La France vient de fournir un important lot de documents concernant l’assassinat de Thomas Sankara, à grand renfort de communication de son ambassadeur au Burkina Faso. La promesse d’Emmanuel Macron de fournir tous les documents déclassifiés a-t-elle été tenue?
Par Bruno Jaffré
Cette fois les autorités françaises, après être longtemps restées silencieuses, se sont finalement décidées à communiquer.
L’annonce officielle, suite à l ‘audience de confirmation des charges, de la mise en accusation de plusieurs accusés, dont Blaise Compaoré, Gilbert Diendéré et Jean Pierre Palm, a de nouveau braqué les projecteurs sur le Burkina Faso, dans la presse française et burkinabè.
Une série d’articles publiés par le bimensuel burkinabè Courrier Confidentiel avaient rendu publiques de nombreuses informations inédites que l’on peut les consulter sur le site thomassankara.net.
D’autre part, plusieurs voix se sont élevées, celles de l’auteur Hervé d’Afrik des articles cités ci-dessus, des avocats des parties civiles, du réseau international justice pour Sankara justice pour l’Afrique par la voie de communiqués largement diffusés dans la presse burkinabè, mettant sérieusement en doute la fourniture d’archives déclassifiées, de la part des autorités françaises à la justice burkinabè.
Un troisième lot fournit à grand renfort de communication.
Les deux premiers lots ont été livrés respectivement le 17 novembre 2018 et le 4 janvier 2019. Rien n‘avait filtré sur leurs contenus jusqu’à la parution d’articles dans le bimensuel burkinabè Courrier Confidentiel. On note par exemple une longue citation de Robert Bourgi proche de Jacques Foccart, le créateur des réseaux françafricains revenus aux affaires aux côté de Jacques Chirac, devenu premier ministre, à partir de mars 1986, période la première cohabitation. Selon lui, Jacques Foccart lui a confié la mission de prévenir Thomas Sankara qu’on voulait l’assassiner selon des informations qu’il aurait reçues de la DGSE !
Mais depuis janvier 2019, rien n’était plus arrivé. Le juge François Yaméogo lassé d’attendre, fatigué de ce qu’il considérait comme de la mauvaise volonté de l’administration française, décidait en janvier 2021, après avoir attendu deux ans, de clore l’instruction concernant le complot interne ayant entrainé l’assassinat de Thomas Sankara. Il opérait cependant une « disjonction » judiciaire afin que l’instruction sur le complot international reste ouverte, faute d’éléments suffisants rassemblés jusqu’ici pour conclure.
Pendant deux ans, les autorités françaises se sont tues. Mais en février deux médias burkinabè, https://www.infoh24.info/ et wakatsera, annoncent que la France va transmettre un troisième lot. Tous deux reprennent à peu près la même phrase à quelques détails près : « ce troisième lot est composé de 8 documents de la direction générale de la police nationale. Ce sont les archives du Service de Coopération Technique International de Police (SCTIP), le service de coopération policière et gendarmerie (présent au Burkina Faso au sein de l’ambassade de France au moment des faits), aujourd’hui direction centrale de la coopération internationale (DCI). Les autres documents étaient détenus par la DGSI. » Et plus loin : « Il nous revient que les autorités judiciaires et l’Ambassade de France pourraient organiser une conférence de presse conjointe ». Des informations qui ne peuvent venir que de l’ambassade de France !
La conférence de presse a bien eu lieu. Voir la photo ci-dessus. Au milieu, le 3eme lot de documents fournis par la France. A gauche l’ambassadeur de France au Burkina Luc Hallade, à droite le ministre burkinabè Maxime Koné © lefaso.net
L’ambassadeur communique sur le contenu de ces lots
Que s’est-il passé entre temps ? Ainsi le lot serait passé de 8 documents, selon les premières informations diffusées en février à 3 grosses enveloppes comme le montre la photo. La taille des 3 enveloppes exposées pendant la conférence de presse laisse entrevoir que ce lot est conséquent. Concernant les deux premiers lots, « Le contenu ne comporte pas uniquement des notes diplomatiques, mais surtout des notes d’analyse, des notes de renseignements ou encore des documents locaux (tracts)» rapporte le site lefaso.net citant les mots de l’ambassadeur de France M. Luc Hallade. Un aveu implicite qu’il ne s’agissait pas de documents déclassifiés, ce que confirme la diffusion des contenus de certains d’entre eux dans les articles de Courrier Confidentiel. Ou tout le moins qui n’apportait aucun renseignement sur une éventuelle implication française. Et il précise, à propos du 3ème lot : ce sont des « archives du ministère de l’intérieur qui dispose de plusieurs archives en lien avec le contexte de l’assassinat de Thomas Sankara », sans revenir sur la description plus précise parue dans la presse en février (voir ci-dessus).
Sur le site burkina24.com, un autre journaliste écrit : « Sur le regard de l’opinion publique sur la transmission de ces dossiers, l’ambassadeur français a indiqué que la justice burkinabè dispose surement de plus d’éléments que les seules archives françaises. « Il n’y a pas de procès d’intention à faire », a laissé entendre Luc Hallade. A travers ses dires, il manifeste ses impressions sur le fait que les dossiers détenus par la France capitalisent plus les attentions que les autres aspects de l’affaire».
Il se trompe. Les Burkinabè sont certainement très satisfaits que l’enquête sur les faits qui se sont passés au Burkina ait pu aller à son terme, et dévoiler les preuves d’une préparation et d’une organisation de l’assassinat bien préparées par Blaise Compaoré. Et non comme le laissait entendre la version officielle du pouvoir de Blaise Compaoré, une tentative d’arrestation pour contrer un complot préparé par Thomas Sankara et ses amis. Et contrairement à ce qu’il affirme, la justice burkinabè ne dispose pas de plus d’éléments sur les archives françaises sur la politique française dans la région et les agissements de ses ressortissants.
Par ailleurs, le fait est, que l’information sur la présence de Français, le lendemain de l’assassinat de Thomas Sankara et de ses compagnons, pour effacer les traces d’écoutes téléphoniques mettant en cause Blaise Compaoré et Jean Pierre Palm dans la préparation du complot, n’est pas venue des archives fournies par la France, mais de témoignages concordant de plusieurs policiers et gendarmes burkinabè. Il n’y a donc pas de quoi s’étonner que de l’attente importante au Burkina et dans d’autres pays quant à la fourniture des archives française qui doivent permettre d’éclairer l’enquête sur une implication française.
La promesse d’Emmanuel Macron, le 28 novembre 2017, devant un amphithéâtre à l’université de Ouagadougou était claire : « Tous les documents produits par des administrations françaises pendant le régime de Sankara et après son assassinat [qui sont toujours] couverts aujourd’hui par le secret-défense national [seront] déclassifiés pour être consultés en réponse aux demandes de la justice burkinabè ». Cette promesse ne sera pas tenue dans son ensemble. Et il y avait même une certaine part d’irresponsabilité du président Emmanuel Macron à s’être lancé dans une telle promesse.
Si l’on en croit les déclarations de l’ambassadeur de France, ce 3ème lot ne contient, aucun documents du cabinet de François Mitterrand ni de celui de Jacques Chirac, comme le demandait le réseau international justice pour justice pour l’Afrique. Dans l’affaire du génocide des Tutsis au Rwanda, l’ouverture des archives de François Mitterrand ont permis de dévoiler de nouveaux éléments. Quant à Jacques Chirac, il était à l’époque le premier ministre de la cohabitation et il avait appelé à ses côtés Jacques Foccart, l’homme des réseaux françafricains.
Nous espérons cependant que la leçon est comprise par le gouvernement français. Cette affaire est aussi suivie de près en France, à l’image des communiqués que publie le réseau justice pour Sankara justice pour l’Afrique, comme le montrent aussi les interventions des députés Alexis Corbière et Jean Paul Lecoq. Ce qui importe désormais c’est que les nouveaux documents transmis informent effectivement du rôle joué par la France dans cette affaire. Et nous l’espérons, mais nous ne nous laissons pas berner d’illusion en attendant de savoir ce que contiennent ces documents.
Pourquoi tant de défiance ?
J’ai pour ma part participé à la création du collectif secret défense un enjeu démocratique en septembre 2017. Ce collectif couvre actuellement une quinzaine d’affaires. Leur point commun c’est que le secret défense empêche la manifestation de la vérité. Outre l’assassinat de Thomas Sankara, citons le génocide des Tutsis au Rwanda, l’assassinat de Mehdi Ben Barka, celui du juge Borrel, celui de deux journalistes de RFI au Mali, le massacre des tirailleurs sénégalais à Thiaroye, l’effondrement de la maison des têtes à Toulon, la naufrage du Bugaled Breizh, ainsi que plusieurs crash d’avions pour n’en citer que quelques-unes.
Cette expérience m’a permis de côtoyer des victimes ou des associations qui se confrontaient à cette réalité depuis de nombreuses années, sans que la vérité ne puisse émerger malgré leur ténacité. En réalité, il était quasi impossible alors que des documents « secret défense » puissent être versés à des dossiers judiciaires, laissant les victimes et leurs familles dans des douleurs. Ce que confirmait, en 2011, le juge Trévidic de la façon suivante : « je n’ai jamais eu connaissance, je dis bien jamais, dans aucun dossier, de la déclassification d’un seul document estampillé «secret défense», et encore moins «très secret défense. (Sur le fonctionnement du secret défense on pourra aussi se reporter aussi à l’article https://blogs.mediapart.fr/bruno-jaffre/blog/121018/secret-defense-macron-fait-des-promesses-philippe-refuse-la-concertation qui évoque les premières actions du collectif mais aussi à la fin, expose la fonctionnement du secret défense).
Reconnaissons quelques avancées récentes dues surtout au « fait du prince » plus que qu’à un changement dans la législation. Celle-ci, qui a connu des évolutions dans la période récente, a d’ailleurs entrainé un important mouvement de protestation de la part des archivistes et des historiens, considérant plutôt que de nouveaux obstacles se mettaient sur le chemin d’une consultation plus ouverte des archives. C’est le Président lui-même qui semble aujourd’hui, selon son bon vouloir, mais aussi selon la force des collectifs qui se mobilisent, décider quels sont les cas où l’on peut déclassifier des documents et en autoriser l’accès.
Emmanuel Macron a donc promis en 2018 à l’association Josette et Maurice Audin, mathématicien militant communiste, mort sous la torture en Algérie de faciliter l’accès aux archives. Le résultat d’un combat qui durait depuis des dizaines d’années pour accéder à la vérité. Une promesse difficile à tenir. Car rien n’est réglé comme le montre la mobilisation de cette association associée aux archivistes et aux historiens (voir https://blogs.mediapart.fr/1000autres/blog/291120/lacces-aux-archives-de-la-guerre-dalgerie-macron-contre-castex).
Autre avancée, sur le dossier du génocide des Tutsis au Rwanda. Après une longue bataille de 5 ans qui l’a mené jusqu’au conseil d’État, François Graner, chercheur membre de l’association SURVIE a pu consulter les archives de François Mitterrand sur le sujet, permettant de dévoiler de nouvelles informations. Emmanuel Macron a dans ce cas aussi promis de faciliter l’accès aux archives de François Mitterrand sur le Rwanda. Faits du prince, mais surtout, combat acharné des associations et des victimes qui recherchent la vérité. Ainsi le site de l’Élysée écrit le 7 avril : « Le Président de la République a décidé, par dérogation générale, l’ouverture des archives présidentielles de Monsieur François Mitterrand relatives au Rwanda entre 1990 et 1994, qui sont désormais librement accessibles. » Ce sont des avancées considérables même si l’expérience en la matière commande à la plus grande prudence.
L’affaire Sankara et le secret défense, un long combat.
Le réseau international justice pour Sankara justice pour l’Afrique, créé en 2009 a longtemps demandé l’ouverture d’une enquête parlementaire en France pour enquêter sur l’assassinat de Thomas Sankara et de ses compagnons. Deux pétitions ont été lancées, dont une demandait l’ouverture du secret défense. De multiples réunions publiques, manifestations de rue, rencontres à l’Assemblée nationale ont été organisées.
Mais c’est l’insurrection du peuple burkinabé en novembre 2014[i] entrainant la fuite de Blaise Compaoré exfiltré par les troupes françaises qui va changer la donner. Dans la foulée une instruction judiciaire est ouverte au Burkina Faso. Nos demandes étaient restées jusque-là sans réponse. Mais le 7 juillet 2015, Le président de l’assemblée nationale Claude Bartolone notifie par courrier à deux membres du réseau son refus d’ouvrir une enquête parlementaire. Il nous oppose le fait qu’il s’agit d’une affaire interne au Burkina Faso et qu’une enquête judiciaire est ouverte dans ce pays.
En octobre 2017, le juge François Yaméogo, en charge de l’instruction demande la levée du secret défense. Emmanuel Macron promet publiquement en novembre 2017, à Ouagadougou, de fournir tous les documents déclassifiés. Il répond en cela à une demande du juge François Yaméogo mais aussi de l’ensemble du peuple burkinabè.
Sans l’insurrection de 2014, rien ne permet de penser qu’on serait arrivé aussi loin dans la recherche de la vérité.
Bruno Jaffré
[i] Voir notre dernier ouvrage L’insurrection inachevée, Burkina 2014, Syllepse, octobre 2019, 316 pages.