Cet article, écrit en decembre 1982, a été publié sans signature dans le numéro 9 de Politique Africaine du mars 1983 (voir http://www.politique-africaine.com). Il analyse les raisons du coup d’Etat du 7 novembre 1982 qui a mis fin au régime du CMRPN


Haute volta : les raisons sociales d’un coup d’état

(Celui de 7 novembre 1982)

Le coup d’État militaire du 7 novembre 1982 a détruit en grande partie les mythes des “particularismes”  de la vie politique voltaïque. Les thèmes se rapportant aux ” coups d’Etat paisibles”, à l’unité de l’armée nationale, à la “démocratie visage à militaire”[1] se sont trouvés démentis par les faits. Implication parente : la logique et la dynamique des événements politiques doivent être reconsidérées à l’aide d’outils d’analyse mieux définis. En intervenant brutalement sur la scène politique, le CPSP[2] a en effet profondément modifié les rôles habituellement tenus par l’armée, les “élites” et les syndicats. De plus, l’accélération de la vie politique sous la forme de coups de force de plus en plus rapprochés montre à quel point les équilibres sont devenus intenables dans une économie asphyxiée, dont les déficits céréaliers structurels provoquent, particulièrement en pays Mossi, une exportation croissante de travailleurs ruraux vers les pays côtiers.

Le 25 novembre 1980 marque le premier tournant annonciateur des événements actuels. Le putsch du colonel Saye Zerbo met fin à vingt années d’expériences diverses d’association du pouvoir civil sous contrôle militaire, et s’inscrit à la suite des crises agricoles majeures de 1973 à 1980 qui ont discrédité une classe politique incapable d’assurer ailleurs que dans les discours et les projets des plans-cadres,  l’autosuffisance alimentaire. L’affairisme, les conflits personnels au sein des partis, puis des groupes d’intérêts[3], ont de plus accéléré la décomposition de la troisième République, dont la base sociale s’est effritée au rythme des difficultés financières. La situation est devenue explosive à partir de septembre 1980, lors d’un conflit opposant les centrales syndicales au gouvernement sur le montant des rémunérations et indemnités des fonctionnaires. Le processus de prise de pouvoir du CMRPN [4] reflète les relations complexes entre hiérarchie militaire et organes syndicaux : devant les risques d’explosion sociale, les syndicats désamorcent les conflits ouverts, en particulier dans le milieu étudiant, procèdent à l’exclusion de militants qualifies d’aventuristes avant d’orienter les divers mécontentements vers un soutien critique à l’action “rénovatrice du Comité militaire”. On doit souligner le caractère répétitif du schéma de résolution des crises politiques majeures qui ont traversé, jusqu’en 1980, L’Etat voltaïque : en 1966 et 1974, les processus furent identiques, les risques de révoltes incontrôlées se dénouant dans des changements de personnel politique préservant le cadre même de l’Etat.

Cependant, le putsch du 25 novembre, soutenu par les syndicats hormis la CSV [5], a introduit une donnée supplémentaire dont les conséquences sont aujourd’hui mesurables : l’éviction des hommes politiques civils consacre, par corrélation, l’installation définitive de la hiérarchie militaire au pouvoir, et déplace ainsi les contradictions qui traversaient l’élite civile vers l’armée elle-même.

Deux années auront suffi à provoquer la dislocation de l’unité militaire et à désamorcer les ” enthousiasmes” du Redressement.

L’échec de la formule politique du CMRPN doit s’analyser sur quatre fronts. D’une part, le Comité a vainement tente de réanimer le thème de “l’autosuffisance alimentaire” par quelques campagnes spectaculaires de visites aux populations rurales, sans pour autant proposer de nouvelles solutions. Les perspectives d’exploitation du manganèse de Tambao se sont heurtées à l’indifférence des investisseurs étrangers seuls capables de terminer la voie ferrée reliant la capitale au Nord du pays. Les mesures “draconiennes”  de réduction du train de vie de l’Etat se sont limitées au contrôle de l’utilisation des voitures de fonction. L’absence manifeste d’alternative économique conduisit la revue Carrefour africain, pourtant contrôlé par le pouvoir, à se demander “où va la Haute-Volta sous la conduite du CMRPN” [6]. D’autre part, il semble que ces deux années aient renforcé les avantages économiques dont ont bénéficié les cadres supérieurs de l’armée ; pour des raisons historiques [7], la Haute-Volta dispose d’une armée parfois qualifiée de pléthorique (environ 10 000 hommes) absorbant près de 25% des crédits alloués aux différents départements ministériels. A ces avantages se sont ajoutés des détournements, stigmatises lors de la conférence de presse du nouveau président Jean-Baptiste Ouédraogo. Certes, l’argument peut sembler de circonstance ; cependant, le renversement du CMRPN coïncide avec un scandale financier sans précédent, mettant en péril l’existence même de la seconde banque de Haute-Volta [8]. Le troisième échec concerne le front social, et plus particulièrement syndical. Engagé dans un processus de confiscation du pouvoir, le CMRPN ne pouvait se satisfaire de laisser aux syndicats les droits de critique et d’intervention. Fort du soutien reçu lors du coup d’Etat, il lui fut aisé de réprimer les élèves et étudiants militants, les enseignants exclus du mouvement syndical pour ” aventurisme” avant de se retourner contre les centrales elles-mêmes, dès novembre 1981 : la réglementation du droit de grève par l’ordonnance du 14 janvier 1982, l’interdiction de la Confédération syndicale voltaïque, la mise hors-la-loi de son secrétaire général Soumane Touré, la mise à pied de dizaines de fonctionnaires engages dans des grèves illicites ont concouru au démantèlement du dernier front d’opposition civile possible.

Absence d’alternative économique, corruption, désagrégation des rapports armée-fonctionnaires seraient peut-être restées sans effets si l’armée avait pu maintenir son unité. La stratégie de confiscation du pouvoir par la hiérarchie militaire reposait sur l’hypothèse d’un consensus. Pour le gouvernement, le seul danger envisagé provenait d’un possible retour de la fraction militaire évincée ; aussi une commission d’enquête était-elle chargée d’étudier les motifs de la dégradation financière de l’Etat, en relation avec les détournements dont s’étaient rendus complices les dignitaires de la troisième République et les officiers qui lui étaient liés [9]. L’erreur d’analyse apparut dès avril 1982. A la veille d’une ” semaine sur I’information”  devant définir les relations que le pouvoir comptait entretenir avec les différents organes d’information, le capitaine Sankara Thomas, alors secrétaire d’Etat à l’Information, est pressé de démissionner pour avoir donné aux journaux et à la Radio voltaïques un ton “incompatible avec le discours-programme du 1er mai 1981″[10].

La crise s’étend jusqu’au CFAV[11] où des sanctions sévères sont prises à l’encontre d’autres officiers s’étant solidarisés avec les propos critiques du, capitaine Sankara.

Le coup d’Etat du 7 novembre a néanmoins surpris nombre d'”observateurs”  ; les rapprochements les plus divers ont été tentés, en particulier avec la situation ghanéenne. La proclamation du CPSP, au lendemain du putsch, faisant allusion à un regroupement de “sous-officiers et hommes du rang”, favorisait le parallèle. Un démenti catégorique fut cependant apporté quant à la participation du capitaine Sankara à la préparation du coup d’Etat [12]. L’hypothèse d’un ” coup d’Etat du redressement” dans lequel aurait figuré l’ancien ministre des Finances Garango[13] fut, elle aussi, démentie.

Dès lors, la prise du pouvoir semblait ressortir d’une logique fractionnelle préfigurant une ère d’instabilité. Les propos tenus. en privé à Ouagadougou par quelques responsables d’organismes internationaux reflètent ce point de vue ; le coup d’Etat y est jugé “inutile”, considéré comme “repoussoir auprès des bailleurs de fonds” qui s’apprêtaient à débloquer des crédits au bout de deux ans de stabilité assurée par le CMRPN[14].

Cependant, l’intériorisation des conflits politiques au sein de l’armée, depuis 1966, suit une logique précise : celle des différentes générations composant l’appareil militaire voltaïque : la succession des coups d’Etat et les formules de gouvernement qui y furent associées ‘recoupent très précisément la formation et l’idéologie spécifiques des trois strates/générations composant l’armée. Implicitement, le nouveau chef d’Etat J.-B. Ouédraogo y faisait référence, lors de la conférence de .presse du 11 novembre, en évoquant “une différence d’analyse entre les jeunes et les moins jeunes dans l’armée”. Précisons : la première génération de militaires venue au pouvoir, et dont le général Lamizana était le symbole, est issue de l’ancienne armée coloniale française dont elle a reproduit la hiérarchie, les traditions et l’idéologie. Le rôle qu’elle comptait assigner aux forces armées, comme recours en cas d'”anarchie”[15] et simple contrôle d’un jeu politique mené par les partis, explique son échec. La seconde génération, représentée par M.T. Garango mais aussi par le colonel Saye Zerbo, fut elle aussi forgée par les guerres coloniales d’Indochine et d’Algérie, mais se distingue par une connaissance plus poussée des conditions propres à la vie économique et politique du pays : sa formation dans les écoles d’officiers sénégalaises ou françaises en fait une élite disposant tout à la fois de la force et ‘ de la connaissance, atouts favorisant son désir d’accéder définitivement au pouvoir: La troisième génération se distingue par sa jeunesse, et son passage dans les prytanées militaires a été complété par des études universitaires de haut niveau.

Formée après l’indépendance, revenue en Haute-Volta depuis peu, elle occupe des postes techniques dans les cabinets ministériels et se consacre, à la formation-encadrement des sous-officiers et hommes du rang à qui elle a transmis, outre l’instruction militaire, une certaine vision critique face aux comportements et velléités de la haute hiérarchie.

C’est précisément cette génération nouvelle qui vient d’apparaître sur la scène politique.

L’analyse par générations[16] donne son seul sens possible aux événements récents et remplace avec profit l’analyse “particulariste”. L’armée, contrainte d’assumer l’ensemble des charges politiques depuis ‘l’accession de “la seconde génération” au pouvoir, en supporte les contradictions qui, en retour, font ouvertement apparaître l’hétérogénéité de l’appareil militaire.

II est encore difficile de mesurer les orientations qu’entendent donner les nouveaux responsables à la vie politique voltaïque. Les décisions prises jusqu’à maintenant restent par trop partielles pour qu’on puisse en déduire une quelconque “ligne directrice”. Cependant, l’irruption violente de la troisième génération militaire, par les bouleversements qu‘elle a provoqués, a réduit le domaine du possible à trois couples d’alternatives sur les trois problèmes majeurs actuels. D’une part, la réorganisation de l‘armée détermine l‘avenir du CSP. Celui-ci a opté pour l’éviction des militaires impliqués dans les précédents gouvernements[17] et la réintégration des officiers sanctionnés par le CMRPN. Cependant, l‘ancien régime dispose d‘appuis non négligeables au sein de la hiérarchie et des forces paramilitaires en particulier dans la gendarmerie. Afin d’éviter un regroupement des mécontents, le CSP a maintenu le colonel Somé Yoran dans ses fonctions de chef d’Etat-major général des Forces armées, ainsi qu’une partie de la hiérarchie, et tenté une ouverture en direction d’officiers jugés non directement compromis. A terme, la dissymétrie entre l‘organisation hiérarchique de l’armée et l’organisation politique reposant sur le CSP semble difficilement tenable : si un tel compromis préserve l’immédiat, il est porteur d’une succession de conflits dont la solution passe par la subordination de l’une ou l‘autre des organisations. D’autre part, le projet de rétablissement d‘une vie constitutionnelle normale dans un délai de deux ans [18] suppose la reconstitution d’une base sociale du régime militaire ; la prochaine libéralisation de la vie syndicale représente une ouverture en direction des populations urbaines et en particulier des fonctionnaires jusqu’ici réticents, voire hostiles à la violence du coup d’Etat, et sceptiques quant à l’avenir du CSP. La jonction semble donc difficile, et pourrait justifier une campagne de popularisation auprès des masses rurales, facilitée par les liens qu’entretient la direction du CSP avec les hommes du rang, tous issus du monde villageois.

Enfin, le troisième problème, d’ordre économique, ne peut qu‘accélérer les décisions en raison même de sa gravite : jusqu’à présent le niveau de vie de l‘appareil d’Etat et de ses soutiens a été maintenu grâce aux exportations de produits primaires, aux transferts financiers des migrants voltaïques travaillant dans les pays côtiers, aux aides internationales et en particulier françaises. Depuis deux ans, l’assistance financière s’est faite parcimonieuse, et les investisseurs prives ont attendu la stabilisation du régime Saye Zerbo. De plus, l’état de crise de l‘économie ivoirienne rétrécit les perspectives d‘exportation des travailleurs ruraux voltaïques, donc les transferts financiers escomptables. Enfin, les exportations de bétail en direction de Côte-d’Ivoire se trouvent concurrencées par les exportations argentines. II semble donc impossible de maintenir très longtemps les termes des relations économiques liant campagnes et villes. La jeunesse du personnel politique venu aux postes gouvernementaux, la composition du CSP sont autant de facteurs laissant entrevoir la perspective de choix nouveaux sous la pression des trois problèmes majeurs évoqués plus haut.



[1] Formule de J.P. Cot au Club la Presse du tiers monde oct. 1982.

2 Conseil Provisoire de Salut du Peuple

3 En particulier entre PRA et RDA jusqu’en février 1974, puis entre les groupes dirigés par G.K. et J. Ouedraogo

[4] Comité Militaire de Redressement National

[5] La Confédération syndicale voltaïque, de Soumane Touré s’étant d6solidarisé de la lettre de soutien envoyé par le SNEAHV-SUVESS, du 1er décembre 1980.

[6] Carrefour africain 746, ler oct. 1982.

[7] En 1960 la Haute-Volta ne signa pas les accords de défense bilatéraux avec la France, et créa sa propre armée, parallèlement au repli des bases françaises. Le conflit frontalier Haute-Volta Mali a contribué, d’autre part à gonfler les effectifs.

[8] Le détournement qu’a subi la Banque Internationale des Voltas équivaut au montant de son capital social.

[9] Après deux ans de travail, cette commission n’a pas encore rendu publiques ses conclusions.

[10] Agence voltaïque de presse, 13 mai 1982. Son successeur déclare que “l’information doit être rassurante, viser

à la quiétude des Voltaïques et faire en sorte que les citoyens aient confiance en leur gouvernement”.

[11] Conseil des Forces Armées Voltaïques.

[12] Responsable du campement parachutiste de Pô, le capitaine Sankara aurait noué des relations d’amitié avec le

Capitaine Rawlings, avec qui il partage une certaine conception “populiste” de la vie politique. Le capitaine Sankara a été nommé Premier ministre en janvier 1983.

[13] Marc Tiémoko Garango fut ministre des Finances de 1966 à 1976, et auteur d’un livre accusateur sur la gestion de Maurice Yameogo.

[14] Le président Saye Zerbo devait se rendre en France au cours de la semaine suivant le putsch.

[15] Le général Lamizana a toujours considéré que l’armée devait quitter la scène politique dès qu’une “relève civile patriotique” apparaîtrait.

[16] Voir en particulier C. Somé, Sociologie du pouvoir militaire, Bordeaux, 1979.

[17]  21 officiers ont été mis à la retraite, parmi lesquels figurent les deux derniers généraux voltaïques.

[18] Conf6rence de presse du président J.B. Ouédraogo, AVP du 19 novembre 1982.

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