Entretien avec Damata Ganou, coordinatrice du Comité de Défense de la Révolution dans la compagnie publique Air Burkina et membre de l’Union des Femmes Burkinabè pendant la Révolution d’Août au Burkina Faso (1983-87)

Publié en espagnol dans El Salto Diario le 31 juillet 2019, propos recueillis par Àlex Meyer  Verdejo

Le 4 août 1983, un coup d’État révolutionnaire a lieu en Haute-Volta, ancienne colonie franco-ouest-africaine où s’étaient succédé divers gouvernements militaires liés à la métropole. L’insécurité extrême avait durement frappé les classes populaires dans ce qui était considéré comme le quatrième pays le plus pauvre du monde. Le nouveau gouvernement – dirigé par le capitaine Thomas Sankara – avait le soutien d’une grande partie de la population. Le processus a été brusquement interrompu le 15 octobre 1987 avec l’assassinat de son président et de douze autres personnes. Ce nouveau coup d’État est attribué à Blaise Comparé, qui présidera plus tard le pays jusqu’à la fin du mois d’octobre 2014.

Avec le changement de nom de la Haute-Volta au Burkina Faso, les Burkinabè ont pris leur distance avec leur passé colonial et ont réévalué leurs langues africaines (le nom est le résultat de la combinaison du Dioula et du Mooré). Ils ont opté pour la nationalisation des secteurs stratégiques et une importante réforme agraire a été mise en place, la propriété de la terre revenant à l’État, dans le but de faciliter l’accès aux agriculteurs et de rationaliser son utilisation (un mesure essentielle dans une société où plus de 90% de la population dépendait de l’agriculture). Des travaux ont été menés pour assurer pour la première fois une couverture sanitaire à l’ensemble du territoire, par ma mise en place dans chaque village d’un centre de santé primaire,  et de gros efforts ont été consentis dans le domaine de l’éducation (un niveau d’alphabétisation triplé, qui n’était que de 4% en 1983). Le leitmotiv du modèle économique était de « compter sur ses propres forces », mettant ainsi en échec les liens néocoloniaux de dépendance. En seulement quatre ans, ils sont parvenus à se rapprocher de l’autosuffisance alimentaire.

Dès le premier jour de la révolution, il a été décidé de mettre en place un système de pouvoir populaire et de démocratie directe : les Comités de Défense de la Révolution (CDR) organisaient la participation directe de l’ensemble de la population, réservant des espaces spécifiques aux jeunes, aux personnes âgées et aux femmes. La camarade Damata Ganou, comme elle demande à être appelée, était la coordinatrice du CDR de la compagnie publique Air Burkina et militante de l’Union des femmes burkinabè. Son expérience nous permet de comprendre comment fonctionnaient ces espaces de participation, quel degré de capacité ils avaient pour influencer le développement du projet révolutionnaire et dans quelle mesure la volonté d’ouvrir des espaces de grande responsabilité aux femmes s’est concrétisée.

Àlex Meyer  Verdejo


Pour commencer, il serait intéressant que vous puissiez nous mettre en contexte votre participation à la Révolution d’Août. Quels étaient les CDR et comment y étiez-vous liée ?

Les CDR étaient l’organisation suprême du peuple. Il en existait deux types : les CDR d’entreprise et les CDR territoriaux (dans les villes et les quartiers). Les décisions étaient prises en assemblée générale. Lors de la constitution d’un nouveau CDR, les volontaires pouvaient se porter candidats au poste de délégué et un vote avait lieu qui désignait le  personne qui coordonnerait le CDR. C’est ainsi que j’ai été choisie comme coordinatrice du CDR Air Burkina.

Dans le cas des entreprises, vous savez déjà que les travailleurs sont toujours opprimés sur leur lieu de travail. Sankara a déclaré que les CDR seraient ceux qui auraient le pouvoir dans les entreprises. Le directeur de l’entreprise assistait aux assemblées générales. Les arguments des uns et des autres était confrontés et un vote avait lieu. Si directeur était battu, il devait se soumettre. Le problème c’est que certains directeurs, parfois réactionnaires, ne voulaient pas se  se soumettre à l’opinion majoritaire. S’ils ne voulaient pas accepter les décisions démocratiques, nous les révoquions.

Comment les CDR ont-ils été organisés au niveau national ? Quelle relation avaient-ils avec le gouvernement ?

Les CDR ne marchaient pas chacun de leur côté, il y avait une coordination nationale gérée par le Secrétariat général des CDR, directement lié au Conseil national de la Révolution (l’organe dirigeant de la révolution). L’information était transmise de bas en haut et de haut en bas en permanence. Les besoins détectés dans un CDR de quartier pouvaient finir par générer un projet national. Le plus important fut le programme des trois luttes : contre l’exploitation forestière abusive, contre les incendies et contre l’errance des animaux.

Les CDR territoriaux avaient des fonctions sociales très importantes : ils étaient les – médiateurs des conflits entre individus ou entre familles. Même dans le cas des divorces. Nous sommes tombés sur un cas dans lequel une femme avait été expulsée de la maison. Ensuite, nous convoquions le mari et lui demandions des explications. Il y avait aussi ce que nous appelions des opérations « mana-mana », ce qui signifie « nettoyer » en Dioula (NDLR : une des langues du pays). Quand nous avons vu que le quartier n’était pas assez propre, les gens se sont organisés pour le nettoyer. Nous avons même organisé des concours entre les quartiers pour voir quel CDR l’avait le mieux nettoyé. On procédait de même si une infrastructure est nécessaire : par exemple, si une école ou un centre de santé devait être construit.

Comment évaluez-vous la participation des femmes au CDR ? Comment vos problèmes spécifiques ont-ils été traités ?

J’étais à la fois coordinatrice CDR et femme. Nous avons été exploités à différents niveaux. Le peuple burkinabé était par l’impérialisme. Nous, les femmes, l’étions doublement. Nous avons dû combattre les maris féodaux et tout ceux qui étaient rétrogrades. Au début, il y avait plus d’hommes que de femmes dans les assemblées générales. Les hommes ont dit aux femmes que si elles allaient à la réunion, elles trouveraient la valise à la porte à leur retour à la maison. C’était un combat. Mais petit à petit nous avons progressé. À la fin, vous avez vu es femmes se rebeller. Elles voulaient prendre le pouvoir. Si nous avions continué ainsi, je pense que les femmes auraient fini par renverser Sankara pour prendre elles-mêmes le pouvoir. [Rires.] Et il n’était pas contre, il a dit : “Tant que nous pouvons nous organiser … Pas de problème.” Et il a ajouté qu’il irait travailler dans les champs.

Et quel a été le rôle de l’Union des femmes burkinabè ?

Nous nous sommes organisés de la même manière que les CDR. Si nous décidions quelque chose, le gouvernement devait l’appliquer. À un moment donné, nous avons décidé que la polygamie devait être interdite et nous en avons parlé à Sankara. Il nous a répondu : « Êtes-vous sûres que cela peut être fait ? » En colère, nous avons répondu : « Hé ! Nous avons voté pour cela ! » Et il nous a demandé qui avait voté, que nous étions les femmes des CDR des entreprises. Il a dit : « Ah, vous voyez. Les femmes des CDR d’entreprise sont petites-bourgeoises, assises dans leurs bureaux. Nous devons convoquer les femmes des zones rurales, celles qui cultivent. Et voter toutes. » Nous l’avons fait, et nous leur avons dit : « Des hommes qui ont deux femmes… Ce n’est pas bien. » Et elles nous ont répondu : « Écoutez, nous, dans les provinces, pendant que l’une prépare la nourriture, cherche du bois et s’occupe des enfants, l’autre est libre d’aller au marché pour vendre quelque chose et revenir avec un peu d’argent. Nous ne pouvons pas embaucher une femme pour faire nos travaux ménagers comme vous. Vous avez des salaires et vous pouvez le faire. »

Nous avons essayé de l’expliquer, mais lorsque nous avons voté, elles nous ont battues. Nous avons été contraintes de trouver un terrain d’entente : privilégier la monogamie, mais sans interdire la polygamie. La mentalité devait changer. Et aussi le modèle économique. Parce que si ces femmes étaient économiquement autonomes, elles verraient leur situation changer.

On parle beaucoup des mesures qui ont été appliquées pour changer le rôle social des femmes au Burkina Faso pendant ces années. Selon vous, quelles ont été les mesures révolutionnaires les plus remarquables ?

Thomas Sankara était convaincu qu’il fallait donner aux femmes ce que nous appelions le « salaire vital », prendre une partie du salaire des hommes pour en donner à leurs femmes. Parce qu’elles étaient à la maison, en travaillant beaucoup. Mais elles n’avaient rien, et quand elles avaient besoin de quelque chose, elles devaient le demander à leur mari. Mais bien sûr, Sankara a rencontré les hommes contre et n’a pas pu l’appliquer. Mais il y eu beaucoup d’autres choses. Ainsi, une journée a été établie au cours de laquelle ce sont les hommes qui devaient faire leurs courses au marché. Ou pour le défilé militaire de 1984, il a dit : « Donnez les voitures blindées aux femmes. Ils défileront. ” Et nous sommes toutes allées prendre les voitures blindées, pour montrer que les femmes peuvent tout faire aussi.

De nombreuses femmes ont rejoint l’armée pendant ces années. Et il y avait de nombreuses femmes ministres, dont une ministre de la Défense. Sankara a déclaré que, même si une femme n’avait pas pu étudier, si elle avait l’engagement, il la nommerait haut-commissaire. Malheureusement, en ce moment, seulement les femmes bourgeoises ont accès à ce genre de postes.

Sello en homenaje a la revolución de agosto
Timbre en hommage à la Révolution

Comment la situation des femmes burkinabè a-t-elle évolué depuis l’assassinat de Thomas Sankara ?

Maintenant, tout est comme avant la révolution. Le pouvoir appartient aux hommes. À l’époque de Sankara, les femmes étaient une force : si nous décidions quelque chose, ça s’appliquait. Ce n’est plus le cas maintenant. À l’époque, nous voulions créer une banque de femmes pour nous financer. Dans la démocratie à l’occidentale, les gens n’osent pas tenter des nouveautés. Nous voulions tout faire avec nos propres efforts. Arrêter de dépendre de l’aide étrangère. Si vous demandez des prêts, le FMI ou je ne sais pas quoi… Qui paiera ça ? Nous, nos petits-enfants. Je ne veux pas que ma petite-fille paie la dette. À l’époque de Sankara, nous avons fait de notre mieux pour être financièrement indépendants. Chaque mois, nous avons contribué financièrement à quelque chose. Il y a eu les efforts d’investissement populaires. Et toute l’aide reçue était destinée à ne plus en avoir besoin. Je ne comprends pas le sens de s’endetter tous les jours… Et de devenir esclaves.

Comment avez-vous vécu les années après l’assassinat de Thomas Sankara ?

C’étaient des moments difficiles. J’ai continué à travailler à l’aéroport pendant un moment et, qu’on le veuille ou non, j’ai fini par croiser Blaise Compaoré lors de mes déplacements. Au moment où Air Burkina a été privatisé, j’ai été licenciée. Il fallait être forte. Si vous aviez soutenu la révolution et que vous n’y aviez pas renoncé, ils ne vous embauchaient nulle part. Les femmes qui ont renoncé ont reçu de l’argent. Mais ce n’est pas une question d’argent. C’est une question de dignité des femmes. Il en va de notre libération. Aller les chercher avec de l’argent c’est les traiter comme une marchandise. Il y a des femmes qui ont accepté et d’autres qui n’ont pas accepté. Celles qui n’ont pas accepté ont eu beaucoup de problèmes. Nous étions marginalisées. Et je parle beaucoup. Je leur ai dit que Sankara était bon et qu’ils étaient des voleurs. Ils m’ont menacée. Il y a des choses que je ne peux même pas expliquer. Parce que je suis maman, et il y a des choses que je ne peux pas dire.

Plus de trente ans se sont écoulés depuis. Êtes-vous toujours politiquement impliquée dans un domaine ?

Je suis actuellement vice-présidente de la Confédération Syndicale Burkinabè (CSB). Dans le contexte actuel, il est plus difficile de se battre. L’essentiel est un minimum de négociations. Et pour les négociations… Ce n’est pas que je sois contre la négociation, mais j’ai tendance à être un peu plus … directe. Mais bon, il faut le faire, sinon ils nous mangent.

Je suis également liée à l’organisation du Mémorial Thomas Sankara, pour défendre sa mémoire et celle de la révolution. Vous devez vous organiser pour obtenir justice. Les meurtres de Thomas Sankara et des autres camarades doivent faire l’objet d’une enquête. Vous ne pouvez pas avancer s’il y a une injustice derrière cela.

Quelles sont selon vous les principales valeurs que nous devrions sauvegarder de l’expérience de la Révolution d’Août ?

Nous devons le faire comme Sankara l’a voulu : l’intérêt du peuple passe avant tout. Rassemblez les gens et prenez des décisions. La démocratie directe. Et arrêtez de dépendre. Sankara a dit : “Produisons burkinabè, consommons burkinabè.” Je pense que cela vaut pour tous les peuples. Si tout ce que vous consommez vient de l’étranger, votre économie est totalement extravertie. Et cela a totalement changé notre culture. Nous nous sommes habitués à manger du fromage français. Parler français. Pendant la révolution, nous avons travaillé pour que nos langues africaines reprennent de la force. Le Mooré, le Dioula, le Fulfulde … « La seule façon d’être libre est de rester burkinabé », a dit Thomas Sankara. On voulait construire notre pays avec la force de nos bras.

Propos recueillis par Àlex Meyer  Verdejo, traduction en français, Àlex Meyer  Verdejo avec Bruno Jaffré

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