Cet article est extrait du numéro 33 de mars 1989  de la revue Politique Africaine. Vous  pouvez en charger une version PDF sur le site de la revue à l’adresse http://www.politique-africaine.com/numeros/pdf/033039.pdf


 Auteur: Bernard Tallet

Le CNR face au monde rural : le discours à l’épreuve des faits

D’août 1983 à octobre 1987, le gouvernement révolutionnaire a pressé la paysannerie de prendre sa place dans le mouvement de transformation de la société afin que celui-ci ne soit pas le résultat de la seule action des militaires au pouvoir ou un fait exclusivement urbain. Dès le Discours d’orientation politique (2 octobre 1983), le capitaine Sankara a affirmé son intérêt pour la paysannerie. La bataille pour l’autosuffisance alimentaire étant présentée comme un enjeu national majeur, la gestion du dossier agricole a été un grand axe de la vie politique burkinabè.

Malgré les déclarations d’intention du gouvernement révolutionnaire, il n’est pas évident que le 4 août 1983 ait correspondu à une coupure dans l’histoire des relations entre l’État et la paysannerie. Essayer de dresser un bilan revient à faire la part des éléments de continuité et des éléments de rupture.

 

Les interventions de l’État : continuité et rupture

Le maintien des ORD (Organismes régionaux de développement) peut illustrer la continuité de la même façon que la réforme agraire se veut un changement radical du monde rural.

Dès l’époque coloniale et après l’indépendance, tout pouvoir a cherché les moyens d’accroître la production agricole, et donc res­senti la nécessité d’entretenir des liens structurels avec la paysan­nerie. En 1965, la volonté de l’État de mieux coordonner les inter­ventions sur le secteur agricole a abouti à la mise en place de struc­tures administratives dépendant ‘du ministère du Développement rural : les ORD. Au nombre de 11, couvrant l’ensemble du terri­toire national, ils ont pris la relève des sociétés d’intervention (BDPA, SATEC, CFDT) ou ont continué de travailler avec, dans le but de moderniser l’agriculture : amélioration des conditions naturelles et rénovation des techniques. Ces ambitions devaient se réaliser par une série d’interventions : formation de cadres ruraux, vulgarisation de techniques, augmentation de la production…

Au cours des ans, de très nombreuses insuffisances ont été relevées sans que l’on puisse faire la part des défauts méthodologiques dans l’approche du milieu paysan et des problèmes financiers qu’ont connu les ORD. Dès leur installation, les autorités révolutionnaires ont dénoncé l’inefficacité et la lourdeur bureaucratique des ORD : la gestion de plusieurs ORD fut critiquée par les TPR (Tribunaux populaires révolutionnaires) et des agents furent condamnés pour corruption et détournement de fonds. Malgré cela, les ORD furent maintenus. Le fait est d’autant plus intéressant à noter que les autres circonscriptions territoriales du pays ont été modifiées (exemple : les anciens départements qui avaient les mêmes limites que les ORD ont été remplacés par un nombre plus élevé de provinces). Peu avant la disparition de Thomas Sankara, les ORD avaient été dissouts (mars 1987), officiellement du moins, car ils survivaient sous l’appellation « d’ex-ORD ». C’est le nouveau régime qui a donné naissance aux nouvelles structures : les CRPA (Centres régionaux de production agro-pastorale), au nombre de 12, l‘exORD de Ouagadougou ayant été scindé en deux. Nouvelle continuité sous un autre nom ? Il est trop tôt pour le dire.

Mais la question vaut d’être posée pour la période Sankara : quel sens donner au maintien des ORD ? Prudence avant de casser une machine administrative qui, malgré ses défauts, fonctionnait ? Difficulté de penser autrement les structures d’encadrement de la paysannerie ? Espoir de remédier aux principales carences des ORD ? Il est difficile de répondre à ces questions. Il est certain que des divergences profondes existaient à l’intérieur du groupe dirigeant sur la question paysanne et que ces divisions ont favorisé le maintien du statu quo. En effet, les créations du ministère de l’Eau, chargé de la politique hydraulique, et du ministère de la Question paysanne, responsable de la formation politique du monde rural, n’ont pas réduit l’importance du ministère du Développement rural.

La continuité dépassa le simple maintien des struotures administratives, des tendances importantes dans leur fonctionnement n’ayant pas été modifiées. Il en fut ainsi de la permanence des déséquilibres inter-régionaux au bénéfice du Sud-Ouest du pays. Une attention particulière a toujours été portée aux « régions cotonnières » (ORD de la Volta-Noire, des Hauts-Bassins) : densité plus élevée de l’encadrement, financement plus important. Cette orientation a été maintenue avec la poursuite et le renouvellement du projet de la Banque mondiale. Ce projet pluri-annuel (PDAOV — Projet de développement agricole de l’Ouest-Volta) bénéficie de l’appui technique et financier de la Banque mondiale ; son objectif est l’augmentation de la production céréalière et cotonnière grâce à une méthode d’encadrement de la paysannerie mise en oeuvre par les experts de la Banque (1). De même, le projet Sourou (aménagement d’une plaine inondable au confluent du Sourou et de la Volta-Noire) est la reprise d’un vieux projet (2) reposant sur la maîtrise de l’eau ; ce projet fut présenté dans le Programme populaire de développement comme la clé de voûte de la conquête de l’autosuffisance alimentaire : 40 000 ha aménagés, 120 000 tonnes de céréales produites alors que le déficit vivrier structurel est d’environ 100 000 tonnes l’an.

Ces actions n’étaient pas en rupture avec les initiatives antérieures. Elles furent réservées aux régions naturellement les plus favorisées. Cela semblait une attitude de bon sens : investir en effort, en argent là où la possibilité de résultats positifs était la plus élevée. Mais ce choix soulève des interrogations majeures dans la mesure où le résultat aboutissait  à l’aggravation des déséquilibres régionaux ; était-il souhaitable que l’action de l’État renforçât les inégalités déjà existantes alors que l’ampleur des mouvements spontanés de population échappe à tout contrôle ? La priorité de fait reconnue aux régions naturellement les plus favorisées signifiait-elle l’abandon d’initiatives et de recherches de solution en faveur des régions qui connaissent les difficultés climatiques et une forte pression démographique ? Par ailleurs, le projet Sourou, par l’ampleur des surfaces aménagées, des investissements nécessaires soulevait les questions habituelles concernant ce type de projet : où trouver les capitaux nécessaires ? Comment rentabiliser l’opération ? Quelles structures de production mettre en place (fermes d’État, collectifs villageois, exploitations familiales) ?

Les questions posées par un tel projet se retrouvèrent, sous d’autres formes, à l’échelle du pays tout entier : quelles transformations effectuer ? Quels choix faire ? Les réponses n’étaient pas simples comme le montre un examen, même rapide, des mesures prises.

Les fondements de la nouvelle politique agricole

Le gouvernement révolutionnaire a entrepris une action fondée d’une part sur des mesures immédiates pour relancer la production agricole et sur un projet de transformation sociale de la paysannerie d’autre part. Afin de souligner la rupture avec les régimes politiques précédents, le CNR a voulu frapper l’imagination populaire en supprimant l’impôt de capitation. Dans la mémoire collective, l’impôt a toujours été perçu comme le signe de la mise en dépendance de la paysannerie par un État prévaricateur. La suppression de l’impôt se voulait le symbole de nouvelles relations entre l’État et le monde paysan, le premier ne cherchant plus d’abord à prélever le surplus produit par le second.

Cette mesure, lourde de conséquences pour les finances publiques alors que les prévisions d’investissements étaient en forte augmentation a été accompagnée par des actions incitatives en vue d’accroître la part commercialisée de la production agricole. L’État a joué sur les mécanismes du marché (prix agricoles, systèmes de commercialisation…).

Les prix d’achat aux producteurs ont été relevés pour encourager leur effort productif : hausse des céréales et des productions agro-industrielles (coton, noix de karité). Mais dans ce domaine, la marge de manoeuvre de l’État est étroite du fait des fortes contraintes internes et externes. Toute augmentation des prix agricoles a en effet des effets inflationnistes importants, surtout en ville. L’augmentation du prix des denrées alimentaires a été rudement ressentie car, dans le même temps, le gouvernement a réduit les salaires urbains (compression des dépenses de la Fonction publique, lutte contre la corruption, remise en cause des « avantages » urbains…). Par contre-coup, la demande interne a été freinée et les difficultés de la vie quotidienne, en particulier pour les groupes sociaux aux revenus incertains, ont été aggravées. Pour les produits d’exportation, la marge de manoeuvre semble plus large car les effets pervers sont moindres pour la population locale ; mais, ici, le contexte international est très contraignant. Ainsi par exemple, les incitations à l’accroissement de la production cotonnière se heurtèrent-elles à un double obstacle : hausse des intrants agricoles (engrais, produits phyto-sanitaires) (3) et surproduction mondiale de coton entraînant une phase d’effondrement des cours. La sauvegarde des intérêts des producteurs s’avérait difficile à assurer !

L’intervention sur les circuits de commercialisation a prolongé des actions antérieures de l’État. Traditionnellement  survivance de l’économie de traite  l’État a cherché à établir le contrôle et surtout le monopole sur la commercialisation des produits d’exportation. Au Burkina, le meilleur exemple de ce système est fourni par l’organisation de la collecte du coton. La SOFITEX (Société des fibres textiles) contrôle l’ensemble de la filière coton : fourniture des intrants (semences sélectionnées, engrais, insecticide) sous forme d’avance aux paysans remboursable à la récolte, monopole de la collecte (personnel, matériel de transport), usine d’engrenage et entrepôts de stockage. Ce système a fonctionné correctement ; il n’en fut pas de même des autres tentatives d’encadrement étatique de la commercialisation. Pour les autres produits d’exportation, pour les productions vivrières, les ORD n’ont jamais été capables, faute de moyens financiers, de contrôler des quantités importantes. Le gouvernement révolutionnaire a cherché à reprendre l’initiative, en particulier par l’intermédiaire de l’OFNACER (Office national des céréales) ; cet organisme, déjà ancien, devait être revitalisé par une action à deux niveaux complémentaires : à l’échelle nationale, par l’augmentation des quantités achetées, la création de stocks régulateurs (approvisionnement des villes, rééquilibrage interrégional en cas de déficit) ; à l’échelle villageoise, par la création de banques de céréales (stockage limité mais possibilité d’agir pour freiner les variations des prix, en particulier lors de la soudure). Mais l’action régulatrice de l’OFNACER s’est heurtée à des difficultés de trésorerie : Certains engagements financiers pris auprès des paysans n’ont pas été tenus (non-enlèvement des récoltes, retard dans le paiement).

Ces actions économiques à court terme ont été complétées par des interventions cherchant à mieux intégrer la paysannerie à la transformation révolutionnaire de la société.

La nécessité de transformer les bases socio-économiques de l’agriculture fut solennellement affirmée dans le préambule de l’« Ordonnance portant réorganisation agraire et foncière au Burkina-Faso (4 août 1984) » :

« Le CNR et son gouvernement… ont décidé d’élaborer un statut nouveau et de poser les principes directeurs d’une réorganisation du monde rural. En effet, les objectifs révolutionnaires de l’auto-suffisance alimentaire et du logement pour tous, ne peuvent être atteints qu’avec un système foncier agraire qui permette une occupation et une utilisation rationnelles des terres envisagées… sous l’angle de la productivité et de la justice sociale… » (1)

La création du DFN (Domaine foncier national) assurait le passage à l’État de la propriété foncière puisqu’il comprenait « les terres faisant l’objet de titres de propriétés (titres fonciers) au nom des personnes physiques ou morales de droit privé; les terres détenues en vertu des coutumes » (art. 2 de l’Ordonnance). Le changement de statut juridique des terres pose immédiatement le problème de la gestion foncière qui est abordé en termes très généraux dans l’Ordonnance :

« La gestion de l’espace rural se fera dans l’optique d’une intégration de toutes les activités du monde rural: agriculture, élevage, forêts, en tenant compte de la vocation naturelle de la zone dans une stratégie d’autosuffisance alimentaire » (art. 21); « Les terrains… ruraux du DFN sont attribués à ceux qui en ont un réel besoin social… » (art. 18); « L’attribution des terrains ruraux est faite (par des commissions) avec la participation du bureau CDR (Comité de défense de la révolution) du village » (art. 20).

La nouvelle législation foncière cherchait à arrêter le mouvement d’appropriation privée de la terre amorcé récemment mais nettement, en particulier à proximité des centres urbains, au profit souvent de groupes non paysans (fonctionnaires, commerçants). Dans le même temps, elle remettait en cause la gestion foncière coutumière sans préciser de nouvelles modalités de fonctionnement. Cette absence de mesures concrètes d’application semble indiquer que la réforme agraire n’était pas conçue comme un ensemble de mesures agronomiques et techniques, mais d’abord comme une décision politique reposant sur une interprétation des rapports sociaux au sein de la paysannerie.

Le pouvoir dévolu aux CDR villageois affirmait la volonté d’opposition aux responsables villageois traditionnels ; ceux-ci étaient d’ailleurs souvent désignés par les autorités révolutionnaires comme des « féodaux ». Cette accusation est reprise dans le préambule de l’Ordonnance du 4 août 1984 :

« En raison de l’interaction entre structures socio-politiques d’une part, et d’autre part structures foncières et agraires, le droit foncier et agraire du Burkina-Faso était marqué du sceau bourgeois et féodal et donc utilisé contre les masses laborieuses. »

De cette analyse découlait la volonté de transformer les rapports sociaux en milieu rural, en brisant le pouvoir foncier des chefferies traditionnelles et en donnant de nouveaux pouvoirs aux CDR.

En ce domaine, la volonté de rupture avec le passé était donc affirmée, mais le temps a manqué pour en saisir la portée. Les CDR ont été élus, mais aucune étude n’a été faite qui permettrait d’avoir une idée de leur représentativité sociale, de leur lien avec les autorités habituelles (anciens et notables). Leur action a surtout consisté à encourager la participation des paysans aux travaux prévus dans le Programme populaire de développement (travaux d’intérêt collectif : ouverture et entretien des pistes, construction d’écoles, de dispensaires, reboisement, etc.). Les tensions risquaient de se multiplier dès lors que les CDR prétendaient toucher aux rouages réels du fonctionnement de la société paysanne, notamment les attributions foncières. Théoriquement, les CDR étaient responsables de la gestion des terroirs villageois : comment allaient-ils arbitrer les différends fonciers ? Écouteraient-ils les avis des anciens ou passeraient-ils outre ? Quelle serait leur aptitude à gérer les conflits internes aux villages ?

L’enjeu était grand, le risque de dérapage aussi. Le pouvoir le comprit, il fit des concessions ; les CDR devaient rechercher la collaboration et l’appui des chefs de terre coutumiers. Mais au-delà des hésitations dans l’application, avec les responsabilités attribuées aux CDR villageois, le pouvoir central avait pris un pari risqué : créer de nouvelles structures servant de relais à son action politique, bousculer le fonctionnement des groupes paysans. C’était reconnaître ainsi que les difficultés agricoles, les blocages fonciers trouvent leur origine dans les pratiques sociales de la paysannerie, d’où la nécessité de transformer les rapports sociaux. Le danger était alors de sous-estimer les réalités du monde rural (diversité des systèmes de production et des organisations sociales, aptitudes à aménager des éco-systèmes souvent difficiles, aptitude à l’innovation… et, dans d’autres cas, dégradation des conditions de vie, blocages économiques…).

La réforme agraire face à la dynamique paysanne

Au Burkina, les déséquilibres régionaux de peuplement, les flux migratoires internes font de la question foncière un enjeu central de toute politique de développement (5). La question est de savoir si la réforme agraire fut une réponse pertinente par rapport aux pratiques foncières actuelles, et plus généralement à la dynamique du monde rural.

L’Ordonnance portant réorganisation agraire et foncière constituait indéniablement l’amorce d’une politique de transformation des structures. Mais le flou qui a entouré l’application de la réforme agraire peut être interprété de manière différente : il traduisait soit la difficulté de concevoir et de mettre en oeuvre une nouvelle organisation foncière, soit la prudence devant une mécanique foncière complexe et très mal connue. L’absence de cadastre rendait aléatoire l’application de décisions administratives, la réalité foncière étant compliquée par le jeu des prêts de terre et des partages successifs entre segments de lignages. Les inégalités de peuplement, les mouvements de population, les disparités climatiques tendent à montrer que l’approche de la question foncière par l’État ne pouvait être unique à l’échelle de l’espace national, car les données sont trop dissemblables d’une région à l’autre. La définition des attributions foncières (durée, superficie, localisation, potentiel agronomique…) ne pouvait être identique sur des terroirs saturés, sur des terroirs non encore complètement aménagés, sur des terroirs de colonisation agricole.

Cette prise de conscience de la complexité de la question foncière peut être illustrée par une démarche des services de la présidence consistant à demander à divers organismes travaillant en milieu rural (Banque mondiale, ORD, ONG) de dresser des cartes de terroirs villageois. A partir de cartes cadastrales simplifiées, il s’agissait de dresser l’état des systèmes d’utilisation et d’appropriation de la terre en retenant neuf situations représentatives de la diversité du Burkina (pression foncière, systèmes culturaux, origine ethnique…). A partir des enseignements tirés de ces documents devaient être formulées des propositions d’actions aux autorités politiques. Ce type de démarche demande du temps et celui-ci a fait défaut.

Par ailleurs, toute nouvelle législation foncière, en perturbant les mécanismes habituels, peut avoir des effets pervers. Traditionnellement, une certaine souplesse est donnée aux pratiques foncières par l’importance des prêts de terre entre segments de lignage, entre exploitations agricoles. La volonté d’intervention de l’État risquait de figer un système foncier en mutation continuelle (6). Pour le Yatenga, la rédaction du coutumier par l’administration coloniale avait ainsi perturbé le système des prêts à longue durée en introduisant la menace de changement d’appropriation.

La période d’incertitude juridique que devaient affronter les pratiques foncières risquait donc de déclencher des mécanismes imprévus, difficilement maîtrisables par l’État. De plus, la négation des pratiques foncières traditionnelles pouvait devenir contradictoire avec d’autres objectifs, en particulier ceux de protection et d’aménagement de l’espace. Les expériences passées en ce domaine ont toutes montré la difficulté de mobiliser les paysans pour des travaux de reboisement, de lutte anti-érosive. Le renforcement de l’incertitude sur le statut des tenures foncières risquait de rendre vains les appels pressants à la mobilisation paysanne pour freiner la dégradation du milieu naturel.

Le gouvernement espérait trouver une parade à ces difficultés en faisant évoluer les rapports sociaux à l’intérieur de la paysannerie : instauration des CDR, accélération du mouvement coopératif qui existait déjà dans de nombreux villages sous la forme de GV (Groupement villageois). Les GV sont des associations de paysans fondées sur le volontariat, qui travaillent en liaison avec les ORD. Ils gèrent les commandes et la distribution des intrants agricoles par l’intermédiaire du contrôle du système de crédit (7) ; Ils désignent les bénéficiaires des prêts, vérifient la régularité des remboursements ; en contre-partie, ils perçoivent une ristourne sur les opérations financières qui est affectée à l’équipement collectif du village (construction de maternités, d’écoles, d’entrepôt de stockage…).

Les GV connaissent des degrés de fonctionnement et d’efficacité très variables suivant les villages. Aussi, le gouvernement voulait-il les revivifier en les aiguillonnant par l’action politique des CDR. Ainsi, un séminaire national sur le mouvement coopératif tenu à Tenkodogo en mars 1987 préconisait-il la transformation des Groupements villageois en coopératives de production agro-pastorales afin de rendre concrète la réforme agraire et foncière. Mais cette action en faveur de la coopération comportait de grandes ambiguïtés tenant à la non définition des grandes lignes d’une politique agricole : orientation vers des fermes d’États ? Maintien des exploitations familiales ? L’incertitude sur le choix des structures de la production agricole ne permettait pas de comprendre l’entière signification de la relance de l’organisation coopérative : constituait-elle une finalité en tant que moyen d’amélioration de l’encadrement agricole ? Était-elle l’ébauche de changements plus radicaux ?

Jusqu’au bout, de grandes inconnues ont entouré le devenir de la politique agricole, soulignant la difficulté de concevoir une transformation globale des structures de la production.

Au-delà des oppositions idéologiques sur la nature et la forme du processus révolutionnaire dans lequel devait être inséré le monde rural, ces incertitudes illustraient peut-être l’inadéquation entre un développement conçu en terme de collectivité et les évolutions des mentalités paysannes vers un renforcement de l’autonomie. Le désir des autorités était de faire évoluer des communautés villageoises entières. La collectivité locale était pensée comme un tout, acteur de son propre développement. Dans la réalité, l’organisation villageoise ne forme pas un bloc homogène ; elle est soumise à des forces contradictoires, héritées du passé (les inégalités lignagères par exemple) mais aussi nées des évolutions de l’agriculture (aptitude différente à maîtriser les innovations techniques). Ces changements s’accompagnent de l’essor des aspirations individuelles : rejet des unités de production aux dimensions des familles élargies, recul des pratiques communautaires (entraide, organisation collective des terroirs). Ces attitudes opposées à une vision de développement communautaire ne soulignent pas pour autant l’impuissance de l’État à intervenir sur les agents économiques. Au contraire, l’éclatement des structures sociales traditionnelles offre de nouveaux espaces à l’initiative de l’État. Ainsi, le gouvernement révolutionnaire avait-il entrepris une série de réflexions et d’actions en direction des femmes et de leur place dans le développement national. Dans plusieurs groupes ethniques du Burkina, les femmes occupent une place importante dans la production agricole ; elles jouent un rôle essentiel dans l’alimentation et dans certains circuits de commercialisation. De ce constat était née la volonté gouvernementale de mieux associer les femmes au processus révolutionnaire.

Sur le plan économique, le degré d’équipement en culture attelée est significatif de l’accentuation des disparités à l’intérieur du monde paysan. Traditionnellement, en agriculture manuelle, la capacité productive des exploitations agricoles est étroitement liée aux disponibilités en main-d’oeuvre : le nombre d’actifs est l’éléments limitatif absolu. Avec la maîtrise de la culture attelée, le seuil imposé par la main-d’oeuvre est levé, permettant d’étendre les superficies cultivées et donc de dégager plus facilement des surplus (si les conditions climatiques et les disponibilités en terre s’y prêtent). La réussite de la modernisation agricole s’accompagne de l’accélération des inégalités socio-économiques, phénomène classique, fréquemment observé ailleurs.

C’est au centre, de ces mutations contradictoires de l’agriculture que se trouvait, en dernière analyse, l’enjeu de l’intervention de l’État sous le CNR : soutenir le mouvement de modernisation en laissant s’amplifier des inégalités sociales que, politiquement il réprouvait ; créer d’autres structures de production au risque de briser la dynamique à l’oeuvre et de perturber profondément le secteur agricole. Sa marge de manoeuvre était très étroite, ce qui contribue à expliquer ses hésitations dès le 4 août 1983. Au moment de l’élimination de Thomas Sankara, les choix décisifs d’orientation du secteur agricole n’étaient toujours pas connus. Mais cette expérience de quatre années souligne les difficultés de relation de l’appareil d’État avec le monde rural. Malgré l’attention. portée aux problèmes du secteur agricole, les changements réels ont été réduits, les contraintes financières et climatiques ayant annulé bien des décisions prises par le pouvoir. Sur le plan politique, enfin, la paysannerie n’a jamais constitué un soutien au processus révolutionnaire et la création de l’Union nationale des paysans burkinabé devait plus à l’imitation du syndicalisme urbain qu’à l’émergence d’un relais efficace auprès des paysans. Depuis la « brousse », Ouagadougou, la capitale,  et le pouvoir révolutionnaire apparaissait toujours aussi lointain !

Bernard Tallet
Université de Paris VIII

 


 

1) Méthode dite « training and visit » conçue en Asie du Sud-Est (Thaïlande) et répandue ensuite dans d’autres pays. Au Burkina, est en vigueur le système PC-PS (paysan-contact et paysans-suivi) qui consiste à appliquer des thèmes techniques (labour, semis en ligne, utilisation d’engrais et de produits chimiques) sur certaines exploitations ; ensuite, par effet de démonstration, la diffusion des changements techniques doit s’opérer parmi les autres paysans.

2) Voir à ce sujet J.-Y. Marchai, Un périmètre irrigué en Haute-Volta. Guiédougou — Vallée du Sourou, Cahiers Orstom, série Sciences humaines, Vol XIII, n° 1, 1976, pp. 57-73.

3) La hausse a été forte car se sont conjuguées la montée des prix sur le marché international et la réduction des subventions voulue par la Banque mondiale dans le cadre de la politique de réajustement. Les subventions sont si élevées que le prix de vente aux producteurs de l’engrais n’a plus guère de rapport avec le coût réel des importations. Des experts affirment que la production cotonnière est ainsi   dopée n par la pratique des subventions et qu’en cas de retour à la vérité des prix, elle aurait du mal à se maintenir au Burkina.

4) Carrefour africain, 17 août 1984.

5) Sur cette question, cf. notre article, « Espaces ethniques et migrations : comment gérer le mouvement ? », Politique Africaine, 20, déc. 1985, pp. 65-67.

6) J.-Y. Marchai étudie ainsi la transformation des droits d’usage de la terre au Yatenga, in Yatenga (Nord Haute-Volta). La dynamique d’un espafce rural soudan pahélien, Paris, ORSTOM, 1983, 873 p. (Travaux et documents, n° 167).

7) Les prêts à l’agriculture sont financés par la Caisse nationale de crédit agricole et gérés par les ORD ; les paysans peuvent obtenir 2 types de crédit :

  • crédit à court-terme (inférieur à 12 mois) :
  • crédit à la production (engrais, semence…)
  • crédit à moyen-terme (1 à 7 ans) :
  • crédit d’équipement (charrue, semoir, animaux de trait).

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