Sur la littérature

février 1986

L’hebdomadaire Jeune Afrique publié à Paris a donné dans son numéro du 12 mars 1986 l’interview suivante de Sankara, recueillie par Elisabeth Nicolini.

Elisabeth Nicolini : Vous êtes venu récemment en France pour participer à la conférence Silva, sur l’arbre et la forêt, où a été évoqué le problème de la désertification qui concerne beaucoup votre pays. Avez-vous lu des ouvrages sur ce sujet ?

Thomas Sankara : [souriant] Non, c’est trop aride.

Nicolini : Quel est le dernier livre que vous avez lu ?

Sankara : La gauche la plus bête du monde de Jean Dutourd. On y trouve des choses amusantes. Ça détend.

Nicolini : C’est un livre en relation avec les prochaines élections législatives en France, écrit par un journaliste de droite. Est-ce que la campagne électorale française vous intéresse à ce point ?

Sankara : Non, elle m’amuse.

Nicolini : Mais vous lisez des livres politiques ?

Sankara : Bien sûr. Sans me trahir, je peux vous avouer quand même que je connais les classiques du marxisme-léninisme.

Nicolini : Vous avez lu certainement le Capital de Karl Marx.

Sankara : Non, pas entièrement. Mais j’ai lu tout Lénine.

Nicolini : Vous emporteriez ces oeuvres si vous deviez vous retrouver sur une île déserte ?

Sankara : Sûrement l’État et la révolution [Lénine] ; c’est pour moi un livre-refuge que je relis souvent ; suivant que je suis de bonne ou mauvaise humeur, j’interprète les mots et les phrases de façon différente. Mais sur une île, j’emporterais aussi la Bible et le Coran.

Nicolini : Vous trouvez que Lénine, Jésus et Mahomet font bon ménage ?

Sankara : Oui, dans mes discours il y a beaucoup de références bibliques et coraniques. Je considère que ces trois ouvrages constituent les trois courants de pensée les plus forts dans le monde où nous sommes, sauf en Asie peut-être. L’État et la révolution donne une réponse à des problèmes qui nécessitent une solution révolutionnaire. Par ailleurs, la Bible et le Coran permettent de faire la synthèse de ce que les peuples ont pensé et pensent dans le temps et l’espace.

Nicolini : Quel est selon vous le plus révolutionnaire des trois ?

Sankara : Cela dépend des époques. Pour les temps modernes il va sans dire que Lénine est le plus révolutionnaire. Mais il est indéniable que Mahomet était un révolutionnaire qui a bouleversé une société. Jésus aussi l’a été mais sa révolution est restée inachevée. Il est finalement abstrait, alors que Mahomet a su être plus matérialiste. La parole du Christ, nous l’avons reçue comme un message, qui pouvait nous sauver face à une misère réelle que nous vivions, en tant que philosophie de transformation qualitative du monde. Mais nous avons été déçus par l’usage qui en a été fait. Quand nous avons dû chercher autre chose, nous avons trouvé la lutte des classes.

Nicolini : Y a-t-il parmi les hommes politiques écrivains, aujourd’hui, certains dont vous appréciez les écrits plus que d’autres ?

Sankara : En général, ils m’intéressent tous. Qu’il s’agisse de livres militaires, de tactique ou sur l’organisation du travail. Par exemple, de Gaulle, j’ai lu la plupart de ses livres. Mitterrand aussi l’Abeille et l’architecte. Il écrit bien mais pas seulement pour le plaisir d’écrire. On comprend à travers ses ouvrages qu’il voulait la présidence et il y est arrivé.

Nicolini : Vous avez une bibliothèque je suppose ?

Sankara : Non, absolument pas. Mes livres sont dans des cantines. Une bibliothèque, c’est dangereux, ça trahit. D’ailleurs je n’aime pas dire ce que je lis non plus. Jamais je n’annote un livre ou je ne souligne des passages. Car c’est là que l’on se révèle le plus. Cela peut être un vrai carnet intime.

Nicolini : En dehors de discours officiels, est-ce que vous écrivez vous-même ?

Sankara : Oui, depuis longtemps. Depuis 1966. J’étais encore au lycée. Chaque soir. J’ai eu une petite interruption à partir de 1982. Mais j’ai repris depuis. J’écris des réflexions.

Nicolini : Envisagez-vous de les publier ?

Sankara : Non, je ne crois pas.

Nicolini : Quel est le livre que vous aimeriez avoir écrit ?

Sankara : Un ouvrage sur l’organisation et la construction du bonheur des peuples.

Nicolini : Vous n’aimez pas la littérature de détente ?

Sankara : Non, je ne lis pas pour passer le temps, ni pour découvrir une belle narration.

Nicolini : Comment choisissez-vous vos livres ?

Sankara : Il faut dire d’abord que je les achète. Et c’est le titre qui m’accroche, plus que l’auteur. Je ne lis pas pour découvrir l’itinéraire littéraire d’un écrivain. J’aime aller au-devant d’hommes nouveaux, de situations nouvelles.

Nicolini : Parlons un peu de littérature africaine, d’écrivains burkinabè. Lequel vous a marqué ?

Sankara : Je n’aime pas les romans africains. Pas plus que les films d’ailleurs. Ceux que j’ai lus m’ont déçu. C’est toujours les mêmes histoires : le jeune Africain parti à Paris, qui a souffert, et qui en rentrant est déphasé par rapport à la tradition.

Nicolini : C’est l’Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane que vous évoquez là !

Sankara : Oui, et je n’aime pas cette façon de décrire les gens. Dans la littérature africaine, ce ne sont pas des Noirs qui parlent vraiment. On a l’impression d’avoir affaire à des Noirs qui veulent à tout prix parler le français. Ça me gêne. Les auteurs devraient écrire comme on parle actuellement.

Nicolini : Vous préférez qu’ils parlent en petit-nègre ?

Sankara : A la limite, je préférerais. De toute façon les écrivains africains que je préfère sont ceux qui traitent de problèmes concrets, même si je ne suis pas d’accord avec leurs positions. Je n’aime pas ceux qui cherchent à faire des effets littéraires.

Nicolini : Vous avez dans votre bureau, à Ouaga, les oeuvres complètes de Lénine dans une très belle collection.

Sankara : Oui, mais j’ai lu Lénine dans une collection plus pratique, un peu comme ces collections de poche que je trouvais à Paris quand j’allais m’approvisionner en livres 1, place Paul-Painlevé, aux Herbes-Sauvages.

Nicolini : Connaissez-vous la littérature arabe ?

Sankara : Oui, j’ai lu quelques ouvrages algériens, tunisiens. Un livre sur Oum Kalsoum, la chanteuse égyptienne. L’auteur ? Je ne retiens pas les noms. J’ai lu aussi un ouvrage intitulé l’Autogestion en Algérie, écrit par un membre du Front de libération nationale.

Nicolini : Vous ne lisez donc pas de roman ?

Sankara : Non, presque jamais. J’ai lu récemment un roman par hasard, l’Amour en vogue, une histoire candide. C’était un livre en solde. Je suis rentré dans une librairie et je l’ai acheté.

Nicolini : Pas de livres policiers, non plus ? Et le SAS de Gérard de Villiers qui se passe à Ouaga, par exemple ?

Sankara : Non, ça ne m’intéresse pas. C’est un genre littéraire parallèle. Il paraît que Gérard de Villiers est venu à Ouaga avant d’écrire son SAS. Il n’a jamais demandé à me voir.

Nicolini : Vous l’auriez reçu ?

Sankara : Pourquoi pas ? Dans le genre espionnage, je lis en ce moment l’Alternative du diable de Fredcrick Forsyth. Ça éclaire beaucoup sur la duplicité des grandes puissances.

Nicolini : Il y a un auteur burkinabè que vous connaissez évidemment bien et qui vit en exil : Ki-Zerbo. Avez-vous lu ses livres ?

Sankara : Oui, ses études sont très intéressantes. Mais il reste un Africain complexé : il est venu en France, il a appris, puis il est rentré au pays écrire afin que ses frères africains reconnaissent et voient ce qu’en France on n’a pas su voir, ni reconnaître. Rien de plus frustrant pour un Africain que d’arriver au summum sans avoir été consacré en France. Il se dit qu’au moins chez lui, on le reconnaîtra comme un grand.

Nicolini : Que devient-il ?

Sankara : Appelé par la révolution, il a fui. Je lui ai demandé de revenir à deux reprises. Mais il veut cacher ses échecs continuels. Il n’a jamais réussi au Burkina Faso, ni par la voie électorale, ni par la voie putschiste. C’est pour cela qu’il est parti. Je l’ai reçu deux fois avant son départ. Nous étions contents qu’il s’en aille car nous sentions qu’il avait vraiment très peur, et nous ne voulions pas qu’il en meure, qu’il finisse par nous claquer dans les mains, ce qui nous aurait valu des accusations terribles. Une fois parti, il s’est mis dans l’opposition active. Mais il peut revenir quand il voudra. La porte lui est ouverte.

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