Ce discours est extrait d’un document intitulé «Symposium international en vue de la création de l’Institut des peuples noirs Ouagadougou, 21 -26 avril 1986».
Thomas Sankara rend un vibrant hommage à Cheikh Anta Diop. Historien, anthropologue, égyptologue et homme politique sénégalais, il a participé à l’élaboration d’une conscience africaine libérée de tout complexe face à la vision européenne du monde. C’est ainsi qu’il a montré que les prémices de civilisation sont nés en Afrique, et que les premiers pharaons d’Egypte étaient noirs. Il est ainsi à l’origine du courant dit «afrocentriste», comme courant historique.
C‘est le seul discours, à notre connaissance, où il rend hommage à un éminent intellectuel noir. On remarque qu’il cite ici aussi Aimé Césaire; En général il se réfère plutôt au marxisme qu’au panfricanisme. Il est vrai qu’à l’époque, les jeunes intellectuels africains de le FEANF (fédération des étudiants d’Afrique noire en France), se complaisaient dans les querelles opposant les différents courants qui se réclamaient du marxisme, pro-soviétique, pro-chinois, pro-albanais, plutôt que de s’imprégner du panafricanisme.
Est-ce à dire que Thomas Sankara n’était pas panafricain ? Pour affirmer le contraire, les panafricanistes d’aujourd’hui se réfèrent surtout au discours de l’OUA sur la dette du 29 juillet 1987[1].S’il n’emploie guère le mot, Thomas Sankara s’en réclame dans une interview[2].
Thomas Sankara appelle régulièrement à l’unité de l’Afrique, mais sans grande illusion, du fait du peu d’empressement de ses pairs.. Il avait engagé un processus de fusion avec le Ghana, qu’il évoque dans plusieurs discours. Et par deux fois, les armées de ces deux pays ont organisé des manoeuvres communes, en novembre 1983 et en mars 1985. Rawlings et Sankara se retrouvent sur les même positions, que ce soit face à Houphouët-Boigny lors des réunions régionales, ou face à Kadhafi lorsqu’il s’agit de lui demander d’honorer ses promesses.
Pour Thomas Sankara la mission de l’IPN est de répondre à la question : «Qu’est-ce que les Peuples noirs ont fait, peuvent et doivent encore faire pour assumer leur propre histoire et contribuer par cela à la civilisation de l’Universel ?» L’institut doit refléter le symbole des Peuples noirs de leur « volonté commune à préserver leurs identités culturelles, leurs génies créateurs et leur dignité.». Mais il y a aussi tout au long de ce discours une insistance à ce qu’ils ne se contentent pas de vivre renfermés sur eux-mêmes, mais plutôt de s’ouvrir à la rencontre des autres peuples.
L’Institut des Peuples noirs à eu beaucoup de mal à réunir les financements nécessaires à son fonctionnement. Le dynamisme qui a suivi le lancement ne dura guère. L’IPN a commencé à vivre relativement modestement. Il ne fut pas supprimé à la mort de Sankara, mais continua à vivoter sans moyen pendant quelques années, grâce à la passion de quelques personnes pour finalement devoir être fermé dans l’indifférence.
Bruno Jaffré
Messieurs les invités !
Messieurs les honorables séminaristes !
Camarades militantes et militants de la RDP !
Avant toute chose, je voudrais comme il se doit rendre un hommage, un hommage mérité à CHEIKH Anta DIOP.
Au moment même où nous travaillons à l’organisation de ce symposium, alors qu’il était inscrit sur notre liste à la place qui lui revient de droit, parmi les personnalités du monde noir, le grand défenseur des peuples d’Afrique, des peuples noirs, l’imminent homme de culture, le Professeur Cheikh Anta DIOP s’éteignait à Dakar. Toute l’Afrique combattante le pleurait et le pleure encore. Toute l’Afrique intellectuelle et culturelle le regrette et le monde scientifique constate avec une profonde amertume le vide qu’il laisse. S’il est normal et juste de lui rendre tout l’hommage vénéré que mérite ce grand africain, Cheikh Anta DIOP, il ne serait guère suffisant de le pleurer. On ne pleure pas les grands hommes. Cheikh Anta DIOP était un géant. Le meilleur hommage que nous puissions lui rendre c’est de nous engager à continuer avec le même courage, la même sincérité, avec les mêmes compétences l’œuvre qu’il a entreprise avec tant d’amour et de respect pour les peuples et les civilisations noirs. Et nous pensons sincèrement, en ce moment solennel du Symposium qui s’ouvrira bientôt, que l’Institut des Peuples Noirs à travers ses idéaux, est tout indiqué pour lui rendre hommage, le préserver de la déperdition, de la transfiguration et de l’oubli l’image que le monde moderne doit garder de lui. Un gage et un pari supplémentaires pour le succès total de l’entreprise pour laquelle vous êtes, nous sommes ici réunis. Pour cet engagement nouveau, pour cette détermination, pour ce défi que nous nous lançons à nous-mêmes, de protéger l’œuvre de Cheikh Anta DIOP au bénéfice non seulement des peuples noirs, mais de l’humanité, je vous invite à observer une minute de silence dans le recueillement et à envisager la forme de combat qui doit être le nôtre.
Partis de nos continents, de nos pays, de nos îles respectifs, nous avons accepté de nous réunir aujourd’hui à Ouagadougou, capitale de la terre libre du Burkina Faso pour une cause, un but qui peut-être fera enfin souffler sur nos têtes, sur leurs têtes, sur ceux comme disait Aimé CESAIRE « qui n’ont jamais inventé ni la poudre ni la boussole… , mais qui connaissent bien les tréfonds de la souffrance, le vent de l’espoir. »
En effet, aujourd’hui nous nous sommes réunis pour essayer ensemble, sans exclusive, de réfléchir sur l’idée, sur le projet de création d’un Institut des peuples noirs. Projet audacieux ; pari redoutable, on s’en doute !
Mesdames, Messieurs, chers invités, honorables séminaristes, militantes et militants de la Révolution démocratique et populaire du Burkina Faso !
Quand il nous est venu à l’idée la création d’un cadre de rencontre de tous les peuples noirs de cette planète, nous ne nous sommes pas une minute mépris de la hardiesse de la tâche. Mais nous avions aussi à cœur et à l’esprit comme un leitmotiv le slogan de nos plus jeunes militants, les pionniers « Oser lutter, savoir vaincre ». Alors nous avions vu que nous pouvions arracher des montagnes pour qu’enfin, tous les peuples noirs du monde puissent enfin se connaître dans un cadre, un lieu où se ressourcer.
Il était à notre sens devenu impérieux pour que devant l’histoire, les Peuples noirs, l’Afrique et ce qu’on appelle la Diaspora noire, répondent tous ensemble à cette question – et c’est à mon avis cette question-là – qui fonde l’IPN et sa mission : qu’est-ce que les Peuples noirs ont fait, peuvent et doivent encore faire pour assumer leur propre histoire et contribuer par cela à la civilisation de l’Universel ?
En effet, Mesdames, Messieurs, Honorables invités à ce symposium,
Militantes et militants, que sommes-nous pour nous-mêmes Noirs et pour les autres ? Le cliché est tout tiré : Peuple de souffrances, Peuple de brimades et d’humiliations, Peuple qui vit encore l’éclatement intérieur de sa personnalité du fait de l’outrage qui fêle sa conscience d’être humain du fait de la malédiction, de la pigmentation à jamais noire de sa peau.
C’est ainsi que nous entendons que les peuples noirs concernés qui sont en Afrique ou qui en sont partis ont une origine commune, un fond commun que constitue pour eux le patrimoine culturel d’origine vers lequel les ramène leur lutte contre l’esclavage, contre la colonisation, contre l’apartheid, pour les droits civiques, pour l’indépendance politique et économique… Mais aujourd’hui, et je m’adresse tout particulièrement à vous Messieurs les invités, honorables séminaristes, les peuples noirs vous regardent. Le monde entier est tourné vers vous, vers le symposium pour lequel vous êtes venus souvent de si loin. Car l’histoire enfin donne raison aux Peuples noirs de s’organiser et de développer autour d’initiatives communes déjà existantes, tant en Afrique-Mère que dans les pays de la Diaspora, leur solidarité active. C’est dans ce cadre que l’Institut des Peuples Noirs devrait être dans la conscience des Peuples noirs géographiquement dispersés dans un espace éclaté, un symbole réunificateur, le symbole de leur volonté commune à préserver leurs identités culturelles, leurs génies créateurs et leur dignité.
C’est pourquoi, l’Institut des peuples noirs ne sera pas clos, ni sur lui-même, ni sur son objet, c’est-à-dire les peuples noirs. Il sera ouvert aux autres peuples. C’est la condition primordiale pour les peuples noirs de réapprécier leur patrimoine historique, de redéfinir leur identité totale dans le monde contemporain. L’Institut des peuples noirs, ses objectifs, ce sera à notre sens toujours s’affirmer et participer au dialogue des cultures, c’est pour nous la compréhension entre les peuples quelle que soit leur couleur.
Confiant en ces réflexions riches et fructueuses qui se dégageront de vos travaux au cours de votre symposium que je souhaite franc et loyal, Messieurs les invités, honorables séminaristes, il importe que jamais ne quitte les esprits que l’œuf qui devait éclore doit être le creuset de rencontres, d’échanges et de coopération loyale entre les peuples du monde entier.
Pour ce faire, vous devez, au cours de vos présentes assises, vous départir de l’enthousiasme et de la passion qui découvriraient toutes les bonnes causes et intentions du projet. Vous devriez vous inspirer plutôt de prudence, de précautions pour ne tenir compte que des intérêts des peuples noirs et des autres peuples pour l’Institut des peuples noirs, pour ses préfigurations qui doivent nécessairement être adossées à des principes et orientations formulés, consentis et acceptés par le plus grand nombre possible.
Messieurs les invités, honorables séminaristes, le Burkina Faso n’est que l’humble initiateur d’un projet, d’une idée collective avant tout démocratique, voire universelle, par conséquent dénationalisée, dépersonnalisée pour devenir le cheval de bataille de tous ceux qui ont de tout temps entretenu, par quelque moyen que ce soit, l’espoir de voir l’unité culturelle des peuples noirs à travers un cadre de réflexion commune. A cela, il conviendrait de rendre hommage aux martyrs, aux combats politiques, artistiques, scientifiques, littéraires de tous ceux qui ont cru, croient à l’avènement de la « Civilisation de l’universel » c’est-à-dire à l’amour et à la solidarité.
Messieurs les invités, honorables séminaristes, c’est à cette réflexion que vous êtes conviés, vous qui avez accepté, malgré les distances, malgré les emplois de temps très souvent chargés, d’apporter votre inestimable concours -j’en suis d’ores et déjà persuadé- à l’édification d’un idéal commun.
Tout en souhaitant plein succès à vos travaux, je déclare ouvert le symposium international pour la création de l’Institut des peuples noirs.
La Patrie ou la mort nous vaincrons !
[1] Voir page 128. Il déclare à l’occasion du 3ème anniversaire de la Révolution : « Le peuple du Ghana qui, avec nous, cherche chaque jour, chaque instant, chaque moment, les voies les meilleurs pour la communion, la fusion l’intégration de nos possibilités, de nos ressources. »
[2] Voir l’interview de Mongo Beti à http://thomassankara.net/interview-de-thomas-sankara-realisee-par-mongo-beti/ . Il dit notamment à propos du panafricanisme: « il nous appartient, il appartient aux patriotes africains, de lutter partout et toujours pour sa concrétisation »