Par Kakiswendépoulmdé Marcel Marie Anselme LALSAGA

Le 15 octobre 1987 : une satisfaction pour les ennemis de la révolution

Le coup d’État du 15 octobre 1987 qui fut fatal à Thomas SANKARA n’a certainement pas été accueilli de la même manière dans tous les milieux. La rectitude morale et la nécessité de sacrifice par une vie d’austérité et d’ascèse n’étaient pas toujours les choses les mieux partagées par ceux qui se réclamaient révolutionnaires et au niveau de la société de façon globale. Si certains Burkinabè avaient compris la vertu de cette politique d’austérité et de rigueur morale au nom des impératifs de bonne gouvernance et de politique développementaliste du CNR, d’autres la vivaient comme une sorte de totalitarisme et d’oppression. Cette catégorie de gens déniait tout mérite aux structures populaires révolutionnaires, qu’ils assimilaient à des éléments d’embrigadement et de terreur. Quoi de plus normal que ces personnes aient analysé l’avènement du 15 octobre 1987 comme une libération ?
D’abord, il y a ceux qui durant les quatre ans avaient dû avaler leur langue politique. La vieille garde politique issue des indépendances qui, en plus d’avoir été jugée par les assises des TPR, s’était terrée dans un mutisme.
C’est ainsi que Hermann YAMÉOGO, fils du président déchu Maurice YAMÉOGO qui avait fugué en Éburnie à l’avènement du 04 août 1983, sortit de sa retraite pour supporter le nouveau régime au sein duquel il espérait bien entendu se faire une place. Après avoir pris contact avec le rectificateur, il créa dès le 16 octobre 1987 le Mouvement des Démocrates Patriotes (MDP) (Vincent OUATTARA, 2006, L’ère COMPAORÉ : crimes, politique et gestion du pouvoir, Paris, Klanba, page 48).
Pour l’ancien président Saye ZERBO, la mort du président du CNR relevait de la volonté de Dieu qui voulait le libérer. Il témoigne que lorsqu’il l’apprit sur les antennes de la radiodiffusion ivoirienne, il s’écria : « Loué soit l’Éternel ! Et je suis libéré de mes ennemis ! » (Saye ZERBO in Le Pays n° du 06 juillet 2001, page 05).
Pour André Roch COMPAORÉ, l’actuel grand chancelier des ordres, qui fut ministre du CMRPN et qui avait été jugé par les TPR, la question qu’il faut se poser est : est-ce que Thomas SANKARA n’avait pas choisi la manière de mourir et d’être inhumé ? Faisant référence aux conjurés du 11 juin 1984, cet ancien ministre de Saye ZERBO lâche : « Le 15 octobre a été une parfaite réplique du 11 juin 1984, avec des enchères plus élevées » (André Roch COMPAORÉ, 2015, Politiques de Thomas Sankara et de Blaise Compaoré et enseignements de l’Église catholique, Paris, L’Harmattan, page 202).
Quant à Son Excellence Frédéric Fernand GUIRMA, bonze du RDA-Front de Refus, il déclara : « Notre peuple est profondément croyant par nature. Chez les animistes, les musulmans, les chrétiens charismatiques, des signes ont annoncé que grâce aux prières, une détresse plus sanglante serait épargnée au peuple et que la délivrance était proche… Eh bien, pour le peuple, bien sûr, les hommes sont les instruments des actions divines. Aussi, il lui importait peu de savoir qui avait décidé et donné l’ordre d’éliminer SANKARA. Peu lui importait l’identité des officiers, des sous-officiers et des paracommandos qui avaient exécuté cet ordre. Pour le peuple, c’était la main de Dieu qui instaurait la délivrance et le doigt de cette main, comme une chiquenaude, propulsait le Capitaine Blaise COMPAORÉ à la tête de l’État pour parachever la libération » (Frédéric Fernand GUIRMA, « Pour une régénération nationale dans la réconciliation », Noisiel, pages 35 et 36). Cet homme politique très introduit dans les circuits catholiques, par ailleurs petit frère de l’évêque du diocèse de Kaya, Monseigneur Constantin GUIRMA, ne traduisait-il pas par cette déclaration un sentiment largement partagé au niveau de certains responsables de l’Église catholique ?
Dans un discours prononcé le 11 février 1984 dans la ville de Bobo-Dioulasso, Thomas SANKARA déclara : « On nous a dit que nous sommes contre telle ou telle religion. Nous disons non ! Nous invitons seulement chacun à prendre ses responsabilités vis-à-vis du peuple, à ne pas tromper le peuple, à ne pas l’endormir. C’est pourquoi, pour la réalisation du barrage du Sourou, nous inviterons également l’Église catholique à désigner ses membres pour aller creuser. Nous invitons également les musulmans à désigner les membres des bureaux des communautés musulmanes pour aller creuser. Nous en ferons de même pour les protestants et toutes les autres religions, parce que nous nous ne sommes contre aucune religion. Nous disons, celui qui refusera à ce moment d’aller creuser le barrage du Sourou, il est contre le peuple. À ce moment, qu’il ne dise pas que nous sommes contre sa religion, mais qu’il reconnaisse simplement que le peuple fera justice » (cité par Apollinaire J. KYÉLEM de Tambèla, 2017, pages 385 et 386).
Il est évident que ce genre de comportement était bien loin de plaire aux premiers responsables des confessions religieuses qui tenaient à garder le monopole des instructions à donner à leurs ouailles auxquels ils enseignaient respect, écoute et docilité. Ajoutons que la Révolution remettait en cause les privilèges dont se prévalaient certains chefs religieux. Nombre de ces derniers n’hésitaient pas à faire comprendre à leurs fidèles que la Révolution était inopportune au Burkina Faso parce qu’allant contre l’esprit de la Bible et les doctrines chrétiennes. Certains, confondant la Révolution à l’athéisme (et surfant exagérément sur cet aspect) en vinrent à la considérer comme une oppression diabolique. Pour ces responsables religieux et certains de leurs “sujets”, le 15 octobre 1987 qui a sonné le glas du pouvoir de Thomas SANKARA est une libération. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre d’ailleurs les déclarations des politiciens comme Saye ZERBO, André Roch COMPAORÉ et Frédéric Fernand GUIRMA dont les liens avec les autorités religieuses chrétiennes étaient certains. Saye ZERBO s’était converti au protestantisme sous la Révolution. André Roch COMPAORÉ, lui, était devenu dès son emprisonnement un inconditionnel des groupes du renouveau charismatique qui a connu un essor spectaculaire sous la période révolutionnaire.
Pour toutes ces personnes qui avaient subi les sanctions révolutionnaires et qui s’étaient réfugiées dans la prière et la pratique religieuse, la chute du CNR ne pouvait avoir autre signification qu’un soulagement. Dans la communauté musulmane, notamment au niveau de ses institutions faîtières, le même sentiment prévalait. « En ce qui concerne présentement, j’ai nommé notre organisation la Communauté Musulmane du Burkina Faso, la période qui l’aura singulièrement et fortement marquée depuis son existence […], cette période exceptionnelle est incontestablement celle qui couvre les années 1983-1987. Cette période aura été la plus éprouvante, la plus dure, la plus sombre… », avait affirmé le vice-président de la Communauté Musulmane du Burkina (CMB) (propos cités par Issa CISSÉ, 1994, Islam et État au Burkina Faso de 1960 à 1990, thèse de doctorat, Université de Paris VII/UFR Géographie, Histoire et Sciences de la Société, page 376).
Au niveau des autorités traditionnelles, le même sentiment d’avoir été libérées d’une hydre politique était de mise. À l’avènement de la Révolution, l’actuel moog-naaba, Naaba Bãongo, venait d’être intronisé. Dans la logique de la rationalisation des dépenses de l’État, le pouvoir avait fait couper l’électricité et l’eau chez le chef moaaga pour factures impayées. Pour le CNR, tout le monde, sans exception aucune, devait payer les services publics. Qui plus est les autorités qui ne manquaient quand même pas du minimum pour honorer les factures d’eau et d’électricité. Les sujets du roi protestaient contre la décision du CNR et de façon globale contre la politique de musellement des pouvoirs coutumiers. Dès décembre 1983, une note de renseignement faisait part de la grogne qui s’en était suivie au sein de l’Armée, de la gendarmerie mais aussi de civils tels que les membres du CDR de Sankar-yaaré, un quartier de Ouagadougou, qui auraient conseillé « de ne plus participer, ni effectuer aucun travail d’intérêt commun tant que l’électricité du Moro-Naba ne serait pas rétablie » (CNR, Ministère de l’Intérieur et de la Sécurité, 14 décembre 1983, Note de renseignement : « Autour de la ville de Ouagadougou », Archives nationales, cote : 7V 162). Dans le même document, l’on signalait l’existence de rumeurs selon lesquelles cette décision était perçue comme une atteinte à l’honneur des Moose qui ne tarderaient pas à se venger… Pour toutes ces personnes du sérail coutumier qui en voulait au CNR de les avoir disqualifiées de la scène publique, le 15 octobre 1987 apparaissait comme une consécration de la vengeance des ancêtres qui leur rendaient justice.
L’expression de ce sentiment de libération ou de soulagement est cependant relativisée en fonction du cercle social à partir duquel on l’appréhende. En effet, ces gens qui ont pu se satisfaire de la chute du CNR n’étaient-ils pas ceux qui détenaient des privilèges certains dont la préservation entrait en conflit avec la socialisation révolutionnaire ? L’on peut donc s’interroger sur l’état dans lequel se trouvait la société d’une manière générale… Nous analysons la situation dans le point suivant.

Onde de choc et traumatisme social

Le renversement du CNR et surtout l’assassinat de son président suscitèrent un véritable émoi dans le pays. Selon Augustin Marie Gervais LOADA, à la différence de tous les coups d’État qui jalonnèrent l’histoire de l’État post-colonial burkinabè, la prise du pouvoir par le Front Populaire eut la caractéristique d’avoir suscité le moins d’enthousiasme et un choc chez la plupart des acteurs sociaux burkinabè à cause de l’assassinat du président du CNR (Augustin Marie Gervais LOADA, 1994, L’État administratif au Burkina Faso : administration et régimes politiques (1983-1993), Université Bordeaux 1, IEP/CEAN, thèse de doctorat, page 186).
Les jours qui suivirent le coup d’État furent profondément marqués par une sorte de léthargie au sein de la population. Certains citoyens étaient bien conscients du climat de méfiance et de discorde qui régnait au niveau du CNR, mais ils ne s’attendaient pas à cette solution militaire dans laquelle avait péri leur président.
On ne peut pas nier, malgré les erreurs commises sous son pouvoir, la réelle popularité dont Thomas SANKARA jouissait vis-à-vis de son peuple. Doué d’un charisme exceptionnel qu’on lui reconnaissait volontiers, Thomas SANKARA avait pu établir lors de ses discours une communion et une sympathie réelles avec les CDR et d’une manière globale avec la population. Richard BANÉGAS parle à ce sujet de magie performative du discours qui lui permettait de mettre en délectation son auditoire (Richard BANÉGAS, 1993, Insoumissions populaires et révolution au Burkina Faso, Bordeaux, CEAN, page 18). Pierre ENGLEBERT renchérit : « Lors des meetings, c’est une véritable communion qui s’établit entre lui et la foule qui lui répond en chœur à divers moments de son discours : “ les caméléons équilibristes ? À bas ! Les renards terrorisés ? À bas ! Le fantochisme ? À bas ! L’à-plat-ventrisme ? À -bas !” » (Pierre ENGLEBERT, 1986, La révolution burkinabè, Paris, L’Harmattan, page 172).
Ainsi, pour la majorité de la population, c’est le désenchantement total. Nombre de personnes sont surprises par ces événements qu’elles ressentent comme une trahison et qu’elles sont contraintes, bon gré mal gré, d’accepter. D’après Bruno JAFFRÉ qui vivait à Ouagadougou et qui a recueilli les premiers témoignages post-putsch, c’était la consternation, surtout qu’en dehors de quelques politiciens bien informés qui avaient eu probablement vent des contradictions au sein du CNR, pour la grande majorité de la population, Thomas SANKARA paraissait intouchable (Bruno JAFFRÉ, 1989, Burkina Faso, les années Sankara : de la Révolution à la Rectification, Paris, L’Harmattan, page 207). Partout, on assiste à un véritable tâtonnement avec des regards pleins d’interrogations sur l’avenir réel de la Révolution et du pays.
Malgré les appels incessants de soutien de la part du nouveau pouvoir, la ville de Ouagadougou offrait un visage sinistré, loin de celui dont le sursaut populaire avait favorisé le déclenchement de la Révolution. On ne « comprend pas qu’on ait pu tuer celui qui incarnait la “Révolution Démocratique et Populaire”. S’il avait commis des fautes, pensent beaucoup, même parmi ses adversaires les plus résolus, il fallait l’arrêter et le juger. Au hasard des promenades dans les rues de la capitale, au détour d’une conversation, à quelques graffitis, à certains regards, à mille petits détails impalpables, on a pu se rendre compte comment la mort du PF (Président du Faso) avait été traumatisante » (René OTAYEK, « Quand le tambour change de rythme, il est indispensable que les danseurs changent de pas » in Politique africaine n°28 – décembre 1987 – La politique de santé, Paris, Karthala, page 117).
Sentiment de désarroi, de découragement, d’anxiété mêlée, accentué par la chaleur étouffante, donnant l’impression de se trouver sous une chape de plomb, démobilisation populaire, déjà sensible du vivant de Thomas SANKARA, « aggravée par le vide politique que le fantomatique Front populaire n’arrive pas à combler », irrésistible envie de qualifier la situation de surréaliste avec des vainqueurs visiblement embarrassés par leur victoire, ainsi le politologue français René OTAYEK (responsable de l’ORSTOM à Ouagadougou au moment de la prise du pouvoir par le Front Populaire) présentait la situation qui prévalait à Ouagadougou au lendemain du 15 octobre 1987. Il note toute la difficulté que le nouveau pouvoir avait à faire réussir son entreprise de démythification de Thomas SANKARA malgré l’acharnement de la presse nationale. « Pour légitimer Blaise COMPAORÉ, il faut illégitimer, disqualifier son prédécesseur. Tâche difficile dans la mesure où le premier fait figure de fratricide, circonstance aggravée par l’absence de sépulture décente donnée à Sankara “chose mal acceptée par les Burkinabè” et par le fait qu’on a peine à imaginer que la responsabilité du nouveau chef de l’État dans la dérive autoritaire du CNR soit nulle » (René OTAYEK, ibidem).
L’envoyé spécial du magazine Jeune Afrique, le journaliste Jean-Baptiste PLACCA décrit lui aussi un climat de désarroi où des visages aux yeux hagards s’interrogeaient sur le destin combien funeste que Thomas SANKARA et ses compagnons d’infortune venaient de vivre (Jean-Baptiste PLACCA, « Ouagadougou en état de choc » in Jeune Afrique n°1400 du 4 novembre 1987, page 18).
Nombreux furent ceux qui ressentaient le traumatisme de la mort tragique de Thomas SANKARA. Pour toutes ces personnes, il est trop injuste qu’un homme qui a tellement aimé son pays et son peuple ait connu une fin aussi cruelle.
Même dans les rangs de ceux qui s’avouaient las de la Révolution, l’on ne manquait pas d’entendre : « On l’aurait arrêté, d’accord ; mais il ne fallait pas le tuer » (réactions de Ouagalais in Bruno JAFFRÉ, 1989, page 213). Quel est ce pays où ses premiers responsables, pour résoudre leurs différends, n’ont d’autre choix que le recours à la kalachnikov ? Le caractère furtif de l’enterrement du président du CNR et de ses compagnons choquait particulièrement les gens. Comme celui d’un chien, selon les uns, celui d’un serpent, d’après les autres… « Vers minuit, nous avons entendu des camionnettes passer. Puis, des bruits de pelles mécaniques. Au bout de quarante-cinq minutes, tout était fini. Les camionnettes sont reparties, et nous avons découvert au petit matin, les treize tombes. Elles étaient mal faites et les corps étaient à peine recouverts. Des soldats sont revenus le lendemain interdire l’accès au cimetière, et des ouvriers ont refait les tombes » (témoignage d’un riverain du cimetière de Dagnoen où Thomas SANKARA et ses compagnons furent enterrés, rapporté par Jean-Baptiste PLACCA, « Ouagadougou en état de choc » in Jeune Afriquen°1400 du 04 novembre 1987, page 18). Quel est encore ce pays où hier un homme jouissait de tous les honneurs et de l’estime générale pour se faire jeter aujourd’hui dans une fosse avec moins d’égard qu’un vagabond sans famille et sans amis ? Cette tragédie, totalement inattendue, choquait profondément la plupart des Burkinabè (Ludo MARTENS, 1989, Sankara, Compaoré et la Révolution burkinabè, Berchem, EPO International, page 241).
Quant aux appels à des marches de soutien au Front Populaire, aux injures, grossièretés, accusations sans preuves matérielles dont on affublait le mort encore tiède, ils provoquaient une indignation, « d’autant plus que dans la bouche de ceux qu’on voyait, hier encore, aux côtés du président, elles prennent le ton d’une traitrise perfide » (Ludo MARTENS, ibidem). Des sentiments de honte : « Tué par son meilleur ami. Il n’a pas mérité cette fin. Que restera-t-il de l’image positive que le Burkina avait acquise à l’extérieur ? » (réactions de Ouagalais in Bruno JAFFRÉ, 1989, pages 212 et 213). « Quelle indécence d’appeler les gens à marcher ! Chez nous quand un mort passe, on s’arrête pour se recueillir. On doit le [Thomas SANKARA] respecter » ( réactions de Ouagalais in Bruno JAFFRÉ, ibidem).
L’on critiquait également le fait que les familles des victimes n’aient pas été prévenues et n’aient pas pu veiller sur les corps, encore une chose contraire à tous les usages élémentaires. Ils étaient nombreux, ceux qui se sentaient meurtris par cette mort du président du CNR, une mort qu’ils trouvaient indigne : « C’est la première fois qu’un président est assassiné ; en plus, c’est celui qui a le plus fait parler de lui, de son pays, qui semblait le plus proche. Une bonne partie de la jeunesse s’identifiait à lui. Pire, on l’a enterré à la sauvette » (réactions de Ouagalais in Bruno JAFFRÉ, ibidem).
La famille de Thomas SANKARA a voulu faire célébrer une messe de requiem pour le repos de son âme. Mais le Front Populaire l’a fait interdire. « Une militante catholique me raconte comment fut interdite la messe mortuaire qu’avait voulu organiser la famille de SANKARA : “C’était mardi (20 octobre). La famille a porté un communiqué à la radio. On l’a pris là-bas sans rien dire, mais il n’est pas passé sur les ondes. Il y avait pourtant trois cents personnes à la messe. Des commandos de Pô sont venus en moto. Ils sont entrés avec leurs armes dans l’église. Et ils ont dit simplement de repartir, que la messe était interdite” » (Bruno JAFFRÉ, 1989, page 221). Craignant sans doute qu’une telle célébration religieuse ne se transformât en manifestation populaire en faveur de celui que l’on accusait de tous les péchés d’Israël. C’est finalement à Paris, en l’église Saint-Eloi, que la messe de requiem a été célébrée, cependant sans la participation de la famille de Thomas SANKARA (Sennen ANDRIAMIRADO, « ʺNous ne sommes rienʺ » in Jeune Afrique n°1400 du 04 novembre 1987, page 17). Selon Germaine PITROIPA, ancienne membre du CNR en poste à l’ambassade du Burkina Faso à Paris et co-initiatrice de cette messe, une foule très nombreuse y avait assisté (témoignage donné lors de la célébration du 30e anniversaire de l’assassinat de Thomas SANKARA le dimanche 15 octobre 2017 à la maison du Peuple à Ouagadougou).
Afin de bénéficier de la compréhension et de l’adhésion de la population, le Front Populaire, en plus des émissions qu’il organisait sur les ondes médiatiques nationales, envoya des délégations dans les secteurs et les provinces pour tenter de justifier son putsch sanglant aux populations. Mais « l’accueil qui leur fut réservé fut le plus souvent glacial » (Apollinaire J. KYÉLEM de Tambèla, 2017, page 352).
Concrètement, le Front Populaire avait des difficultés à faire accepter son coup de force sanglant. Les arguments avancés avaient du mal à convaincre, sauf ceux qui avaient une haine viscérale contre le président du CNR. La tâche du Front Populaire se compliquait d’autant que même au niveau de l’armée, il n’avait pas la maîtrise de toute la situation. Effectivement, le Capitaine Boukary KABORÉ dit Le Lion du Boulkiemdé, commandant du tout-puissant Bataillon d’Intervention Aéroportée (BIA) de Koudougou, avait refusé de rallier sa cause.

La Rébellion du  “Lion du Boulkiemde”

Le refus de Boukary KABORÉ dit Le Lion du Boulkiemdé fait partie des postures les plus audacieuses au sujet des évènements du 15 octobre 1987. Prendre les gens au dépourvu, procéder au fait accompli et négocier des ralliements. C’est ce que le Front Populaire a utilisé comme stratégie. Mais très vite, des militaires avaient laissé libre cours à leur désapprobation, donc, à leur refus de supporter le coup d’État sanglant. Le Lion du Boulkiemdé fit de ceux-ci dès les heures qui suivirent le coup d’État. Valère Dieudonné SOMÉ, parlant de la rébellion de Le Lion soutient que deux jours après l’assassinat de Thomas SANKARA, la Révolution pouvait encore être sauvée. Il explique qu’à l’annonce de la Proclamation du Front populaire, les diverses garnisons militaires étaient restées dans l’expectative « ignorant la force réelle des usurpateurs qui venaient de se proclamer maître du pays ». Toutes attendaient une initiative quelconque de résistance, notamment l’Escadron de Transport et d’Intervention Rapide (ETIR) de Kamboinsin qui était sous le commandement du Lieutenant Michel KOUAMA, un fidèle parmi les fidèles de Thomas SANKARA (Valère D. SOMÉ, 1990, Thomas SANKARA : l’espoir assassiné, Paris, L’Harmattan, page 53). Pierre OUÉDRAOGO, ancien secrétaire général national des CDR, et Ousséini COMPAORÉ, ancien chef d’état-major de la Gendarmerie nationale, ont dernièrement soutenu cette information lors d’un panel thématisé « Politique sécuritaire sous le Conseil National de la Révolution(CNR) : quels enseignements pour la situation sécuritaire actuelle au Burkina Faso et en Afrique de l’ouest ? », organisé le 13 octobre 2018 par le Balai citoyen à l’Université Joseph KI-ZERBO.
Mais de cet ETIR, rien ne vint. La raison de cette inertie fut que le responsable qui devait prendre l’ultime décision de descendre sur Ouagadougou avait été surpris à son domicile par des sbires du Front Populaire qui l’avaient envoyé ad patres expéditivement, sans doute pour éviter qu’il ne les empêchât de réaliser la prise du pouvoir. L’élimination physique du Lieutenant Michel KOUAMA en même temps que la tuerie du conseil de l’Entente compromettait le déploiement de l’ETIR à Ouagadougou.
Lorsque les premiers coups de feu furent tirés au Conseil de l’Entente, les militaires de l’ETIR étaient en train de pratiquer le sport de masse. Selon le sous-officier Sibiri Gabriel YAMÉOGO qui travaillait au service des renseignements, lorsqu’il entendit les coups de feu, il se rendit immédiatement à l’ETIR pour prévenir Michel KOUAMA : « Quand j’ai rendu compte au Lieutenant KOUAMA, il a mis les éléments en état d’alerte et est parti dans sa jeep sans son chauffeur à sa villa qui se trouvait à la FJA. Le chef KOUAMA ne logeait plus au camp. Quand il est parti, il n’est plus revenu. Après, on l’a retrouvé mort dans sa chambre. Ceux qui l’ont tué l’ont enfermé et sont partis avec la clef » (Sibiri Gabriel YAMÉOGO interrogé par Newton Ahmed BARRY et Germain Bitiou NAMA, « Crimes politiques : la confession d’un barbouze » in L’Evènement n°09 du 02 février 2002, page 04). « Le Lieutenant Gaspard SOMÉ, aidé de quelques hommes […] l’avait abattu froidement. Ils l’avaient abandonné baignant dans son sang non sans avoir pris la précaution de boucler la porte derrière eux. […] Les assassins s’en iront rejoindre la troupe mobilisée et, à défaut de pouvoir prendre le contrôle de l’unité, ils vont gêner les initiatives du jeune Lieutenant SANOGO. Par la suite, ils œuvreront à saper l’ardeur combattive des soldats » (Valère D. SOMÉ, 1990, page 54).
Ne voyant finalement pas le commandant revenir, le commandant adjoint le Lieutenant Elisée SANOGO dut prendre le commandement. À en croire Valère SOMÉ, il avait décidé d’ordonner une descente immédiate des troupes sur le Conseil de l’Entente, « convaincu que les conspirateurs étaient passés à l’offensive » (Valère D. SOMÉ, 1990, page 53). Cependant, l’on lui suggéra d’attendre toujours le commandant en chef. Las d’attendre, l’on envoya des militaires le chercher à sa résidence située non loin de la caserne. Mais comme la porte était fermée, les éléments revinrent informer qu’il n’était pas chez lui. Ce n’est que deux jours que l’on avait découvert son cadavre, évidemment non sans avoir détruit la serrure pour ouvrir la porte.
Ne sachant pas où était son chef hiérarchique, le commandant adjoint entreprit de se référer par téléphone à Le Lion qui lui annonça l’assassinat de Thomas SANKARA qu’il utilisa comme prétexte pour écarter l’idée d’une descente sur Ouagadougou. La réponse du Capitaine au Lieutenant qui le poussait à une descente à Ouagadougou pour empêcher la consolidation du coup d’État malgré l’assassinat du président du CNR : « Il faut encore réfléchir, le sang a déjà assez coulé. A quoi ça sert d’en verser encore ? Je te dis que le PF est déjà mort ! Notre intervention aurait un sens s’il était encore en vie» (Valère D. SOMÉ, 1990, p.53). « Le commandant d’une autre garnison entra en contact avec Le Lion : – ʺNous allons, lui dit-il, commencer les tirs en attendant que tu débarques avec ton bataillon.ʺ Le Lion l’en dissuada » (Valère D. SOMÉ, 1990, p. 53).
Selon Valère Dieudonné SOMÉ, le sort de la Révolution fut scellé dans ces brefs entretiens téléphoniques entre ces officiers. « Si Le Lion était descendu sur Ouagadougou avec ses 400 commandos, dans la même nuit du 15 octobre ou encore le lendemain, le Front Populaire n’aurait vécu que quelques heures » soutient Valère Dieudonné SOMÉ (Valère D. SOMÉ, 1990, p.53). Interrogé maintes fois par les médias, Le Lion a toujours effectivement confirmé ses propos. Les Colonels Bernard SANOU, Pierre OUÉDRAOGO et Ousséini COMPAORÉ, lors du panel sur la sécurité le 13 octobre 2018 dernier, ont aussi soutenu que la mort de Thomas SANKARA a notamment dissuadé les garnisons et les militaires pro-SANKARA d’une action contre les putschistes du 15 octobre 1987.
Revenant sur la posture de Le Lion, l’on peut déduire qu’elle était quand même singulière, dans la mesure où tout en refusant de prendre l’initiative d’une tentative de défaire les putschistes par souci de préserver les vies humaines, l’intéressé refusait de rallier la cause du mouvement dit de rectification. La condition posée sur les ondes de RFI par le commandant du BIA était : « Si le peuple suit Blaise, nous suivrons. Et si on nous attaque, nous nous défendrons jusqu’à la dernière cartouche » (cités par Sennen ANDRIAMIRADO, « Kaboré défie Compaoré » in Jeune Afrique n°1400 du 04 novembre 1987, page 15).
Par le biais du Capitaine Henri ZONGO, le Front Populaire tenta en vain d’avoir le soutien clair et net de Le Lion. Entre-temps, l’on entendit à la radio un communiqué disait-on signé par l’individu au contenu suivant : « Il ressort que [des] rencontres que lesdits responsables, tout en déplorant la disparition tragique du camarade président du CNR, président du Faso, soucieux de la nécessité de maintenir la paix au sein des masses, s’engagent à travailler résolument avec le peuple ayant à sa tête le Front Populaire, pour le renforcement des acquis de la Révolution Démocratique et Populaire à travers le processus de rectification déclenché le 15 octobre » (Communiqué cité par Bruno JAFFRÉ, 1989, Burkina Faso, les années Sankara : de la révolution à la rectification, Paris, L’Harmattan, page 223).
Suite à ce communiqué, le Front Populaire annonça que Le Lion allait arriver dans les heures suivantes à Ouagadougou. Mais, celui-ci démentit sur les ondes de RFI qu’il ne se reconnaissait pas dans la déclaration lue à la radio en son nom : « C’est une question de principe. Je ne peux pas soutenir celui qui a tué SANKARA, je me rallierai le jour où l’on arrêtera de l’insulter, où l’on reconnaîtra ce qu’il a fait pour le pays et où on lui donnera une sépulture décente. […] Comment soutenir ce Front Populaire alors qu’il n’a même pas publié de programme. Je ne peux m’amuser à soutenir le vide. J’attends, je me réserve. […] Nous sommes convaincus de la cause que nous défendons. Mieux vaut discuter, mais si c’est la guerre, c’est la guerre ! On agite l’épouvantail du Tchad ; mais qui a fait couler le sang ? Je laisse chacun avec sa conscience. Si je dois mourir demain, je préfère mourir digne. On me fusillera les yeux ouverts ; mais je dirai non ! » (cités par Valère D. SOMÉ, 1990, p. 57).
À ce démenti, le président du Front Populaire, Blaise COMPAORÉ, déclara au journaliste Pierre HASKI du journal français Libération : « Je m’y attendais car je connais son état. C’est quelqu’un qui cherche la gloire. Ce sont des gens qui sont entrés dans l’Histoire d’une certaine façon et qui espérait beaucoup avec le Capitaine Thomas. Notre éviction aurait pu lui assurer une promotion politique. Mais le Capitaine Boukary, s’il voit les masses faire la rectification de la Révolution sans lui, que fera-t-il ? Il s’y joindra. Je le connais, je ne crois pas qu’il tirera sur qui que ce soit. Il reviendra à la raison sans qu’on le brutalise » (Blaise COMPAORÉ interviewé par Pierre HASKI, cité par Valère D. SOMÉ, 1990, p. 57).
L’analyse des propos de Le Lion ne permet pas de comprendre la logique qui sous-tendait clairement son refus de faire allégeance tout en ne prenant pas l’initiative d’une contre-attaque des putschistes. On se perd dans ce qu’il avance comme raisons pour intervenir ou pas. Et pendant que lui et ses hommes tergiversaient, se perdaient dans des déclarations diffuses dont on avait de la peine à saisir la quintessence authentique, le camp d’en face lui se préparait minutieusement à l’assaut. Pourtant, à en croire Apollinaire KYÉLEM de Tambèla, des soldats et des officiers d’autres casernes, notamment des éléments de l’ETIR, avaient rejoint Koudougou pour animer la résistance (Apollinaire J. KYÉLEM de Tambèla, 2017, Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso : une expérience de développement autocentré, Ouagadougou, L’Harmattan-Burkina, page 352).
Selon Valère Dieudonné SOMÉ, la rébellion plus ou moins longue de Boukary KABORÉ dit Le Lion procédait plutôt d’un baroud d’honneur qu’une résolution authentique de s’opposer aux putschistes du 15 octobre 1987 ; et pour n’avoir pas su apprécier convenablement l’opportunité de l’action, elle devait être déconfite (Valère D. SOMÉ, 1990, p. 58). Dans Le Prince, Nicolas MACHIAVEL dit ceci : « On ne doit jamais laisser se produire un désordre pour éviter une guerre ; car on ne l’évite jamais, on la retarde à son désavantage » (MACHIAVEL, 1980, Le Prince et autres textes, Paris, Gallimard, page 49). Autrement dit, si l’on tergiverse sur un affrontement que l’on reconnaît inévitable, on le diffère certes, mais à son désavantage. Ce fut ce sort que Le Lion et ses militaires connurent le 27 octobre 1987, date de la reddition du BIA, une reddition sanglante que nous analysons à travers la répression des partisans de Thomas SANKARA.

La répression des partisans de Thomas Sankara

La répression peut être définie comme une action coercitive de l’appareil d’État (police, armée, renseignement, justice, forces spéciales …) contre des opposants politiques, des mouvements de contestation ou un groupe de citoyens que l’on considère comme un potentiel danger à l’égard d’un régime (Olivier NAY (sous la direction de), 2008, Lexique de science politique : vie et institutions politique, Paris, Dalloz, 469). Il s’agit de prendre des mesures punitives vis-à-vis des attitudes contrevenant aux options d’un pouvoir politique en place, empêchant la protestation ou un soulèvement collectif.
Le Front Populaire, à ses premières heures, avait cette hantise d’une éventuelle réaction des partisans du président du CNR qui avaient été pris au dépourvu. Le fait que des garnisons étaient dans l’expectative montrait que la situation n’était pas sous contrôle. Une chose est de réussir à opérer un coup d’État, une autre est d’arriver à consolider celui-ci. Les dirigeants du Front Populaire étaient sans doute conscients que leur coup de force sanglant n’avait pas l’assentiment de tout le monde. Le plus urgent donc pour eux était de faire en sorte qu’il n’y ait pas une résistance structurée. Empêcher qu’il y ait la cristallisation d’une opposition politico-militaire structurée. Pour ce faire, le Front Populaire usa de la violence politique pour taire toutes les velléités protestataires. La violence politique comme mode de répression se décline en plusieurs variantes telles l’élimination physique, la torture, l’emprisonnement, la surveillance policière, la sanction administrative sans fondement, le harcèlement…
Dans la pensée machiavélienne, le recours à la force ou à la violence politique est appréhendé comme un moyen du prince pour assurer la préservation de son pouvoir. L’option de la violence politique par le Front Populaire pour asseoir son pouvoir commença d’ailleurs dès la perpétration du coup d’État au Conseil de l’Entente. L’élimination physique de Thomas SANKARA et de ses douze compagnons fut de ce point de vue un signal fort. « Cela fait, il fallait passer immédiatement à la deuxième étape, tout aussi urgente, tout autant laborieuse : éliminer les rétifs et autres insoumis, neutraliser les récalcitrants, soumettre les indécis. Tous les moyens étaient bons : de l’intimidation au chantage, de la torture à l’assassinat de plusieurs manières et sous divers prétextes… » (Jean Hubert BAZIÉ, 2017, L’après-Sankara : de la contre-révolution à la répression au Burkina Faso, Ouagadougou, Les Presses Africaines, page 05). Dans le même temps, toutes les personnes susceptibles d’opposer une résistance conséquente et résolue furent passées à trépas. C’est ainsi que le Lieutenant Michel KOUAMA de l’ETIR avait été assassiné presque au même moment que les victimes du conseil de l’Entente. Mais en plus de ce dernier, les sbires du Front Populaire avaient massacré d’autres partisans fidèles du président du CNR. Dans la soirée du 15 octobre 1987, après la tuerie du Conseil de l’Entente, la chasse aux sorcières fut lancée avec pour but de dénicher et de neutraliser les collaborateurs de Thomas SANKARA. « Dans ce contexte, Askia Vincent SIGUÉ est une cible privilégiée. Activement recherché par des gens, qui à l’évidence, n’ont pas l’intention de l’arrêter, encore moins de discuter avec lui, il est dénoncé puis froidement abattu alors qu’il tentait de gagner le Ghana voisin» (H. L. « On l’appelait Askia Vincent Sigué : l’ex-ange gardien de Thomas Sankara » in http://www.thomassankara.net/on-lappelait-askia-vincent…/ ).
Cependant la répression violente la plus caractéristique du Front Populaire contre les partisans de Thomas SANKARA fut celle dirigée contre le BIA de Koudougou, autrement dit la rébellion de Le Lion le 27 octobre 1987. Après le 15 octobre 1987, face à la résistance du fauve, Blaise COMPAORÉ fit engager des négociations avec ce dernier. Il envoya le Capitaine Henri ZONGO, le Capitaine Laurent SÉDOGO, Alain ZOUBGA (natif de Poa et cousin de Le Lion), Émile GOUBA (ancien haut-commissaire du Boulkiemdé), l’imam et le chef de Poa, village natal de Le Lion, et Hermann YAMÉOGO pour les négociations. Pour d’aucuns ces pourparlers participaient en réalité de la duperie puisque Blaise COMPAORÉ voulait juste un peu de temps pour affûter ses armes et régler les comptes à Le Lion qu’il considérait comme un danger capital pour son pouvoir nouvellement conquis dans le sang. Dans les tractations avec Le Lion, le Front Populaire en usant de stratégie déployait des forces constituées par les autres casernes dont les responsables avaient fini par lui faire allégeance autour de la ville. Valère Dieudonné SOMÉ explique qu’au cours des négociations, chaque jour que la résistance perdait était mis à profit par Blaise COMPAORÉ pour resserrer l’étau. Et « à partir du moment où les dispositions d’attaque de la ville de Koudougou furent mises au point, tout engagement de la part du BIA devenait suicidaire. […]. Le moral des hommes du BIA avait fini par être anéanti par cette longue attente qui, en elle-même, constituait déjà une capitulation » (Valère D. SOMÉ, 1990, Thomas SANKARA : l’espoir assassiné, Paris, L’Harmattan, page 59). À travers les colonnes du bimensuel L’Événement n°9 de février 2002, dans une interview intitulée « Crimes politique : la confession d’un barbouze », le Sergent Sibiri Gabriel YAMÉOGO, aujourd’hui décédé, était revenu sur les péripéties qui ont émaillé la période d’octobre 1987. À propos précisément de la prise d’assaut du BIA de Koudougou, il raconta ceci : « Le Capitaine Gilbert DIENDÉRÉ envoya un message nous intimant l’ordre d’attaquer Koudougou à 6 heures du matin et de considérer tout ce qui bouge comme ennemi. C’est là encore qu’une discussion s’est engagée. J’ai dit à MAIGA que l’ordre de DIENDÉRÉ ne tenait pas. La population n’était pas notre cible ; c’était le camp et les militaires du BIA. Tout de suite, nous avons trouvé une solution. Quand il s’agissait d’un civil, on devait tirer en l’air, quand c’était un militaire, on ne devait pas hésiter. […] Nous sommes arrivés à Koudougou à 6 heures » (Sergent Sibiri Gabriel YAMÉOGO interviewé par Newton Ahmed BARRY et Germain Bitiou NAMA, « Crimes politique : la confession d’un barbouze » in L’Evènement n°09 de février 2002, page 04).
Le journaliste assassiné le 13 décembre 1998 à Sapouy, Norbert ZONGO, était ce jour à Koudougou. Il y était dans le cadre du tournage de son film de sensibilisation à l’excision “Ma fille ne sera pas excisée“. Il témoigne. C’est le 27 octobre 1987 matin que les forces militaires du Front Populaire entrèrent dans Koudougou. « Puis ce furent les coups de canons et de mitrailleuses. Les premiers réfugiés avec ou sans baluchons fuyant la ville nous narrent une situation apocalyptique. À les entendre, il reste peu de survivants dans la ville. […] Je parcours la ville avec un petit appareil photographique. Mais je ne trouve rien à photographier. Apparemment les obus tirés ne visaient pas le BIA. Seule la maison de Boukary était criblée de balles. […] Le lendemain 28 octobre commencent les récits du carnage. Un vendeur de buvette me raconte : “Ils sont arrivés chez moi tard la nuit. Ils ont tapé et j’ai ouvert. Ils m’ont demandé de leur servir de la bière. Pendant que je servais, j’ai remarqué les taches de sang sur leurs vêtements et leurs chaussures. L’envie m’est venue de jeter un coup d’œil dans leur véhicule dehors. J’ai vu des corps déchiquetés et entassés comme des objets dans le véhicule. J’ai refusé de prendre leur argent dès qu’ils ont fini de boire. J’ai fermé la buvette définitivement pour oublier ce que j’ai vu…” » (H.S. « 27 octobre 1987, et ce fut le massacre : j’étais à Koudougou ce jour-là » in L’Indépendant n°0013 du 26 octobre 1993, pages 05 et 07). Suivant des sources concordantes, la plupart des soldats et officiers du BIA se rendirent ou tout simplement restèrent chez eux attendant que l’on vienne les chercher. Le Lion lui-même préféra prendre la poudre d’escampette. Interrogé sur cette attitude, l’intéressé soutint qu’il adopta cette issue pour éviter un massacre inutile de ses hommes et des Koudougoulais. Il n’y a donc pas eu d’opposition de la part des militaires du BIA contre les frères d’armes acquis à la cause du nouveau régime et qui avaient déferlé matinalement sur la ville le 27 octobre 1987. « Quand certains militaires ont appris notre présence, ils se sont déshabillés, d’autres ont abandonné leurs casques et armes dans les constructions voisines et se sont habillés en civil pour fuir. Les officiers étaient en réunion avec le Lion. Quelques-uns de ces officiers étaient postés pour la surveillance et dès qu’ils nous ont vus, ils ont tiré et nous avons riposté. La jeep de KY Bertoa s’est renversée. Il a pu s’enfuir ; le chauffeur et les autres se sont évanouis » (Sergent Sibiri Gabriel YAMÉOGO interrogé par Newton Ahmed BARRY et Germain Bitiou NAMA, « Crimes politiques : la confession d’un barbouze » in L’Evènement n°09 de février 2002, page 04). Malgré cette reddition pacifique, les soldats et officiers qui s’étaient déjà montrés ouvertement hostiles au nouveau pouvoir furent sauvagement massacrés. « Je n’ai pas eu un seul exemple de soldat tombé à Koudougou les armes à la main en se battant », explique Norbert ZONGO dans son article-témoignage.
Le Lieutenant Daniel KÉRÉ, commandant adjoint du BIA, et le Lieutenant Élysée SANOGO, qui avaient fini par déserter l’ETIR de Kamboinsin pour rejoindre Koudougou, furent froidement assassinés. Le sous-lieutenant Jonas SANON, l’élève-officier Abdouramane SAKANDÉ, l’élève officier Timothée OUBDA ont été passés par les armes. Après Norbert ZONGO parle du sort de l’officier Bertoa KY qui chercha à se réfugier dans son village natal. Pendant qu’il roulait à vive allure vers la localité, il fit un accident d’où il sortit avec un bras fracturé ; il avait réussi nonobstant cela à rejoindre la localité. Toutefois, retrouvé par les tueurs à gage du Front Populaire, il avait été exécuté devant ses proches malgré ses supplications et ses larmes (H.S. « 27 octobre 1987, et ce fut le massacre : j’étais à Koudougou ce jour-là » in L’Indépendant n°0013 du 26 octobre 1993, page 07). La plus macabre scène de cette répression sanglante fut celle des brûlés de Kiogo, à sept kilomètres de la cité du Cavalier rouge. Dans ce lieu, « des corps furent brûlés à la paille avant d’être sommairement ensevelis. » Un journaliste de L’Observateur paalga parle de ce massacre : « Les récits émanant de Koudougou font état de scènes d’horreurs qui feraient pâlir Hitler. Abattus au site du camp, derrière Sainte-Monique (un établissement d’enseignement secondaire) ou torturés en plein air, les corps auraient été laissés jusqu’à ce qu’un camion-benne de la mairie vienne les couvrir de terre. Certains des vaincus auraient même été brûlés vifs sous les yeux désabusés de la population » (« 15 octobre 1987 – 15 octobre 1994 : ceux qui parlent et ceux qui se taisent » in L’Observateur paalga n°3768 du 14 au 16 octobre 1994, page 06 ; L’Indépendant n°218 du 28 octobre 1997 pages 11 et 12 ; Bendré n°103 du 30 octobre 2000, pages 4 et 5). Dans les colonnes du même journal Le Lion lui-même fit le bilan des massacres des militaires : « Ils sont onze dont quatre officiers, à savoir deux officiers titularisés et deux élèves-officiers. À Bobo, par la suite, on a tué sept de mes éléments, ce qui porte le nombre à dix-huit. Je ne compte pas les autres qu’on a abattus bien longtemps après le 27 octobre pour la simple raison qu’ils étaient des militaires du Lion » (Boukary KABORÉ dit Le Lion du Boulkiemdé interviewé par C.Z., « Boukary KABORÉ dit Le Lion du Boulkiemdé : “C’est moi qu’ils étaient venus chercher” » in L’Observateur paalga n°7498 du 29 octobre 2009, page 11).
Il y a une unanimité qui se dégage sur le fait que les éléments du BIA ne sont pas opposés aux militaires envoyés par le Front Populaire. Malgré cette réalité, la presse à la solde du Front Populaire, notamment Sidwaya dans sa parution n°887 du 28 octobre 1987 titrait à sa une : « La ville de Koudougou libérée des griffes du Lion ». Même cas dans les colonnes de Carrefour africain, précisément en sa parution n°1010 du 30 octobre 1987 : « Koudougou, ville libérée ». Ces titres et la littérature produits dans la presse étatique autour de Koudougou ne sont autres choses que paravents pour justifier l’usage de la violence contre les partisans de Thomas SANKARA. Et « les “héros de la bataille” étalaient leurs photos à longueur de colonnes, gonflés à bloc et très heureux d’avoir pu massacrer des hommes qui ne se défendaient pas » (« 27 octobre 1987, et ce fut le massacre : j’étais à Koudougou ce jour-là » in L’Indépendant n°0013 du 26 octobre 1993, page 07). La garde prétorienne du Front Populaire qui a opéré le carnage à Koudougou était conduite par les Lieutenants Alain BONKIAN, Gaspard SOMÉ, Léonard GAMBO et Sibiri BALAMA.
La tuerie de Koudougou n’a pas marqué l’épilogue de la violence politique et de la répression des opposants à la politique dite de rectification du Front Populaire. Elles s’étaient poursuivies même sous d’autres formes et avec d’autres victimes. En attendant de revenir sur ces cas dans le processus de l’affirmation du pouvoir, nous analysons comment les structures populaires révolutionnaires eux-mêmes ont vécu les évènements du 15 octobre 1987.

Le désarroi des structures populaires : entre nostalgie et léthargie

Comment les structures populaires révolutionnaires ont-elles vécu le 15 octobre 1987 ? Quelle fut leur réaction ? Au moment où se produisaient les détonations au conseil de l’Entente, les CDR étaient en train de pratiquer le sport de masse au niveau des services, des permanences et du siège du Secrétariat Général National CDR, le local actuel du Conseil Économique et Social (CES). En entendant les coups de feu qui s’éclataient, bon nombre de CDR crurent qu’il s’agissait d’une agression extérieure contre la Révolution. Ayant été préparés lors de leur formation militaire à une telle éventualité, les éléments militairement formés, armes au poing, prirent position à partir de leur quartier général et des locaux environnants afin d’en découdre avec ce qu’ils pensaient être une agression extérieure de l’impérialisme. À en croire au témoignage public de l’ancien chef des CDR, Pierre OUÉDRAOGO, le 13 octobre 2018 à l’Université Ouaga 1 Pr Joseph KI-ZERBO, à l’occasion du panel commémoratif du 31e anniversaire de l’assassinat de Thomas SANKARA, il y eut au moins 1 500 militants CDR qui à partir du Secrétariat Général National, les uns dans les fossés les autres le long du mur du lycée Philippe Zinda KABORÉ, se positionnèrent pour se battre. Toujours selon Pierre OUÉDRAOGO, ce ne fut que lorsqu’il apprit qu’en réalité il s’agissait d’une prise sanglante du pouvoir par Blaise COMPAORÉ qu’il ordonna aux CDR de remettre les armes et de rentrer.
La survenue du 15 octobre 1987 a surpris la majorité des CDR. Selon Achille TAPSOBA, les CDR subirent ce coup d’État auquel ils ne s’attendaient pas pour la plupart (Achille TAPSOBA : entretien du 26 juillet 2005 à l’Assemblée nationale). Ils furent mis devant le fait accompli. Mais compte tenu de leur place prépondérante dans le processus révolutionnaire, la stratégie du Front Populaire en vue de consolider son pouvoir ne pouvait donc pas faire fi d’eux. Ce fut tout naturellement qu’il chercha à s’appuyer sur les structures populaires révolutionnaires pour tenter une normalisation de la situation.
La lecture des communiqués au nom des CDR était de montrer que le nouveau pouvoir avait la caution populaire. Sauf que selon toute vraisemblance, les communiqués dits des CDR lus en boucle par des journalistes comme Gabriel TAMINI sur les ondes de la radio nationale n’étaient pas aussi authentiques qu’on l’eût cru. Les déclarations incendiaires contre Thomas SANKARA n’étaient autres que des montages verbaux faits par des journalistes acquis à la cause du nouveau pouvoir et qui ne portaient pas du tout Thomas SANKARA dans le cœur. Furent de ces journalistes Gabriel TAMINI, Watamou LAMIEN, Issaka LINGANI, Michel OUÉDRAOGO… D’ailleurs, en entendant les communiqués lus en leurs noms, plusieurs bureaux CDR ne s’y reconnaissaient et se demandaient comment les nouveaux conquérants avaient pu obtenir leur aval en un court laps de temps…
Dans la foulée, le nouveau pouvoir envoyait des délégations dans les différents secteurs de la ville de Ouagadougou et dans les provinces pour expliquer et justifier les évènements tragiques du 15 octobre 1987 aux militants CDR en particulier et à la population de façon générale (Ludo MARTENS, 1989, Sankara, Compaoré et la Révolution burkinabè, Berchem, EPO international, p. 242). Si les CDR étaient les auteurs des communiqués lus en leur nom sur les ondes radiophoniques, quelle était donc l’opportunité de ces délégations et explications à leur endroit dans les secteurs, les villages et les provinces ? Il faut noter également que les appels du nouveau pouvoir aux CDR pour que ceux-ci lui organisassent des marches de soutien étaient restés sans effets. En réalité, dans les secteurs, les CDR étaient désemparés face à cette situation à laquelle ils ne s’attendaient guère.
Le vendredi 16 octobre 1987 fut déclaré jour férié afin de capitaliser et de canaliser des manifestations de soutien au Front Populaire. En plus, « l’ensemble des structures populaires devront mettre à profit cette journée pour réfléchir sur le bilan national de rectification sur la base des graves insuffisances accumulées depuis quatre ans » annonça le communiqué n°02 (Communiqué du Front Populaire cité par Bruno JAFFRÉ, 1989, Burkina Faso, les années Sankara : de la révolution à la rectification,Paris, L’Harmattan, p. 211). Mais les structures populaires boudèrent les appels à marcher. Bruno JAFFRÉ témoigne : « À la radio se succèdent des appels à des marches de soutien au nouveau pouvoir. Les itinéraires sont décrits avec précision. L’avenue de l’Indépendance d’abord, celle qui mène à la présidence, puis on change “pour d’évidentes raisons de sécurité”. Je me rappelle parfaitement qu’un des itinéraires devait passer devant la résidence de LINGANI… Était-ce pour faire pression sur lui ? Tout ceci dénote une certaine improvisation. Aucun rassemblement pourtant en ville. C’est l’échec » (Communiqué du Front Populaire cité par Bruno JAFFRÉ, 1989, p. 211).
Deux jours après le putsch sanglant, le samedi 17 octobre 1987, le Front Populaire invita une fois de plus la population à des marches de soutien, cette fois-ci au niveau des permanences CDR. Mais ces exhortations ne rencontrèrent pas plus d’écho que celles de la veille. Pierre, un militant CDR désabusé par ce qui était arrivé refusa même d’aller dans sa permanence suivre les séances d’explication. Il expliqua l’échec des appels à marcher du Front Populaire par la désapprobation des CDR en particulier et de la population en général en ces termes : « Nous les Mossis, on est comme ça. Dehors on parle, mais dedans on n’est pas d’accord, on ne fait rien ; on ne dit rien, mais on n’est pas content. On traîne les pieds ; on nous dit d’aller, on ne part pas ; on nous dit de marcher, mais on ne marche pas » (propos de Pierre, militant CDR, rapportés par Bruno JAFFRÉ, 1989, p. 214). Pierre soutenait même que le délégué de son secteur disait tout haut qu’il était d’accord avec le Front Populaire, mais en privé il lui signifiait sa réprobation et sa tristesse concernant l’assassinat de Thomas SANKARA (propos de Pierre, militant CDR, rapportés par Bruno JAFFRÉ, 1989, p. 214).
Dans un service de recherche, le délégué CDR ne voulut pas proposer une motion de caution au Front Populaire ; se référant aux autres membres CDR présents, ceux-ci à leur tour refusèrent (Bruno JAFFRÉ, 1989, p. 221). Au niveau du ministère du Travail, de la Sécurité sociale et de la Fonction publique, les travailleurs furent convoqués pour assister à un long soliloque au cours duquel il ne leur était pas permis de poser de question. « L’un d’eux me confie quelque temps après : “On est là, on n’a pas le choix, il faut suivre.” Un autre m’avoue ne pas croire à l’avenir, lui qui pourtant était très critique par rapport à la révolution. Il me rapporte avec malice des remarques entendues dans des réunions de secteur. Un vieux Mossi a déclaré : “Vous nous demandez de faire un bilan des années passées. Mais nous on sait ce qu’on a fait, on en a parlé tous les soirs à nos femmes. C’est à vous de nous dire ce que vous avez fait. C’est vous qui le savez.” » (Bruno JAFFRÉ, 1989, p. 221).
Au niveau des structures du monde scolaire et estudiantin, la situation parut également confuse. Dans les jours qui suivirent le coup d’État, les élèves, également étaient choqués par ce qui était arrivé. Ce fut ainsi que les élèves du lycée Philippe Zinda KABORÉ chassèrent un représentant du Front Populaire qui tentait de les convaincre d’écrire un communiqué de soutien (Bruno JAFFRÉ, 1989, p. 215). Visiblement les élèves désapprouvaient particulièrement l’assassinat du président du CNR.
Pour éviter qu’il y ait une cristallisation de mobilisation à partir des établissements secondaires, le Front Populaire décida de les fermer pendant une semaine. L’avocat Guy Hervé KAM qui était pionnier et en classe de 3e au lycée Ouezzin COULIBALY de Bobo-Dioulasso expliqua que dès les premiers jours après le putsch, les responsables des élèves au niveau des établissements de la ville avaient été tous arrêtés. Pour lui, il s’agissait pour le Front Populaire de noyer toutes les velléités protestataires qui pouvaient naître au niveau des élèves. Il n’en demeura pas moins qu’à Ouagadougou, les élèves tentèrent d’organiser une marche de protestation le 26 octobre 1987.
Selon la presse du Front Populaire, la manifestation ainsi programmée ne pouvait qu’être l’œuvre de « plusieurs groupuscules dits de gauche et de droite, un ensemble de réactionnaires et de gauchistes, de contre-révolutionnaires et d’opportunistes telle une basse-cour où la poule côtoie la sauterelle, et le chat la souris » (Issaka LINGANI, « Marche de qui, pour qui et contre qui ? » in Sidwaya n°887 du 28 octobre 1987, p. 4). Cela avait donc amené Blaise COMPAORÉ à rencontrer le Bureau de coordination provincial des élèves et tous les délégués d’établissement du Kadiogo au conseil de l’Entente le 26 octobre 1987, le jour même où la marche fut prévue. Cette rencontre avait permis au nouveau pouvoir d’exorciser la gronde socio-scolaire qui était en souffrance. Toutefois, tout comme les sorties dans les secteurs, les villages et les provinces, cette rencontre de rafistolage sociopolitique dénotait toute la difficulté que le Front Populaire avait à se faire comprendre et accepter.
D’une manière générale, la seule structure du monde scolaire et étudiant qui dès les premiers moments du coup d’État a apporté sa caution au Front Populaire fut le Bureau national des étudiants. Mais l’on peut dire que cette posture était tout à fait logique, de bonne guerre, dans la mesure où cette structure était sous la coupe exclusive de l’UCB dont les éléments avaient particulièrement travaillé à déchoir le CNR. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre la déclaration de l’ancien ministre de la Communication dans le dernier gouvernement de Blaise COMPAORÉ, Alain Edouard TRAORÉ : « Le Capitaine SANKARA s’en prenait aux intellectuels. Il était fondamentalement contre eux. […]. Le Front Populaire a bien fait de rectifier le tir. Sur le plan idéologique, la révolution vient d’être sauvée. Il reste maintenant à appliquer les principes révolutionnaires. […]. Ce processus de rectification est salutaire pour tous » (propos de Alain Édouard TRAORÉ rapportés par Jean Bernard ZONGO, « En direct avec les élèves et les étudiants : ” Il faut bannir l’émotion et le spontanéisme” » in Sidwayan°887 du 28 octobre 1987, p. 3). Ce dernier était, à l’avènement du 15 octobre 1987, secrétaire du Bureau national des étudiants. Un autre militant de l’UCB à coup sûr satisfait de la situation déclara : « SANKARA virait à droite et ne tenait plus compte de ce que disaient les révolutionnaires. Il fallait l’éliminer » (propos d’un militant de l’UCB rapporté par Bruno JAFFRÉ, 1989, p. 223).
Une dizaine de jours après le coup d’État, les réactions continuaient. Autour d’un thé : « Cela fait une semaine que je dors mal. Je suis très triste. Nous avons perdu notre ordinateur. Vraiment, il était intelligent, SANKARA. Tu l’as vu. Il regardait sa feuille cinq minutes et était capable de parler pendant deux heures. C’est la première fois qu’on avait un président comme ça. Tu le sais, je ne supportais (au sens souvenir) pas la révolution, mais SANKARA, c’était autre chose. En quatre ans, il a fait plus que tous les autres présidents réunis » déclara Abou en aparté (Bruno JAFFRÉ, 1989, p. 222). Bakary lui exprima son assentiment. Ce dernier qui n’avait pas mis les pieds à la permanence depuis deux ans s’y était retourné le 15 octobre 1987 voulant une arme pour se battre contre les putschistes. « Le premier jour, je suis rentré chez moi à 22 heures, on n’avait qu’à tirer sur moi », affirma-t-il (Bruno JAFFRÉ, 1989, p. 223). Ces sentiments de dépit n’étaient cependant pas partagés unanimement dans le groupe de buveurs de thé. En face, Sembène et Ousmane, ceux-là mêmes qui se plaignaient de la rigueur gestionnaire révolutionnaire avaient une autre appréhension des évènements du 15 octobre 1987. Ceux-ci prenaient plaisir à faire de la provocation aux deux militants CDR, Abou et Bakary, déclarant boire du thé à la mort de Thomas SANKARA, ne cessant d’exprimer leur joie (Bruno JAFFRÉ, 1989, p. 223). Réaction de Bakary : « Ils ne comprennent rien ces vieux, regarde les cités, le goudron, c’est lui [Thomas SANKARA] qui a construit tout ça ! Ils ne comprennent pas qu’on a perdu le président le plus intelligent. Est-ce que c’est Blaise qui va leur donner de l’argent ? » (Bruno JAFFRÉ, 1989, p. 223). Les anciens éclatant de rire, les deux jeunes amis quittèrent l’assemblée renonçant au thé qu’ils aimaient pourtant bien (Bruno JAFFRÉ, 1989, p. 223).
À l’extérieur, des CDR prirent la décision de se saborder en guise de protestation. L’on peut citer en exemple l’autodissolution du CDR de Nice-Côte d’Azur : « […] Le 15 octobre 1987, un coup de force militaire, brutal et sanglant a été perpétré avec pour objectif affiché de mettre un terme au processus révolutionnaire. Les auteurs de ce coup de force sont une partie de ceux-là même qui, naguère, nantis de la confiance du peuple, ont siégé au Conseil National de la Révolution (CNR), instance suprême de la Révolution Démocratique et Populaire qu’aujourd’hui ils ont dissout. Dans leur volonté affichée de perpétrer cet acte, rien, ni personne n’a été épargné ou respecté : ni la dépouille de ceux qu’ils continuent d’appeler leurs meilleurs amis, ni même le peuple lui-même, négligé et méprisé après ce putsch. Sur le fond, force est de constater que COMPAORÉ et ses complices tentent de justifier leur coup de force par des allégations dont l’essentiel tourne autour de conflit de personnes. Face à cet état de choses, il appartient au peuple burkinabè de se prononcer clairement. Le CDR de Nice-Côte d’Azur pour sa part : considérant l’avènement, le 04 août 1983, de la Révolution Démocratique et Populaire(RDP) ; considérant que l’avènement de la Révolution Démocratique et Populaire (RDP) est le fruit de la lutte du peuple burkinabè pour la liberté, la dignité et le progrès ; considérant que les Comités de Défense de la Révolution (CDR) sont une émanation du CNR ; considérant que les divergences au sein du Conseil National de la Révolution (CNR) pouvaient trouver des solutions efficaces et durables par le débat démocratique à travers les structures de la Révolution Démocratique et Populaire (RDP) ; considérant que l’assassinat du camarade Thomas SANKARA et de plusieurs autres camarades ayant pris fait et cause pour la Révolution Démocratique et Populaire (RDP) ; considérant que ce crime qui a atteint le paroxysme de l’ignominie a été organisé, planifié par Monsieur Blaise COMPAORÉ et ses copains Jean-Baptiste LINGANI et Henri ZONGO ; considérant le mépris cynique affiché par ces messieurs du 15 octobre à l’égard du peuple burkinabè ; considérant que pour ce trio du 15 octobre, l’intérêt des masses se résume en la seule phrase “c’était lui ou nous” ; considérant que cet acte du 15 octobre, antipopulaire, anti-démocratique, militariste, en dernière analyse contre-révolutionnaire, témoigne de la volonté des putschistes d’assouvir leurs ambitions personnelles ; considérant que les évènements du 15 octobre relèvent de la plus haute trahison : trahison du Discours d’Orientation Politique du 02 octobre 1983, trahison de l’amitié, de l’honneur et de la dignité ; considérant que d’aussi monstrueux traîtres ne peuvent prétendre diriger le Burkina ; considérant que leur forfait accompli, COMPAORÉ et ses complices tentent de semer la confusion en dissolvant le Conseil National de la Révolution (CNR) tout en voulant s’approprier les Comités de Défense de la Révolution (CDR)… Nous, militants du Comité de Défense de la Révolution de Nice-Côte d’Azur, face à cette situation, prenons nos responsabilités et décidons solennellement à l’issue de l’assemblée générale extraordinaire du 24 octobre 1987, ce qui suit : désapprouvons totalement et condamnons fermement avec la dernière énergie le putsch du 15 octobre 1987 ; refusons catégoriquement une quelconque collaboration ou compromis avec cette “Révolution rectifiée” ; en conséquence et en conformité avec notre position susmentionnée, décidons et déclarons la dissolution du Comité de Défense de la Révolution de Nice-Côte d’Azur ; […] appelons tous les patriotes, les organisations démocratiques, les révolutionnaires à engager la lutte pour restaurer la mémoire du camarade Thomas SANKARA [et] la Révolution Démocratique et Populaire en balayant le régime traître du 15 octobre 1987. La patrie ou la mort, nous vaincrons ! Fait à Nice le 24 octobre 1987 » (Déclaration du CDR de Nice-Côte d’Azur in Apollinaire J. KYÉLEM de Tambèla, 2017, Thomas SANKARA et la Révolution au Burkina Faso : une expérience de développement autocentré, Ouagadougou, L’Harmattan-Burkina, p.p. 428 430).
Ce genre de réaction montrait à quel point les évènements tragiques du 15 octobre 1987 passaient difficilement chez la plupart des structures populaires. Le leader communiste belge Ludo MARTENS qui entretenait des relations avec la classe révolutionnaire burkinabè a repris dans son livre Sankara, Compaoré et la Révolution burkinabè des extraits des lettres qu’il a reçues de la part de militants CDR après le 15 octobre 1987. Tous manifestaient des sentiments de surprise, de déception et d’interrogation sur l’avenir du processus révolutionnaire.
Dans la première lettre écrite trois jours après l’assassinat de Thomas SANKARA, l’on lisait ceci : « Au moment où je vous écris, j’ai les yeux pleins de larmes parce que je n’arrive pas à digérer la trahison commanditée par Blaise COMPAORÉ à l’encontre de notre cher et bien-aimée leader, le Capitaine Thomas SANKARA. Très tôt le matin du 16 octobre, les militants se sont rendus très nombreux au cimetière pour voir la tombe du héros. Vraiment je vous jure qu’ils ont été très méchants. La population n’est pas sûre de ce qu’elle entend car tout se passe comme dans un rêve. Moi, en ce qui me concerne, je suis très découragé » (Ludo MARTENS, 1989, p. 10).
La deuxième lettre fut écrite le 08 novembre 1987 de la Tapoa, cette localité à l’Est du pays où des jeunes du Parti du Travail de Belgique (PTB), parti de Ludo MARTENS, avaient participé à un camp de travail avec des CDR : « Personne n’arrive à croire ce qui s’est passé. Thomas SANKARA est bel et bien mort et enterré comme un serpent. Maintenant, c’est le retour de l’affairisme, la corruption, la magouille, en somme, aux maux de l’impérialisme. Dans la vie d’un homme, il y a ce qu’on appelle la traversée du désert ou la traversée de la misère morale. C’est mon cas présentement. Je suis célibataire, sans enfants et je veux aller gagner ma vie ailleurs. Plusieurs de mes compatriotes, revenus au Burkina grâce à l’espoir que suscitait le Capitaine SANKARA sont en train de reprendre le triste chemin de l’exode » (Ludo MARTENS, 1989, p. 10).
On découvre dans une correspondance écrite le 31 octobre 1987 de Ouagadougou la teneur suivante : « La nouvelle de la mort de SANKARA a provoqué la consternation générale, la révolte de la jeunesse, l’indignation des militants. Les gens étaient d’autant plus choqués que lui qui, hier encore, était le président du Faso, était aujourd’hui enterré comme un vulgaire individu dans un cimetière populaire sans aucun honneur. Je pense que si les évènements du 15 octobre sont arrivés, c’est parce que les structures révolutionnaires n’ont jamais fonctionné correctement. Les divergences sur les questions idéologiques et organisationnelles dont font cas les responsables du Front Populaire, n’ont jamais été perçues par la base. C’est pourquoi aujourd’hui le découragement s’installe chez beaucoup de militants et surtout au niveau de la jeunesse. Chez les paysans, on sent la méfiance et la lassitude. Le plus grand problème que le Front Populaire aura à affronter est celui de la mobilisation. Les gens ont perdu toute leur motivation. À l’heure actuelle, on constate qu’une petite minorité seulement est capable de surmonter le choc sentimental et de penser aux intérêts supérieurs de la Révolution Démocratique et Populaire qui doit se poursuivre. Le caractère de masse de la Révolution est à reconquérir. Sans une forte mobilisation sur le plan national, nous ne pourrons pas affronter victorieusement les difficultés énormes qui nous attendent. Honnêtement, en ce qui me concerne, je suis sceptique quant à la capacité du Front Populaire à reconquérir les masses. Néanmoins, je reste convaincu que les révolutionnaires sauront toujours surmonter les contradictions et avancer dans la voie de la révolution pour le bonheur des peuples. Nous avons toujours besoin de votre soutien par la propagande sur notre pays. Des erreurs sont commises, mais nous devons continuer à avancer » (Ludo MARTENS, 1989, p. 11).
Ainsi se donnaient à lire et à comprendre les sentiments qui prévalaient au sein des structures populaires révolutionnaires après 15 octobre 1987. Médusés, des militants s’embusquèrent pendant des mois. Convaincus que le Front Populaire s’écartait de leur action du temps du CNR, nombreux furent ceux qui restèrent dans ces sentiments d’avoir été trahis. Cette situation devait perdurer, toute chose qui allait considérablement gêner les stratégies mobilisatrices du Front Populaire. On assista à des départs à l’étranger de certains CDR.
Docteur Kakiswendépoulmdé Marcel Marie Anselme LALSAGA (KAMMANL), 2020, “État, Révolution et transition démocratique au Burkina Faso : le rôle des structures populaires révolutionnaires de l’avènement de la Révolution Démocratique et Populaire (RDP) à la restauration de la République“, thèse de doctorat en Histoire politique et sociale, p.p. 534-558.

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