontrés ?

Sankara : La plus grande difficulté que nous ayons rencontrée c’est celle qui est constituée par l’esprit de néocolonisé qu’il y a dans ce pays. Nous avons été colonisés par un pays, la France, qui nous a donné certaines habitudes. Et pour nous, réussir dans la vie, avoir le bonheur c’est essayer de vivre comme en France, comme le plus riche des Français. Si bien que les transformations que nous voulons opérer rencontrent des obstacles, des freins. Et ces freins sont constitués par des gens qui ne veulent pas du tout accepter un minimum de justice sociale, qui veulent conserver pour eux tous les privilèges au détriment des autres. Naturellement cela nous impose une lutte.

C’est d’abord la bourgeoisie contre laquelle nous nous sommes battus. C’est ensuite et surtout la petite-bourgeoisie, qui est très dangereuse et qui a beaucoup de penchants pour la bourgeoisie tout comme elle admire aussi le prestige des révolutionnaires. Une petite-bourgeoisie qui hésite. Nous pensons que tant que cette petite-bourgeoisie ne se sera pas massivement engagée dans la révolution, nous aurons des difficultés. C’est cette petite-bourgeoisie qui crie, qui intoxique, qui dénigre. Numériquement, elle ne représente rien. Mais comme notre société est une société néo-coloniale où l’intellectuel a une place prépondérante, eh bien ces gens-là ont la place prépondérante et font l’opinion ! Les autres difficultés, naturelles et autres, ne sont pas graves.

L’autre grande difficulté, c’est l’impérialisme. L’impérialisme qui essaie de nous dominer à l’intérieur comme à l’extérieur de notre pays. Cet impérialisme à travers ses multinationales, à travers son grand capital, à travers sa puissance économique essaie de nous contrôler en influençant aussi nos débats, en influençant la vie nationale. En nous créant des difficultés, il essaie de nous étouffer par un blocus économique. Il essaie en même temps de comploter contre nous, contre notre sécurité intérieure. Et cet impérialisme-là, pour le combattre, nous avons encore beaucoup de luttes [à mener].

Harsch : L’opposition de l’impérialisme a-t-elle été aussi dure que vous le prévoyiez et comment avez-vous été en mesure d’y résister ?

Sankara : En réalité, je peux vous dire très sincèrement qu’en tant que révolutionnaire, théoriquement je savais ce qu’était l’impérialisme. Mais une fois arrivé au pouvoir, j’ai découvert d’autres aspects de l’impérialisme que je ne connaissais pas. J’ai appris et je pense qu’il y a encore d’autres aspects de l’impérialisme que je dois découvrir. Entre la théorie et la pratique, il y a toute une différence. Et c’est dans la pratique que j’ai vu que l’impérialisme est un monstre, un monstre qui a des griffes, qui a des cornes, qui a des crocs, qui mord, qui a du venin, qui est sans pitié. Et un discours ne suffit pas pour le faire trembler. Non, il est déterminé, il n’a pas de conscience, il n’a pas de coeur.

Heureusement, plus nous avons découvert cet impérialisme comme étant un ennemi dangereux, plus nous avons été déterminés à nous battre et à le combattre. Et nous trouvons, à chaque fois, des forces nouvelles pour y faire face.

Harsch : Comment se développent l’organisation et l’entraînement de la milice et des Comités de défense de la révolution (CDR) ?

Sankara : Nous en sommes satisfaits. Bien sûr au départ il y a eu beaucoup de gens qui se sont engagés sans savoir quels étaient les sacrifices qu’on allait leur demander. Lorsqu’ils ont compris que c’était un peu difficile, ils ont commencé à faire marche arrière, mais nous pensons que c’est normal. La révolution avance comme un bus, avec ses difficultés. Quand on change de vitesse, il y a des gens qui tombent, c’est normal. Actuellement, la conscientisation a pris le pas sur l’euphorie. La conscientisation nous a permis de faire un grand bond en avant.

Harsch : De toute évidence, les jeunes sont du côté de la révolution. Quelles ont été vos réussites avec les membres plus âgés de la société quant à ce que vous essayez de faire ?

Sankara : Avec les autres également il y a des réussites, parce qu’ils reconnaissent que la révolution leur a apporté ce dont ils n’ont jamais osé rêver. Mais bien sûr, ils sont souvent effrayés par les méthodes et le langage de la révolution et ils estiment qu’ils n’ont plus la vigueur et la force de suivre la révolution. Mais nous avons créé un cadre pour ces anciens-là qui veulent participer à la révolution, à leur façon, à leur rythme, mais toujours en nous laissant le soin de la direction politique et idéologique. Et il y a même une organisation des anciens que nous sommes en train de mettre sur pied’, qui va nous être très profitable. Du reste, il y a des anciens, des personnes âgées, qui font déjà un important travail.

Harsch : La semaine dernière, a eu lieu ici une semaine des femmes qui a culminé avec la Journée internationale de la femme, le 8 mars. Qu’est-ce que cela montre sur l’engagement des femmes dans le processus révolutionnaire ?

Sankara : Les femmes chez nous, étaient, avec les anciens régimes, organisées en groupes folkloriques. Elles cousaient des uniformes, chantaient, dansaient, mais réellement ne savaient où aller.

Maintenant, même juste après le 4 août 1983, pour mobiliser les femmes, nous avons rencontré des difficultés dues à leur subjectivisme. Ces femmes sont très subjectives et n’ont pas toujours perçu ce que la révolution pouvait leur apporter et quel rôle elles pouvaient elles aussi jouer dans la révolution.

Nous leur avons laissé le temps de mûrir en elles leur rôle révolutionnaire. Et cette fois cela a été profitable parce que maintenant au cours de leurs réunions, de leurs rencontres, c’est tout un autre langage qu’elles parlent. Elles sentent que la femme n’est pas là seulement pour revendiquer. La femme doit d’abord poser de façon claire et objective les fondements de son oppression et de sa domination. Elles arrivent à le faire de mieux en mieux. Les femmes arrivent à définir qui sont leurs ennemis. Les ennemis à l’intérieur l’homme, le mâle mais également les ennemis comme l’impérialisme et le système culturel qu’il a apporté, et aussi le système féodal d’hier qui existait chez nous, bien avant même l’arrivée du colonialisme. Tout cela, les femmes sont arrivées à le comprendre et à le combattre.

Ce que nous avons noté de positif avec les femmes est ceci : elles sont prêtes maintenant à se libérer. On ne peut pas libérer un esclave qui n’est pas conscient de son état d’esclave, de sa situation d’esclavage. Nous avons remarqué maintenant que les femmes ont pris conscience.

Le travail qui se fera sera un travail pour leur propre libération, et leur contribution à la révolution. Elles ont compris que la révolution, et seule la révolution peut les libérer. C’était ce changement qualitatif qui nous manquait. Sinon le regroupement de milliers et milliers de femmes c’était facile, on pouvait le faire de tout temps. Mais nous avons compris à un moment donné que ce n’était pas payant, ce n’était pas utile, nous avons abandonné. Nous sommes revenus, encore de façon très modeste, à la base et c’est pourquoi nous sommes arrivés à cette Semaine de la femme, Semaine qui est très positive.

Harsch : Comment la réforme agraire et la formation des CDR parviendront-elles à transformer les rapports sociaux à la campagne, en particulier le rôle des chefs traditionnels ?

Sankara : L’organisation traditionnelle du pays est battue en brèche, et c’est normal. C’est un système féodal qui ne permet pas le développement et qui ne permet pas un minimum de justice et d’épanouissement des masses. Ce système féodal avait fait que ces hommes-là, de par leur naissance, pouvaient contrôler des terres et des terres, plusieurs hectares, plusieurs kilomètres carrés de terres, les distribuer comme ils voulaient. Les autres n’avaient qu’à les cultiver et devaient les payer, eux. Leur règne est en train de finir. Dans certaines régions, c’est terminé.

Nous savons que cette désorganisation du système féodal dans nos campagnes aura un effet bénéfique parce que désormais le paysan qui sera sur une terre aura la sécurité pour travailler cette terre. Il saura que la terre lui a été confiée. La terre appartient à l’État burkinabè, elle n’appartient plus à un individu. Mais l’État burkinabè peut confier l’utilisation et la gestion de la terre à celui qui la travaille. Et le paysan sera encouragé à enrichir la terre pour la travailler, plutôt que d’être condamné à l’ancien système où il pouvait avoir une terre, utiliser des engrais organiques pour l’enrichir mais un ou deux ans après, le propriétaire l’obligeait à la quitter, juste au moment où la terre devenait fertile. Donc le développement de notre agriculture tient à la sécurité dans laquelle le travailleur aura exploité la terre. Cette organisation féodale laisse la place à de nouvelles structures où le peuple s’exprime.

Harsch : Il ya quelques semaines, Le Monde et Jeune Afrique, tous deux publiés à Paris, ont fait état d’une déclaration où plusieurs dirigeants syndicaux critiquaient la politique gouvernementale. Ils l’ont présentée comme une très importante divergence entre le Conseil national de la révolution et la classe ouvrière. Est-ce le cas ? Est-ce un conflit avec les travailleurs eux-mêmes ou uniquement au niveau de ces dirigeants syndicaux ?

Sankara : C’est fondamentalement un problème avec les directions des organisations, directions qui sont petites-bourgeoises. En tant que petits-bourgeois, ils [les dirigeants syndicaux] pensaient que la révolution était venue pour balayer les classes réactionnaires et les bourgeois et les installer, eux. Naturellement, nous avons des conflits.

Mais le travailleur est tout à fait satisfait des décisions que nous prenons. Quand nous disons qu’il ne doit plus payer le logement’, le travailleur en profite. Mais les dirigeants syndicaux, eux, ils ont des maisons qu’ils mettaient en location, ils ne peuvent pas être satisfaits. Vous devez comprendre cela, c’est très important.

Vous avez très bien posé la question : est-ce un conflit avec les travailleurs, la classe ouvrière, ou un conflit avec la direction ? C’est un conflit avec la direction, pas avec les travailleurs. Est-ce que vous avez vu une grève ici ? Il n’y a pas de grèves. Les mêmes travailleurs sont dans les CDR et dans les syndicats. Mais les directions ne sont pas du tout contentes. C’est normal, c’est dû à l’esprit petit-bourgeois.

La révolution en Afrique confronte ce grand danger. Elle est chaque fois initiée par la petite-bourgeoisie. La petite-bourgeoisie est généralement intellectuelle. Dans les premiers moments de la révolution, on attaque la grande bourgeoisie. C’est facile. Ce sont des grands richards, des grands capitalistes, qui sont gros et gras, grossiers, qui ont de grandes voitures, de grandes maisons, beaucoup de femmes, etc… On les connaît, on les attaque. Mais au bout d’un an, deux ans, trois ans, on est obligé de s’attaquer à la petite-bourgeoisie. Et quand on s’attaque à la petite-bourgeoisie, on s’attaque à la direction même de la révolution.

Les syndicats ont beaucoup contribué à la révolution ici. Ils ont contribué aux luttes populaires de notre pays. Mais c’était en tant que petits-bourgeois rêvant de balayer les bourgeois pour prendre leurs places. La révolution est venue et ils ont peur maintenant de la révolution.

Vous voyez, c’est ce qui fait que dans certains pays africains, on dit révolution, révolution, révolution. Mais les gens ont des gourmettes en or comme ça, de belles cravates. Ils sont tout le temps en France pour acheter des costumes de luxe, de grosses voitures ; ils ont des comptes en banque et ils disent révolution.

Pourquoi ? Parce que, quand ils ont eu fini de s’attaquer à la classe bourgeoise, ils ont voulu s’attaquer à la petite-bourgeoisie qui a sorti les griffes et ils ont eu peur. Qu’est-ce qu’ils font ? Ils donnent de gros salaires aux militaires, aux ministres, à la garde prétorienne. Qu’est-ce qu’ils font ? Tous les grands dirigeants syndicaux, etc., on leur donne de grands postes : on les nomme ministres, Premiers ministres, grands coordonnateurs de ceci et cela… Ils sont contents, ils se taisent. Les ministres eux-mêmes commencent à devenir des hommes d’affaires, des trafiquants. On envoie ses enfants à l’école en Europe ou aux Etats-Unis. Si vous prenez la situation sous Sékou Touré l’ancien président de Guinée qui parlait de révolution, les francophones les plus nombreux aux Etats-Unis, c’étaient les Guinéens. A Harvard, Cambridge, en Angleterre, partout. C’est ça la petite-bourgeoisie.

Toute révolution qui est née avec la petite-bourgeoisie arrive à un carrefour où elle doit choisir. Taper sur la petite-bourgeoisie équivaut à maintenir la révolution à un niveau radical et là vous avez beaucoup de difficultés. Ou alors ménager la petite-bourgeoisie. Vous n’avez pas de difficultés mais ce n’est plus la révolution, c’est la pseudo-révolution.

C’est pourquoi les petits-bourgeois ici ne sont pas d’accord avec la réduction de leurs salaires, mais ils sont d’accord pour qu’on impose l’impôt aux paysans à la campagne. Ils ont des salaires de 200 000 francs CFA par mois, ils sont d’accord qu’on leur ajoute 5 000, 10 000, 15 000, ou 20 000 francs. Si on augmente leurs salaires, ils organisent des marches de soutien. Si on les diminue, ils protestent. Mais ils ne voient pas ce qui profite aux paysans. Ils ne peuvent pas voir ça. Nous disons que la petite-bourgeoisie est toujours tiraillée entre deux intérêts. Elle a deux livres : le Capital de Karl Marx et puis un carnet de chèques. Elle hésite : Che Guevara ou Onassis ? Il faut choisir.

Harsch : Ce problème que vous venez d’évoquer se reflète aussi clairement dans les conflits opposant ici différentes organisations de gauche. Comment ce problème peut-il être surmonté à votre avis ?

Sankara : Chaque organisation se base, se maintient par l’influence et l’importance qu’elle occupe au sein des masses populaires. Il faut laisser les organisations continuer comme ça, se démasquer aux yeux des masses populaires. Quand les masses populaires les connaîtront toutes, elles choisiront et renforceront, ou combattront certaines organisations. C’est pourquoi il ne faut jamais faire de révolution avec seulement quelques personnes qui viennent s’enfermer dans un bureau pour dire : «Je suis de telle organisation, vous devez m’accorder telle ou telle importance».

C’est le problème que nous trouvons dans certains pays. Je voudrais prendre comme exemple celui du Tchad, avec ses tendances politiques. Quand les chefs se retrouvent dans un bureau pour discuter, chacun dit représenter une tendance. «Moi, je représente une tendance, moi aussi, moi aussi». Mais si vous les laissez au niveau des masses, les masses vont éliminer ceux qu’il faut éliminer et conserver ceux qu’il faut conserver.

Notre problème ici, c’est que cette petite-bourgeoisie, grâce aux relations qu’elle a à l’extérieur, avec la presse, essaie de faire beaucoup de tapage. Vous verrez qu’ici il n’y a pas de problème. Mais quand vous

lisez Le Monde, Jeune Afrique, quand vous écoutez la Voix de l’Amérique, ou Radio France Internationale, vous entendez : «Burkina Faso, ça ne va pas, Burkina Faso etc…» Ils vous donnent l’impression que ça ne va pas, parce que la petite-bourgeoisie ici a des relations. Ce sont des intellectuels. Ils ont voyagé. Ils ont des relations dans tous les pays, ils s’appuient sur ça. Mais ici ils sont démasqués, et il n’y a plus de problème. Ils sont prêts même à discuter avec nous. Vous avez vu : Arba Diallo, l’ancien ministre des Affaires étrangères, qui était en prison, il est sorti. Ils sont prêts à discuter avec nous mais parce qu’ils n’ont plus de poids. La seule chose qui les maintient à flot, c’est le soutien de l’étranger, la presse de l’étranger, qui chaque jour écrit des articles contre nous, des messages dans tous les journaux. Si nous avions beaucoup d’argent, on pourrait en donner à un journal et puis il écrirait pour nous soutenir. Mais nous n’avons pas d’argent pour ça.

Harsch : Y a-t-il certaines possibilités d’unifier les différents groupes qui soutiennent la révolution ?

Sankara : C’est possible. Nous avons confiance que c’est possible. Bien sûr cette unification se fera au détriment des individus, pas des organisations, parce que dans un combat anti-impérialiste, dans un combat révolutionnaire, les organisations peuvent avoir une plate-forme. Mais les individus peuvent dire : «non, je n’y trouve pas mon compte». Il y a des gens qui préfèrent être premiers au village plutôt que deuxièmes en ville. Et comme ils ne veulent pas être deuxièmes en ville, ils préfèrent avoir leurs organisations à eux et ils refusent l’unification, alors que l’organisation veut l’unification. De tels individus seront éliminés un à un pour laisser la place aux organisations.

Harsch : Quand vous vous êtes rendu aux Etats-Unis en octobre dernier, vous avez fait une halte à Cuba, où vous avez reçu l’ordre José Marti. Quelle est la signification de la révolution cubaine pour vous ?

Sankara : Je trouve que la révolution cubaine est un symbole de courage et de détermination. C’est une grande leçon.

Cuba, petit pays agricole, sans d’immenses ressources, en dehors de certaines qui sont très limitées, a réussi à tenir malgré la pression directe et indirecte du grand pays américain à côté de Cuba. C’est une grande leçon. Nous savons que Cuba n’a pas résisté seule et qu’il a fallu le soutien internationaliste de l’Union soviétique, qui l’a appuyée et épaulée. Mais nous savons aussi que le soutien ne suffit pas. C’est pourquoi, quand nous regardons les Cubains, nous sommes admiratifs.

Quand j’ai vu Fidel Castro, je lui ai dit : «Ça fait vingt-cinq ans, mais vous ressemblez toujours à un révolutionnaire qui vient de descendre de la Sierra Maestra». Nous avons beaucoup d’admiration pour la révolution cubaine.

Le peuple du Burkina Faso est un peuple qui est fier de son identité, fier de son indépendance et qui garde jalousement cette indépendance, tout comme vous-mêmes les Américains, lorsque vous luttiez pour votre indépendance, vous disiez : «l’Amérique aux Américains». Vous ne vouliez pas du tout l’intervention de l’Europe. Vous avez lutté contre la Grande Bretagne, contre l’Angleterre pour votre indépendance. Je pense que c’est normal, c’est justice que de nous accorder à nous aussi ce droit élémentaire.

Mais sachez que nous sommes solidaires avec les Américains dans leurs souffrances. Même si vous avez des biens matériels qui sont plus importants que les nôtres, vous avez de la misère dans les coeurs, et nous connaissons, comme vous, les causes de cette misère. Cette misère-là, c’est les ghettos de Harlem. Cette misère, c’est aussi le fait que l’Américain, quelles que soient ses richesses, vit comme un pion sur un échiquier que l’on déplace, que l’on manipule. Cette misère, c’est aussi la vie qui a été créée, la vie d’agression, de barbarie, la vie inhumaine qui a été créée là-bas, aux Etats-Unis, à cause de la puissance de l’argent, à cause de la puissance du capital.

Nous savons comme vous, que c’est l’impérialisme qui organise et sous-tend tout cela. Il faut qu’ensemble nous le combattions. Nous invitons le peuple américain à nous comprendre, à nous aider dans notre combat. Tout comme nous aussi nous l’aiderons. Mais que jamais il ne se laisse dire que nous sommes l’ennemi du peuple américain. Ce n’est pas vrai. Nous souhaitons plein succès au peuple américain. Toutes ses luttes sont aussi nos luttes.

Malheureusement, on ne lui dit pas un dixième de la vérité, de la réalité dans le monde. Nous souhaitons que le peuple américain ne soit pas ce peuple que l’on insulte dans tous les pays du monde en écrivant sur les murs : «Yankee, go home». Le peuple américain ne doit pas être fier de cela. Un pays, un peuple ne peut être fier quand, partout où il arrive, on le regarde en pensant qu’il a derrière lui la CIA, il a derrière lui les attaques, les aunes, etc… Or le peuple américain est aussi un peuple qui est capable d’amour, de solidarité, et d’amitié sincère.

Nous voulons corriger tout cela et vous aider demain à avoir votre place, que ce soit à travers vos dirigeants ou à travers vous, le peuple, à condition que l’on accepte que nous dénoncions les maux et les causes de cette méfiance généralisée et mondiale vis-à-vis du peuple américain.

Bien sûr, nos révolutions ne sont pas pareilles. Les conditions ne sont pas pareilles non plus. Mais quant à ce qui est du courage, de la volonté, et du fait de toujours associer le peuple, le peuple, le peuple, à ce que l’on fait, Cuba donne des leçons qui sont très intéressantes.

Harsch : Il est important pour la classe ouvrière nord-américaine d’apprendre davantage sur les luttes révolutionnaires dans d’autres pays, comme au Burkina Faso. C’est la première étape vers la solidarité. Notre ennemi est le même : l’impérialisme nord-américain. Les formes de nos luttes peuvent être différentes mais l’ennemi est identique. Si les travailleurs en prennent conscience, cela les rendra naturellement solidaires de votre lutte contre l’impérialisme ici. Et le développement d’une conscience internationaliste est également important pour que les travailleurs aux Etats-Unis comprennent quel est leur ennemi.

Sankara : C’est un problème de communication. L’impérialisme que nous combattons n’est pas un fait isolé. C’est un système. En tant que révolutionnaires, d’un point de vue dialectique, nous devons comprendre que nous devons nous aussi, avoir un système. Face à un système on oppose un système, face à une organisation on oppose une organisation. On n’oppose pas des personnes pleines de bonne volonté, de bons sentiments, d’honnêteté, de courage et de générosité.

Donc l’impérialisme qui est mondial, et qui n’est pas simplement localisé dans tel ou tel pays doit être combattu par tout un système que nous allons tisser ensemble. En conséquence, nous devons nous connaître, nous devons nous comprendre, dégager une plate-forme, un terrain d’entente entre nous pour pouvoir combattre sérieusement, avec beaucoup de chance de succès, l’impérialisme.

C’est pourquoi je suis d’accord avec vous sur la communication et la connaissance mutuelle. Vous êtes journaliste, c’est votre travail, et je vous aiderai à cela. C’est la raison pour laquelle même si aujourd’hui je suis très occupé, j’ai beaucoup de dossiers sur mon bureau, j’ai le devoir de vous consacrer même cinq minutes pour vous expliquer ce que nous faisons. Nous n’avons pas le droit en tant que révolutionnaires de dire que nous sommes fatigués d’expliquer. Nous devons toujours expliquer. Parce que nous savons aussi que lorsque les peuples comprendront, ils ne pourront que nous suivre. De toute façon, nous, le peuple, nous n’avons pas d’ennemis au niveau des pays, des peuples. Nous n’avons d’ennemis que les régimes et organisations impérialistes. C’est tout. Donc nous avons le devoir d’expliquer.

Harsch : Si vous aviez quelques minutes pour vous adresser au peuple nord-américain, que lui diriez-vous ?

Sankara : D’abord, nous souhaitons que le peuple des travailleurs américains, et le peuple américain en général, comprenne que le peuple de Burkina Faso n’est pas l’ennemi des Américains.

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