Nous pouvons compter sur Cuba

Cette interview a été recueillie à Ouagadougou par Claude Hackin, correspondant de Radio Havane. Elle a été publiée le 4 août 1987 par Granma, le quotidien du Parti communiste cubain.

Claude Hackin : Camarade Thomas Sankara, vous avez rencontré à plusieurs occasions le Président Fidel Castro ; pouvez-vous nous parler de votre première rencontre qui a eu lieu à New-Delhi en mars 1983 à l’occasion du septième Sommet des Non-alignés, alors que vous étiez le premier ministre du Burkina Faso ?

Thomas Sankara : Pour moi cela a été une rencontre très importante dont je me souviens encore. Je me rappelle qu’il était très sollicité, entouré de beaucoup de monde et comme il ne me connaissait pas j’ai pensé alors que je n’aurais pas la possibilité de lui parler. Mais, finalement, j’ai pu le rencontrer.

Lors de cette première conversation, j’ai compris que Fidel a une grand humanité, une intuition très aiguë, et qu’il était conscient de l’importance de notre lutte, des problèmes de mon pays. Je me souviens de tout cela comme si c’était hier. Je le lui rappelle chaque fois que je le revois. Et nous sommes devenus de grands amis, grâce notamment aux processus révolutionnaires qui se développent dans nos deux pays.

Hackin : Après le 4 août 1983, en effet, votre pays a tissé des relations nouvelles avec Cuba. Quel bilan feriez-vous de cette collaboration ?

Sankara : La coopération entre Cuba et le Burkina Faso a atteint un niveau très élevé et nous lui accordons une grande importance car nous pouvons, par ce biais, être en contact avec une révolution-soeur. Cela nous donne confiance ; personne n’aime se sentir isolé. Et pour nous, le fait de pouvoir compter sur Cuba représente un atout important. Quant à la coopération économique, nous avons beaucoup de programmes dans les domaines comme la canne à sucre, qui est une spécialité de Cuba, la céramique, etc. D’autre part, des spécialistes cubains ont réalisé des études dans différents secteurs : le transport ferroviaire ; la production de traverses pour les lignes de chemin de fer et les éléments pré-fabriqués pour la construction de maisons.

Il y a aussi le secteur social : la santé et l’éducation. De nombreux coopérants cubains réalisent ici des tâches liées à la formation de cadres. Nous avons également beaucoup d’étudiants à Cuba. Cuba est aujourd’hui très près de nous.

Hackin : Considérez-vous nécessaire de créer un parti d’avant-garde au Burkina Faso ?

Sankara : Nous devons construire un parti d’avant-garde. En effet, il est nécessaire de créer une organisation structurée car les succès enregistrés jusqu’ici demeurent fragiles si on ne dispose pas de moyens pour les préserver et si on ne peut pas éduquer les masses afin de remporter de nouvelles victoires.

Nous ne voyons plus la création d’un parti comme quelque chose d’inaccessible ou lointain. Nous sommes assez près de cet objectif. Bien entendu, il existe encore toute une série de conceptions groupusculaires à l’égard desquelles nous devons mener une action sérieuse de concertation, de regroupement et d’unité.

La nature du parti, sa conception et sa construction ne seront certainement pas les mêmes que si nous l’avions créé avant d’arriver au pouvoir. Il faut prendre beaucoup de précautions pour ne pas tomber dans l’opportunisme de gauche ; nous ne pouvons pas décevoir les masses. Il faut donc que nous soyons très prudents, sélectifs et exigeants.

Hackin : Dans différentes allocutions, vous vous êtes référé à la lutte des classes dans votre pays. Quels sont aujourd’hui les composantes de cette lutte ?

Sankara : Le problème de la lutte des classes ne se pose pas dans notre pays comme en Europe. Nous avons une classe ouvrière faible du point de vue du nombre, insuffisamment organisée. Nous n’avons pas non plus une bourgeoisie nationale forte qui ait donné lieu à l’apparition d’une classe ouvrière antagonique. Pour ces raisons, au Burkina Faso, la lutte des classes est essentiellement la lutte contre l’impérialisme qui s’appuie sur ses alliés internes.

Hackin : Quels sont les groupes sociaux qui s’opposent à la révolution?

Sankara : Il s’agit de forces de type féodal qui ne peuvent se réjouir de la disparition de leurs privilèges. De plus, la bourgeoisie bureaucratique est encore là, cachée. Elle a l’expérience du travail administratif dans l’appareil de l’État, elle est placée en certains points de la gestion étatique d’où elle ne cesse d’agir contre nous et, avec l’appui de l’impérialisme, de nous créer des difficultés. Il y a également les grands propriétaires fonciers, qui ne sont pas très nombreux, et certains secteurs du pouvoir religieux qui s’opposent, plus ou moins ouvertement, à la révolution.

Hackin : Qu’est pour vous la démocratie ?

Sankara : La démocratie est le peuple avec toutes ses potentialités et sa force. Le bulletin de vote et un appareil électoral ne signifient pas, par eux-mêmes, qu’il existe une démocratie. Ceux qui organisent des élections de temps à autre et ne se préoccupent du peuple qu’avant chaque acte électoral, n’ont pas un système réellement démocratique. Au contraire, là où le peuple peut dire chaque jour ce qu’il pense, il existe une véritable démocratie car il faut alors que chaque jour l’on mérite sa confiance. On ne peut concevoir la démocratie sans que le pouvoir, sous toutes ses formes, soit remis entre les mains du peuple ; le pouvoir économique, militaire, politique, le pouvoir social et culturel.

Hackin : Comment êtes-vous devenu un marxiste ?

Sankara : D’une façon très simple, à travers des discussions et l’amitié avec certains hommes. Mais cela a également été le résultat de mon expérience sociale. J’entendais ces hommes discuter, proposer des solutions aux problèmes de la société de façon logique et claire. Ainsi, progressivement, grâce également à des lectures très diversifiées, et à des discussions avec des marxistes sur la réalité de notre pays, je suis arrivé au marxisme.

Hackin : Une rue de Ouagadougou porte le none d’Ernesto Che Guevara’. Qu’est-ce que représente pour vous cet éminent patriote latino-américain ?

Sankara : C’était un homme qui s’est totalement livré à la révolution ; sa jeunesse éternelle est un exemple. Le plus important pour moi c’est de remporter cette victoire que chacun renferme au plus profond de lui-même. J’admire Che Guevara car il a fait cela de façon exemplaire.

Hackin : Et sur le plan africain, que représente pour vous Patrice Lumumba’ ?

Sankara : Patrice Lumumba est un symbole. Quand je vois des Africains réactionnaires contemporains de ce héros, qui ont été incapables d’évoluer, un tant soit peu, au contact avec lui, je les considère comme des misérables, comme des gens qui ont été devant une oeuvre d’art et n’ont même pas su l’apprécier.

Lumumba se trouvait dans une situation très défavorable. Il s’est formé dans un contexte difficile, où les Africains n’avaient pratiquement aucun droit. En grande partie autodidacte, Patrice Lumumba était un des quelques citoyens de son pays qui lisaient, et il a réussi à avoir conscience de la situation de son peuple et de l’Afrique.

Lorsqu’on lit la dernière lettre que Lumumba a écrite à sa femme, on peut se demander comment cet homme a pu trouver une explication de tant de vérités si ce n’est parce qu’il les vivait intérieurement et sincèrement ?

Je me sens très triste quand je vois comment certains utilisent son image et son nom ; il devrait y avoir un tribunal pour juger ceux qui osent prononcer le nom de Patrice Lumumba pour servir les causes les plus basses et les plus sales.

Hackin : Camarade Président, si vous pouviez revenir en arrière de quatre ans, feriez-vous les mêmes choses, emprunteriez-vous le même chemin ?

Sankara : Je prendrai un autre chemin pour pouvoir faire beaucoup plus que ce qu’on a fait car j’estime que ce qui a été fait a été insuffisant et que beaucoup d’erreurs ont retardé le processus alors que les progrès auraient pu être plus grands et plus rapides. Si nous pouvions refaire ce chemin, avec l’expérience que nous avons aujourd’hui, nous corrigerions beaucoup de choses, mais nous n’abandonnerions pas la révolution ; nous la ferions plus profonde, plus forte et plus belle.

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