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Discours d’orientation politique – 2 octobre 1983 (vidéo, audio et texte intégral)

Le discours d’orientation politique, a été diffusé à la radio le 2 octobre 1983, à partir d’un enregistrement effectué la veille. Les informations qui suivent sont issues directement d’entretiens avec les deux auteurs de ce discours.
Suite à un accord au sein du CNR, décision est prise que chacune des composantes du CNR délègue un représentant pour rédiger le discours. Le PAI désigne Philippe Ouédraogo, l’ULCR, Valère Somé et les militaires, Blaise Compaoré. Mais Philippe Ouédraogo est entièrement pris par sa charge de ministre du plan, de l’équipement et des infrastructures.
Valère Somé va donc prendre en charge l’essentiel de la rédaction. Philippe Ouédraogo, ancien élève de l’École polytechnique en France, a rédigé la partie du début qui décrit la situation économique de la Haute-Volta. On perçoit une certaine différence de style, avec le reste du discours plus idéologique.
Un soldat du Conseil de l’entente est chargé de transmettre les papiers au fur et à mesure que la rédaction avance. Valère Somé en profite pour faire passer ses thèses notamment celle de « révolution démocratique et populaire » au détriment de la « révolution de libération nationale » ou « révolution populaire anti-impérialiste », la thèse du PAI. C’est ainsi que va se régler le débat théorique qui a tant passionné les futurs acteurs de la révolution dans leur jeunesse lorsqu’ils étaient étudiants, débat à l’origine des scissions au sein de la première organisation marxiste de Haute-Volta. Le PAI pense que la révolution doit passer par une première étape qui consiste à d’abord se libérer de la domination étrangère avant de passer à l’étape plus avancée que constitue la révolution démocratique et populaire.
Mais le temps presse. Thomas Sankara doit se rendre le 3 octobre à la conférence France-Afrique de Vittel. Le 2 octobre, il appelle Valère vers 8 heures du matin. Il lui signifie qu’il va envoyer une voiture le chercher et qu’il va le bloquer près de lui pour achever la rédaction. Il convoque les journalistes pour 20 heures afin d’enregistrer le discours. Vers 16 heures passe Soumane Touré, un autre dirigeant du PAI. Sankara lui propose de contribuer au texte, mais il décline l’invitation. Ils travaillent ainsi tous les deux jusqu’à minuit. Blaise Compaoré les rejoint. Lorsqu’ils pensent avoir terminé, on fait entrer les journalistes qui enregistrent le discours prononcé par Thomas Sankara. Ils se rendent compte qu’ils avaient oublié une partie traitant de la politique internationale. Sankara fait appeler Valère Somé et Blaise Compaoré pour la rédiger. Cette partie apparaît en effet assez sommaire comparativement aux autres parties du discours.
C’est ainsi que fut rédigée ce qui constituera la référence théorique de la révolution. On y trouve l’analyse de la société et les rapports de classe, fortement inspirée des thèses marxistes, dont le texte emprunte le vocabulaire.
Mais ce discours ébauche aussi un programme assez complet dont la priorité reste la satisfaction des besoins des populations.

Bruno Jaffré

Extrait de La Liberté contre le destin, discours de Thomas Sankara, édition Syllepse Juin 2017, 480 pages)


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CI-DESSOUS LE TEXTE INTÉGRAL


 

Discours d’orientation politique

2 octobre 1983

armoiries

Peuple de Haute-Volta,
Camarades militantes et militants de la révolution:
Notre pays au cours de cette année 1983 a connu des moments d’une intensité particulière qui laisse encore des empreintes indélébiles dans l’esprit de bien des concitoyens. La lutte du peuple voltaïque a connu durant cette période des flux et des reflux.
Notre peuple a subi l’épreuve de luttes héroïques et a enfin remporté la victoire dans la nuit devenue désormais historique du 4 août 1983. Cela fera bientôt deux mois que la révolution est en marche irréversible dans notre pays. Deux mois que le peuple combattant de Haute-Volta s’est mobilisé comme un seul homme derrière le Conseil national de la révolution (CNR) pour l’édification d’une société voltaïque nouvelle, libre, indépendante et prospère ; une société nouvelle débarrassée de l’injustice sociale, débarrassée de la domination et de l’exploitation séculaires de l’impérialisme international.
A l’issue de ce bref chemin parcouru, je vous invite, avec moi, à jeter un regard rétrospectif afin de tirer les enseignements nécessaires pour déterminer correctement les tâches révolutionnaires qui se posent à l’heure actuelle et dans le prochain avenir. En nous dotant d’une claire perception de la marche des événements, nous nous fortifions davantage dans notre lutte contre l’impérialisme et les forces sociales réactionnaires.
En somme : d’où sommes-nous venus ? Et où allons-nous ? Ce sont là les questions de l’heure qui exigent de nous une réponse claire et résolue, sans équivoque aucune, si nous voulons marcher hardiment vers de plus grandes et de plus éclatantes victoires.
La révolution d’août est l’aboutissement de la lutte du peuple voltaïque
Le triomphe de la révolution d’août n’est pas seulement le résultat du coup de force révolutionnaire imposé à l’alliance sacro-sainte réactionnaire du 17 mai 1983. Il est l’aboutissement de la lutte du peuple voltaïque sur
ses ennemis de toujours. C’est une victoire sur l’impérialisme international et ses alliés nationaux. Une victoire sur les forces rétrogrades obscurantistes et ténébreuses. Une victoire sur tous les ennemis du peuple qui ont tramé complots et intrigues derrière son dos.
La révolution d’août est le terme ultime de l’insurrection populaire déclenchée suite au complot impérialiste du 17 mai 1983, visant à endiguer la marée montante des forces démocratiques et révolutionnaires de ce pays.
Cette insurrection a été non seulement symbolisée par l’attitude courageuse et héroïque des commandos de la ville de Pô, qui ont su opposer une résistance farouche au pouvoir pro-impérialiste et antipopulaire du médecin-commandant Jean-Baptiste Ouédraogo et du colonel Somé Yoryan, mais aussi, par le courage des forces populaires démocratiques et révolutionnaires qui, en alliance avec les soldats et les officiers patriotes, ont su organiser une résistance exemplaire.

L’insurrection du 4 août 1983, la victoire de la révolution et l’avènement du Conseil national de la révolution sont donc incontestablement la consécration et l’aboutissement conséquent des luttes du peuple voltaïque contre la domination et l’exploitation néocoloniales, contre l’assujettissement de notre pays, pour l’indépendance, la liberté, la dignité et le progrès de notre peuple. En cela, les analyses simplistes et superficielles, cantonnées dans la reproduction des schémas préétablis, ne pourront rien changer à la réalité des faits.
La révolution d’août a triomphé en se posant ainsi comme l’héritière et l’approfondissement du soulèvement populaire du 3 janvier 1966. Elle est la poursuite et le développement à un stade qualitatif supérieur de toutes les grandes luttes populaires qui sont allées en se multipliant ces dernières années et qui toutes, marquaient le refus systématique du peuple voltaïque et particulièrement de la classe ouvrière et des travailleurs de se laisser gouverner comme avant. Les jalons les plus marquants et les plus significatifs de ces grandes luttes populaires correspondent aux dates de décembre 1975, de mai 1979, d’octobre et novembre 1980, d’avril 1982 et de mai 1983.
C’est un fait établi que le grand mouvement de résistance populaire qui a immédiatement suivi la provocation réactionnaire et pro-impérialiste du 17 mai 1983, a créé les conditions favorables à l’avènement du 4 août 1983. En effet, le complot impérialiste du 17 mai a précipité sur une grande échelle le regroupement des forces et organisations démocratiques et révolutionnaires qui se sont mobilisées durant cette période en développant des initiatives et en entreprenant des actions audacieuses inconnues jusque-là. Pendant ce temps, l’alliance sacro-sainte des forces réactionnaires autour du régime moribond souffrait de son incapacité à juguler la percée des forces révolutionnaires qui, de façon de plus en plus ouverte, montaient à l’assaut du pouvoir anti-populaire et anti-démocratique.
Les manifestations populaires, des 20, 21 et 22 mai ont connu un large écho national à cause essentiellement de leur grande signification politique, du fait qu’elles apportaient la preuve concrète de l’adhésion ouverte de tout un peuple et surtout de sa jeunesse, aux idéaux révolutionnaires défendus par des hommes traîtreusement abattus par la réaction. Elles ont eu une grande portée pratique, du fait qu’elles exprimaient la détermination de tout un peuple et de toute sa jeunesse qui se sont mis debout pour affronter concrètement les forces de domination et d’exploitation impérialistes. Ce fut la démonstration la plus patente de la vérité selon laquelle, quand le peuple se met debout l’impérialisme et les forces sociales qui lui sont alliées tremblent.
L’histoire et le processus de conscientisation politique des masses populaires suivent un cheminement dialectique qui échappe à la logique réactionnaire. C’est pourquoi les événements du mois de mai 1983 ont grandement contribué à l’accélération du processus de clarification politique dans notre pays, atteignant ainsi un degré tel que les masses populaires dans leur ensemble ont accompli un saut qualitatif important dans la compréhension de la situation.
Les événements du 17 mai ont contribué grandement à ouvrir les yeux du peuple voltaïque, et l’impérialisme dans son système d’oppression et d’exploitation leur est apparu sous un éclat brutal et cruel.
Il y a des journées qui renferment en elles des enseignements d’une richesse comparable à celle d’une décennie entière. Au cours de ces journées, le peuple apprend avec une rapidité inouïe et une profondeur d’esprit telle que mille journées d’études ne sont rien à côté d’elles.
Les événements du mois de mai 1983 ont permis au peuple voltaïque de mieux connaître ses ennemis.
Ainsi, dorénavant, en Haute-Volta, tout le monde sait :
Qui est qui !
Qui est avec qui et contre qui !
Qui fait quoi et pourquoi.
Ce genre de situation qui constitue le prélude à de grands bouleversements a contribué à mettre à nu l’exacerbation des contradictions de classes de la société voltaïque. La révolution d’août arrive par conséquent comme la solution des contradictions sociales qui ne pouvaient désormais être étouffées par des solutions de compromis.
L’adhésion enthousiaste des larges masses populaires à la révolution d’août est la traduction concrète de l’espoir immense que le peuple voltaïque fonde sur l’avènement du CNR pour qu’enfin puisse être réalisée la satisfaction de son aspiration profonde à la démocratie, à la liberté et à l’indépendance, au progrès véritable, à la restauration de la dignité et de la grandeur de notre patrie, que 23 années de régime néo-coloniale ont singulièrement bafouée.

Thomas Sankara Prononce le DOP

L’ héritage de 23 années de néo-colonisation

L’avènement du CNR le 4 août 1983, et l’instauration d’un pouvoir révolutionnaire en Haute-Volta depuis cette date, ont ouvert une page glorieuse dans les annales de l’Histoire de notre peuple et de notre pays. Cependant, lourd et pesant est l’héritage que nous lèguent 23 années d’exploitation et de domination impérialistes. Dure et ardue sera notre tâche d’édification d’une société nouvelle, d’une société débarrassée de tous les maux qui maintiennent notre pays dans une situation de pauvreté et d’arriération économique et culturelle.
Lorsqu’en 1960, le colonialisme français traqué de toutes parts, déconfit à Dien-Bien-Phu (Vietnam), en prise à des difficultés énormes en Algérie, fut contraint, tirant ainsi les leçons de ces défaites, d’octroyer à notre pays la souveraineté nationale et l’intégrité territoriale, cela a été salué positivement par notre peuple qui n’était pas resté impassible mais développait des luttes de résistance appropriées. Cette fuite en avant de l’impérialisme colonialiste français constitua pour le peuple une victoire sur les forces d’oppression et d’exploitation étrangères. Du point de vue des masses populaires ce fut une réforme démocratique, tandis que du point de vue de l’impérialisme ce n’était qu’une mutation opérée dans ses formes de domination et d’exploitation de notre peuple.
Cette mutation a abouti cependant à une redisposition des classes et couches sociales et à l’établissement de nouvelles classes. En alliance avec les forces rétrogrades de la société traditionnelle, la petite-bourgeoisie intellectuelle de l’époque, dans un mépris total des masses fondamentales qui lui avaient servi de tremplin pour son accession au pouvoir, entreprit d’organiser les fondements politiques et économiques des nouvelles formes de domination et d’exploitation impérialistes. La crainte que la lutte des masses populaires ne se radicalise et ne débouche sur une solution véritablement révolutionnaire est à la base du choix opéré par l’impérialisme qui consiste à exercer dorénavant sa mainmise sur notre pays, à perpétuer l’exploitation de notre peuple par des nationaux interposés. Des nationaux voltaïques allaient prendre le relais de la domination et de l’exploitation étrangères. Toute l’organisation de la société néo-coloniale reviendra à une simple opération de substitution dans les formes.
Dans leur essence, la société néo-coloniale et la société coloniale ne diffèrent en rien. Ainsi, à l’administration coloniale on a vu se substituer une administration néo-coloniale identique sous tous les rapports à la première. A l’armée coloniale se substitue une armée néo-coloniale avec les mêmes attributs, les mêmes fonctions et le même rôle de gardien des intérêts de l’impérialisme et de ceux de ses alliés nationaux. A l’école coloniale se substitue une école néo-coloniale qui poursuit les mêmes buts d’aliénation des enfants de notre pays et de reproduction d’une société essentiellement au service des intérêts impérialistes, accessoirement au service des valets et alliés locaux de l’impérialisme.

Des nationaux voltaïques entreprirent, avec l’appui et la bénédiction de l’impérialisme, d’organiser le pillage systématique de notre pays. Des miettes de ce pillage qui leur retombent, ils se transforment petit à petit en une bourgeoisie véritablement parasitaire, ne sachant plus retenir leurs appétits voraces. Mus par leurs seuls intérêts égoïstes, ils ne reculeront désormais plus devant les moyens les plus malhonnêtes, développant à grande échelle la corruption, le détournement des deniers et de la chose publics, les trafics d’influence et la spéculation immobilière, pratiquant le favoritisme et le népotisme.
Ainsi s’expliquent toutes les richesses matérielles et financières qu’ils ont pu accumuler sur le dos du peuple travailleur. Et non contents de vivre sur les rentes fabuleuses qu’ils tirent de l’exploitation éhontée de leurs biens mal acquis, ils jouent des pieds et des mains pour s’accaparer des responsabilités politiques qui leur permettront d’utiliser l’appareil étatique au profit de leur exploitation et de leur gabegie.
Une année entière ne se passe sans qu’ils se payent de grasses vacances à l’étranger. Leurs enfants désertent les écoles du pays pour un enseignement de prestige dans d’autres pays. A la moindre petite maladie, tous les moyens de l’État sont mobilisés pour leur assurer des soins coûteux dans les hôpitaux de luxe des pays étrangers.
Tout cela se déroule sous les yeux d’un peuple voltaïque laborieux, courageux et honnête, mais qui croupit dans la misère la plus crasse. Si pour la minorité de riches la Haute-Volta constitue un paradis, pour cette majorité que constitue le peuple, elle est un enfer à peine supportable.
Dans cette grande majorité, les salariés, malgré le fait qu’ils sont assurés d’un revenu régulier subissent contraintes et pièges de la société de consommation du capitalisme. Tout leur salaire se voit consommé avant même qu’il n’ait été touché. Et le cercle vicieux se poursuit sans fin, sans aucune perspective de rupture.
Au sein de leurs syndicats respectifs, les salariés engagent des luttes revendicatives pour l’amélioration de leurs conditions de vie. L’ampleur de ces luttes contraint quelquefois les pouvoirs néo-coloniaux en place à lâcher du lest. Mais ils ne donnent d’une main que pour récupérer aussitôt de l’autre. Ainsi on annonce, avec grand tapage, une augmentation de 10 pour cent des salaires pour immédiatement prendre des mesures d’imposition qui annulent les effets bénéfiques attendus de la première mesure. Les travailleurs après 5, 6, 7 mois finissent toujours par se rendre compte de la supercherie et se mobilisent pour de nouvelles luttes. Sept mois, c’est plus qu’il ne faut aux réactionnaires au pouvoir pour reprendre du souffle et élaborer d’autres stratagèmes. Dans cette lutte sans fin, le travailleur s’en sort toujours perdant.
Au sein de cette grande majorité, il y a ces «damnés de la terre», ces paysans que l’on exproprie, que l’on spolie, que l’on moleste, que l’on emprisonne, que l’on bafoue et que l’on humilie chaque jour et qui, cependant, sont de ceux dont le travail est créateur de richesses. C’est par
leurs activités productives que l’économie du pays se maintient malgré sa fragilité. C’est de leur travail que se «sucrent» tous ces nationaux pour qui la Haute-Volta est un El Dorado. Et pourtant, ce sont eux qui souffrent le plus du manque des structures, d’infrastructures routières, du manque des structures et d’encadrement sanitaires.
Ce sont ces paysans créateurs de richesses nationales qui souffrent le plus du manque d’écoles et de fournitures scolaires pour leurs enfants. Ce sont leurs enfants qui vont grossir les rangs des chômeurs après un passage-éclair sur les bancs des écoles mal adaptées aux réalités de ce pays.
C’est parmi eux que le taux d’analphabétisme est le plus élevé : 98 pour cent. Ceux qui ont besoin de plus de savoir pour que leur travail productif puisse s’améliorer en rendement, c’est encore eux qui profitent le moins des investissements dans le domaine de la santé, de l’éducation et de la technologie.
La jeunesse paysanne, qui a les mêmes dispositions d’esprit que toute la jeunesse, c’est-à-dire, plus sensible à l’injustice sociale et favorable au progrès, en arrive, dans un sentiment de révolte, à déserter nos campagnes les privant ainsi de ses éléments les plus dynamiques.
Le premier réflexe pousse cette jeunesse dans les grands centres urbains que sont Ouagadougou et Bobo-Dioulasso. Là ils espèrent trouver un travail plus rémunérateur et profiter aussi des avantages du progrès. Le manque de travail les pousse à l’oisiveté avec les vices qui la caractérisent. Enfin ils chercheront leur salut, pour ne pas finir en prison, en s’expatriant vers l’étranger où l’humiliation et l’exploitation la plus éhontée les attendent. Mais la société voltaïque leur laisse-t-elle d’autre choix ?
Telle est, de la manière la plus succincte, la situation de notre pays après 23 années de néo-colonisation : paradis pour les uns et enfer pour les autres.
Après 23 années de domination et d’exploitation impérialistes, notre pays demeure un pays agricole arriéré où le secteur rural qui occupe plus de 90 pour cent de la population active ne représente seulement que 45 pour cent de la production intérieure brute (PIB) et fournit les 95 pour cent des exportations totales du pays.
Plus simplement il faut constater que pendant que dans d’autres pays les agriculteurs qui constituent moins de 5 pour cent de la population arrivent non seulement à se nourrir correctement, à assurer les besoins de toute la nation entière, mais aussi à exporter d’immenses quantités de leurs produits agricoles, chez nous plus de 90 pour cent de la population malgré de rudes efforts connaissent famines et disettes et sont obligés d’avoir recours, avec le reste de la population, à l’importation des produits agricoles si ce n’est à l’aide internationale. Le déséquilibre entre les exportations et les importations ainsi créé contribue à accentuer la dépendance du pays vis-à-vis de l’étranger. Le déficit commercial qui en résulte s’accroît sensiblement au fil des années et le taux de couverture des importations par les exportations se situe aux environs de 25 pour cent. En termes plus clairs, nous achetons à l’étranger plus que nous ne lui vendons et une économie qui fonctionne sur cette base se ruine progressivement et va vers la catastrophe.
Les investissements privés en provenance de l’extérieur sont non seulement insuffisants, mais en outre exercent des ponctions énormes sur l’économie du pays et ne contribuent donc pas à renforcer sa capacité d’accumulation. Une part importante de la richesse créée à l’aide des investissements étrangers est drainée vers l’extérieur au lieu d’être réinvestie pour accroître la capacité productive du pays. Dans la période 1973-1979, on estime les sorties des devises comme revenus des investissements directs étrangers à 1,7 milliard de francs CFA par an, alors que les investissements nouveaux ne se chiffrent qu’à 1,3 milliard de francs CFA par an en moyenne.
L’insuffisance des efforts en investissements productifs amène l’État voltaïque à jouer un rôle fondamental dans l’économie nationale par l’effort qu’il fournit en vue de suppléer à l’investissement privé. Situation difficile lorsque l’on sait que les recettes du budget de l’État sont essentiellement constituées par les recettes fiscales qui représentent 85 pour cent des recettes totales et qui se résument en grande partie à des taxes sur les importations et à des impôts.
Les recettes de l’État financent, outre l’effort d’investissement national, les dépenses de l’État dont 70 pour cent servent à payer les salaires des fonctionnaires et à assurer le fonctionnement des services administratifs. Que peut-il en rester alors pour les investissements sociaux et culturels ?
Dans le domaine de l’éducation, notre pays se situe parmi les pays les plus retardataires avec un taux de scolarisation de 16,4 pour cent et un taux d’analphabétisme qui s’élève à 92 pour cent en moyenne. C’est dire que sur 100 Voltaïques, à peine huit semblent savoir lire et écrire en quelque langue que ce soit.
Sur le plan sanitaire, le taux de morbidité et de mortalité est des plus élevés dans la sous région en raison de la prolifération des maladies transmissibles et des carences nutritionnelles. Comment d’ailleurs éviter une telle situation catastrophique lorsque l’on sait que chez nous on ne compte qu’un lit d’hôpital pour 1 200 habitants et un médecin pour 48 000 habitants ?
Ces quelques éléments suffisent à eux seuls pour illustrer l’héritage que nous laissent 23 années de néo-colonisation, 23 années d’une politique de totale démission nationale. Cette situation, parmi les plus désolantes, ne peut laisser dans l’indifférence aucun Voltaïque qui aime et honore son pays.
En effet notre peuple, peuple courageux et travailleur, n’a jamais pu tolérer une telle situation. Et parce qu’il avait compris qu’il ne s’agissait
pas là d’une fatalité mais d’une organisation de la société sur des bases injustes au seul profit d’une minorité, il a toujours développé des luttes multiformes, cherchant les voies et moyens pour mettre un terme à l’ancien ordre des choses.
C’est pourquoi, il a salué fiévreusement l’avènement du Conseil national de la révolution et de la révolution d’août qui est le couronnement des efforts qu’il a déployés et des sacrifices qu’il a consentis pour renverser l’ancien ordre, instaurer un nouvel ordre à même de réhabiliter l’homme voltaïque et donner une place de choix à notre pays clans le concert des nations libres, prospères et respectées.
Les classes parasitaires qui avaient toujours tiré profit de la Haute-Volta coloniale et néo-coloniale sont et seront hostiles aux transformations entreprises par le processus révolutionnaire entamé depuis le 4 août 1983. La raison en est qu’elles sont et demeurent attachées par un cordon ombilical à l’impérialisme international. Elles sont et demeurent les fervents défenseurs des privilèges acquis du fait de leur allégeance à l’impérialisme.
Quoique l’on fasse, quoique l’on dise, elles resteront égales à elles-mêmes, et continueront de tramer complots et intrigues pour la reconquête de leur «royaume perdu». De ces nostalgiques il ne faut point s’attendre à une reconversion de mentalité et d’attitude. Ils ne sont sensibles et ne comprennent que le langage de la lutte, la lutte des classes révolutionnaires contre les exploiteurs et les oppresseurs des peuples. Notre révolution sera pour eux la chose la plus autoritaire qui soit ; elle sera un acte par lequel le peuple leur imposera sa volonté par tous les moyens dont il dispose et s’il le faut par ses armes.
Ces ennemis du peuple, qui sont-ils ? Ils se sont démasqués aux yeux du peuple lors des événements du 17 mai dans leur hargne contre les forces révolutionnaires. Ces ennemis du peuple, le peuple les a identifiés dans le feu de l’action révolutionnaire. Ce sont.:
1°) La bourgeoisie voltaïque, qui se distingue, de par la fonction que les uns et les autres accomplissent, en bourgeoisie d’État, bourgeoisie compradore et bourgeoisie moyenne.
– La bourgeoisie d’État : C’est cette fraction qui est connue sous l’appellation de bourgeoisie politico bureaucratique. C’est une bourgeoisie qu’une situation de monopole politique a enrichie de façon illicite et crapuleuse. Elle s’est servie de l’appareil d’État tout comme le capitaliste industriel se sert de ses moyens de production pour accumuler les plus-values tirées de l’exploitation de la force de travail des ouvriers. Cette fraction de la bourgeoisie ne renoncera jamais de plein gré à ses anciens avantages pour assister, passive, aux transformations révolutionnaires en cours.
– La bourgeoisie commerçante : Cette fraction, de par ses activités mêmes, est attachée à l’impérialisme par de multiples liens. La suppression de la domination impérialiste signifie pour elle la mort de «la poule aux oeufs d’or». C’est pourquoi elle s’opposera de toutes ses forces à la présente révolution. C’est dans cette catégorie que se recrutent par exemple les commerçants véreux qui cherchent à affamer le peuple en retirant de la circulation les vivres à des fins de spéculation et de sabotage économique.
– La bourgeoisie moyenne : Cette fraction de la bourgeoisie voltaïque, bien qu’ayant des liens avec l’impérialisme, rivalise avec celui-ci pour le contrôle du marché. Mais comme elle est plus faible économiquement, elle se fait évincer par l’impérialisme. Elle a donc des griefs contre l’impérialisme, mais a aussi peur du peuple et cette peur peut l’amener à faire front avec l’impérialisme. Toutefois, du fait que la domination impérialiste sur notre pays l’empêche de jouer son rôle véritable de bourgeoisie nationale, quelques-uns de ses éléments, sous certains rapports, pourraient être favorables à la révolution qui les situerait objectivement dans le camp du peuple. Cependant, entre ces éléments qui viennent à la révolution et le peuple, il faut développer une méfiance révolutionnaire. Car, sous ce couvert accourront à la révolution des opportunistes de toutes sortes.
2°) Les forces rétrogrades qui tirent leur puissance des structures traditionnelles de type féodal de notre société. Ces forces, dans leur majorité, ont su opposer une résistance ferme à l’impérialisme colonialiste français. Mais depuis l’accession de notre pays à la souveraineté nationale, elles ont fait corps avec la bourgeoisie réactionnaire pour oppresser le peuple voltaïque. Ces forces ont tenu les masses paysannes en une situation de réservoir à partir duquel elles se livraient à des surenchères électoralistes.
Pour préserver leurs intérêts qui sont communs à ceux de l’impérialisme et opposés à ceux du peuple, ces forces réactionnaires ont le plus souvent recours aux valeurs décadentes de notre culture traditionnelle qui sont encore vivaces dans les milieux ruraux. Dans la mesure où notre révolution vise à démocratiser les rapports sociaux dans nos campagnes, à responsabiliser les paysans, à mettre à leur portée plus d’instruction et plus de savoir pour leur propre émancipation économique et culturelle, ces forces rétrogrades s’y opposeront.

Ce sont là les ennemis du peuple dans la présente révolution, des ennemis que le peuple a identifiés lui-même lors des événements du mois de mai. Ce sont ces individus-là qui ont constitué le gros de la troupe des marcheurs isolés, protégés par un cordon militaire, et qui ont manifesté leur soutien de classe au régime déjà moribond issu du coup d’État réactionnaire et pro-impérialiste.
En dehors des classes et couches sociales réactionnaires et antirévolutionnaires ci-dessus énumérées, le reste de la population constitue le peuple voltaïque. Un peuple qui tient la domination et l’exploitation impérialistes en abomination et qui n’a cessé de le manifester dans la lutte concrète de tous les jours contre les différents régimes néo-coloniaux. Ce peuple dans la présente révolution regroupe :
1°) La classe ouvrière voltaïque, jeune et peu nombreuse, mais qui a su faire la preuve dans ses luttes incessantes contre le patronat, qu’elle est une classe véritablement révolutionnaire. Dans la révolution présente, c’est une classe qui a tout à gagner et rien à perdre. Elle n’a pas de moyen de production à perdre, elle n’a pas de parcelle de propriété à défendre dans le cadre de l’ancienne société néo-coloniale. Par contre, elle est convaincue que le révolution est son affaire, car elle en sortira grandie et fortifiée.
2°) La petite-bourgeoisie qui constitue une vaste couche sociale très instable et qui hésite très souvent entre la cause des masses populaires et celle de l’impérialisme. Dans sa grande majorité, elle finit toujours par se ranger du côté des masses populaires. Elle comprend les éléments les plus divers parmi lesquels : les petits commerçants, les intellectuels petits-bourgeois (fonctionnaires, étudiants, élèves, employés du secteur privé, etc.), les artisans.
3°) La paysannerie voltaïque est, dans sa grande majorité, constituée de petits paysans attachés à la propriété parcellaire du fait de la désintégration progressive de la propriété collective depuis l’introduction du mode de production capitaliste dans notre pays. Les rapports marchands dissolvent de plus en plus les liens communautaires, et à leur place s’instaure la propriété privée des moyens de production. Dans cette nouvelle situation ainsi créée par la pénétration du capitalisme dans nos campagnes, le paysan voltaïque qui se trouve lié à la petite production, incarne les rapports bourgeois de production.
Aussi, au vu de toutes ces considérations, la paysannerie voltaïque est partie intégrante de la catégorie de la petite-bourgeoisie.
De par le passé et de par sa situation présente, elle est la couche sociale qui a payé le plus de tribut à la domination et à l’exploitation impérialistes. La situation d’arriération économique et culturelle qui caractérise nos campagnes l’a tenue longtemps à l’écart des grands courants de progrès et de modernisation, et contenue dans le rôle de réservoir des partis politiques réactionnaires. Cependant elle a intérêt à la révolution et en est, du point de vue du nombre, la force principale.
4°) Le lumpen-prolétariat : C’est cette catégorie d’éléments déclassés qui, du fait de leur situation de sans-travail, sont prédisposés à être à la solde des forces réactionnaires et contre-révolutionnaires pour l’exécution de leurs sales besognes. Dans la mesure où la révolution saura les convertir en les occupant utilement, ils pourront être ses fervents défenseurs.

Le caractère et la portée de la révolution d’août

Les révolutions qui surviennent de par le monde ne se ressemblent point. Chaque révolution apporte son originalité qui la distingue des autres. Notre révolution, la révolution d’août, n’échappe pas à cette constatation. Elle tient compte des particularités de notre pays, de son degré de développement et d’assujettissement au système capitaliste impérialiste mondial.
Notre révolution est une révolution qui se déroule dans un pays agricole arriéré, où le poids des traditions et de l’idéologie sécrétées par une organisation sociale de type féodal, pèse énormément sur les masses populaires. Elle est une révolution dans un pays qui, à cause de la domination et de l’exploitation que l’impérialisme exerce sur notre peuple, a évolué de la situation de colonie qu’était ce pays, à celle de néo-coloniale.
Elle est une révolution qui se produit dans un pays caractérisé encore par l’inexistence d’une classe ouvrière consciente de sa mission historique et organisée et par conséquent, ne possédant aucune tradition de lutte révolutionnaire. C’est une révolution qui se produit dans un petit pays continental, au moment où, sur le plan international, le mouvement révolutionnaire s’effrite de jour en jour sans l’espoir visible de voir se constituer un bloc homogène à même d’impulser et de soutenir pratiquement les mouvements révolutionnaires naissants. Cet ensemble de circonstances historiques, géographiques et sociologiques donne une certaine empreinte singulière à notre révolution.
La révolution d’août est une révolution qui présente un double caractère : elle est une révolution démocratique et populaire. Elle a pour tâches primordiales la liquidation de la domination et de l’exploitation impérialistes, l’épuration de la campagne de toutes les entraves sociales, économiques et culturelles qui la maintiennent dans un état d’arriération. De là découle son caractère démocratique.
De ce que les masses populaires voltaïques sont partie prenante à part entière dans cette révolution et se mobilisent conséquemment autour de mots d’ordre démocratiques et révolutionnaires qui traduisent dans les faits leurs intérêts propres opposés à ceux des classes réactionnaires alliées à l’impérialisme, elle tire son caractère populaire. Ce caractère populaire de la révolution d’août réside aussi dans le fait qu’en lieu et place de l’ancienne machine d’État s’édifie une nouvelle machine à même de garantir l’exercice démocratique du pouvoir par le peuple et pour le peuple.
Notre révolution présente, ainsi caractérisée, tout en étant une révolution anti-impérialiste, s’effectue encore dans le cadre des limites du régime économique et social bourgeois. En procédant à l’analyse des classes sociales de la société voltaïque, nous avons soutenu l’idée selon laquelle la bourgeoisie voltaïque ne constitue pas une seule masse homogène réactionnaire et anti-révolutionnaire. En effet, ce qui caractérise la bourgeoisie des pays sous-développés sous le rapport capitaliste, c’est leur incapacité congénitale de révolutionner la société à l’instar de la bourgeoisie des pays européens des années 1780, c’est-à-dire à l’époque où celle-ci constituait encore une classe ascendante.
Tels sont les caractères et les limites de la présente révolution
déclenchée en Haute-Volta depuis le 4 août 1983. En avoir une claire perception et une définition exacte de son contenu nous prémunit des dangers de déviation et des excès qui pourraient porter préjudice à la marche victorieuse de la révolution.
Que tous ceux qui ont pris fait et cause pour la révolution d’août se pénètrent de la ligne directrice ainsi dégagée en vue de pouvoir assumer leur rôle de révolutionnaires conscients et, en véritables propagandistes intrépides et infatigables, en fassent une diffusion au sein des masses.
Il ne suffit plus de se dire révolutionnaire, il faut en plus se pénétrer de la signification profonde de la révolution dont on est le fervent défenseur. C’est le meilleur moyen de mieux la défendre contre les attaques et les défigurations que les contre-révolutionnaires ne manqueront pas de lui opposer. Savoir lier la théorie révolutionnaire à la pratique révolutionnaire sera le critère décisif permettant désormais de distinguer les révolutionnaires conséquents de tous ceux qui accourent à la révolution mus par des mobiles étrangers à la cause révolutionnaire.

De la souveraineté du peuple dans l’exercice du pouvoir révolutionnaire

Un des traits distinctifs de la révolution d’août, avons-nous dit, et qui lui confère son caractère populaire, c’est qu’elle est le mouvement de l’immense majorité au profit de l’immense majorité.
C’est une révolution faite par les masses populaires voltaïques elles-mêmes avec leurs mots d’ordre et leurs aspirations. L’objectif de cette révolution consiste à faire assumer le pouvoir par le peuple. C’est la raison pour laquelle le premier acte de la révolution, après la Proclamation du 4 août, fut l’appel adressé au peuple pour la création des Comités de défense de la révolution (CDR). Le CNR a la conviction que pour que cette révolution soit véritablement populaire, elle devra procéder à la destruction de la machine d’État néo-coloniale et organiser une nouvelle machine capable de garantir la souveraineté du peuple. La question de savoir comment ce pouvoir populaire sera exercé, comment ce pouvoir devra s’organiser, est une question essentielle pour le devenir de notre révolution.
L’histoire de notre pays jusqu’à nos jours a été essentiellement dominée par les classes exploiteuses et conservatrices qui ont exercé leur dictature anti-démocratique et anti-populaire, par leur mainmise sur la politique, l’économie, l’idéologie, la culture, l’administration et la justice.
La révolution a pour premier objectif de faire passer le pouvoir des mains de la bourgeoisie voltaïque alliée à l’impérialisme aux mains de l’alliance des classes populaires constituant le peuple. Ce qui veut dire qu’à la dictature anti-démocratique et anti-populaire de l’alliance réactionnaire des classes sociales favorables à l’impérialisme, le peuple au pouvoir devra désormais opposer son pouvoir démocratique et populaire.
Ce pouvoir démocratique et populaire sera le fondement, la base solide du pouvoir révolutionnaire en Haute-Volta. Elle aura pour tâche primordiale la reconversion totale de toute la machine d’État avec ses lois, son administration, ses tribunaux, sa police, son armée qui avaient été façonnés pour servir et défendre les intérêts égoïstes des classes et couches sociales réactionnaires. Elle aura pour tâche d’organiser la lutte contre les menées contre-révolutionnaires de reconquête du «paradis perdu» en vue d’écraser complètement la résistance des réactionnaires nostalgiques du passé. Et c’est là que résident la nécessité et le rôle des CDR, comme point d’appui des masses populaires à l’assaut des citadelles réactionnaires et contre-révolutionnaires.

Pour une juste compréhension de la nature, du rôle et du fonctionnement des CDR

L’édification de d’État de démocratie populaire qui est l’objectif final de la révolution d’août n’est pas et ne sera pas l’oeuvre d’un seul jour. C’est une tâche ardue qui exigera de nous des sacrifices énormes. Le caractère démocratique de cette révolution nous impose une décentralisation et une déconcentration du pouvoir administratif afin de rapprocher l’administration du peuple, afin de faire de la chose publique une affaire qui intéresse tout un chacun. Dans cette oeuvre immense de longue haleine, nous avons entrepris de remodeler la carte administrative du pays pour une plus grande efficacité.
Nous avons aussi entrepris de renouveler la direction des services administratifs dans un sens plus révolutionnaire. En même temps, nous avons «dégagé» des fonctionnaires et militaires qui, pour des raisons diverses, ne peuvent suivre la cadence de la présente révolution. Il nous reste beaucoup à faire et nous en sommes conscients.
Le Conseil national de la révolution, qui est dans le processus révolutionnaire déclenché depuis le 4 août le pouvoir de conception, de direction, et de contrôle de la vie nationale tant sur le plan politique, économique que social, se doit d’avoir des instances locales dans les divers secteurs de la vie nationale. Et c’est là que réside le sens profond de la création des CDR qui sont les représentants du pouvoir révolutionnaire dans les villages, les quartiers des villes, les lieux de travail.
Les CDR constituent l’organisation authentique du peuple dans l’exercice du pouvoir révolutionnaire. C’est l’instrument que le peuple s’est forgé pour se rendre véritablement souverain de son destin et étendre de ce fait son contrôle dans tous les domaines de la société. Les armes du peuple, le pouvoir du peuple, les richesses du peuple, ce sera le peuple qui les gèrera et les CDR sont là pour cela.
Quant à leurs rôles, ils sont immenses et diversifiés. Leur mission première est l’organisation du peuple voltaïque tout entier en vue de l’engager dans le combat révolutionnaire. Le peuple ainsi organisé dans les CDR acquiert non seulement le droit de regard sur les problèmes de son devenir, mais aussi participe à la prise de décision sur son devenir et à son exécution. La révolution comme théorie juste pour détruire l’ordre
ancien et, en lieu et place, édifier une société d’un type nouveau ne saurait être menée que par ceux qui y ont intérêt.
Les CDR sont alors les détachements d’assaut qui s’attaqueront à tous les foyers de résistance. Ce sont les bâtisseurs de la Haute-Volta révolutionnaire. Ce sont les levains qui devront porter la révolution dans toutes les provinces, tous nos villages, tous les services publics et privés, tous les foyers, tous les milieux. Pour ce faire, les militants révolutionnaires au sein des CDR doivent rivaliser d’ardeur dans les tâches primordiales suivantes :
1°) L’action en direction des membres du CDR : il revient aux militants révolutionnaires le travail d’éducation politique de leurs camarades. Les CDR doivent être des écoles de formation politique. Les CDR sont les cadres adéquats où les militants discutent des décisions des instances supérieures de la révolution, du CNR et du gouvernement.
2°) L’action en direction des masses populaires vise à les entraîner à adhérer massivement aux objectifs du CNR par une propagande et une agitation intrépides et sans relâche. A la propagande et aux calomnies mensongères de la réaction, les CDR doivent savoir opposer une propagande, une explication révolutionnaires appropriées selon le principe que seule la vérité est révolutionnaire.
Les CDR se doivent d’être à l’écoute des masses afin de se rendre compte de leur état d’esprit, de leurs besoins, pour en informer à temps le CNR et faire à ce sujet des propositions concrètes. Ils sont invités à examiner les questions touchant l’amélioration des intérêts des masses populaires, en soutenant les initiatives prises par ces dernières.
Le contact direct avec les masses, populaires, par l’organisation périodique des assemblées ouvertes où sont discutées les questions qui les intéressent, est une nécessité impérieuse pour les CDR s’ils veulent aider à l’application correcte des directives du CNR. Ainsi, dans l’action de propagande, les décisions du CNR seront expliquées aux masses. Seront aussi expliquées toutes les mesures destinées à l’amélioration de leurs conditions de vie. Les CDR doivent lutter avec les masses populaires des villes et des campagnes contre leurs ennemis et l’adversité de la nature, pour la transformation de leur existence matérielle et morale.
3°) Les CDR devront travailler de manière rationnelle illustrant ainsi un des traits de notre révolution : la rigueur. Par conséquent, ils doivent se doter de plans d’action cohérents et ambitieux qui s’imposent à tous leurs membres.
Depuis le 4 août, date devenue désormais historique pour notre peuple, répondant à l’appel du CNR, les Voltaïques ont développé des initiatives pour se doter de CDR. Ainsi des CDR virent le jour dans les villages, dans les quartiers des villes, bientôt sur les lieux de travail, dans les services, dans les usines, au sein de l’armée. Tout ceci est le résultat de l’action spontanée des masses. Il convient maintenant de travailler à leur structuration interne sur une base claire, et à leur organisation à l’échelle nationale. C’est ce à quoi s’attelle actuellement le Secrétariat général national des CDR. En attendant que des travaux de réflexions qui se mènent actuellement sur la base des expériences déjà accumulées, sortent des résultats définitifs, nous nous contenterons d’esquisser le schéma et les principes directeurs généraux du fonctionnement des CDR.
L’idée première poursuivie avec la création des CDR consiste en la démocratisation du pouvoir. Les CDR devenant ainsi des organes par lesquels le peuple exerce le pouvoir local découlant du pouvoir central dévolu au CNR.
Le CNR constitue, en dehors des assises du congrès national, le pouvoir suprême. Il est l’organe directeur de tout cet édifice dont le principe directeur est le centralisme démocratique.
Le centralisme démocratique est basé d’une part sur la subordination des organes de l’échelon inférieur aux organismes de l’échelon supérieur dont le plus haut est le CNR auquel se subordonnent toutes les organisations. D’autre part, ce centralisme reste démocratique, car le principe électif est de rigueur à tous les niveaux et l’autonomie des organes locaux est reconnue pour toutes les questions relevant de leur ressort, toutefois dans les limites et le respect des directives générales tracées par l’instance supérieure.

De la moralité révolutionnaire au sein des CDR

La révolution vise à la transformation de la société sous tous les rapports, économiques, sociaux et culturels. Elle vise à créer un Voltaïque nouveau, avec une moralité et un comportement social exemplaires qui inspirent l’admiration et la confiance des masses. La domination néo-coloniale a placé notre société dans un pourrissement tel qu’il nous faudra des années pour la purifier.
Cependant les militants des CDR doivent se forger une nouvelle conscience et un nouveau comportement en vue de donner le bon exemple aux masses populaires. En faisant la révolution, nous devons veiller à notre propre transformation qualitative. Sans une transformation qualitative de ceux-là mêmes qui sont censés être les artisans de la révolution, il est pratiquement impossible de créer une société nouvelle débarrassée de la corruption, du vol, du mensonge, et de l’individualisme de façon générale.
Nous devons nous efforcer de faire concorder nos actes à nos paroles, surveiller notre comportement social afin de ne pas prêter le flanc aux attaques des contre-révolutionnaires qui sont à l’affût. Avoir continuellement à l’esprit que l’intérêt des masses populaires prime sur l’intérêt personnel nous préservera de tout égarement.
L’activisme de certains militants caressant le rêve contre-révolutionnaire d’amasser des biens et des profits par le biais des CDR doit être dénoncé et combattu. Le vedettariat doit être éliminé. Plus vite ces insuffisances seront combattues, mieux cela vaudra pour la révolution.
Le révolutionnaire de notre point de vue, c’est celui qui sait être modeste tout en étant des plus déterminés dans les tâches qui lui sont confiées. Il s’en acquitte sans vantardise et n’attend aucune récompense.
Ces derniers temps nous constatons que des éléments qui ont pris part activement à la révolution et qui s’attendaient, pour ce faire, à ce que leur soient réservés des traitements privilégiés, des honneurs, des postes importants se livrent, par dépit, à un travail de sape parce qu’ils n’ont pas eu gain de cause. C’est la preuve qu’ils ont participé à la révolution sans jamais comprendre les objectifs réels. On ne fait pas de révolution pour se substituer simplement aux anciens potentats renversés. On rie participe pas à la révolution sous une motivation vindicative animée par l’envie d’une situation avantageuse : «ôte-toi de là que je m’y mette». Ce genre de mobile est étranger à l’idéal de la révolution d’août et ceux qui le portent démontrent leurs tares de petits-bourgeois situationnistes quand ce n’est pas leur opportunisme de contre-révolutionnaires dangereux.
L’image du révolutionnaire que le CNR entend imprimer dans la conscience de tous, c’est celui du militant qui fait corps avec les masses, qui a foi en elles et qui les respecte. Il se départit de toute attitude de mépris vis-à-vis d’elles. Il ne se considère pas comme un maître à qui ces masses doivent obéissance et soumission. Au contraire, il se met à leur école, les écoute attentivement et fait attention à leurs avis. Il se départit des méthodes autoritaires dignes des bureaucrates réactionnaires.
Le révolution se distingue de l’anarchie dévastatrice. Elle exige une discipline et une ligne de conduite exemplaires. Les actes de vandalisme et les actions aventuristes de toute sorte, au lieu de renforcer la révolution par l’adhésion des masses, l’affaiblissent et repoussent loin d’elle les masses innombrables. C’est pourquoi les membres des CDR doivent élever leur sens des responsabilités devant le peuple et chercher à inspirer respect et admiration.
Ces insuffisances le plus souvent relèvent d’une ignorance du caractère et des objectifs de la révolution. Et pour nous en prémunir, il nous faut nous plonger dans l’étude de la théorie révolutionnaire. L’étude théorique élève notre compréhension des phénomènes, éclaire nos actions et nous prémunit de bien des présomptions. Nous devons désormais accorder une importance particulière à cet aspect de la question et nous efforcer d’être des exemples qui encouragent les autres à nous suivre.

Pour une révolutionnarisation de tous les secteurs de la société voltaïque

Tous les régimes politiques qui se sont succédé jusqu’alors se sont évertués à instaurer un ensemble de mesures pour une meilleure gestion de la société néo-coloniale. Les changements opérés par ces divers régimes se résumaient à la mise en place de nouvelles équipes dans la continuité du pouvoir néo-colonial. Aucun de ces régimes ne voulait et ne pouvait entreprendre une remise en cause des fondements socio-économiques de la société voltaïque. C’est la raison pour laquelle ils ont tous échoué.

La révolution d’août ne vise pas à instaurer un régime de plus en Haute-Volta. Elle vient en rupture avec tous les régimes connus jusqu’à présent. Elle a pour objectif final l’édification d’une société voltaïque nouvelle au sein de laquelle le citoyen voltaïque animé d’une conscience révolutionnaire sera l’artisan de son propre bonheur, un bonheur à la hauteur des efforts qu’il aura consentis.
Pour ce faire, la révolution sera, n’en déplaise aux forces conservatrices et rétrogrades, un bouleversement total et profond qui n’épargnera aucun domaine, aucun secteur de l’activité économique, sociale et culturelle.
La révolutionnarisation de tous les domaines, de tous les secteurs d’activité, est le mot d’ordre qui correspond au moment présent. Fort de la ligne directrice ainsi dégagée, chaque citoyen, à quelque niveau qu’il se trouve, doit entreprendre de révolutionnariser son secteur d’activité.
D’ores et déjà, la philosophie des transformations révolutionnaires touchera les secteurs suivants : 1°) L’armée nationale ; 2°) La politique de la femme ; 3°) L’édification économique.

1°) L’armée nationale : sa place dans la Révolution démocratique et populaire

Selon la doctrine de défense de la Haute-Volta révolutionnaire, un peuple conscient ne saurait confier la défense de sa patrie à un groupe d’hommes quelles que soient leurs compétences. Les peuples conscients assument eux-mêmes la défense de leur patrie. A cet effet, nos Forces armées ne constituent qu’un détachement plus spécialisé que le reste du peuple pour les tâches de sécurité intérieure et extérieure de la Haute-Volta. De la même manière, bien que la santé des Voltaïques soit l’affaire du peuple et de chaque Voltaïque pris individuellement, il existe et existera un corps médical plus spécialisé et consacrant plus de temps à la question de la santé publique.
La révolution dicte aux Forces armées nationales trois missions :
– 1) Être en mesure de combattre tout ennemi intérieur et extérieur, et participer à la formation militaire du reste du peuple. Ce qui suppose une capacité opérationnelle accrue faisant de chaque militaire un combattant compétent au lieu de l’ancienne armée qui n’était qu’une masse de salariés.
– 2) Participer à la production nationale. En effet, le militaire nouveau doit vivre et souffrir au sein du peuple auquel il appartient. Finie l’armée budgétivore. Désormais, en dehors du maniement des armes, elle sera aux champs, elle élèvera des troupeaux de boeufs, de moutons et de la volaille. Elle construira des écoles et des dispensaires dont elle assurera le fonctionnement, entretiendra les routes et transportera par voie aérienne le courrier, les malades et les produits agricoles entre les régions.
– 3) Former chaque militaire en militant révolutionnaire. Fini le temps où l’on prétendait à la réalité de la neutralité et de l’apolitisme de l’armée tout en faisant d’elle le rempart de la réaction et le garant des intérêts impérialistes !
Fini le temps où notre armée nationale se comportait tel un corps de mercenaires étrangers en territoire conquis ! Ce temps-là est désormais révolu à jamais. Armés de la formation politique et idéologique, nos soldats, nos sous-officiers et nos officiers engagés dans le processus révolutionnaire cesseront d’être des criminels en puissance pour devenir des révolutionnaires conscients, étant au sein du peuple comme un poisson dans l’eau.
Année au service de la révolution, l’armée nationale populaire ne fera de place à aucun militaire qui méprise son peuple, le bafoue et le brutalise. Une armée du peuple au service du peuple, telle est la nouvelle armée que nous édifierons à la place de l’armée néo-coloniale, véritable instrument d’oppression et de répression aux mains de la bourgeoisie réactionnaire qui s’en sert pour dominer le peuple. Une telle armée, du point de vue même de son organisation interne et de ses principes de fonctionnement, sera fondamentalement différente de l’ancienne armée. Ainsi, à la place de l’obéissance aveugle des soldats vis-à-vis de leurs chefs, des subalternes vis-à-vis des supérieurs, se développera une discipline saine qui, tout en étant stricte, sera fondée sur l’adhésion consciente des hommes et des troupes.
Contrairement aux points de vue des officiers réactionnaires animés par l’esprit colonial, la politisation de l’armée, sa révolutionnarisation, ne signifie pas la fin de la discipline. La discipline dans une armée politisée aura un contenu nouveau. Elle sera une discipline révolutionnaire. C’est-à-dire une discipline qui tire sa force dans le fait que l’officier et le soldat, le gradé et le non-gradé se valent quant à la dignité humaine et ne diffèrent les uns des autres que par leurs tâches concrètes et leurs responsabilités respectives. Forts d’une telle compréhension des rapports entre les hommes, les cadres militaires doivent respecter leurs hommes, les aimer et les traiter avec équité.
Ici aussi, les Comités de défense de la révolution ont un rôle fondamental à jouer. Les militants CDR au sein de l’armée devront être les pionniers infatigables de l’édification de l’armée nationale populaire de l’État démocratique et populaire dont les tâches essentielles seront :
– 1) Sur le plan intérieur, la. défense des droits et des intérêts du peuple, le maintien de l’ordre révolutionnaire et la sauvegarde du pouvoir démocratique et populaire.
– 2) Sur le plan extérieur, la défense de l’intégrité territoriale.

2°) La femme voltaïque : son rôle dans la Révolution démocratique et populaire

Le poids des traditions séculaires de notre société voue la femme au rang de bête de somme. Tous les fléaux de la société néo-coloniale, la femme les subit doublement : premièrement, elle connaît les mêmes souffrances que l’homme ; deuxièmement, elle subit de la part de l’homme d’autres souffrances.
Notre révolution intéresse tous les opprimés, tous ceux qui sont exploités dans la société actuelle. Elle intéresse par conséquent la femme, car le fondement de sa domination par l’homme se trouve dans le système d’organisation de la vie politique et économique de la société. La révolution, en changeant l’ordre social qui opprime la femme, crée les conditions pour son émancipation véritable.
Les femmes et les hommes de notre société sont tous victimes de l’oppression et de la domination impérialistes. C’est pourquoi ils mènent le même combat. La révolution et la libération de la femme vont de pair. Et ce n’est pas un acte de charité ou un élan d’humanisme que de parler de l’émancipation de la femme. C’est une nécessité fondamentale pour le triomphe de la révolution. Les femmes portent sur elles l’autre moitié du ciel.
Créer une nouvelle mentalité chez la femme voltaïque qui lui permette d’assumer le destin du pays aux côtés de l’homme est une des tâches primordiales de la révolution. II en est de même de la transformation à apporter dans les attitudes de l’homme vis-à-vis de la femme.
Jusqu’à présent la femme a été exclue des sphères de décisions. La révolution, en responsabilisant la femme, crée les conditions pour libérer l’initiative combattante des femmes. Le CNR, dans sa politique révolutionnaire, travaillera à la mobilisation, à l’organisation et à l’union de toutes les forces vives de la nation et la femme ne sera pas en reste. Elle sera associée à tous les combats que nous aurons à entreprendre contre les diverses entraves de la société néo-coloniale et pour l’édification d’une société nouvelle. Elle sera associée, à tous les niveaux de conception, de décision et d’exécution, à l’organisation de la vie de la nation entière. Le but final de toute cette entreprise grandiose, c’est de construire une société libre et prospère où la femme sera l’égale de l’homme dans tous les domaines.
Cependant, il convient d’avoir une juste compréhension de la question de l’émancipation de la femme. Elle n’est pas une égalité mécanique entre l’homme et la femme. Acquérir les habitudes reconnues à l’homme : boire, fumer, porter des pantalons. Ce n’est pas cela l’émancipation de la femme.
Ce n’est pas non plus l’acquisition de diplômes qui rendra la femme égale à l’homme ou plus émancipée. Le diplôme n’est pas un laisser-passer pour l’émancipation.
La vraie émancipation de la femme, c’est celle qui responsabilise la femme, qui l’associe aux activités productives, aux différents combats auxquels est confronté le peuple. La vraie émancipation de la femme c’est celle qui force le respect et la considération de l’homme. L’émancipation tout comme la liberté ne s’octroie pas, elle se conquiert. Et il incombe aux femmes elles-mêmes d’avancer leurs revendications et de se mobiliser pour les faire aboutir.
En cela, la Révolution démocratique et populaire créera les conditions nécessaires pour permettre à la femme voltaïque de se réaliser pleinement
et entièrement. Car, serait-il possible de liquider le système d’exploitation en maintenant exploitées ces femmes qui constituent plus de la moitié de notre société ?

 

3°. Une économie nationale indépendante, auto-suffisante et planifiée au service d’une société démocratique et populaire.

Le processus des transformations révolutionnaires entreprises depuis le 4 août met à l’ordre du jour de grandes réformes démocratiques et populaires. Ainsi, le Conseil national de la révolution est conscient que l’édification d’une économie nationale, indépendante, auto-suffisante et planifiée passe par la transformation radicale de la société actuelle, transformation qui elle-même suppose les grandes réformes suivantes :
– La réforme agraire
– La réforme de l’administration
– La réforme scolaire
– La réforme des structures de production et de distribution dans le secteur moderne.

* La réforme agraire aura pour but :

– L’accroissement de la productivité du travail par une meilleure organisation des paysans et l’introduction au niveau du monde rural de techniques modernes d’agriculture
– Le développement d’une agriculture diversifiée de pair avec la spécialisation régionale
– L’abolition de toutes les entraves propres aux structures socio-économiques traditionnelles qui oppriment les paysans
– Enfin, faire de l’agriculture le point d’appui du développement de l’industrie.
Cela est possible en donnant son vrai sens au slogan d’auto-suffisance alimentaire, trop vieilli à force d’avoir été proclamé sans conviction. Ce sera d’abord la lutte âpre contre la nature qui, du reste, n’est pas plus ingrate chez nous que chez d’autres peuples qui l’ont merveilleusement vaincue sur le plan agricole. Le Conseil national de la révolution ne se bercera pas d’illusions en projets gigantissimes, sophistiqués. Au contraire, de nombreuses petites réalisations dans le système agricole permettront de faire de notre territoire un vaste champ, une suite infinie de fermes. Ce sera ensuite la lutte contre les affameurs du peuple, spéculateurs et capitalistes agricoles de tout genre. Ce sera enfin la protection contre la domination impérialiste de notre agriculture, dans l’orientation, le pillage de nos ressources et la concurrence déloyale à nos productions locales par des importations qui n’ont de mérite que leur emballage pour bourgeois en mal de snobisme. Des prix rémunérateurs et des unités industrielles agro-alimentaires assureront aux paysans des marchés pour leurs productions en toute saison.

* La réforme administrative vise à rendre opérationnelle l’administration héritée de la colonisation. Pour ce faire, il faudra la débarrasser de tous les maux qui la caractérisent, à savoir la bureaucratie lourde, tracassière et ses conséquences, et procéder à une révision complète des statuts de la Fonction publique. La réforme devra déboucher sur une administration peu coûteuse, plus opérante et plus souple.

* Le Réforme scolaire vise à promouvoir une nouvelle orientation de l’éducation et de la culture. Elle devra déboucher sur la transformation de l’école en un instrument au service de la révolution. Les diplômés qui en sortiront devront être, non au service de leurs propres intérêts et (de celui) des classes exploiteuses, mais au service des masses populaires. L’éducation révolutionnaire qui sera dispensée dans la nouvelle école devra inculquer à chacun une idéologie, une personnalité voltaïque qui débarrasse l’individu de tout mimétisme. Apprendre aux élèves étudiants à assimiler de manière critique et positive les idées et les expériences des autres peuples, sera une des vocations de l’école dans la société démocratique et populaire.
Pour arriver à bout de l’analphabétisme et de l’obscurantisme, il faudra mettre l’accent sur la mobilisation de toutes les énergies en vue de l’organisation des masses pour les sensibiliser et créer en elles la soif d’apprendre en leur montrant les inconvénients de l’ignorance. Toute politique de lutte contre l’analphabétisme, sans la participation même des principaux intéressés est vouée à l’échec.
Quant à la culture dans la société démocratique et populaire, elle devra revêtir un triple caractère : national, révolutionnaire et populaire. Tout ce qui est anti-national, anti-révolutionnaire et anti-populaire devra être banni. Au contraire, notre culture qui a célébré la dignité, le courage, le nationalisme et les grandes vertus humaines sera magnifiée.
La Révolution démocratique et populaire créera les conditions propices à l’éclosion d’une culture nouvelle. Nos artistes auront les coudées franches pour aller hardiment de l’avant. Ils devront saisir l’occasion qui se présente à eux pour hausser notre culture au niveau mondial. Que les écrivains mettent leur plume au service de la révolution. Que les musiciens chantent non seulement le passé glorieux de notre peuple mais aussi son avenir radieux et prometteur.
La révolution attend de nos artistes qu’ils sachent décrire la réalité, en faire des images vivantes, les exprimer en notes mélodieuses tout en indiquant à notre peuple la voie juste conduisant vers un avenir meilleur. Elle attend d’eux qu’ils mettent leur génie créateur au service d’une culture voltaïque, nationale, révolutionnaire et populaire.
Il faut savoir puiser ce qu’il y a de bon dans le passé, c’est-à-dire dans nos traditions, ce qu’il y a de positif dans les cultures étrangères, pour donner une dimension nouvelle à notre culture.
La source inépuisable, pour l’inspiration créatrice des masses, se trouve dans les masses populaires. Savoir vivre avec les masses, s’engager dans le mouvement populaire, partager les joies et les souffrances du peuple, travailler et lutter avec lui, devraient constituer les préoccupations majeures de nos artistes.
Avant de produire, se poser la question : à qui destinons-nous notre création ? Si nous avons la conviction que c’est pour le peuple que nous créons, alors nous devons savoir clairement ce qu’est le peuple, quelles sont ses composantes, quelles sont ses aspirations profondes.
* La réforme dans les structures de production et de distribution de notre économie : les réformes dans ce domaine visent à établir progressivement le contrôle effectif du peuple voltaïque sur les circuits de production et de distribution. Car sans une véritable maîtrise de ces circuits, il est pratiquement impossible d’édifier une économie indépendante au service du peuple.

Peuple de Haute-Volta,
Camarades militantes et militants de la révolution :
Les besoins de notre peuple sont immenses. La satisfaction de ces besoins nécessite des transformations révolutionnaires à entreprendre dans tous les domaines.
Ainsi dans le domaine sanitaire et (celui) de l’assistance sociale en faveur des masses populaires, les objectifs à atteindre se résument en ceci : – Une santé à la portée de tous.
– La mise en oeuvre d’une assistance et d’une protection maternelle et infantile.
– Une politique d’immunisation contre les maladies transmissibles par la multiplication des campagnes de vaccination.
– Une sensibilisation des masses pour l’acquisition de bonnes habitudes hygiéniques.
Tous ces objectifs ne peuvent être atteints sans l’engagement conscient des masses populaires elles-mêmes dans le combat sous l’orientation révolutionnaire des services de santé.
Dans le domaine de l’habitat, domaine d’une importance cruciale, il nous faudra entreprendre une politique vigoureuse pour mettre fin aux spéculations immobilières, à l’exploitation des travailleurs par l’établissement des taux de loyers excessifs. Des mesures importantes devront être prises dans ce domaine pour :
– Établir des loyers raisonnables.
– Procéder aux lotissements rapides de quartiers.
– Développer sur une grande échelle la construction de maisons d’habitation modernes en nombre suffisant et accessibles aux travailleurs.
Une des préoccupations essentielles du CNR, c’est l’union des différentes nationalités que compte la Haute-Volta dans la lutte commune contre les ennemis de notre révolution. II existe en effet dans notre pays, une multitude d’ethnies se distinguant les unes des autres par leur langue et leurs coutumes. C’est l’ensemble de ces nationalités qui forment la nation voltaïque. L’impérialisme dans sa politique de diviser pour régner, s’est évertué à exacerber les contradictions entre elles, pour les dresser les unes contre les autres.
La politique du CNR visera à l’union de ces différentes nationalités pour qu’elles vivent dans l’égalité et jouissent des mêmes chances de réussite. Pour ce faire, un accent particulier sera mis pour :
– Le développement économique des différentes régions.
– Encourager les échanges économiques entre elles.
– Combattre les préjugés entre les ethnies, régler les différends qui les opposent dans un esprit d’union.
– Châtier les fauteurs de divisions.
Au vu de tous les problèmes auxquels notre pays se trouve confronté, la révolution apparaît comme un défi que nous devons, animés de la volonté de vaincre, surmonter avec la participation effective des masses populaires mobilisées au sein des CDR.
Dans un proche avenir, avec l’élaboration des programmes sectoriels, tout le territoire de Haute-Volta sera un vaste chantier de travail où le concours de tous les Voltaïques valides et en âge de travailler sera requis pour le combat sans merci que nous livrerons pour transformer ce pays en un pays prospère et radieux, un pays où le peuple sera le seul maître des richesses matérielles et immatérielles de la nation.
Enfin, il nous faut définir la place de la révolution voltaïque dans le processus révolutionnaire mondial. Notre révolution fait partie intégrante du mouvement mondial pour la paix et la démocratie contre l’impérialisme et toute sorte d’hégémonisme.
C’est pourquoi nous nous efforcerons d’établir des relations diplomatiques avec les autres pays sans égard à leur système politique et économique sur la base des principes suivants :
– Le respect réciproque pour l’indépendance, l’intégrité territoriale et la souveraineté nationale.
– La non-agression mutuelle.
– La non-intervention dans les affaires intérieures.
– Le commerce avec tous les pays sur un pied d’égalité et sur la base d’avantages réciproques.
Notre solidarité et notre soutien militants iront à l’endroit des mouvements de libération nationale qui combattent pour l’indépendance de leur pays et la libération de leurs peuples. Ce soutien s’adresse particulièrement :
– Au peuple de Namibie sous la direction de la SWAPO.
– Au peuple Sahraoui dans sa lutte pour le recouvrement de son territoire national.
– Au peuple Palestinien pour ses droits nationaux.
Dans notre lutte, les pays africains anti-impérialistes sont nos alliés objectifs. Le rapprochement avec ces pays est rendu nécessaire par les regroupements néo-coloniaux qui s’opèrent sur notre continent.
Vive la Révolution démocratique et populaire ! Vive le Conseil national de la révolution ! La patrie ou la mort, nous vaincrons !

Publié le ministère burkinabé de l’ Information.

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Chers(es) Internautes!
Après quelques jours de travail, nous sommes contents de vous presenter la nouvelle version du site Thomas Sankara.
Nous tenons à dire un grand merci à tous ceux qui nous ont aider à la mise en ligne de certains discours et interviews.
desormain, nous avons un forum de discussion et plus de 20 discours, un album photos tant attendu …
Merci de votre soutien…

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la Révolution burkinabè n’est la copie d’aucune autre révolution. Interview de Thomas Sankara, 5 juillet 1987

Interview Ivoire Dimanche
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(Ivoire Dimanche)- ID

(Thomas Sankara)- TS

I.D. : comment situez-vous la Révolution burkinabè dans l’immense panoplie des courants révolutionnaires existant à travers le monde ?
T.S. : la Révolution burkinabè est une composante du mouvement de l’humanité vers la transformation. Ce qui est une exigence scientifique et historique. Mais la Révolution burkinabè tient aussi d’une variante de ce mouvement, avec ses spécificités et ses nuances. Car, il faut dire tout de suite que la Révolution burkinabè n’est la copie d’aucune autre révolution.
Certes, nous appliquons les principes qui régissent toutes les révolutions. Mais la Révolution burkinabè n’est pas la réplique des autres révolutions. Et les révolutions à venir ne seront pas la copie de la Révolution burkinabè. Lénine disait : « Chacun ira à la révolution par la voie qui est la mieux appropriée ». Nous sommes dans la révolution par la voie qui est la mieux adaptée à notre situation, à notre environnement et à notre idéologie.
(.)
I.D. : A priori, un coup d’Etat militaire paraît comme une procuration arrachée au peuple. C’est comme si le gardien de votre maison se tournait, un jour, vers vous et vous intimait l’ordre d’abandonner votre domicile à son profit, au nom d’une certaine « révolution ».
T.S. : Nous ne sommes pas dans un cas de coup d’Etat militaire au Burkina Faso, dans le sens d’une conspiration de quelques militaires gradés qui se rebellent, prennent les armes et renversent le pouvoir en place. Ici, nous vivions une situation de crise qui durait depuis un mois. Il a fallu alors choisir son camp. D’un côté, le pouvoir en place avec ses alliés civils et militaires. De l’autre, tous ceux – civils et militaires – qui étaient contre ce pouvoir.
Evidemment, dans une épreuve de force de ce genre, on a besoin d’armes. Et l’action militaire y joue un rôle important. Cette action militaire est généralement plus aisée pour les militaires, dans la mesure où elle relève de leur profession. Mais, par-dessus tout, c’était la position vis-à-vis du peuple et la position de classe qui importaient. Chacun a choisi en connaissance de cause.
Du reste, les militaires qui sont rentrés à Ouagadougou pour prendre le pouvoir n’étaient pas plus nombreux. Alors, s’il ne s’était agi que d’une simple question de force militaire, ils auraient été perdants. En réalité, le peuple s’est mobilisé spontanément avant que les militaires n’arrivent.
Ce n’étaient donc pas un coup d’Etat militaire. Nous avons arraché le pouvoir au régime en place, malgré l’aide de ses alliés nationaux et étrangers. Car, nous étions menacés d’invasion par d’autres armées, d’autres pouvoirs.
(.)
I.D. : Revenons à la Révolution. Peut-on vraiment être révolutionnaire dans un pays aussi pauvre que le vôtre ?
T.S. : Oui, surtout dans un pays aussi pauvre que le mien.
I.D. : Or, certains penseurs disent que la révolution dans les pays pauvres, notamment africains, sera alimentaire ou elle ne sera pas. Qu’en pensez-vous ?
T.S. : Ce sont des visions sentimentalistes de la révolution. La révolution n’est pas qu’alimentaire. Car, qu’est-ce que l’aliment ? C’est le produit d’un travail. Nous n’arrivons pas à produire suffisamment pour nous nourrir parce que nos terres, de plus en plus pauvres, n’arrivent pas être régénérées et parce que nous ne sommes pas bien organisés. Pour bien nous organiser, nous devons luter contre toutes les règles qui régissent la terre aujourd’hui ; nous devons briser le carcan des méthodes archaïques pour acquérir la bonne technologie et toutes les méthodes modernes. Regardez le coton chez nous, le café et le cacao chez vous : des milliards ont été consacrés à l’étude de ces produits parce qu’ils sont exportés. En revanche, la banane, le manioc et le riz n’ont jamais fait l’objet d’autant d’attention, parce qu’ils n’intéressent pas les autres.
Est-ce le producteur ivoirien de maïs est aussi assuré d’écouler son produit que le sont les éleveurs hollandais de vaches ou les producteurs français de blé ? Donc, que l’on commence la Révolution par le côté alimentaire ou par autre chose, dans tous les cas, l’essentiel est qu’il faut poser les problèmes des rapports entre les éléments de la société. A qui profite telle ou telle politique ?
(.)

Interview réalisée par D. Bailly pour I.D. (Ivoire Dimanche) n°856 du 5 juillet 1987.

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Sur la littérature – février 1986

Sur la littérature

février 1986

L’hebdomadaire Jeune Afrique publié à Paris a donné dans son numéro du 12 mars 1986 l’interview suivante de Sankara, recueillie par Elisabeth Nicolini.

Elisabeth Nicolini : Vous êtes venu récemment en France pour participer à la conférence Silva, sur l’arbre et la forêt, où a été évoqué le problème de la désertification qui concerne beaucoup votre pays. Avez-vous lu des ouvrages sur ce sujet ?

Thomas Sankara : [souriant] Non, c’est trop aride.

Nicolini : Quel est le dernier livre que vous avez lu ?

Sankara : La gauche la plus bête du monde de Jean Dutourd. On y trouve des choses amusantes. Ça détend.

Nicolini : C’est un livre en relation avec les prochaines élections législatives en France, écrit par un journaliste de droite. Est-ce que la campagne électorale française vous intéresse à ce point ?

Sankara : Non, elle m’amuse.

Nicolini : Mais vous lisez des livres politiques ?

Sankara : Bien sûr. Sans me trahir, je peux vous avouer quand même que je connais les classiques du marxisme-léninisme.

Nicolini : Vous avez lu certainement le Capital de Karl Marx.

Sankara : Non, pas entièrement. Mais j’ai lu tout Lénine.

Nicolini : Vous emporteriez ces oeuvres si vous deviez vous retrouver sur une île déserte ?

Sankara : Sûrement l’État et la révolution [Lénine] ; c’est pour moi un livre-refuge que je relis souvent ; suivant que je suis de bonne ou mauvaise humeur, j’interprète les mots et les phrases de façon différente. Mais sur une île, j’emporterais aussi la Bible et le Coran.

Nicolini : Vous trouvez que Lénine, Jésus et Mahomet font bon ménage ?

Sankara : Oui, dans mes discours il y a beaucoup de références bibliques et coraniques. Je considère que ces trois ouvrages constituent les trois courants de pensée les plus forts dans le monde où nous sommes, sauf en Asie peut-être. L’État et la révolution donne une réponse à des problèmes qui nécessitent une solution révolutionnaire. Par ailleurs, la Bible et le Coran permettent de faire la synthèse de ce que les peuples ont pensé et pensent dans le temps et l’espace.

Nicolini : Quel est selon vous le plus révolutionnaire des trois ?

Sankara : Cela dépend des époques. Pour les temps modernes il va sans dire que Lénine est le plus révolutionnaire. Mais il est indéniable que Mahomet était un révolutionnaire qui a bouleversé une société. Jésus aussi l’a été mais sa révolution est restée inachevée. Il est finalement abstrait, alors que Mahomet a su être plus matérialiste. La parole du Christ, nous l’avons reçue comme un message, qui pouvait nous sauver face à une misère réelle que nous vivions, en tant que philosophie de transformation qualitative du monde. Mais nous avons été déçus par l’usage qui en a été fait. Quand nous avons dû chercher autre chose, nous avons trouvé la lutte des classes.

Nicolini : Y a-t-il parmi les hommes politiques écrivains, aujourd’hui, certains dont vous appréciez les écrits plus que d’autres ?

Sankara : En général, ils m’intéressent tous. Qu’il s’agisse de livres militaires, de tactique ou sur l’organisation du travail. Par exemple, de Gaulle, j’ai lu la plupart de ses livres. Mitterrand aussi l’Abeille et l’architecte. Il écrit bien mais pas seulement pour le plaisir d’écrire. On comprend à travers ses ouvrages qu’il voulait la présidence et il y est arrivé.

Nicolini : Vous avez une bibliothèque je suppose ?

Sankara : Non, absolument pas. Mes livres sont dans des cantines. Une bibliothèque, c’est dangereux, ça trahit. D’ailleurs je n’aime pas dire ce que je lis non plus. Jamais je n’annote un livre ou je ne souligne des passages. Car c’est là que l’on se révèle le plus. Cela peut être un vrai carnet intime.

Nicolini : En dehors de discours officiels, est-ce que vous écrivez vous-même ?

Sankara : Oui, depuis longtemps. Depuis 1966. J’étais encore au lycée. Chaque soir. J’ai eu une petite interruption à partir de 1982. Mais j’ai repris depuis. J’écris des réflexions.

Nicolini : Envisagez-vous de les publier ?

Sankara : Non, je ne crois pas.

Nicolini : Quel est le livre que vous aimeriez avoir écrit ?

Sankara : Un ouvrage sur l’organisation et la construction du bonheur des peuples.

Nicolini : Vous n’aimez pas la littérature de détente ?

Sankara : Non, je ne lis pas pour passer le temps, ni pour découvrir une belle narration.

Nicolini : Comment choisissez-vous vos livres ?

Sankara : Il faut dire d’abord que je les achète. Et c’est le titre qui m’accroche, plus que l’auteur. Je ne lis pas pour découvrir l’itinéraire littéraire d’un écrivain. J’aime aller au-devant d’hommes nouveaux, de situations nouvelles.

Nicolini : Parlons un peu de littérature africaine, d’écrivains burkinabè. Lequel vous a marqué ?

Sankara : Je n’aime pas les romans africains. Pas plus que les films d’ailleurs. Ceux que j’ai lus m’ont déçu. C’est toujours les mêmes histoires : le jeune Africain parti à Paris, qui a souffert, et qui en rentrant est déphasé par rapport à la tradition.

Nicolini : C’est l’Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane que vous évoquez là !

Sankara : Oui, et je n’aime pas cette façon de décrire les gens. Dans la littérature africaine, ce ne sont pas des Noirs qui parlent vraiment. On a l’impression d’avoir affaire à des Noirs qui veulent à tout prix parler le français. Ça me gêne. Les auteurs devraient écrire comme on parle actuellement.

Nicolini : Vous préférez qu’ils parlent en petit-nègre ?

Sankara : A la limite, je préférerais. De toute façon les écrivains africains que je préfère sont ceux qui traitent de problèmes concrets, même si je ne suis pas d’accord avec leurs positions. Je n’aime pas ceux qui cherchent à faire des effets littéraires.

Nicolini : Vous avez dans votre bureau, à Ouaga, les oeuvres complètes de Lénine dans une très belle collection.

Sankara : Oui, mais j’ai lu Lénine dans une collection plus pratique, un peu comme ces collections de poche que je trouvais à Paris quand j’allais m’approvisionner en livres 1, place Paul-Painlevé, aux Herbes-Sauvages.

Nicolini : Connaissez-vous la littérature arabe ?

Sankara : Oui, j’ai lu quelques ouvrages algériens, tunisiens. Un livre sur Oum Kalsoum, la chanteuse égyptienne. L’auteur ? Je ne retiens pas les noms. J’ai lu aussi un ouvrage intitulé l’Autogestion en Algérie, écrit par un membre du Front de libération nationale.

Nicolini : Vous ne lisez donc pas de roman ?

Sankara : Non, presque jamais. J’ai lu récemment un roman par hasard, l’Amour en vogue, une histoire candide. C’était un livre en solde. Je suis rentré dans une librairie et je l’ai acheté.

Nicolini : Pas de livres policiers, non plus ? Et le SAS de Gérard de Villiers qui se passe à Ouaga, par exemple ?

Sankara : Non, ça ne m’intéresse pas. C’est un genre littéraire parallèle. Il paraît que Gérard de Villiers est venu à Ouaga avant d’écrire son SAS. Il n’a jamais demandé à me voir.

Nicolini : Vous l’auriez reçu ?

Sankara : Pourquoi pas ? Dans le genre espionnage, je lis en ce moment l’Alternative du diable de Fredcrick Forsyth. Ça éclaire beaucoup sur la duplicité des grandes puissances.

Nicolini : Il y a un auteur burkinabè que vous connaissez évidemment bien et qui vit en exil : Ki-Zerbo. Avez-vous lu ses livres ?

Sankara : Oui, ses études sont très intéressantes. Mais il reste un Africain complexé : il est venu en France, il a appris, puis il est rentré au pays écrire afin que ses frères africains reconnaissent et voient ce qu’en France on n’a pas su voir, ni reconnaître. Rien de plus frustrant pour un Africain que d’arriver au summum sans avoir été consacré en France. Il se dit qu’au moins chez lui, on le reconnaîtra comme un grand.

Nicolini : Que devient-il ?

Sankara : Appelé par la révolution, il a fui. Je lui ai demandé de revenir à deux reprises. Mais il veut cacher ses échecs continuels. Il n’a jamais réussi au Burkina Faso, ni par la voie électorale, ni par la voie putschiste. C’est pour cela qu’il est parti. Je l’ai reçu deux fois avant son départ. Nous étions contents qu’il s’en aille car nous sentions qu’il avait vraiment très peur, et nous ne voulions pas qu’il en meure, qu’il finisse par nous claquer dans les mains, ce qui nous aurait valu des accusations terribles. Une fois parti, il s’est mis dans l’opposition active. Mais il peut revenir quand il voudra. La porte lui est ouverte.

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Même ennemi, même combat – 17 mars 1985

Même ennemi, même combat

17 mars 1985

Cette interview a été accordée par Sankara au journaliste Ernest Harsch, le 17 mars 1985. Elle a été publiée par Intercontinental Press le 29 avril 1985.

Ernest Harsch : Quelles sont, selon vous, les réalisations les plus importantes accomplies depuis votre prise du pouvoir ?

Thomas Sankara : Après une année et demie de révolution, ce que nous constatons actuellement, c’est que nous n’avons pas réussi nous n’avons pas fini du moins les transformations matérielles. Mais nous pouvons nous vanter d’avoir construit des écoles, des dispensaires, d’avoir fait des routes, d’avoir construit des barrages, d’avoir agrandi nos champs, d’avoir fait le reboisement. Nous pouvons nous vanter aussi d’avoir donné des logements au peuple. Ce n’est pas assez. Il reste encore beaucoup à faire.

Mais le plus important pour nous, ce n’est pas cela non plus. Le plus important c’est la transformation des mentalités que nous avons entreprise. Cette transformation des mentalités fait que chacun de nous sent que maintenant le pouvoir est son affaire, sent que le destin du Burkina Faso est l’affaire de tous les Burkinabè et non pas seulement de quelques personnes et que chacun a son mot à dire. Chacun de nous exige des comptes de l’autre. Plus jamais rien ne se fera comme avant. Plus jamais les biens de notre pays n’appartiendront à une minorité. Ils appartiennent à une majorité, laquelle majorité se prononce.

Peut-être il y a des façons de faire qui ne sont pas très agréables. Mais c’est normal. Lorsque vous avez maintenu pendant plusieurs années, plusieurs décennies, des gens sous la domination et qu’un beau jour ils ont la liberté de s’exprimer, naturellement ils vont jusqu’à des extrémités qu’il faut comprendre et pour lesquelles il faut avoir une certaine indulgence. C’est normal.

Donc l’aspect le plus important de notre révolution c’est d’abord cette transformation. Le reste vient après.

Harsch : Quels ont été les plus grands problèmes et difficultés que vous avez rencontrés ?

Sankara : La plus grande difficulté que nous ayons rencontrée c’est celle qui est constituée par l’esprit de néocolonisé qu’il y a dans ce pays. Nous avons été colonisés par un pays, la France, qui nous a donné certaines habitudes. Et pour nous, réussir dans la vie, avoir le bonheur c’est essayer de vivre comme en France, comme le plus riche des Français. Si bien que les transformations que nous voulons opérer rencontrent des obstacles, des freins. Et ces freins sont constitués par des gens qui ne veulent pas du tout accepter un minimum de justice sociale, qui veulent conserver pour eux tous les privilèges au détriment des autres. Naturellement cela nous impose une lutte.

C’est d’abord la bourgeoisie contre laquelle nous nous sommes battus. C’est ensuite et surtout la petite-bourgeoisie, qui est très dangereuse et qui a beaucoup de penchants pour la bourgeoisie tout comme elle admire aussi le prestige des révolutionnaires. Une petite-bourgeoisie qui hésite. Nous pensons que tant que cette petite-bourgeoisie ne se sera pas massivement engagée dans la révolution, nous aurons des difficultés. C’est cette petite-bourgeoisie qui crie, qui intoxique, qui dénigre. Numériquement, elle ne représente rien. Mais comme notre société est une société néo-coloniale où l’intellectuel a une place prépondérante, eh bien ces gens-là ont la place prépondérante et font l’opinion ! Les autres difficultés, naturelles et autres, ne sont pas graves.

L’autre grande difficulté, c’est l’impérialisme. L’impérialisme qui essaie de nous dominer à l’intérieur comme à l’extérieur de notre pays. Cet impérialisme à travers ses multinationales, à travers son grand capital, à travers sa puissance économique essaie de nous contrôler en influençant aussi nos débats, en influençant la vie nationale. En nous créant des difficultés, il essaie de nous étouffer par un blocus économique. Il essaie en même temps de comploter contre nous, contre notre sécurité intérieure. Et cet impérialisme-là, pour le combattre, nous avons encore beaucoup de luttes [à mener].

Harsch : L’opposition de l’impérialisme a-t-elle été aussi dure que vous le prévoyiez et comment avez-vous été en mesure d’y résister ?

Sankara : En réalité, je peux vous dire très sincèrement qu’en tant que révolutionnaire, théoriquement je savais ce qu’était l’impérialisme. Mais une fois arrivé au pouvoir, j’ai découvert d’autres aspects de l’impérialisme que je ne connaissais pas. J’ai appris et je pense qu’il y a encore d’autres aspects de l’impérialisme que je dois découvrir. Entre la théorie et la pratique, il y a toute une différence. Et c’est dans la pratique que j’ai vu que l’impérialisme est un monstre, un monstre qui a des griffes, qui a des cornes, qui a des crocs, qui mord, qui a du venin, qui est sans pitié. Et un discours ne suffit pas pour le faire trembler. Non, il est déterminé, il n’a pas de conscience, il n’a pas de coeur.

Heureusement, plus nous avons découvert cet impérialisme comme étant un ennemi dangereux, plus nous avons été déterminés à nous battre et à le combattre. Et nous trouvons, à chaque fois, des forces nouvelles pour y faire face.

Harsch : Comment se développent l’organisation et l’entraînement de la milice et des Comités de défense de la révolution (CDR) ?

Sankara : Nous en sommes satisfaits. Bien sûr au départ il y a eu beaucoup de gens qui se sont engagés sans savoir quels étaient les sacrifices qu’on allait leur demander. Lorsqu’ils ont compris que c’était un peu difficile, ils ont commencé à faire marche arrière, mais nous pensons que c’est normal. La révolution avance comme un bus, avec ses difficultés. Quand on change de vitesse, il y a des gens qui tombent, c’est normal. Actuellement, la conscientisation a pris le pas sur l’euphorie. La conscientisation nous a permis de faire un grand bond en avant.

Harsch : De toute évidence, les jeunes sont du côté de la révolution. Quelles ont été vos réussites avec les membres plus âgés de la société quant à ce que vous essayez de faire ?

Sankara : Avec les autres également il y a des réussites, parce qu’ils reconnaissent que la révolution leur a apporté ce dont ils n’ont jamais osé rêver. Mais bien sûr, ils sont souvent effrayés par les méthodes et le langage de la révolution et ils estiment qu’ils n’ont plus la vigueur et la force de suivre la révolution. Mais nous avons créé un cadre pour ces anciens-là qui veulent participer à la révolution, à leur façon, à leur rythme, mais toujours en nous laissant le soin de la direction politique et idéologique. Et il y a même une organisation des anciens que nous sommes en train de mettre sur pied’, qui va nous être très profitable. Du reste, il y a des anciens, des personnes âgées, qui font déjà un important travail.

Harsch : La semaine dernière, a eu lieu ici une semaine des femmes qui a culminé avec la Journée internationale de la femme, le 8 mars. Qu’est-ce que cela montre sur l’engagement des femmes dans le processus révolutionnaire ?

Sankara : Les femmes chez nous, étaient, avec les anciens régimes, organisées en groupes folkloriques. Elles cousaient des uniformes, chantaient, dansaient, mais réellement ne savaient où aller.

Maintenant, même juste après le 4 août 1983, pour mobiliser les femmes, nous avons rencontré des difficultés dues à leur subjectivisme. Ces femmes sont très subjectives et n’ont pas toujours perçu ce que la révolution pouvait leur apporter et quel rôle elles pouvaient elles aussi jouer dans la révolution.

Nous leur avons laissé le temps de mûrir en elles leur rôle révolutionnaire. Et cette fois cela a été profitable parce que maintenant au cours de leurs réunions, de leurs rencontres, c’est tout un autre langage qu’elles parlent. Elles sentent que la femme n’est pas là seulement pour revendiquer. La femme doit d’abord poser de façon claire et objective les fondements de son oppression et de sa domination. Elles arrivent à le faire de mieux en mieux. Les femmes arrivent à définir qui sont leurs ennemis. Les ennemis à l’intérieur l’homme, le mâle mais également les ennemis comme l’impérialisme et le système culturel qu’il a apporté, et aussi le système féodal d’hier qui existait chez nous, bien avant même l’arrivée du colonialisme. Tout cela, les femmes sont arrivées à le comprendre et à le combattre.

Ce que nous avons noté de positif avec les femmes est ceci : elles sont prêtes maintenant à se libérer. On ne peut pas libérer un esclave qui n’est pas conscient de son état d’esclave, de sa situation d’esclavage. Nous avons remarqué maintenant que les femmes ont pris conscience.

Le travail qui se fera sera un travail pour leur propre libération, et leur contribution à la révolution. Elles ont compris que la révolution, et seule la révolution peut les libérer. C’était ce changement qualitatif qui nous manquait. Sinon le regroupement de milliers et milliers de femmes c’était facile, on pouvait le faire de tout temps. Mais nous avons compris à un moment donné que ce n’était pas payant, ce n’était pas utile, nous avons abandonné. Nous sommes revenus, encore de façon très modeste, à la base et c’est pourquoi nous sommes arrivés à cette Semaine de la femme, Semaine qui est très positive.

Harsch : Comment la réforme agraire et la formation des CDR parviendront-elles à transformer les rapports sociaux à la campagne, en particulier le rôle des chefs traditionnels ?

Sankara : L’organisation traditionnelle du pays est battue en brèche, et c’est normal. C’est un système féodal qui ne permet pas le développement et qui ne permet pas un minimum de justice et d’épanouissement des masses. Ce système féodal avait fait que ces hommes-là, de par leur naissance, pouvaient contrôler des terres et des terres, plusieurs hectares, plusieurs kilomètres carrés de terres, les distribuer comme ils voulaient. Les autres n’avaient qu’à les cultiver et devaient les payer, eux. Leur règne est en train de finir. Dans certaines régions, c’est terminé.

Nous savons que cette désorganisation du système féodal dans nos campagnes aura un effet bénéfique parce que désormais le paysan qui sera sur une terre aura la sécurité pour travailler cette terre. Il saura que la terre lui a été confiée. La terre appartient à l’État burkinabè, elle n’appartient plus à un individu. Mais l’État burkinabè peut confier l’utilisation et la gestion de la terre à celui qui la travaille. Et le paysan sera encouragé à enrichir la terre pour la travailler, plutôt que d’être condamné à l’ancien système où il pouvait avoir une terre, utiliser des engrais organiques pour l’enrichir mais un ou deux ans après, le propriétaire l’obligeait à la quitter, juste au moment où la terre devenait fertile. Donc le développement de notre agriculture tient à la sécurité dans laquelle le travailleur aura exploité la terre. Cette organisation féodale laisse la place à de nouvelles structures où le peuple s’exprime.

Harsch : Il ya quelques semaines, Le Monde et Jeune Afrique, tous deux publiés à Paris, ont fait état d’une déclaration où plusieurs dirigeants syndicaux critiquaient la politique gouvernementale. Ils l’ont présentée comme une très importante divergence entre le Conseil national de la révolution et la classe ouvrière. Est-ce le cas ? Est-ce un conflit avec les travailleurs eux-mêmes ou uniquement au niveau de ces dirigeants syndicaux ?

Sankara : C’est fondamentalement un problème avec les directions des organisations, directions qui sont petites-bourgeoises. En tant que petits-bourgeois, ils [les dirigeants syndicaux] pensaient que la révolution était venue pour balayer les classes réactionnaires et les bourgeois et les installer, eux. Naturellement, nous avons des conflits.

Mais le travailleur est tout à fait satisfait des décisions que nous prenons. Quand nous disons qu’il ne doit plus payer le logement’, le travailleur en profite. Mais les dirigeants syndicaux, eux, ils ont des maisons qu’ils mettaient en location, ils ne peuvent pas être satisfaits. Vous devez comprendre cela, c’est très important.

Vous avez très bien posé la question : est-ce un conflit avec les travailleurs, la classe ouvrière, ou un conflit avec la direction ? C’est un conflit avec la direction, pas avec les travailleurs. Est-ce que vous avez vu une grève ici ? Il n’y a pas de grèves. Les mêmes travailleurs sont dans les CDR et dans les syndicats. Mais les directions ne sont pas du tout contentes. C’est normal, c’est dû à l’esprit petit-bourgeois.

La révolution en Afrique confronte ce grand danger. Elle est chaque fois initiée par la petite-bourgeoisie. La petite-bourgeoisie est généralement intellectuelle. Dans les premiers moments de la révolution, on attaque la grande bourgeoisie. C’est facile. Ce sont des grands richards, des grands capitalistes, qui sont gros et gras, grossiers, qui ont de grandes voitures, de grandes maisons, beaucoup de femmes, etc… On les connaît, on les attaque. Mais au bout d’un an, deux ans, trois ans, on est obligé de s’attaquer à la petite-bourgeoisie. Et quand on s’attaque à la petite-bourgeoisie, on s’attaque à la direction même de la révolution.

Les syndicats ont beaucoup contribué à la révolution ici. Ils ont contribué aux luttes populaires de notre pays. Mais c’était en tant que petits-bourgeois rêvant de balayer les bourgeois pour prendre leurs places. La révolution est venue et ils ont peur maintenant de la révolution.

Vous voyez, c’est ce qui fait que dans certains pays africains, on dit révolution, révolution, révolution. Mais les gens ont des gourmettes en or comme ça, de belles cravates. Ils sont tout le temps en France pour acheter des costumes de luxe, de grosses voitures ; ils ont des comptes en banque et ils disent révolution.

Pourquoi ? Parce que, quand ils ont eu fini de s’attaquer à la classe bourgeoise, ils ont voulu s’attaquer à la petite-bourgeoisie qui a sorti les griffes et ils ont eu peur. Qu’est-ce qu’ils font ? Ils donnent de gros salaires aux militaires, aux ministres, à la garde prétorienne. Qu’est-ce qu’ils font ? Tous les grands dirigeants syndicaux, etc., on leur donne de grands postes : on les nomme ministres, Premiers ministres, grands coordonnateurs de ceci et cela… Ils sont contents, ils se taisent. Les ministres eux-mêmes commencent à devenir des hommes d’affaires, des trafiquants. On envoie ses enfants à l’école en Europe ou aux Etats-Unis. Si vous prenez la situation sous Sékou Touré l’ancien président de Guinée qui parlait de révolution, les francophones les plus nombreux aux Etats-Unis, c’étaient les Guinéens. A Harvard, Cambridge, en Angleterre, partout. C’est ça la petite-bourgeoisie.

Toute révolution qui est née avec la petite-bourgeoisie arrive à un carrefour où elle doit choisir. Taper sur la petite-bourgeoisie équivaut à maintenir la révolution à un niveau radical et là vous avez beaucoup de difficultés. Ou alors ménager la petite-bourgeoisie. Vous n’avez pas de difficultés mais ce n’est plus la révolution, c’est la pseudo-révolution.

C’est pourquoi les petits-bourgeois ici ne sont pas d’accord avec la réduction de leurs salaires, mais ils sont d’accord pour qu’on impose l’impôt aux paysans à la campagne. Ils ont des salaires de 200 000 francs CFA par mois, ils sont d’accord qu’on leur ajoute 5 000, 10 000, 15 000, ou 20 000 francs. Si on augmente leurs salaires, ils organisent des marches de soutien. Si on les diminue, ils protestent. Mais ils ne voient pas ce qui profite aux paysans. Ils ne peuvent pas voir ça. Nous disons que la petite-bourgeoisie est toujours tiraillée entre deux intérêts. Elle a deux livres : le Capital de Karl Marx et puis un carnet de chèques. Elle hésite : Che Guevara ou Onassis ? Il faut choisir.

Harsch : Ce problème que vous venez d’évoquer se reflète aussi clairement dans les conflits opposant ici différentes organisations de gauche. Comment ce problème peut-il être surmonté à votre avis ?

Sankara : Chaque organisation se base, se maintient par l’influence et l’importance qu’elle occupe au sein des masses populaires. Il faut laisser les organisations continuer comme ça, se démasquer aux yeux des masses populaires. Quand les masses populaires les connaîtront toutes, elles choisiront et renforceront, ou combattront certaines organisations. C’est pourquoi il ne faut jamais faire de révolution avec seulement quelques personnes qui viennent s’enfermer dans un bureau pour dire : «Je suis de telle organisation, vous devez m’accorder telle ou telle importance».

C’est le problème que nous trouvons dans certains pays. Je voudrais prendre comme exemple celui du Tchad, avec ses tendances politiques. Quand les chefs se retrouvent dans un bureau pour discuter, chacun dit représenter une tendance. «Moi, je représente une tendance, moi aussi, moi aussi». Mais si vous les laissez au niveau des masses, les masses vont éliminer ceux qu’il faut éliminer et conserver ceux qu’il faut conserver.

Notre problème ici, c’est que cette petite-bourgeoisie, grâce aux relations qu’elle a à l’extérieur, avec la presse, essaie de faire beaucoup de tapage. Vous verrez qu’ici il n’y a pas de problème. Mais quand vous

lisez Le Monde, Jeune Afrique, quand vous écoutez la Voix de l’Amérique, ou Radio France Internationale, vous entendez : «Burkina Faso, ça ne va pas, Burkina Faso etc…» Ils vous donnent l’impression que ça ne va pas, parce que la petite-bourgeoisie ici a des relations. Ce sont des intellectuels. Ils ont voyagé. Ils ont des relations dans tous les pays, ils s’appuient sur ça. Mais ici ils sont démasqués, et il n’y a plus de problème. Ils sont prêts même à discuter avec nous. Vous avez vu : Arba Diallo, l’ancien ministre des Affaires étrangères, qui était en prison, il est sorti. Ils sont prêts à discuter avec nous mais parce qu’ils n’ont plus de poids. La seule chose qui les maintient à flot, c’est le soutien de l’étranger, la presse de l’étranger, qui chaque jour écrit des articles contre nous, des messages dans tous les journaux. Si nous avions beaucoup d’argent, on pourrait en donner à un journal et puis il écrirait pour nous soutenir. Mais nous n’avons pas d’argent pour ça.

Harsch : Y a-t-il certaines possibilités d’unifier les différents groupes qui soutiennent la révolution ?

Sankara : C’est possible. Nous avons confiance que c’est possible. Bien sûr cette unification se fera au détriment des individus, pas des organisations, parce que dans un combat anti-impérialiste, dans un combat révolutionnaire, les organisations peuvent avoir une plate-forme. Mais les individus peuvent dire : «non, je n’y trouve pas mon compte». Il y a des gens qui préfèrent être premiers au village plutôt que deuxièmes en ville. Et comme ils ne veulent pas être deuxièmes en ville, ils préfèrent avoir leurs organisations à eux et ils refusent l’unification, alors que l’organisation veut l’unification. De tels individus seront éliminés un à un pour laisser la place aux organisations.

Harsch : Quand vous vous êtes rendu aux Etats-Unis en octobre dernier, vous avez fait une halte à Cuba, où vous avez reçu l’ordre José Marti. Quelle est la signification de la révolution cubaine pour vous ?

Sankara : Je trouve que la révolution cubaine est un symbole de courage et de détermination. C’est une grande leçon.

Cuba, petit pays agricole, sans d’immenses ressources, en dehors de certaines qui sont très limitées, a réussi à tenir malgré la pression directe et indirecte du grand pays américain à côté de Cuba. C’est une grande leçon. Nous savons que Cuba n’a pas résisté seule et qu’il a fallu le soutien internationaliste de l’Union soviétique, qui l’a appuyée et épaulée. Mais nous savons aussi que le soutien ne suffit pas. C’est pourquoi, quand nous regardons les Cubains, nous sommes admiratifs.

Quand j’ai vu Fidel Castro, je lui ai dit : «Ça fait vingt-cinq ans, mais vous ressemblez toujours à un révolutionnaire qui vient de descendre de la Sierra Maestra». Nous avons beaucoup d’admiration pour la révolution cubaine.

Le peuple du Burkina Faso est un peuple qui est fier de son identité, fier de son indépendance et qui garde jalousement cette indépendance, tout comme vous-mêmes les Américains, lorsque vous luttiez pour votre indépendance, vous disiez : «l’Amérique aux Américains». Vous ne vouliez pas du tout l’intervention de l’Europe. Vous avez lutté contre la Grande Bretagne, contre l’Angleterre pour votre indépendance. Je pense que c’est normal, c’est justice que de nous accorder à nous aussi ce droit élémentaire.

Mais sachez que nous sommes solidaires avec les Américains dans leurs souffrances. Même si vous avez des biens matériels qui sont plus importants que les nôtres, vous avez de la misère dans les coeurs, et nous connaissons, comme vous, les causes de cette misère. Cette misère-là, c’est les ghettos de Harlem. Cette misère, c’est aussi le fait que l’Américain, quelles que soient ses richesses, vit comme un pion sur un échiquier que l’on déplace, que l’on manipule. Cette misère, c’est aussi la vie qui a été créée, la vie d’agression, de barbarie, la vie inhumaine qui a été créée là-bas, aux Etats-Unis, à cause de la puissance de l’argent, à cause de la puissance du capital.

Nous savons comme vous, que c’est l’impérialisme qui organise et sous-tend tout cela. Il faut qu’ensemble nous le combattions. Nous invitons le peuple américain à nous comprendre, à nous aider dans notre combat. Tout comme nous aussi nous l’aiderons. Mais que jamais il ne se laisse dire que nous sommes l’ennemi du peuple américain. Ce n’est pas vrai. Nous souhaitons plein succès au peuple américain. Toutes ses luttes sont aussi nos luttes.

Malheureusement, on ne lui dit pas un dixième de la vérité, de la réalité dans le monde. Nous souhaitons que le peuple américain ne soit pas ce peuple que l’on insulte dans tous les pays du monde en écrivant sur les murs : «Yankee, go home». Le peuple américain ne doit pas être fier de cela. Un pays, un peuple ne peut être fier quand, partout où il arrive, on le regarde en pensant qu’il a derrière lui la CIA, il a derrière lui les attaques, les aunes, etc… Or le peuple américain est aussi un peuple qui est capable d’amour, de solidarité, et d’amitié sincère.

Nous voulons corriger tout cela et vous aider demain à avoir votre place, que ce soit à travers vos dirigeants ou à travers vous, le peuple, à condition que l’on accepte que nous dénoncions les maux et les causes de cette méfiance généralisée et mondiale vis-à-vis du peuple américain.

Bien sûr, nos révolutions ne sont pas pareilles. Les conditions ne sont pas pareilles non plus. Mais quant à ce qui est du courage, de la volonté, et du fait de toujours associer le peuple, le peuple, le peuple, à ce que l’on fait, Cuba donne des leçons qui sont très intéressantes.

Harsch : Il est important pour la classe ouvrière nord-américaine d’apprendre davantage sur les luttes révolutionnaires dans d’autres pays, comme au Burkina Faso. C’est la première étape vers la solidarité. Notre ennemi est le même : l’impérialisme nord-américain. Les formes de nos luttes peuvent être différentes mais l’ennemi est identique. Si les travailleurs en prennent conscience, cela les rendra naturellement solidaires de votre lutte contre l’impérialisme ici. Et le développement d’une conscience internationaliste est également important pour que les travailleurs aux Etats-Unis comprennent quel est leur ennemi.

Sankara : C’est un problème de communication. L’impérialisme que nous combattons n’est pas un fait isolé. C’est un système. En tant que révolutionnaires, d’un point de vue dialectique, nous devons comprendre que nous devons nous aussi, avoir un système. Face à un système on oppose un système, face à une organisation on oppose une organisation. On n’oppose pas des personnes pleines de bonne volonté, de bons sentiments, d’honnêteté, de courage et de générosité.

Donc l’impérialisme qui est mondial, et qui n’est pas simplement localisé dans tel ou tel pays doit être combattu par tout un système que nous allons tisser ensemble. En conséquence, nous devons nous connaître, nous devons nous comprendre, dégager une plate-forme, un terrain d’entente entre nous pour pouvoir combattre sérieusement, avec beaucoup de chance de succès, l’impérialisme.

C’est pourquoi je suis d’accord avec vous sur la communication et la connaissance mutuelle. Vous êtes journaliste, c’est votre travail, et je vous aiderai à cela. C’est la raison pour laquelle même si aujourd’hui je suis très occupé, j’ai beaucoup de dossiers sur mon bureau, j’ai le devoir de vous consacrer même cinq minutes pour vous expliquer ce que nous faisons. Nous n’avons pas le droit en tant que révolutionnaires de dire que nous sommes fatigués d’expliquer. Nous devons toujours expliquer. Parce que nous savons aussi que lorsque les peuples comprendront, ils ne pourront que nous suivre. De toute façon, nous, le peuple, nous n’avons pas d’ennemis au niveau des pays, des peuples. Nous n’avons d’ennemis que les régimes et organisations impérialistes. C’est tout. Donc nous avons le devoir d’expliquer.

Harsch : Si vous aviez quelques minutes pour vous adresser au peuple nord-américain, que lui diriez-vous ?

Sankara : D’abord, nous souhaitons que le peuple des travailleurs américains, et le peuple américain en général, comprenne que le peuple de Burkina Faso n’est pas l’ennemi des Américains.

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Nous pouvons compter sur Cuba – interview du président Thomas Sankara par Radio Habana à l’approche du 4 août 1987

Nous pouvons compter sur Cuba

Cette interview a été recueillie à Ouagadougou par Claude Hackin, correspondant de Radio Havane. Elle a été publiée le 4 août 1987 par Granma, le quotidien du Parti communiste cubain.

Claude Hackin : Camarade Thomas Sankara, vous avez rencontré à plusieurs occasions le Président Fidel Castro ; pouvez-vous nous parler de votre première rencontre qui a eu lieu à New-Delhi en mars 1983 à l’occasion du septième Sommet des Non-alignés, alors que vous étiez le premier ministre du Burkina Faso ?

Thomas Sankara : Pour moi cela a été une rencontre très importante dont je me souviens encore. Je me rappelle qu’il était très sollicité, entouré de beaucoup de monde et comme il ne me connaissait pas j’ai pensé alors que je n’aurais pas la possibilité de lui parler. Mais, finalement, j’ai pu le rencontrer.

Lors de cette première conversation, j’ai compris que Fidel a une grand humanité, une intuition très aiguë, et qu’il était conscient de l’importance de notre lutte, des problèmes de mon pays. Je me souviens de tout cela comme si c’était hier. Je le lui rappelle chaque fois que je le revois. Et nous sommes devenus de grands amis, grâce notamment aux processus révolutionnaires qui se développent dans nos deux pays.

Hackin : Après le 4 août 1983, en effet, votre pays a tissé des relations nouvelles avec Cuba. Quel bilan feriez-vous de cette collaboration ?

Sankara : La coopération entre Cuba et le Burkina Faso a atteint un niveau très élevé et nous lui accordons une grande importance car nous pouvons, par ce biais, être en contact avec une révolution-soeur. Cela nous donne confiance ; personne n’aime se sentir isolé. Et pour nous, le fait de pouvoir compter sur Cuba représente un atout important. Quant à la coopération économique, nous avons beaucoup de programmes dans les domaines comme la canne à sucre, qui est une spécialité de Cuba, la céramique, etc. D’autre part, des spécialistes cubains ont réalisé des études dans différents secteurs : le transport ferroviaire ; la production de traverses pour les lignes de chemin de fer et les éléments pré-fabriqués pour la construction de maisons.

Il y a aussi le secteur social : la santé et l’éducation. De nombreux coopérants cubains réalisent ici des tâches liées à la formation de cadres. Nous avons également beaucoup d’étudiants à Cuba. Cuba est aujourd’hui très près de nous.

Hackin : Considérez-vous nécessaire de créer un parti d’avant-garde au Burkina Faso ?

Sankara : Nous devons construire un parti d’avant-garde. En effet, il est nécessaire de créer une organisation structurée car les succès enregistrés jusqu’ici demeurent fragiles si on ne dispose pas de moyens pour les préserver et si on ne peut pas éduquer les masses afin de remporter de nouvelles victoires.

Nous ne voyons plus la création d’un parti comme quelque chose d’inaccessible ou lointain. Nous sommes assez près de cet objectif. Bien entendu, il existe encore toute une série de conceptions groupusculaires à l’égard desquelles nous devons mener une action sérieuse de concertation, de regroupement et d’unité.

La nature du parti, sa conception et sa construction ne seront certainement pas les mêmes que si nous l’avions créé avant d’arriver au pouvoir. Il faut prendre beaucoup de précautions pour ne pas tomber dans l’opportunisme de gauche ; nous ne pouvons pas décevoir les masses. Il faut donc que nous soyons très prudents, sélectifs et exigeants.

Hackin : Dans différentes allocutions, vous vous êtes référé à la lutte des classes dans votre pays. Quels sont aujourd’hui les composantes de cette lutte ?

Sankara : Le problème de la lutte des classes ne se pose pas dans notre pays comme en Europe. Nous avons une classe ouvrière faible du point de vue du nombre, insuffisamment organisée. Nous n’avons pas non plus une bourgeoisie nationale forte qui ait donné lieu à l’apparition d’une classe ouvrière antagonique. Pour ces raisons, au Burkina Faso, la lutte des classes est essentiellement la lutte contre l’impérialisme qui s’appuie sur ses alliés internes.

Hackin : Quels sont les groupes sociaux qui s’opposent à la révolution?

Sankara : Il s’agit de forces de type féodal qui ne peuvent se réjouir de la disparition de leurs privilèges. De plus, la bourgeoisie bureaucratique est encore là, cachée. Elle a l’expérience du travail administratif dans l’appareil de l’État, elle est placée en certains points de la gestion étatique d’où elle ne cesse d’agir contre nous et, avec l’appui de l’impérialisme, de nous créer des difficultés. Il y a également les grands propriétaires fonciers, qui ne sont pas très nombreux, et certains secteurs du pouvoir religieux qui s’opposent, plus ou moins ouvertement, à la révolution.

Hackin : Qu’est pour vous la démocratie ?

Sankara : La démocratie est le peuple avec toutes ses potentialités et sa force. Le bulletin de vote et un appareil électoral ne signifient pas, par eux-mêmes, qu’il existe une démocratie. Ceux qui organisent des élections de temps à autre et ne se préoccupent du peuple qu’avant chaque acte électoral, n’ont pas un système réellement démocratique. Au contraire, là où le peuple peut dire chaque jour ce qu’il pense, il existe une véritable démocratie car il faut alors que chaque jour l’on mérite sa confiance. On ne peut concevoir la démocratie sans que le pouvoir, sous toutes ses formes, soit remis entre les mains du peuple ; le pouvoir économique, militaire, politique, le pouvoir social et culturel.

Hackin : Comment êtes-vous devenu un marxiste ?

Sankara : D’une façon très simple, à travers des discussions et l’amitié avec certains hommes. Mais cela a également été le résultat de mon expérience sociale. J’entendais ces hommes discuter, proposer des solutions aux problèmes de la société de façon logique et claire. Ainsi, progressivement, grâce également à des lectures très diversifiées, et à des discussions avec des marxistes sur la réalité de notre pays, je suis arrivé au marxisme.

Hackin : Une rue de Ouagadougou porte le none d’Ernesto Che Guevara’. Qu’est-ce que représente pour vous cet éminent patriote latino-américain ?

Sankara : C’était un homme qui s’est totalement livré à la révolution ; sa jeunesse éternelle est un exemple. Le plus important pour moi c’est de remporter cette victoire que chacun renferme au plus profond de lui-même. J’admire Che Guevara car il a fait cela de façon exemplaire.

Hackin : Et sur le plan africain, que représente pour vous Patrice Lumumba’ ?

Sankara : Patrice Lumumba est un symbole. Quand je vois des Africains réactionnaires contemporains de ce héros, qui ont été incapables d’évoluer, un tant soit peu, au contact avec lui, je les considère comme des misérables, comme des gens qui ont été devant une oeuvre d’art et n’ont même pas su l’apprécier.

Lumumba se trouvait dans une situation très défavorable. Il s’est formé dans un contexte difficile, où les Africains n’avaient pratiquement aucun droit. En grande partie autodidacte, Patrice Lumumba était un des quelques citoyens de son pays qui lisaient, et il a réussi à avoir conscience de la situation de son peuple et de l’Afrique.

Lorsqu’on lit la dernière lettre que Lumumba a écrite à sa femme, on peut se demander comment cet homme a pu trouver une explication de tant de vérités si ce n’est parce qu’il les vivait intérieurement et sincèrement ?

Je me sens très triste quand je vois comment certains utilisent son image et son nom ; il devrait y avoir un tribunal pour juger ceux qui osent prononcer le nom de Patrice Lumumba pour servir les causes les plus basses et les plus sales.

Hackin : Camarade Président, si vous pouviez revenir en arrière de quatre ans, feriez-vous les mêmes choses, emprunteriez-vous le même chemin ?

Sankara : Je prendrai un autre chemin pour pouvoir faire beaucoup plus que ce qu’on a fait car j’estime que ce qui a été fait a été insuffisant et que beaucoup d’erreurs ont retardé le processus alors que les progrès auraient pu être plus grands et plus rapides. Si nous pouvions refaire ce chemin, avec l’expérience que nous avons aujourd’hui, nous corrigerions beaucoup de choses, mais nous n’abandonnerions pas la révolution ; nous la ferions plus profonde, plus forte et plus belle.

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Il n’y a qu’une couleur : l’Unité africaine – Août 1984

Il n’y a qu’une couleur : l’Unité africaine

août 1984

Après une tournée en Éthiopie, en Angola, au Congo, au Mozambique et à Madagascar, Sankara donne une conférence de presse à Ouagadougou. On en trouvera ci-dessous les passages essentiels reproduits d’après Carrefour africain du 10 août 1984.

Question : Quel est l’état des relations avec votre voisin conservateur, relativement plus riche, la Côte d’Ivoire ?

Thomas Sankara : Que conserve la Côte d’Ivoire ? Je vous ai bien compris mais j’aimerais savoir de façon plus précise quelle idéologie conserve la Côte d’Ivoire pour mesurer d’avantage l’opposition, s’il y en a, entre la nôtre et la leur.

Nos relations sont bonnes dans la mesure où la Haute-Volta avait des relations avec la Côte d’Ivoire. Le Burkina Faso’ affirme, je l’ai dit dans mon message du premier anniversaire, que nous nous ouvrirons à tous, nous irons à tous. Dans ce contexte, dans cet esprit, j’estime que nos relations sont bonnes. Certes, il y a toujours quelque chose à faire pour améliorer des relations. Mais pour notre part, nous ne sommes nullement gênés par la situation actuelle et si nos frères de Côte d’Ivoire le veulent bien, nous pourrons continuer ainsi, et même faire mieux. Mais je ne connais pas de difficultés particulières entre la Côte d’Ivoire et le Burkina Faso.

Bien sûr, nous avons des opposants en Côte d’Ivoire beaucoup d’opposants en Côte d’Ivoire. Mais en tant que révolutionnaires dès que nous nous sommes posés en révolutionnaires nous comprenons très bien que nous avons à vivre dans un monde qui n’est pas, lui-même, révolutionnaire. Nous devons vivre des réalités qui ne sont pas toujours celles que nous souhaiterions. Nous devons être prêts à vivre avec des régimes qui eux ne font pas du tout la révolution, ou peut-être même s’attaquent à notre révolution. C’est là un très grand devoir de responsabilité pour les révolutionnaires. Peut-être que ceux les révolutionnaires de demain seront dans un meilleur monde et auront une tâche beaucoup plus facile.

En tout cas, pour nous, dès lors que nous acceptons cette réalité, dès lors que nous acceptons que la Côte d’Ivoire ne fait pas la révolution alors que nous, nous la faisons, eh bien, tout devient facile. La difficulté, les complications, les soucis n’existent que dans l’esprit de ceux qui sont révolutionnaires mais de manière romantique, en espérant, en pensant que tout le monde devrait agir comme les révolutionnaires. Nous, nous ne sommes pas surpris. Donc nous ne sommes pas gênés. C’est une réalité à laquelle nous étions préparés.

Question : Des liens historiques existent entre le Burkina Faso et la Côte d’Ivoire. On s’en rend compte par les visites périodiques que vous vous rendez au sein des organisations régionales ou sous-régionales. Mais concrètement, camarade président, depuis l’avènement du CNR comment se présente l’axe Abidjan-Ouagadougou ? D’autre part, d’aucuns parlent d’un certain froid et on souligne même que votre absence au dernier sommet du Conseil de l’entente à Yamoussoukro et l’annulation d’une visite de travail en Côte d’Ivoire sont significatives.

Sankara : Vous demandez comment se porte l’axe Abidjan-Ouagadougou ! Axe rectiligne, animé par Air Ivoire, Air Volta bientôt Air Burkina; axe tortueux, sinueux représenté par le chemin de fer Abidjan-Ouagadougou, axe chaotique, très difficile, avec des hauts et des bas; correspondant à la route Abidjan-Ouaga, axe qui traverse des zones d’ombres, des zones de forêts, de savanes, qui part de la mer et va jusqu’au coeur de la sécheresse du Sahel. Donc un ensemble de réalités complexes que chacun de nous doit saisir. Voilà cet axe-là. Vous en voulez la description, la voilà.

Vous me posez une deuxième question : un froid existe d’après certains, vous ne précisez pas les auteurs, ce qui ne nous facilite pas la tâche. Mais enfin, vous dites que certains ou que certaine presse parle d’un certain froid entre Abidjan et Ouagadougou.

Nous vivons ici dans la chaleur de la révolution et ceux qui grelottent n’ont qu’à se prémunir et prendre les dispositions qu’il faut. Entre la Côte d’Ivoire et le Burkina Faso, il y a des rapports de tous genres : géographiques, historiques, économiques, sociaux et divers. Des rapports que nous ne pouvons pas effacer d’un coup de gong, des rapports également que les Ivoiriens ne peuvent pas nier.

Aujourd’hui le Burkina Faso s’est engagé dans une voie révolutionnaire pour transformer sa société, pour lutter contre un certain nombre de maux et de fléaux que nous connaissons chez nous et nous pensons que seuls s’en plaignent les ennemis du Burkina Faso. Tout Ivoirien qui aime le peuple burkinabè doit applaudir la révolution burkinabè. Tout Ivoirien qui n’aime pas la révolution burkinabè, n’aime pas le peuple burkinabè. A partir de là il s’agit de savoir où se trouve le froid, et qui se refroidit.

Est-ce à dire que la Côte d’Ivoire, qui avait d’excellentes relations avec la Haute-Volta réactionnaire, se refroidit subitement parce que la Haute-Volta est devenue révolutionnaire ? C’est là une question qu’il faut poser aux seuls Ivoiriens. Nous, nous sommes dans la chaleur de la révolution, chaleur que nous partageons avec tous ceux qui veulent bien l’accepter mais nous ne pouvons l’imposer à personne et ce serait bien

dommage que des peuples frères, des peuples voisins ne communient pas à la même joie et ne profitent pas de la même chaleur.

Question : A l’opposé de la Côte d’Ivoire, le Ghana et son président sont les bienvenus au Burkina Faso. On a vu même des troupes du Ghana défiler lors de la commémoration de la révolution. Où finit le soutien, et où commence l’ingérence ? En un mot, le Ghana peut-il devenir encombrant pour votre jeune pays ?

Sankara : Soutien à qui, ingérence par rapport à qui ? L’ingérence commence là où les peuples s’estiment trahis. Et tant que les peuples ne le sont pas, le soutien ne sera jamais suffisant.

Le Ghana vient au Burkina Faso, se manifeste ici à chaque fois qu’un événement le mérite des événements heureux et aussi des événements moins heureux. Parce que nous n’en doutons pas et je ne pense pas que vous en doutiez non plus, il y a une communion entre les Burkinabè et les Ghanéens. Et tant que cette communion pourra durer nous ne pourrons que déplorer que nous n’ayons pas assez fait pour que le soutien soit plus grand.

Nous n’avons pas une vision chauvine des choses et nous condamnons le sectarisme. Pour ces raisons-là nous considérons les frontières comme des démarcations administratives, peut-être nécessaires pour limiter le champ d’action de chacun, lui permettre de voir assez clair. Mais l’esprit de liberté, de dignité, de compter sur ses propres forces, d’indépendance et de lutte anti-impérialiste conséquente doit souffler du Nord au Sud, du Sud au Nord et franchir allègrement les frontières. Nous sommes heureux de constater qu’entre le Burkina Faso et le Ghana, il en est ainsi et il faut qu’il continue à en être ainsi.

Pensez-vous que notre pays aurait quelque problème que ce soit, quelque difficulté, pensez-vous que nos relations connaîtraient une quelconque hausse avec qui que ce soit, si ce vent-là soufflait entre notre pays et tous les autres pays ? Pensez-vous qu’aujourd’hui des pays en seraient arrivés à se menacer d’apocalypse si entre tous les pays du monde soufflait ce même vent ? Nous parlons aujourd’hui d’Iran et d’Irak; ne pensez-vous pas que ce serait heureux que les Iraniens puissent aller chez les Irakiens comme les Ghanéens vont chez les Burkinabè et vice-versa ?

Nous croyons qu’il y a là un exemple que nous souhaitons voir se multiplier. Nous pensons que cela va dans l’intérêt des peuples. Ceux qui sont lésés sont peut-être ceux qui voudraient opposer le Ghana au Burkina Faso parce qu’ils ont d’autres desseins.

Question : Que pense le Burkina Faso de la crise actuelle de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) ?

Sankara : Nous pensons que c’est une crise tout à fait normale, souhaitable parce que c’est un processus révolutionnaire qui implique donc des remises en cause, des redéfinitions des objectifs de l’OUA. L’OUA telle qu’elle existait ne peut pas continuer. Le souci d’unitarisme a trop vite fait de prendre le pas sur le souci d’unité. Au nom de l’unité et par unitarisme beaucoup de choses ont été sacrifiées. Aujourd’hui de plus en plus les peuples d’Afrique sont exigeants et parce qu’ils le sont ils interdisent les réunions, les rencontres qui servent à prendre des résolutions jamais appliquées ou qui servent à ne pas prendre des résolutions applicables et attendues.

L’Afrique est face à elle-même avec des problèmes que l’OUA réussit toujours à contourner en remettant leur résolution à demain. Ce demain-là, c’est aujourd’hui. On ne peut plus remettre à demain toutes ces questions. C’est pourquoi nous trouvons que cette crise est tout à fait normale. Elle arrive peut-être même avec un peu de retard.

Question : Peut-on savoir la position du Burkina Faso vis-à-vis du conflit du Sahara occidental ?

Sankara : Nous avons reconnu la République arabe sahraouie démocratique (RASD) et nous estimons qu’il n’y a pas de tergiversation en la matière : lorsqu’un peuple a décidé de choisir une organisation c’est une obligation de la reconnaître. Nous estimons donc qu’il ne peut y avoir de sommet de l’OUA sans la RASD. Il y aurait là une absence. S’il y a un absent et si les raisons de cette absence ne sont pas valables, le Burkina Faso ne peut pas se prêter à ce jeu-là.

Question : Vous avez parlé plusieurs fois d’aide et de coopération, qu’elles soient africaines ou autres mais pas de n’importe quelle aide, qu’est-ce que vous entendez par là ? ?

Sankara : L’aide doit aller dans le sens du renforcement de notre souveraineté et ne pas porter atteinte à cette souveraineté. L’aide doit aller dans un sens qui consiste à détruire l’aide. Toute aide qui assassine l’aide est la bienvenue au Burkina Faso. Mais de toute aide qui crée une mentalité d’assisté, nous serons dans l’obligation de nous départir. Et c’est pourquoi nous sommes très vigilants et très exigeants, chaque fois qu’une aide nous est promise, nous est proposée ou même quand c’est nous qui prenons l’initiative de la demander.

On ne fait pas la révolution, on ne construit pas son indépendance, sans un minimum de stoïcisme, de sacrifices. C’est ce stoïcisme-là que le peuple du Burkina s’impose pour ne pas justement regarder du côté de la tentation, du côté de la facilité comme certaines aides le voudraient. Ces miroirs aux alouettes ont fait beaucoup de tort à notre pays et à d’autres. Nous voulons y mettre fin.

Question : Camarade président, lors de votre retraite à Koupèlà vous avez reçu un membre de la Cour internationale de justice. II vous a certainement parlé du problème Burkina Faso / Mali. Alors comment avancent les travaux ? Etes-vous optimiste quant à leur issue ?

Sankara : Quarante-cinq jours après notre prise de pouvoir au Burkina Faso, nous avons exprimé au peuple malien toute notre volonté d’oeuvrer dans le sens d’une résolution correcte de ce problème. Nous avons levé tous les vétos, tous les interdits, tous les obstacles qui empêchaient un dialogue franc et positif autour de cette question. C’est dire aussi que ce qui se fait spontanément est généralement le plus sincère.

Nous sommes attachés à assurer le peuple malien de notre volonté, de notre sincérité, de notre désir profond de vivre en paix avec lui et c’est pourquoi cette balle qui était dans le camp du Burkina a été dégagée. Nous ne traitons plus ce dossier-là. Nous regardons les autres partenaires que ce soit la Cour internationale de justice, que ce soit le Mali. Nous leur laissons le temps d’agir ou de réagir. Nous n’en faisons pas un souci.

Question : Votre homologue zaïrois a récemment demandé la création d’une Ligue des États d’Afrique noire. Avez-vous été consulté et que pensez-vous de cette initiative du président Mobutu ? Est-ce que vous pensez que cette ligue pourra résoudre spécifiquement les problèmes qui se posent à l’Afrique Noire et pensez-vous que les conflits du Sahara occidental et du Tchad soient les causes de la situation actuelle de l’OUA ?

Sankara : Votre question m’inquiète au plus haut point parce que vous semblez dire une fois de plus que les chefs d’États se sont consultés autour de cette fameuse idée de la Ligue des États d’Afrique noire. C’est ce qui semble se dégager de votre question. En tout cas, moi, je n’ai pas été consulté heureusement pour moi ! Peut-être d’ailleurs n’a-t-on consulté que ceux qui pouvaient «apporter» quelque chose.

Nous ne sommes pas contre les regroupements des Africains noirs puisque c’est une réalité, qu’il y a des Africains noirs et des Africains blancs mais nous ne savons pas très bien à quoi cela servirait. Nous ne savons pas à quoi cela servirait de répéter que nous sommes des Noirs comme si les problèmes qui se posent à l’OUA sont dus au fait qu’il y a une OUA bichromatique et qu’il faudrait penser à une OUA monochromatique. C’est du surréalisme qui donne une certaine peinture à laquelle nous ne sommes pas sensibles.

Jeune Afrique et vous, semblez dire que le conflit du Sahara occidental-nous, nous parlons du conflit qui oppose la RASD au Maroc, comprenons-nous–et accessoirement celui du Tchad, pourraient être à la base de ce début d’éclatement de l’OUA; un peu comme si ces deux questions du Tchad et de la RASD étaient des questions d’Africains non-noirs et qu’en les extirpant de l’OUA nous pourrions nous retrouver entre Africains noirs de manière harmonieuse. Je ne suis pas certain qu’entre la RASD qui est africaine et principalement blanche et certains pays d’Afrique noire, les relations soient moins bonnes qu’entre certains pays d’Afrique noire et d’autres pays d’Afrique noire. Donc la question ne se pose pas en termes de couleur. En matière de conception de l’OUA, les daltoniens n’ont pas leur place. Il n’y a qu’une couleur : l’unité africaine.

Question : Quelle est votre position concernant l’évolution, notamment l’échec, de la Conférence de Brazzaville’ ?

Sankara : Les efforts de Brazzaville, comme vous le savez très bien, nous les avons soutenus. Nous avons dit que Brazzaville ne devrait pas être un ring duquel devrait sortir un champion poids lourd de boxe. Nous avons apporté au président [congolais] Sassou N’guesso tout notre soutien pour que les conditions de dialogue qu’il a tenté de créer soient mises à profit pour que les Tchadiens se retrouvent entre eux. Mais nous avions dit aussi que Brazzaville pour être valable devrait reconnaître le succès du peuple tchadien sur ses ennemis.

Question : Concernant vos relations avec la Libye, pouvez-vous mentionner un exemple de l’assistance de ce pays au Burkina Faso ?

Sankara : Vous me posez là une question très délicate, très difficile. Des exemples, il y a en tellement. Nous pouvons passer des heures et des heures, sinon des jours et des jours à vous raconter cette assistance-là. Nous avons de très bonnes relations qui ne font que se développer davantage avec l’affirmation de la personnalité de chacun, avec l’affirmation de l’indépendance de chacun et nous sommes très satisfaits, très heureux que la Libye respecte en nous cette indépendance.

Nous allons souvent en Libye. Il n’y a pas longtemps, j’ai rencontré le colonel Khadafi. Nous avons discuté de beaucoup de questions, et nous avons engagé des critiques mutuelles. Nous sommes aussi préparés à l’autocritique, quand nous estimons que ces critiques sont fondées et doivent nous amener à changer de position. Tout comme nous invitons la Libye à faire de même. Entre révolutionnaires, l’on doit pratiquer la critique et l’autocritique. Cela ne veut pas dire que la Libye est parfaite, parce que rien n’est parfait dans aucun pays du monde. Et cela donne lieu à des discussions. Donc nos relations continuent d’être comme par le passé et ont au contraire pris un tour nouveau avec cette forme d’échange de critiques, de débats fructueux.

Question : Au cours d’une tournée en Afrique, vous avez été au Mozambique et en Angola. Or on sait que ces pays ont signé des pactes avec l’Afrique du Sud; des accords qui à première vue, semblent contre nature. Quelle est la position du Burkina vis-à-vis de ces accords-là ?

Sankara : Notre position, nous l’avons déjà exprimée. Il y a une question de fond qui se pose. L’Afrique du Sud raciste ne cessera jamais d’être un poison, une épine dans le pied des Africains en général. Tant que nous n’arriverons pas à l’extraire, cette idéologie barbare, rétrograde et anachronique l’apartheid le racisme ne cessera pas. Donc on ne peut pas tergiverser, changer de position sur cette question-là.

Les voies et les moyens pour résoudre ce problème relèvent de la tactique de chaque pays. Mais fondamentalement, le combat contre le racisme doit se poursuivre. Il faut éviter du reste que tactique et stratégie

se confondent. C’est pourquoi tout en nous gardant de donner des leçons, de critiquer les camarades angolais ou mozambicains, nous leur rappelons qu’ils ont un devoir de lutte contre le racisme et que quelle que soit la tactique qu’ils emploient, il faut qu’en permanence ils combattent ce racisme-là. Toute position contraire serait une négation des sacrifices que des martyrs africains ont consentis. Ce serait aussi une négation de tout ce qui se fait aujourd’hui et de tout ce qui s’est fait hier.

Mais en même temps, nous ne manquons pas de porter la critique contre les autres États africains pour n’avoir pas apporté un soutien efficace, effectif et concret à ces pays qui, au front, ont veillé à notre sécurité à tous vis-à-vis du racisme. C’est parce que le Mozambique a osé soutenir d’autres luttes qu’aujourd’hui, ce qui était la Rhodésie, connaît une autre réalité. C’est parce que l’Angola veille en sentinelle face à l’Afrique du Sud que nous autres jusqu’en Afrique occidentale, en Afrique du Nord, nous échappons à la menace directe du racisme. Mais si les deux pays venaient à tomber, si la Ligne de front’ venait à exploser, ça serait le recul progressif, dangereux, envahissant, des frontières directes des racistes.

Donc, nous ne pouvons qu’inviter les deux pays à poursuivre leur lutte farouche contre le racisme, contre l’Afrique du Sud raciste. Et puis, en passant, nous ne pouvons que leur souhaiter toute la vigilance nécessaire; lorsque l’on traite avec le diable, il faut prendre la précaution d’avoir une louche munie d’un manche très long, suffisamment long en tout cas.

Question : Que pense le Burkina Faso du préalable de retrait des troupes cubaines d’Angola posé par l’Afrique du Sud pour l’indépendance de la Namibie ?

Sankara : Le préalable que pose l’Afrique du Sud est un faux problème, car elle traite avec des pays et même des pays africains qui ont sur leur sol des troupes étrangères. Pourquoi n’en fait-on pas un problème ? Pourquoi veut-on empêcher l’Angola de faire appel aux troupes qui lui paraissent être d’un apport utile, d’un soutien utile. C’est un droit. Cela relève de la souveraineté de l’Angola que de faire appel aux troupes cubaines. Et c’est un mérite pour les Cubains que d’accepter d’aller mourir pour un autre pays, eux qui ont aussi des dangers à leur porte, sur leurs côtes.

Concernant la présence des troupes étrangères dans tel ou tel pays, nous pensons qu’il y a des pays qui ont le droit d’en parler et d’autres qui n’en ont pas le droit, surtout quand eux-mêmes ont des troupes étrangères chez eux. Les troupes cubaines n’ont pas moins de mérite que d’autres qui prolongent leur politique de domination.

Question : Vous avez évoqué dans votre discours les pays qui vous accueillent avec le baiser de Judas ou ceux qui soutiennent les ennemis de votre peuple. Rangez-vous la France dans ces pays-là et comment envisagez-vous les relations entre la France et le Burkina Faso ?

Sankara : Peut-être que seul Jésus à l’époque avait déjà repéré Judas. Je ne suis pas certain que les 11 autres disciples l’avaient reconnu. N’allons pas trop vite en besogne. Nous ne faisons de procès d’intention à personne. Maintenant nous savons aussi que les Judas se reconnaissent et que, peut-être, surpris en flagrant délit de comploter contre nous, ils se trahiront par tel ou tel acte.

Puisque nous sommes dans ce domaine, on peut tout nier mais ses intentions profondes finissent par ressortir. Le premier des 12 disciples, Pierre, a été lui-même surpris. On lui disait : «Ton accent t’a trahi», lorsqu’il faisait croire qu’il n’était pas avec Celui-là qui était l’objet de la vindicte populaire. Enfin vous avez lu les Saintes écritures comme tout le monde et je n’insisterai pas.

La France a avec nous des relations qui surprennent peut-être. Nous pensons que ces relations pourraient être meilleures. Notre volonté de les améliorer est là. Nous l’avons maintes fois répété. Mais pour que ces relations s’améliorent, il faudrait que la France apprenne à traiter avec les pays africains, en tout cas avec nous, sur des bases nouvelles. Nous regrettons beaucoup que si mai 81 a permis de transformer la France c’est vous seul qui le savez dans le domaine des relations de la France avec l’Afrique, mai 81 n’a, en tous cas, apporté aucun changement.

La France de mai 81, reprend pratiquement les mêmes chemins que les régimes précédents. Elle se trouve aussi face aux mêmes interlocuteurs représentant de tel ou tel groupe d’Afrique. La France d’aujourd’hui n’est pas différente de la France d’hier. C’est pourquoi nous qui sommes en train d’exprimer, de traduire une nouvelle réalité africaine, nous ne sommes pas compris et peut-être même nous dérangeons un peu, la mare tranquille des relations franco-africaines.

Nous venons avec un langage de vérité, une vérité qui est peut-être directe et entachée de verdeur, mais une vérité qui s’accompagne d’une sincérité que l’on ne retrouve pas ailleurs. La France a été trop longtemps habituée à des langages je ne dirais pas de thuriféraires mais enfin… La France a été habituée à des langages parfois de valets locaux du néo-colonialisme. Dans ces conditions, elle ne peut pas comprendre qu’il y en ait qui ne veulent pas être dans les rangs.

Si l’on se donnait la peine en France de comprendre cette réalité nouvelle qui se vit au Burkina Faso comme une réalité qui est largement partagée dans beaucoup d’autres pays africains, si l’on se donnait la peine de l’accepter comme telle, beaucoup de choses changeraient. Mais hélas on veut considérer le cas du Burkina Faso comme un accident de parcours, comme un phénomène accidentel peut-être passager. Non, c’est cela la réalité en Afrique et il faudrait donc que les relations entre l’Afrique et les autres partenaires évoluent dans le même sens.

Question : Vous avez dit que vous étiez ouvert à des pays d’idéologies différentes. En mai 81, les socialistes ont pris le pouvoir en France, il n’empêche que votre pays a une idéologie contraire à celle de la

France. Peut-on dire qu’il devrait exister entre les deux pays une amitié que l’on pourrait qualifier de conditionnelle ? Si oui, quelles en seraient les conditions ?

Sankara : Je ne pense pas qu’il existe d’amitié inconditionnelle. Même les coups de foudre ont, je crois, leurs conditions, qui, dès leur disparition ramènent les êtres à des calculs et à des réalités d’une froideur surprenante.

L’amitié entre le Burkina Faso et tout autre pays est une amitié qui est conditionnée au respect de notre souveraineté, de nos intérêts et qui nous oblige à respecter le partenaire d’en face. Ce n’est pas à sens unique ces conditions-là. Nous pensons qu’avec la France, le dialogue doit être franc; la vérité pour peu que les deux partenaires veuillent bien la suivre, pourrait nous amener à un programme d’amitié.

Depuis le 4 août 83 jusqu’à ce jour, le représentant de la France, l’ambassadeur, a compté que la balance des échanges diplomatiques entre la France et la Haute-Volta d’alors était très déficitaire en notre défaveur. Cela veut dire beaucoup de choses. La France continue de considérer que la position du Burkina Faso peut se deviner, peut s’interpréter, peut être exprimée par tel ou tel ténor. Cela veut dire que la France sur ce plan n’a pas considéré que le Burkina Faso est une nouveauté une nouveauté qui traduit une certaine réalité en Afrique.

Question : La Haute-Volta a décidé de ne pas aller aux jeux olympiques [d’été 1984], pourquoi ? Comment expliquez-vous le fait qu’il y a des pays africains qui ont décidé de partir ?

Sankara : La Haute-Volta a décidé de ne pas y aller et le Burkina Faso le confirme. Non pas parce qu’il n’y a pas pour nous beaucoup d’espoir de ramener des médailles, non ! Mais par principe. Ces jeux-là comme n’importe quelle tribune devraient être utilisés par nous, pour dénoncer nos ennemis et le racisme d’Afrique du Sud. Nous ne pouvons pas aller à de tels jeux aux côtés de ceux qui soutiennent l’Afrique du Sud dans sa politique raciste. Ét ceux qui refusent les mises en garde et les condamnations que les Africains lancent pour affaiblir l’Afrique du Sud raciste. Nous ne sommes pas d’accord et nous avons choisi de ne pas y aller, quitte à ne jamais aller à des jeux olympiques.

Notre position ne nous a été dictée par personne. Chacun de ceux qui ont refusé d’y aller, a ses raisons. Les nôtres tiennent aux relations que les sportifs britanniques ont avec l’Afrique du Sud. La Grande Bretagne n’a jamais accepté les mises en garde diverses et les nombreuses protestations. La Grande Bretagne n’a pas accepté, nous non plus : nous n’irons pas à ses côtés pour n’importe quelle fête. Nous ne pouvons pas aller à cette fête-là ! Nous n’avons pas le moral pour faire la fête.

Question : Vous savez que ce qui fait peur à l’Occident, à l’Europe, à la France, c’est souvent le terme de «révolution». Dans votre discours, vous avez dit : «La révolution ne s’exporte pas». Est-ce une manière de rassurer les pays qui ont un peu peur ? Peut-on ne pas exporter la révolution lorsque les frontières ne sont qu’une démarcation administrative ?

Sankara : La révolution ne s’exporte pas. L’on ne peut imposer à aucun peuple un choix idéologique. Exporter la révolution signifierait d’abord que nous Burkinabè, nous pensions que nous pouvons aller enseigner à d’autres ce qu’ils doivent faire pour résoudre leurs problèmes. C’est une vision contre-révolutionnaire. C’est ce que les pseudo-révolutionnaires, la petite-bourgeoisie livresque et dogmatique proclament. Cela voudrait dire que nous avons conscience que nous avons importé notre révolution et que ce faisant, nous sommes chargés de poursuivre la chaîne.

Il ne s’agit pas de cela.

Nous avons dit que notre révolution ne méconnaît pas les expériences des autres peuples, leurs luttes, leurs succès, leurs échecs. C’est ainsi que la révolution du Burkina Faso prend en compte toutes les révolutions du monde, quelles qu’elles soient. Exemples : la révolution [russe] de 1917 nous enseigne beaucoup de choses; celle de 1789 nous apporte beaucoup de leçons; La théorie de Monroe, «l’Amérique aux Américains» nous enseigne beaucoup. Tout cela nous intéresse.

Nous pensons aussi que le fait d’avoir des frontières qui ne sont que des démarcations administratives n’implique pas que notre idéologie pourra envahir les autres. Parce que s’ils n’acceptent pas, s’ils la repoussent, elle ne fera pas grand chemin. Pour que ces frontières ne puissent pas être un barrage même aux idées, il faudrait que de chaque côté de la frontière, on comprenne la ligne comme n’étant qu’une démarcation administrative. Si le Burkina Faso comprend telle frontière comme n’étant qu’une démarcation administrative, alors que de l’autre côté on la comprend comme étant un rempart protecteur, il ne se passera pas ce qui se passe entre le Ghana et le Burkina Faso.

Mieux on connaîtra la révolution, mieux on comprendra que finalement elle n’est pas dangereuse, qu’elle est un bien pour les peuples. Beaucoup d’hommes ont peur de la révolution parce qu’ils ne la connaissent pas ou parce qu’ils n’en connaissent que les excès tels que nous les rapportent les chroniqueurs et les correspondants de presse qui sont allés rechercher le sensationnel.

Mais soyons précis, bien que notre révolution ne soit pas faite pour l’exportation, nous n’entendons pas nous couper les cheveux en quatre pour enfermer la révolution burkinabè dans un blocus imprenable. C’est une idéologie qui souffle ; elle est à la disposition de tous ceux qui pensent nécessaire d’en profiter.

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Interview de Jean Philippe Rapp réalisé en 1985 : “Oser inventer l’avenir”

Oser inventer l’avenir

1985

Interview realisé par le journaliste suisse Jean-Philippe Rapp, réalisés en 1985.et publié en 1986 sous le titre : Sankara : Un nouveau pouvoir africain.

Jean-Philippe Rapp : Devenir chef d’État, est-ce une décision que l’on prend dans des circonstances précises ?

Thomas Sankara : Il y des événements, des occasions qui constituent une rencontre, un rendez-vous avec le peuple. Il faut les rechercher très loin dans le passé, dans le «background» de chacun. On ne décide pas de devenir un chef d’État, on décide d’en finir avec telle ou telle forme de brimade, de vexation, tel type d’exploitation, de domination. C’est tout.

Un peu à l’image de celui qui a souffert d’une maladie sérieuse, le paludisme, par exemple, et qui décide de vouer toutes ses énergies à la recherche d’un vaccin, quitte à ce que, chemin faisant, il devienne l’éminent scientifique responsable d’un laboratoire ou le chef d’une équipe médicale de pointe.

Moi, je suis, en tout cas, parti avec une conviction très claire au départ. On ne combat bien que ce que l’on connaît bien et un combat ne se réussit que si l’on est convaincu de sa justesse. Il n’est pas possible de mener une lutte afin de s’en servir comme prétexte, comme levier de pouvoir, car, en général, il s’agit d’un vernis de maquillage qui craquelle très vite. On ne s’engage pas à lutter aux côtés des masses populaires pour devenir chef d’État. On lutte, puis la nécessité de s’organiser fait qu’il faut quelqu’un à un poste donné.

Rapp : Mais pourquoi vous ?

Sankara : Il faut se convaincre qu’on peut se battre, qu’on est assez courageux pour le faire pour soi, mais surtout qu’on a suffisamment d’inclination à le faire pour les autres. Vous trouverez des hommes déterminés à engager la lutte et qui savent comment s’y prendre. Mais ils ne le font que pour eux-mêmes et ne vont pas très loin.

Rapp : Est-ce selon vous une question d’origine ?

Sankara : Oui. Vous avez des dirigeants qui ont eu des origines naturellement ou artificiellement créées elles sont artificielles lorsque leur création est le résultat d’un cloisonnement érigé autour d’eux. De toute manière ces gens sont coupés des masses populaires. Ils peuvent avoir une certaine générosité, mais elle ne fait pas d’eux des révolutionnaires. Vous rencontrez, à différents échelons, des responsables qui sont malheureux parce qu’on ne les comprend pas, même lorsqu’ils font preuve de dévouement. Pourtant leurs sacrifices sont sincères, mais leur démarche n’est, en effet, pas comprise.

Un peu comme certains coopérants venus d’Europe, qui vivent des expériences comparables. Ils sont également très sincères, mais leur méconnaissance de l’Afrique les conduit à commettre des erreurs, des gaffes parfois insignifiantes qui seront pourtant déterminantes pour la suite. Ainsi, à la fin d’un séjour de quelques années, ils rentrent chez eux complètement dégoûtés de l’Afrique. Et pourtant la noblesse de coeur ne leur faisait pas défaut, mais ils avaient une disponibilité mentale de condescendance. Ils étaient des donneurs de leçons.

Rapp : Pour vous, il faut avoir vécu les réalités ?

Sankara : D’autres dirigeants ont, en effet, eu la chance de baigner au milieu du peuple. C’est là qu’ils puisent les ressources nécessaires. Ils savent qu’en prenant telle décision, ils résoudront tel problème et que cette solution rendra service à des milliers, voire des millions de gens. Ils connaissent parfaitement la question sans l’avoir étudiée dans une faculté de sociologie. Cela modifie la perception.

Rapp : Mais à partir de quelles expériences personnelles et concrètes avez-vous découvert ces réalités vous-même ?

Sankara : Il y en a plusieurs. Je me souviens, par exemple, d’un homme que j’ai bien connu. Nous étions en pleine période de sécheresse. Pour éviter la famine, plusieurs familles de son village avaient réuni le peu d’argent qu’il leur restait et elles l’avaient chargé de se rendre à Ouagadougou pour acheter un peu de nourriture. Il est allé à la capitale à bicyclette. Arrivé là, il eut un contact douloureux et brutal avec la ville. Il fit sans succès la queue pour obtenir ce qu’il voulait. Il voyait beaucoup d’autres personnes passer devant lui pour acheter leur mil parce qu’elles parlaient français. Puis, comble de malheur, l’homme s’est fait voler sa bicyclette et tout l’argent que les villageois lui avaient confié. Alors, de désespoir, il s’est suicidé. Cela n’a pas troublé le sommeil des gens de Ouagadougou. Ce n’était qu’un mort de plus. On creuse un trou, on jette le corps dedans comme un poids inutile dont il faut se débarrasser.

La ville a continué à tourner allègrement, dans l’indifférence, dans l’ignorance même de ce drame alors qu’au loin des dizaines de personnes, des familles entières attendaient le retour heureux de cet homme qui allait

relancer leur existence, mais qui n’est jamais revenu… Alors on se demande, avons-nous le droit de les laisser pour compte ?

Rapp : Ce fut un choc pour vous ?

Sankara : Oui, j’y pense encore souvent aujourd’hui.

Rapp : Mais avez-vous vécu, vous-même, des situations de rapports inégaux ou l’avez-vous simplement observé chez d’autres ?

Sankara : Non, je l’ai vécu personnellement. Tout petit, j’allais à l’école primaire de Gaoua. Le directeur de celle-ci était un Européen dont les enfants avaient une bicyclette. Nous, les autres enfants, nous avons passé des mois et des mois à rêver de cette bicyclette. Nous nous réveillions avec elle dans la tête, nous la dessinions, nous tentions de refouler le besoin qui resurgissait toujours.

Pour essayer d’obtenir qu’on nous la prête, nous avons tout fait. Les enfants du directeur voulaient-ils du sable pour édifier un château, nous leur en apportions, voulaient-ils que nous leur rendions un autre service, nous nous précipitions. Et tout cela juste dans l’espoir de pouvoir faire un tour, «prendre un tour», comme on dit ici. Nous avions le même âge mais rien n’y faisait.

Moi, un jour, me rendant compte que tous nos efforts étaient vains, je me suis emparé de la bicyclette et me suis dit : «Tant pis, je me paie ce plaisir et advienne que pourra…»

Rapp : Avec quelles conséquences ?

Sankara : On a arrêté mon père qui fut jeté en prison. Je fus renvoyé de l’école. Mes frères et mes soeurs n’osaient plus y retourner. C’était la terreur. Comment voulez-vous ne pas créer de profonds sentiments d’injustice entre des enfants qui ont le même âge ?

On a également mis une autre fois mon père en prison parce qu’une de mes soeurs avait cueilli des fruits sauvages en lançant des pierres dont certaines étaient retombées sur le toit de la maison de ce directeur. Or cela dérangeait sa femme pendant sa sieste. Je comprenais qu’elle souhaitât se reposer après un bon repas réparateur et qu’il fût énervant d’être dérangé de la sorte, mais nous, nous voulions manger…

Et dans cette circonstance, on ne s’est pas contenté de mettre mon père en prison, on a sorti une note interdisant à qui que ce soit de cueillir ces fruits.

Rapp : Aujourd’hui, quand vous rencontrez votre père, qu’il voit ce que vous êtes devenu et ce que vous entreprenez, qu’est-ce qu’il vous dit ?

Sankara : Mon père est un ancien combattant. Il a fait la Deuxième Guerre mondiale et il a été prisonnier des Allemands. Comme ancien combattant, il estime que nous n’avons encore rien vu, que pour eux c’était pire. Disons que notre débat est plutôt fait de chocs…[Rires]

Rapp : Cela m’amène au problème des Anciens, qui ont un rôle dans la société traditionnelle et qui doivent avoir énormément de peine à comprendre et surtout à admettre ce qui se passe…

Sankara : Ces gens sont très nombreux. Il faut chaque fois leur réserver un petit mot. Ils sont surpris que nous parlions d’eux dans certains messages.

Ces personnes âgées ont eu le sentiment d’être exclues et c’est d’autant plus frustrant pour elles qu’à notre âge, elles avaient fait preuve d’un courage admirable. Aujourd’hui elles vivent sur leurs lauriers, mais il est normal que nous leur rendions justice en reconnaissant leurs mérites passés afin de pouvoir compter sur le dynamisme que ces personnes peuvent insuffler d’un simple mot.

Rapp : Mais comment pensez-vous les intégrer ?

Sankara : Nous avons décidé de mettre sur pied une structure qui va s’occuper d’eux. Elle n’a pas encore de nom, mais ses responsables sont connus. Des comités provisoires se créent dans toutes les provinces, et bientôt un congrès national se tiendra au cours duquel ces Anciens vont mettre en place un bureau national. Des structures et des directions vont également définir le mode de participation.

Rapp : Une volonté d’ouverture ?

Sankara : Nous sommes en Afrique, dans une société où la féodalité, dans son sens le plus large, est très puissante. Lorsque le vieux, le patriarche a parlé, tout le monde suit. Alors nous disons : «Autant les jeunes doivent combattre les jeunes réactionnaires, autant les vieux réactionnaires seront combattus par les vieux révolutionnaires.»

Cela a certes des limites idéologiques, mais nous leur concédons ces limites-là pourvu que, dans leur secteur, ils s’occupent également de ceux qu’ils doivent combattre.

Rapp : Revenons à votre enfance, y a-t-il d’autres souvenirs qui pourraient éclairer votre personnalité, faire comprendre certains comportements ?

Sankara : J’ai été au lycée à Bobo-Dioulasso. Toute ma famille était restée à Gaoua. En arrivant, je ne connaissais personne. Or, le jour de la rentrée des classes, on nous dit que pour des raisons d’intendance, le lycée ne serait ouvert que le lendemain. L’internat étant lui aussi fermé, il a fallu nous débrouiller pour nous loger. Ma valise sur la tête j’étais trop petit pour la porter d’une autre manière j’ai erré dans cette ville trop grande pour moi. J’étais de plus en plus fatigué et j’ai fini par me retrouver devant une maison bourgeoise. Dans la cour il y avait des voitures et un gros chien.

J’ai sonné. Le monsieur est sorti et m’a toisé : «Tiens, un petit qui vient comme ça et pourquoi ?» Je lui ai répondu : «J’ai vu cette maison et

me suis dit, c’est là que je vais passer la nuit» Il a poussé un grand soupir, il n’en revenait pas, puis il m’a donné son accord. Il m’a installé, m’a donné à manger, puis m’a expliqué qu’il devait sortir car sa femme était en attente à la maternité. Le lendemain j’ai pris mes affaires, je l’ai salué et je suis parti.

Un beau jour, étant devenu ministre, j’ai nommé un secrétaire général au Ministère de l’information. Puis je lui ai demandé : «Vous ne me reconnaissez pas ?» Il m’a dit non. Un mois plus tard, même question, même réponse. Le jour où il a quitté sa fonction, je l’ai appelé «Vous étiez à la station radio de Bobo. Vous habitiez tel quartier, vous aviez une voiture Ami 6. Vous m’avez ouvert la porte et vous m’avez donné à manger. J’étais tout petit, j’allais au lycée.» «C’était donc vous ?» «Oui, c’était moi.» Il s’appelait Pierre Barry. En quittant sa maison, je me disais que, tôt où tard, il faudrait que je rende à cet homme-là un service pour qu’il sache que sa charité n’avait pas été inutile. Je l’ai cherché. Le hasard a bien fait les choses. Nous nous sommes rencontrés. Il est aujourd’hui à la retraite.

Rapp : Le Burkina Faso a été membre du Conseil de sécurité à l’ONU. Vous vous êtes, vous-même, exprimé devant l’Assemblée générale ; quelles réflexions en tirez-vous ?

Sankara : Si je ne m’y étais pas rendu, je n’aurais pas connu cette expérience, donc à quelque chose malheur est bon. Mais à vrai dire, il faut éviter d’être un rat dans ces couloirs-là, car très vite on tombe dans la complicité internationale, une espèce de tolérance qui ramène les problèmes des gens à de stériles joutes oratoires de théoriciens.

Quand vous voyez les gens qui s’y trouvent, vous avez l’impression qu’ils sont sérieux, mais moi cela ne m’amuse pas tellement de les rencontrer. Au début, seulement, j’ai ressenti le besoin de m’y rendre.

Toutefois nous avons, en effet, été membre du Conseil de sécurité. Nous avons estimé que si notre rôle aux Nations unies ne consistait pas à compléter les effectifs, nous devions avoir le courage de parler au nom des peuples qui nous avaient fait confiance le Burkina Faso a été élu par plus de 104 pays. Nous devions représenter leurs intérêts, en particulier ceux des pays non alignés. Car il faut constamment, quotidiennement, courageusement défendre leurs intérêts ainsi que ceux des peuples qui s’indignent, si nous ne voulons pas que les Nations unies ne deviennent une caisse de résonance manipulée par quelques tambourinaires puissants.

Rapp : Avez-vous connu en cette circonstance des pressions ? Une menace de couper certaines aides ?

Sankara : A l’époque, l’ambassadeur des Etats-Unis, par exemple, a tenté d’exercer une pression de ce type. C’était en rapport avec Porto Rico, le Nicaragua, Grenade et plusieurs autres questions. Nous lui avons dit toute l’amitié sincère que nous avions pour le peuple américain, mais qu’il n’était pas dans l’intérêt de celui-ci de créer la désolation dans d’autres pays. Nous avons ajouté que notre amitié était si réelle qu’elle nous empêchait de nous solidariser avec ceux qui attaquent les Etats-Unis sans raison, gratuitement.

Je dois ajouter, pour l’honnêteté intellectuelle, que l’ambassadeur américain, à la suite de notre conversation, a fait machine arrière et qu’il a expliqué notre position à son gouvernement.

Rapp : Des pressions parce que vous étiez membre du Conseil de sécurité ?

Sankara : En effet, différentes pressions, sous différentes formes, par différents groupes. Mais pouvions-nous nous taire lorsqu’une grande puissance agresse un petit pays, lorsqu’une nation en envahit une autre ? Nous avons pensé que nous avions un combat à y mener au nom de tous ceux qui nous apportèrent leur confiance, mais au nom également de ceux qui ne le firent pas parce qu’ils nous connaissaient insuffisamment.

Rapp : Pour un résultat dont vous êtes satisfait ?

Sankara : Nous avons pris les positions que nous avions à prendre. Nous nous sommes ainsi fait connaître de beaucoup de gens. Cela nous a également valu un grand nombre d’ennemis. Nous avons attaqué à gauche comme à droite, à l’Est comme à l’Ouest. Chacun en a pris pour son compte. Valait-il la peine de se payer tant et tant d’ennemis ? Fallait-il ouvrir tant et tant de fronts ? Je ne sais pas.

Rapp : Dans votre situation, une grande puissance qui vous retirerait son aide vous mettrait dans des difficultés très graves. C’est vrai par exemple pour la France, les Etats-Unis, l’URSS et d’autres nations occidentales…

Sankara : C’est la raison pour laquelle nous sommes obligés de lutter contre l’impérialisme et ses manifestations. Pour celui-ci, il est plus important de nous dominer culturellement que militairement. La domination culturelle est la plus souple, la plus efficace, la moins coûteuse. C’est pourquoi nous affirmons que pour renverser le régime burkinabè, il n’est pas nécessaire d’amener des mercenaires puissamment armés, il suffit simplement d’interdire l’importation du champagne, du rouge à lèvres, du vernis à ongles.

Rapp : Ce ne sont pourtant pas des produits usuels des Burkinabè…

Sankara : La seule bourgeoisie est aujourd’hui persuadée qu’elle ne peut se passer de ces produits. Il nous faut travailler à décoloniser les mentalités, et réaliser le bonheur à la limite des sacrifices auxquels nous devons consentir. Il faut travailler à reconditionner notre peuple à s’accepter tel qu’il est, à ne pas avoir honte des réalités qu’il connaît, à s’en contenter et même à s’en glorifier.

Il faut être cohérent. Nous n’avons pas hésité à refuser une aide de l’Union soviétique qui n’était pas, selon nous, à la hauteur de notre attente. Nous nous sommes expliqués avec les Soviétiques et je pense que nous nous sommes compris. Il faut savoir garder sa dignité.

Rapp : Quand on a un budget de 58 milliards de francs CFA dont 12 sont affectés à la dette, est-il réellement possible d’avoir un plan et une stratégie ?

Sankara : Oui, mais on pose simplement et très brutalement la question du choix entre le champagne et l’eau.

Nous nous efforçons de refuser les partages inégaux. Or, que constatons-nous ? 58 milliards de budget : 30 000 fonctionnaires qui en monopolisent 30, et rien pour les autres. Ce n’est pas normal. Si nous voulons davantage de justice, il faut que chacun accepte de reconnaître où se trouve le peuple et quels sacrifices il doit faire pour que cette justice se réalise.

Qui sont donc ces 30 000 fonctionnaires ? Des gens comme moi. Prenez mon cas : sur 1 000 enfants nés la même année que moi, la moitié sont morts au cours des trois premiers mois. J’ai eu la chance extrême d’avoir pu y échapper. Tout comme c’est une chance de ne pas avoir été victime ensuite d’une de ces maladies que nous connaissons en Afrique et qui ont décimé d’autres personnes nées la même année que moi.

Je fais partie des 16 enfants sur 100 qui ont pu aller à l’école. C’est une autre chance inouïe. Je fais partie des 18 sur 100 qui sont parvenus au baccalauréat et des 300 sur l’ensemble du pays qui se sont rendus à l’étranger, qui se sont perfectionnés et qui, une fois de retour, sont sûrs de trouver un emploi. Je fais partie des 2 sur 100 soldats qui, sur le plan social, ont une place stable et bien rémunérée parce qu’officier dans une armée où ce grade représente quelque chose.

Et des gens qui ont connu un certain nombre de chances comparables sont 30 000 dans ce pays de 7 millions d’habitants ? Et à nous seuls nous «pompons» plus de 30 milliards ? Cela ne peut plus durer.

Rapp : Sans compter les autres avantages !

Sankara : En effet, c’est nous, qui sommes en ville, qui donnons le ton, qui expliquons à l’opinion internationale ce qui va, ce qui ne va pas et comment il faut apprécier la situation ici.

C’est nous qui parlons de droits de l’homme, de baisse du pouvoir d’achat, de climat de terreur. Nous oublions que nous avons condamné à mort des milliers d’enfants pour n’avoir pas accepté qu’on diminue un tant soit peu notre salaire afin de réaliser un petit dispensaire. Et nous n’avons agité aucune opinion internationale contre le scandale que représentent ces morts. Nous faisons partie de la complicité internationale des bonnes consciences. «Je te pardonne tes fautes, tu me pardonnes les miennes. Je me tais sur ce que tu fais de sale, tu te tais sur mes mauvaises actions et nous restons entre gens propres». C’est véritablement le gentlemen’s agreement des bonnes consciences…

Rapp : L’indignation est une chose, mais comment agir ?

Sankara : II faut oser regarder la réalité en face puis oser donner des coups de boutoir sur des privilèges acquis de longue date, de si longue date même qu’ils paraissent être devenus naturels, incontestables. Bien sûr, vous courez le risque de vous faire violemment attaquer dans la presse. Mais on ne demandera jamais aux 7 millions de paysans sans voix s’ils sont heureux ou non d’une route, d’une petite école, d’un dispensaire, d’un puits.

Rapp : Mais que feriez-vous sans l’aide internationale et les prêts d’ajustement structurel ?

Sankara : En 1983, quand nous sommes arrivés au pouvoir, les caisses de d’Etat étaient vides. Le régime que nous avons renversé avait négocié et obtenu de la France un prêt d’ajustement structurel d’environ 3 milliards de francs CFA. Au terme d’un certain nombre de tractations, ce prêt a été rétrocédé à notre régime. Cela n’a pas été facile, mais depuis lors je peux vous affirmer que personne ne nous a prêté quoi que ce soit, ni la France ni quelqu’un d’autre. Nous n’avons aucune aide budgétaire.

Rapp : Comment, dans ces conditions, éviter le déficit budgétaire ?

Sankara : Nous comblons ce trou en empêchant qu’il existe… c’est-à-dire en empêchant qu’il y ait une différence. Nous avons diminué les salaires. Les cadres ont perdu jusqu’à un mois de revenu. Les fonctionnaires ont dû renoncer à une partie de leurs indemnités ce qui, vous vous en doutez, n’est jamais bien accueilli nulle part. Ces sacrifices, nous les imposons aux membres du gouvernement, auxquels nous faisons mener un train de vie très modeste. L’instituteur ministre touche son salaire d’instituteur, le capitaine président, celui de capitaine, rien de plus.

Rapp : La vertu de l’exemple ?

Sankara : Oui. Imaginez-vous que par le passé, dans ce pays, on parlait d’instaurer le treizième, voire le quatorzième mois de salaire… Pendant ce temps des gens mouraient faute d’avoir pu acheter un petit comprimé de Nivaquine… Il ne faut pas s’étonner qu’alors soit apparu en France le cartiérisme contre ces rois nègres, qui s’achètent des voitures et construisent des châteaux avec les produits de leurs contribuables. Le carriérisme’ est bel et bien né de nos propres fautes et de nos propres erreurs.

Savez-vous aussi que des Burkinabè touchaient des indemnités de dépaysement dans leur propre pays, des «indemnités de soleil» ?

D’autres avaient des salaires de 2 à 300 000 CFA pour simplement diriger des syndicats, et ils revendiquaient des augmentations de salaire malgré les sommes colossales qu’ils recevaient !

Nous avons dû demander des sacrifices, c’est cela la transformation des mentalités. Et nous ne sommes pas au maximum de nos possibilités. Ce n’est qu’un pas, d’autres devront être faits.

Rapp : Mais dans cette situation, est-il possible d’envisager le moindre investissement ?

Sankara : Par ces diminutions de salaires, cette réduction du train de vie, mais aussi en gérant mieux ce que nous avons, en évitant les détournements, nous sommes arrivés à dégager quelques bénéfices qui nous permettent de modestes investissements. Mais ils sont déjà un témoignage de la nécessité pour nous de continuer ces efforts-là.

Notre budget est établi une fois par année, mais chaque trimestre nous faisons le point et procédons à des comparaisons, c’est vous dire à quel point nous sommes près de nos sous.

Des chiffres si vous voulez : au premier trimestre 1983, le budget pour lequel nous étions déjà un peu impliqués dans le cadre du CSP, mais sur lequel nous n’avions pas la haute main ce budget faisait apparaître un déficit de 695 millions de francs CFA. Au premier trimestre 1984, ce déficit n’était plus que d’un million de francs CFA alors que nous avions eu la possibilité de le mettre en place et de l’exécuter nous-mêmes.

Au premier trimestre 1985, ce n’est plus un déficit mais un excédent de 1 milliard 985 000 francs CFA qui apparaît, et nous allons continuer ainsi.

Rapp : Oui, mais à quel prix ?

Sankara : En serrant sur tout. Ici, il est interdit d’écrire sur le verso d’une feuille seulement. Nos ministres voyagent en classe économique et n’ont que 15 000 francs CFA par jour de défraiement. Pour moi aussi, la situation est la même, mais la fonction de chef d’État offre cet avantage que vous êtes pris en charge lorsqu’on vous accueille à l’étranger.

Notre ministre du Travail s’est rendu il y a quelque temps à Genève, pour une conférence internationale. Vous êtes bien placé pour savoir qu’avec ses 15 000 francs CFA d’indemnité journalière, il ne pouvait envisager de se loger là-bas. Il a dû se rendre en France voisine et partager un modeste logement avec ses collaborateurs. Il n’y a aucune honte à cela. Peut-être même ces conditions lui auront-elles permis d’accomplir encore mieux sa mission que s’il avait été logé dans un palace. Ce n’est qu’un exemple parmi beaucoup d’autres.

Rapp : Il y a quelques mois, le Sidwaya titrait : «Si Lénine avait su ce que nous faisions, il nous aurait aidés.» N’est-ce pas là l’expression d’une déception face à l’URSS et d’autres pays ?

Sankara : Au regard des risques que nous prenons, car nous conduisons ici une véritable révolution, au regard aussi de ce que nous pensons pouvoir représenter, de manière peut-être immodeste, pour l’Afrique, nous ne comprenons pas cet attentisme, ce désintéressement, ce manque d’empressement à nous aider de la part de ceux qui sont le plus indiqués pour le faire, car du point de vue de la sensibilité idéologique, ils sont dans le même camp que nous.

Nous le comprenons d’autant moins qu’ici on peut nous étouffer pour 5 millions de francs CFA. Plusieurs fois, nous avons manqué devoir fermer des unités usuelles et mettre des gens au chômage pour l’équivalent de cette somme qui nous faisait défaut. Les conséquences auraient été des grèves, des protestations et peut-être, si cela avait été exploité par d’autres personnes plus futées, la chute totale du régime.

Et alors, «chat échaudé craint l’eau froide…» ! Des dispositions terrifiantes auraient été prises pour qu’un régime comme le nôtre ne revienne pas.

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Rapp : Il s’agissait donc bien d’une déception ?

Sankara : L’article de Sidwaya exprimait bien cela, mais je ne crois pas, d’autre part, qu’il faille demander aux autres de se sacrifier pour vous jusqu’à abandonner leurs propres problèmes, même si ceux-ci ne sont pas comparables. La tristesse de quelqu’un qui, chez vous, s’aperçoit que le vin n’est pas de bonne qualité est aussi valable que celle d’une personne qui, ici, n’a pas d’eau à boire.

Ailleurs, une population n’est pas contente de son gouvernement parce qu’il n’a pas créé de troisième, de quatrième ou de vingt-cinquième chaîne de télévision. Ce n’est pas une raison pour nous de vous demander de marquer le pas, de nous attendre, nous qui n’en avons qu’une et encore…

Les autres pays ont eux aussi à supporter leurs propres charges.

Et puis il faut dire que c’est nous qui faisons notre révolution. Alors tant mieux ou tant pis pour nous… A nous de l’assumer. Personne ne nous a demandé de la faire, après tout ! Nous aurions pu hypothéquer notre pays et le mettre en location. Quelqu’un aurait payé. C’est nous qui avons estimé que toutes ces formes d’aliénation étaient à rejeter, c’est à nous d’en payer le prix.

Rapp : Apprendre à sortir d’une mentalité d’assisté ?

Sankara : Oui, il faut se départir de cette mentalité. Si nous n’avions pas été colonisés et si nous n’avions pas eu de rapport avec la France, comment aurions-nous eu le droit d’attendre quelque chose d’elle ? Pourquoi ? En Corrèze, au Larzac il reste des gens qui ne sont pas heureux…

Alors nous devons perdre cette mentalité, même si, au nom d’un internationalisme quelconque, nous aurions aimé que les aides aillent là où il faudrait. Mais il ne faut pas oublier que, à moins d’être masochiste ou suicidaire, on ne va pas aider son ennemi, lui donner des armes pour qu’il survive, qu’il rayonne et qu’il convainque autour de lui d’imiter son

exemple. Ils sont fort nombreux ceux qui ont peur que nous réussissions. Ils nous interpellent par toutes sortes de défis.

Rapp : Le temps ne joue-t-il pas contre vous ?

Sankara : Ils nous donnent, par exemple, moins d’un an pour avoir les caisses vides, ne plus pouvoir payer les fonctionnaires et être obligés de recourir au FMI ou à une autre organisation. Vaille que vaille, cahin-caha nous traversons quand même la zone de tempêtes et ressortons la tête haute. Ils nous donnent alors un autre délai au terme duquel il paraît évident que nous allons échouer. Tant bien que mal, nous tenons et démontrons à la longue, dans la pratique, qu’il existe d’autres schémas qui peuvent permettre de contourner les formes classiques d’approvisionnement des caisses.

Rapp : Mais que peuvent faire de plus les Burkinabè ? L’excès de sacrifices risque de se retourner contre vous ?

Sankara : Non, si vous savez donner l’exemple. Nous avons créé une caisse de solidarité révolutionnaire à laquelle des milliers de Burkinabé contribuent. Leurs oboles représentent un effort considérable pour que notre peuple ne soit pas contraint à mendier une aide alimentaire. La caisse nous a permis de parer au plus pressé, notamment face aux problèmes de survie des populations du Sahel.

Rapp : Mais parallèlement se pose la question de la dette extérieure. A la conférence de l’OUA à Addis-Abeba, les participants étaient très divisés sur le comportement à avoir face au remboursement…

Sankara : Pour notre part, nous disons très nettement qu’il ne faut pas payer la dette extérieure. Ce n’est pas juste. La payer c’est payer deux fois un tribut de guerre. D’ailleurs d’où vient-elle ? De ce qui nous fut imposé de l’extérieur. Avions-nous besoin de construire des châteaux, de dire aux médecins qu’ils toucheraient un très important salaire à la tin du mois, de créer chez l’officier une mentalité d’homme surpayé ?

Nous avons été obligés de contracter des dettes très lourdes, et les unités économiques qu’elles ont permis de créer n’ont pas toujours tourné très rond. Pour elles, nous avons pris de lourds engagements financiers alors qu’elles étaient parfois suggérées, proposées, organisées, installées par ceux-là mêmes qui nous ont prêté l’argent.

C’est tout un système, avec ses éléments d’assaut, qui sait exactement ce qu’il faut vous proposer. Ensuite son artillerie lourde intervient, et nous devons payer toujours davantage. Ce sont des placements heureux pour les investisseurs. Ils ne placent pas leur argent dans leurs propres banques, chez eux cela ne rapporte rien. Ils sont alors obligés de créer le besoin ailleurs pour que d’autres paient. Avions-nous besoin de fumer telle ou telle cigarette ? On nous a convaincus que «grâce à telle marque, nous serions l’homme le plus fort du monde, celui qui séduira toutes les femmes». Nous avons fumé et avons développé le cancer en prime. Et les plus privilégiés d’entre nous sont partis en Europe se faire soigner…

Alors qu’il s’agissait de donner un nouveau souffle au marché du tabac chez vous.

Rapp : Mais le refus de payer la dette extérieure a-t-il un sens s’il n’est le fait que d’un ou deux Etat ?

Sankara : En fait ce n’est pas l’action isolée et usurière d’un banquier qui nous impose de payer la dette, mais tout un système organisé. Celui-ci permet qu’en cas de non-règlement, on puisse bloquer vos avions sur un aéroport, ou qu’on refuse de vous envoyer une pièce de rechange absolument indispensable.

Alors, ne pas payer la dette exige que nous allions en front uni. Tous les Etats doivent agir ensemble à condition, bien sûr, que nous acceptions de faire notre autocritique sur notre propre gestion de ces ressources. Lorsque certains ont contracté des dettes énormes pour des dépenses personnelles somptuaires, ils ne méritent pas que nous nous mobilisions pour les soutenir.

Nous l’avons dit clairement dans le message que nous avons adressé à l’OUA : «Ou bien il faut collectivement résister, opposer un refus net de payer la dette ou, si ce n’est pas le cas, il faut, alors, aller mourir, isolément un à un…»

Rapp : Mais ce n’est pas un point de vue unanimement partagé ?

Sankara : Chacun de nous se croit le plus malin, le plus rusé, tout en comprenant la logique de ce juste refus. Il le contourne pour aller voir les prêteurs. Dès lors on dira d’eux qu’ils sont les plus organisés, les plus modernes, les plus respectueux des textes des engagements.

On leur donne d’autres prêts pour imposer d’autres conditions, puis quand la grogne s’installe dans les rues, on leur suggère aussi d’envoyer des «gros bras» pour casser ceux qui ne veulent pas suivre et installer sur le trône ceux qui doivent l’être selon eux…

Rapp : Face aux mesures économiques intérieures, ne craignez-vous pas une violente réaction populaire ?

Sankara : L’adhésion générale que nous rencontrons en imposant des mesures pourtant peu populaires montre la nature de notre révolution : une révolution qui n’est dirigée contre aucun peuple, contre aucun pays, mais qui vise à redonner au peuple burkinabè sa dignité et à lui permettre d’accéder, lui aussi, à un bonheur qu’il aura défini d’après ses normes à lui. Le bonheur, le développement, se mesurent ailleurs sous forme de ratios ; de quintaux d’acier par habitant, de tonnes de ciment, de lignes téléphoniques. Nous avons d’autres valeurs.

Nous n’avons aucun complexe à dire que nous sommes un pays pauvre. Lorsque nous sommes dans les organisations internationales, nous

n’avons pas peur de prendre la parole et de bloquer les débats pour un ou deux dollars de réduction d’une cotisation, ou d’une contribution des Etats. Nous savons que cela irrite bon nombre de délégations qui sont capables de jeter par le fenêtre des milliers et des millions de dollars.

Et lorsque nous devons recevoir un ambassadeur qui doit présenter ses lettres de créance, nous ne le faisons plus dans ce bureau présidentiel, nous l’amenons en brousse, chez les paysans. Il emprunte des routes chaotiques, il souffre de la poussière et de la soif. Ensuite nous pouvons l’accueillir en lui disant : «Excellence, Monsieur l’ambassadeur, voilà le Burkina Faso tel qu’il est et c’est avec lui que vous devez composer, non avec nous qui sommes dans les bureaux feutrés.»

Nous avons un peuple qui a sa sagesse, son expérience, un peuple qui peut définir lui aussi une certaine manière de vivre. Ailleurs on meurt d’avoir été trop bien servi. Ici on meurt de ne pas l’avoir été suffisamment. Entre les deux, il y a une forme de vie que nous découvrirons si nous faisons chacun une part du chemin l’un vers l’autre.

Rapp : Autre facteur économique dont il faut tenir compte : le développement des Organisations non gouvernementales (ONG). On en recense environ 600 au Burkina Faso, dont 400 d’origine française. Comment expliquez-vous ce développement ?

Sankara : Pour moi les Organisations non gouvernementales ont des côtés positifs et négatifs, mais surtout elles traduisent l’échec des relations d’État à Etats et la nécessité pour les peuples de rechercher d’autres formes de contact et de dialogue. Même s’il existe ailleurs un Ministère de la coopération, un Ministère des affaires étrangères ou un Ministère des relations extérieures, on va chercher des formes nouvelles ; donc, cela signifie politiquement que ces ministères sont inopérants.

Nous savons, bien sûr, qu’il existe des Organisations non gouvernementales qui sont des officines d’espionnage impérialiste. Affirmer le contraire serait faire preuve, soit d’une parfaite naïveté, soit de la volonté de se crever les yeux afin de ne pas voir la réalité. Mais il n’y a pas que cela. Beaucoup d’autres sont effectivement des organisations où des hommes et des femmes pensent avoir trouvé le lieu idéal pour s’exprimer, pour apporter quelque chose parce qu’ils ont entendu parler de pays qui souffrent, alors qu’eux-mêmes sont très mal dans leur peau sous le poids des calories et du luxe. Ils ont ressenti le besoin d’entreprendre quelque chose, ce qui est bien.

Rapp : Ne risque-t-on pas une forme de désordre que la bonne volonté ne suffit pas à corriger ?

Sankara : Ici, nous nous sommes dit : «Les ONG arrivent, il faut les organiser.» Si vous ne le faites pas, la situation peut devenir très dangereuse. Auparavant, ces organisations s’étaient installées en fonction de la carte politique électorale du pays. Dans tel fief se trouve un homme politique important : c’est là qu’on creusera des puits, même s’il faut en faire un tous les 25 cm, alors qu’ailleurs où le besoin est réel rien ne se fera, car il ne se trouve aucun fils du pays qui soit bien en vue.

Les ONG se sont également gênées dans la mesure où les puits ont été faits à l’anglaise, à l’allemande, à la française, pour une eau qu’on boit à la burkinabè. Elles refusent de se communiquer les informations nécessaires et préfèrent laisser chacun recommencer les mêmes erreurs, histoire de pouvoir dire : «Vous voyez bien que ces gens n’y connaissent rien…»

Rapp : Mais ne doivent-elles pas mener une politique délicate et difficile ?

Sankara : Elles ont souvent commis des erreurs en n’osant justement pas s’affirmer et dire aux dirigeant locaux : «Ecoutez, Messieurs, nous sommes venus pour tel objectif très clair. Si vous êtes d’accord nous jouons le jeu. Si vous ne l’êtes pas, nous plions bagage et chercherons à travailler ailleurs.»

Leur complaisance est parfois devenue de la complicité. Pour certaines d’entre elles, l’important était d’avoir de bonnes coupures de presse à diffuser en Europe pour dire : «Voyez, bonnes gens, nous sommes en train de sauver des âmes. Donnez-nous un sou, Dieu vous le rendra…», alors qu’en réalité elles faisaient la politique de tel député ou sénateur qui pouvait ainsi prouver son rayonnement.

Rapp : Elles ont perturbé la politique locale, selon vous ?

Sankara : Elles n’ont surtout pas eu le courage de heurter ceux qui agissaient mal. Résultat, vous arriviez ici, on vous disait : «Vous venez d’Europe, très bien… Vous avez de l’argent et vous voulez aider le pays, bravo, c’est ce qu’il faut faire ici car les gens crèvent de faim… Mais vous allez avoir besoin d’un bureau, louez donc le mien… Il vous faut un directeur national car nous tenons à assurer la relève, j’ai justement un cousin qui attend… Comme standardiste j’ai une cousine, le planton sera mon neveu…» En un mot, ils amènent tout leur village, et pourvoient jusqu’au vice-planton. Vous, vous êtes satisfait, on parle de votre action en Suisse ou en France ; lui est heureux car il peut aller dans son village et dire : «Si vous êtes sages et si vous votez pour moi, je vous amènerai du lait en poudre.» Le lait arrive, chacun s’extasie devant la performance de celui qui fait des miracles de cette sorte.

Rapp : Mais comment se prémunir contre ce genre de situations ?

Sankara : Là aussi il faut engager le combat. C’est pourquoi nous avons créé un «Bureau du suivi des Organisations non gouvernementales». Il ne s’agit pas de les empêcher de vivre, de tourner normalement, car elles ont besoin d’une certaine souplesse, compte tenu de la nature de leurs fonds et de leur manière de travailler. Mais il faut

faire profiter l’ensemble d’entre elles des expériences déjà acquises par les premiers arrivés. Indiquer également les endroits où elles peuvent être le plus efficace, le plus utile, et de quelle manière.

Rapp : Dans quelles conditions votre gouvernement accepte-t-il l’aide internationale ?

Sankara : Nous acceptons l’aide quand elle respecte notre indépendance et notre dignité. Nous refusons l’aide qui achète des consciences et ne procure des avantages qu’aux dirigeants. Si vous nous fournissez une aide pour que nous puissions acheter plus facilement vos produits ou pour que certains d’entre nous puissent ouvrir des comptes bancaires chez vous, nous la refuserons.

Rapp : Le problème alimentaire se pose de manière dramatique dans votre pays. La malnutrition touche par exemple plus de 50 pour cent des enfants et la ration calorique moyenne est de 1 875 par jour, soit 79 pour cent de la ration recommandée pour la santé. Que pouvez-vous faire ?

Sankara : La faim est, en effet, un problème cyclique pour le Burkina Faso depuis de nombreuses années. Cela traduit aussi notre manque d’organisation et notre peu de préoccupation pour le monde rural. Ce problème est également né d’une production insuffisante en raison de sols de plus en plus pauvres, de l’accroissement de la population mais aussi en raison des pluies capricieuses et rares. Il faut encore ajouter à cela la spéculation.

Nous sommes donc en face d’un ensemble de problèmes physiques et socio-politiques qu’il convient de résoudre en même temps. Nous comptons prendre des mesures techniques et politiques, pour que l’agriculture ne soit plus un phénomène aléatoire, mais une source de richesses. Aller de la sécurité alimentaire à l’autosuffisance pour devenir un jour une puissance alimentaire.

Rapp : Un ambitieux programme ; par quels moyens pensez-vous le réaliser ?

Sankara : Il s’agit d’abord de savoir intéresser le monde rural, de l’organiser pour la production en l’assistant sur le plan technique et organisationnel. Un exemple : la circulation des céréales, qui était complètement anarchique, faisait la joie des spéculateurs et le malheur des consommateurs. Nous connaissons des milliers et des milliers de paysans qui, dans des périodes difficiles dites «de soudure», cédaient leurs champs à des usuriers et à des capitalistes de tout acabit. Ceux-ci pouvaient alors spéculer à d’autres moments. Nous avons pris des mesures en nationalisant le sol.

Rapp : Plus de 90 pour cent de la population vit dans les campagnes. La situation est extrêmement difficile : pauvreté des sols, pénurie de terres agricoles, manque de points d’eau. Quel est votre plan de développement rural ?

Sankara : Ce développement passe par la solution de différents problèmes. D’abord, la maîtrise de l’eau ; nous construisons actuellement de nombreuses petites retenues d’eau, de petits barrages. Mais aussi la maîtrise des facteurs de production, la création de débouchés incitateurs, la mise sur pied d’une industrie agro-alimentaire capable d’absorber et de conserver ces produits, une meilleure répartition sur le territoire afin d’éviter les pénuries saisonnières et géographiques, enfin l’accroissement, pourquoi pas, des possibilités d’exportation vers d’autres marchés.

Nous ne sommes pas favorables à de grandes unités industrielles. Leur automatisation élimine des emplois et exige la mobilisation de capitaux importants que nous ne possédons pas. Enfin, se pose le problème de la maintenance de cette technologie. Une seule pièce défaillante peut nous obliger à déplacer un avion vers l’Europe parce que l’élément de remplacement ne se trouve que là-bas.

Rapp : Vous envisagez l’accroissement de la production vivrière ?

Sankara : Dans le domaine des agrumes, des cultures maraîchères, de l’élevage, notre pays offre des possibilités qui, conjuguées avec le savoir-faire de ceux qui, ailleurs, se sont déjà lancés dans ce genre d’activités, permettraient de très heureux résultats. Nous ne sommes pas opposés à l’entreprise privée qui ne porte pas atteinte à notre honneur, notre dignité, notre souveraineté. Nous ne verrions aucun inconvénient à voir quelqu’un de l’extérieur venir s’associer à des Burkinabè dans le secteur public ou privé afin de participer au développement du pays.

Rapp : Tout cela à quelle vitesse ?

Sankara : A la nôtre. Nous préférons infiniment de petites unités, à mi-chemin entre l’industrie et l’artisanat : des manufactures, des ateliers qui emploient une main-d’oeuvre sommairement formée. Par leur taille réduite, ils peuvent s’implanter au plus près des zones de production. Nous préférons les «teufs-teufs» aux machines électroniques.

Rapp : Vous produisez du haricot, or c’est une culture d’exportation très liée aux contingences internationales…

Sankara : A quelque chose malheur est bon. Le haricot est en effet pour nous un problème, qui a le mérite de mettre à nu les réalités du monde capitaliste, mais aussi l’image que l’on se fait de notre révolution à l’extérieur. Par ce biais, nous avons pu démasquer quels sont les groupes de pression qui sont décidés à maintenir le Burkina Faso dans le giron de la dépendance liée à un certain type d’exportation.

Rapp : Pouvez-vous nous donner des exemples concrets ?

Sankara : Le haricot vert est cultivé dans la région de Kougassi, et cela depuis longtemps. C’est une belle production qui a connu un écoulement régulier vers l’Europe, en particulier vers la France. Cela,

bien sûr, en liaison avec des compagnies aériennes : UTA (Union de transport aérien) compagnie française ; Air Afrique, compagnie multinationale africaine, mais essentiellement contrôlée par la France. En 1984, de manière curieuse, nous avons constaté que malgré une saison des pluies médiocre, la période fut faste pour le haricot. Or, ces mêmes compagnies aériennes ont refusé de prendre cette production. Le haricot est fragile. Ainsi, chaque jour, nous avions une trentaine de tonnes qui arrivaient à Ouagadougou, et seules 20 tonnes étaient exportées, au maximum…

Résultat, en moins d’une semaine plus de 400 tonnes ont commencé à pourrir à l’aéroport car nous n’avions pas de locaux pour les stocker et les conserver. Les compagnies ont affirmé qu’elles étaient sollicitées pour d’autres vols. Or nous estimons que, si la coopération doit exister entre ces compagnies et nous en particulier Air Afrique à laquelle nous participons comme Etat souverain il faut être capable de faire des sacrifices. Par exemple, supprimer certains vols de plaisance, pour sauvegarder le revenue de ces pauvres paysans qui ont sué sang et eau pour produire le haricot, et qui ont ainsi démontré leur savoir-faire.

D’autre part, lorsqu’il va en Europe, notre haricot est immédiatement classé comme produit de seconde qualité. Mais nous savons très bien qu’il est ensuite reconditionné et revendu sur le marché sous un autre label. En fait, c’est un chantage de bas étage. Nous ne pouvons plus le ramener chez nous, et nous le bradons à n’importe quel prix.

Rapp : Pensez-vous que des raisons politiques sont à l’origine de cette situation ?

Sankara : Il ya a également des raisons de cet ordre. Un boycottage systématique de l’exportation du Burkina Faso est organisé, afin de nous étouffer économiquement et de nous mettre en difficulté avec les producteurs.

Rapp : Est-ce le seul exemple ?

Sankara : Non bien sûr. Prenez l’exemple du bétail. Notre pays est un grand exportateur d’animaux, cependant nous connaissons actuellement des problèmes. On refuse de nous acheter nos têtes de bétail, ou on nous pose des conditions inacceptables de telle sorte que nous ne parvenons pas à les exporter.

Mais le boycottage s’exerce également dans le domaine de l’importation. Surtout pour les matières dont nous avons un urgent besoin. Des pressions sont exercées pour que nous ne puissions pas importer le ciment nécessaire à des travaux d’intérêt général. On sait qu’en nous privant de ce matériau nous aurons, sur nos chantiers, des quantités de travailleurs qui finiront nécessairement par se retourner contre nous parce qu’ils nous percevront comme des démagogues. Nous avons envoyé des missions d’information et de bonne volonté pour expliquer aux uns et aux autres que notre révolution n’est dirigée contre aucun peuple, et qu’il n’y a pas de raison de s’attaquer à nous. A l’avenir nous serons obligés de considérer des attitudes provocatrices de cette nature comme un casus belli.

Rapp : Ces blocages ne sont-ils pas nés de certaines de vos positions internationales ?

Sankara : Vous avez raison. Nos positions n’ont pas toujours plu, mais nous connaissons un dilemme : soit taire les positions que nous considérons comme vraies, consciemment mentir afin de bénéficier des grâces de ceux qui peuvent nous aider, contenter nos partenaires délicats et puissants ; soit dire la vérité, dans l’intime conviction que nous rendons service à notre peuple et à d’autres.

Lorsqu’une grève se tient en Europe, ce n’est pas nous qui avons incité les travailleurs en cause à agir de cette manière contre tel ou tel industriel. Non. Mais nous savons que ce sont les intérêts légitimes de ces travailleurs qui sont ainsi défendus. Il faut savoir être solidaires sans que, pour autant, il y ait un lien avec nous.

Rapp : Une des préoccupations, au Burkina Faso, est la dégradation lente et apparemment inéluctable de l’environnement. Que pouvez-vous faire pour enrayer le mal ?

Sankara : Les sociétés africaines, qui vivent la rupture immédiate avec leur culture, s’adaptent très mal à leur nouveau contexte. Celui-ci implique des démarches économiques tout à fait différentes. Les populations ont augmenté, les besoins aussi ; et l’univers naturel, le développement spontané auxquels nous étions habitués l’expansion des forêts, la cueillette, etc. existent de moins en moins.

Nous sommes devenus de très grands prédateurs. Un exemple : la consommation annuelle de bois de chauffe au Burkina Faso représente, si l’on mettait bout à bout les traditionnelles charrettes utilisées pour le transport, l’équivalent d’un convoi dont la longueur ferait 4,5 fois la distance du nord au sud de l’Afrique. Peut-on permettre que des gens procèdent à de telles dévastations ? Mais peut-on également le leur interdire, quand on sait que le bois est la principale source d’énergie ici ? Nous sommes en face de nouveaux besoins, en face d’une nouvelle pression démographique, sociologique, et pour laquelle nous n’avons pas trouvé les éléments d’accompagnement.

Ailleurs aussi le déboisement a fait des ravages, mais il a été possible de reboiser et surtout de trouver des produits de substitution. Nous, nous n’avons que cette source d’énergie. Aujourd’hui nous sommes constamment obligés de rappeler à chacun son devoir, qui est de régénérer la nature et de l’entretenir. La progression galopante et catastrophique du désert, dont les habitants perçoivent les effets, nous aide dans cette démonstration.

Rapp : L’expliquer, chercher à convaincre est une chose, mais quelles mesures pratiques appliquer ?

Sankara : Après avoir analysé en détail le phénomène, ses causes, ses manifestations, nous sommes arrivés à la conclusion qu’il n’y avait qu’une solution pour nous : prendre des mesures draconiennes. Or elles le sont, puisqu’elles vont jusqu’à toucher ce que les gens estiment être leur liberté dans l’immédiat, mais nous pensons qu’à terme nous préserverons ainsi la liberté collective. Nous avons donc lancé ce que nous appelons «les trois luttes».

D’abord nous interdisons la coupe sauvage et anarchique du bois. Que cette coupe se fasse dans des périmètres définis par les spécialistes, de façon à maintenir une certaine régulation. Ce n’est pas parce que vous avez du bois à quelques mètres de vous que vous pourrez le couper. Non. Vous irez même, s’il le faut, à 5 km si c’est là qu’il se trouve en quantité suffisante.

Pour maîtriser la situation, nous avons interdit de transporter du bois, à moins que ce soit dans un véhicule au badigeonnage spécial et évident, de sorte que les personnes qui se livrent à ce commerce soient limitées en nombre, contrôlables et, par conséquent, faciles à encadrer sur le plan technique.

Deuxième lutte : nous avons interdit la divagation des animaux, autre cause importante, après l’homme, de cette destruction anarchique. Là aussi nous avons dû prendre des décisions très draconiennes, je le conçois, mais on ne peut rien faire tant qu’on n’impose pas aux mentalités des schémas de rigueur. Nous avons décidé qu’il serait possible d’abattre sans autre forme de procès tout animal pris en train de brouter des cultures, cela pour obliger nos éleveurs à avoir des méthodes plus rationnelles. Actuellement, notre forme d’élevage est de type contemplatif. On se contente d’avoir 5 000 têtes de bétail sans s’inquiéter de la manière de les nourrir, même si c’est au prix de la destruction du champ d’autrui ou des forêts attaquées jusqu’aux plus jeunes pousses. Chacun est égoïstement fier de son grand nombre de boeufs. Ces bêtes, en réalité, même très nombreuses, ne produisent pas beaucoup de richesses ni en poids, ni en lait, ni en force de travail. Elles sont chétives. Il faut obliger les éleveurs à se poser la question : «Combien me coûte mon élevage et quel est l’effectif optimal pour avoir le meilleur rendement et la plus petite dépense ?»

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Rapp : Mais le remède risque d’entraîner un certain nombre d’abus ?

Sankara : Il y a en effet, je dois le reconnaître, des manifestations douloureuses d’éleveurs qui sont malheureux car des agriculteurs ont tué leurs bêtes. Ils ont l’impression d’être tombés dans un piège, car des paysans malins et roués font exprès d’aller cultiver tout près des bêtes et les attendent avec un gourdin. Nous passons par ces formes-là. Je sais que je ne détiens pas la solution parfaite, mais s’il n’y avait que 60 pour cent de juste dans ce que je décide, je le ferais. Et là, selon moi, nous sommes au-dessus de ce pourcentage.

Rapp : L’interdiction, la contrainte, mais aussi la prise en charge constructive ?

Sankara : C’est le reboisement, l’acte positif pour recréer la nature. Nous avons ordonné que toutes les villes, tous les villages aient un bosquet d’arbres. Dans la tradition africaine existait une forme de préservation de la nature, un système socio-économique : le bois sacré.

On y accomplissait un certain nombre de rites, en particulier des rites initiatiques. D’un point de vue mythique et animiste, ces bois avaient une puissance supposée qui les protégeait. Mais, en même temps que ces valeurs ont cédé la place au modernisme, à un certain cartésianisme et même à d’autres religions, en même temps la protection a manqué et ces bois ont disparu. Les écrans qu’ils constituaient ont sauté et la désertification a, naturellement, pu faire son chemin plus rapidement encore.

C’est une des raisons qui nous a poussés à créer ces bois. Et bien que nous ne réussissions pas à leur donner le contenu religieux d’antan, nous essayons de leur attribuer une valeur sentimentale qui soit équivalente. Ainsi, tous les événements heureux sont marqués par une plantation d’arbres : un baptême, un mariage, une cérémonie.

Le 3 août, il y a eu une remise de décorations. Les récipiendaires, après avoir été félicités, sont allés planter des arbres avec leurs parents et leurs amis. Chaque année il en sera ainsi. Et s’il ne restait que 15 pour cent de ces arbres, ce serait déjà quelque chose de fait.

Rapp : Les foyers améliorés sont également un autre moyen de diminuer la consommation de bois ?

Sankara : Au cours des années précédentes, nous avons énormément parlé de «foyers améliorés». Nous avons été soutenus à coups de centaines de millions, de milliards pour favoriser la vulgarisation de ces foyers améliorés. D’abord des recherches fondamentales, puis des recherches appliquées, enfin la vulgarisation. Mais nous n’avons progressé qu’une fois le bois devenu rare. Devant l’urgence, il faut des solutions, des moyens d’économiser cette source précieuse. Alors les femmes s’y intéressent enfin.

On a dit que le développement de l’agriculture au Burkina Faso ne peut se faire que dans un mariage heureux entre l’élevage et les techniques de culture, mais il n’est pas possible d’intégrer l’élevage tant que l’éleveur n’a pas lui-même la démarche de l’agriculteur. Maintenant il doit rentabiliser, et ce n’est pas seulement le lait, la viande, le fumier et les os qu’il doit vendre, mais aussi la force de travail de ces animaux qui sont là toute l’année. Par nécessité, nous créons un rythme positif de production.

Rapp : Très souvent dans les discours, dans cette interview aussi, vous utilisez le symbole.

Sankara : Cette forme pédagogique tient à notre contexte. Comme vous l’avez remarqué, non seulement nous parlons beaucoup, nous sommes très longs dans nos réponses, mais nous affectionnons en effet les symboles. Car les discours sont orientés vers des auditeurs qui viennent d’une civilisation orale à l’africaine, où l’on évolue par circonvolutions.

Moi qui suis le plus souvent amené à parler aux paysans, je laisse mon esprit aller à cette forme de dialogue, de débats, d’échanges de vue tout en admirant le brio de ceux qui utilisent d’autres formulations. Ils répondent de façon brève, concise, structurée, même sans texte écrit. Leur capacité tient à la nature de l’auditoire auquel ils ont généralement à faire face. Quand vous parlez à des universitaires, vous n’êtes pas obligé de développer pendant des heures et des heures comme nous le faisons ici.

A la limite, en Afrique, nous nous méfions de ceux qui ont des réponses journalistiques, ce sont des professionnels de la politique, non des hommes des masses.

Rapp : A l’évidence, aujourd’hui, l’état de grâce qui suivit le 4 août 1983 est terminé ; dans quelle phase, selon vous, vous trouvez-vous ?

Sankara : Il y a curieusement, aujourd’hui, moins d’euphorie et c’est pourtant plus facile de convaincre. Le phénomène a perdu de sa nouveauté et, d’un certain point de vue, perdu également un peu de son éclat l’éclat captivant. La révolution est devenue notre rythme normal.

Quand nous nous sommes rencontrés, en mai 1984, je vous disais ma conviction qu’après la mobilisation euphorique, il faudrait que nous pensions à la mobilisation consciente des masses. Nous y sommes.

Rapp : Sans troubles, sans période transitoire ?

Sankara : Il y a eu entre les deux une petite période de transition, de flottement, de doute, de désespoir même. A ce moment-là, beaucoup ont dit : «Après des discours pompeux et démagogiques, ils se révèlent incapables de conduire les destinées de notre pays.» Alors toutes les décisions que nous avons voulu prendre se sont heurtées à une hostilité, organisée ou non, consciente ou non. Mais heureusement pour nous cette période est passée très vite, et nous avons pu conduire de bout en bout un certain nombre de choix qui paraissaient téméraires.

Les bénéfices, les acquis furent constatés. Maintenant, sans qu’il y ait d’euphorie, une euphorie béate, il y a un enthousiasme conscient, moins exubérant, mais qui est notre meilleur soutien et nous permet de prendre d’autres décisions.

Un exemple : quand vous invitez toute la classe des fonctionnaires d’un pays ,à faire du sport, et que vous dites que vous en tiendrez compte pour l’avancement de chacun, c’est une décision qu’il faut avoir le courage de prendre. Vous avez beau être persuadé du bienfait de l’exercice physique, ce n’est pas facile à accepter. Les gens l’ont fait.

Rapp : Tous ?

Sankara : Non, vous trouvez çà et là des personnes qui refusent, ou qui disent : «Il n’aurait pas fallu le faire.» Ce sont surtout des petits-bourgeois qui redoutent l’effort. Mais l’ensemble accepte. Les gens n’en font pas un motif de combat, ils se disent que nous savons où nous allons. Aujourd’hui, la pratique du sport populaire s’est réellement installée dans les moeurs.

Rapp : D’aucuns ont pourtant parlé de baisse d’enthousiasme, de démobilisation…

Sankara : Nous n’avons plus cette nouveauté qui captive et qui séduit. L’orientation est déjà connue, et certains esprits peuvent même deviner par avance ce qui se fera ou se dira, à peu de choses près. Les gens continuent à aimer la révolution, mais le prosélytisme c’était il y a quelque temps.

Malheureusement des observateurs mal avisés ont prétendu que cela correspondait à une baisse d’enthousiasme, à une démobilisation, etc. Non, ce n’est pas vrai.

Rapp : Est-ce que Thomas Sankara sait encore ce qui se passe dans le pays, l’attitude de tel fonctionnaire qui abuse de son pouvoir, de tel CDR dont les agissements terrorisent un quartier ?

Sankara : Il est maintenant 22 heures. Lorsque nous aurons terminé cet entretien, vers minuit, je partirai dans un village jusqu’à 5 heures du matin. Il faut prendre le temps d’écouter les gens, s’efforcer d’entrer dans tous les milieux, même ceux qui ne sont pas recommandables. Il faut maintenir des relations de tous genres, avec les jeunes, les vieux, les sportifs, les ouvriers, les grands intellectuels, les analphabètes. Vous recueillez une foule d’informations et d’idées.

Ainsi donc, je pense que lorsqu’un dirigeant s’adresse à un public, il doit le faire de telle sorte que chacun se sente concerné.

Lorsqu’il félicite, chacun doit avoir le sentiment qu’il est visé personnellement. Lorsqu’il critique, chacun doit pouvoir se reconnaître dans ce qui est reproché, savoir qu’il a posé un acte de ce genre, avoir le même réflexe que celui qui a le sentiment d’être déshabillé, qui en a honte et décide d’éviter à l’avenir de faire les mêmes fautes.

Ainsi nous pouvons en commun prendre conscience de nos erreurs, et refaire du chemin ensemble. Je suis obligé de m’informer, obligé de briser le protocole et tout ce qui vous enferme et, à certains moments, je suis également obligé de dire que j’ai appris et que je condamne telle situation. Cela secoue.

Je ne suis, bien entendu, pas au courant de tout, d’autant plus que certains hésitant à venir me parler, me jugent inaccessible. Il faut multiplier les gestes qui rapprochent.

Par semaine, je réponds, au bas mot, à une cinquantaine de lettres privées qui me posent les questions les plus inimaginables et les plus insolubles qui soient pour moi ; mais nous maintenons les relations. Je suis très heureux quand des gens me font des propositions pour des problèmes que j’ai posés. Même si nous ne retenons pas toujours leurs solutions.

Rapp : Quels moyens envisagez-vous pour une action plus systématique ? Il paraît très difficile que vous ne soyez pas débordé…

Sankara : Nous allons mettre prochainement en place une structure du CNR pour répondre à cela. Mais surtout il sera nécessaire de convaincre chacun qu’il peut porter plainte, que sa plainte sera peut-être reçue et qu’elle sera étudiée avec la même considération, la même importance quel que soit le pouvoir que nous avons accordé à celui qui a exercé contre lui des vexations.

Il faut donc que nous fassions des exemples, même s’il s’agit de nos propres parents.

Rapp : Dans les processus que vous avez mis en place, envisagez-vous la création d’un parti unique, par exemple, et à quel moment ?

Sankara : L’avenir nous conduit vers une organisation beaucoup plus élaborée que l’actuelle mobilisation de masse, nécessairement moins sélective. Donc, à l’avenir, un parti pourra voir le jour, mais nous ne voulons pas focaliser notre réflexion et nos préoccupations sur la notion de parti. Il y aurait danger à le faire. On le créerait pour respecter les canons révolutionnaires «une révolution sans parti n’a pas d’avenir…» ou alors on le créerait pour appartenir à telle Internationale dont ce serait la condition d’entrée sine qua non…

Or, la création d’un parti par la seule volonté des dirigeants, c’est la porte ouverte à toutes sortes d’opportunismes.

Un parti nécessite des structures, des directions, des responsables. Qui donc pouvez-vous prendre sinon ceux qui sont là et qui ne sont pas forcément les révolutionnaires les plus combatifs ? Beaucoup de personnes se réclameraient du parti pour être sûres d’avoir un poste, un peu comme dans la définition des découpages ministériels au sein des gouvernements. Certains vous suggèrent tel ou tel découpage qui leur permettrait, à eux aussi, d’avoir un poste. Il faut éviter toute tentation opportuniste d’un parti sur mesure, tant il est délicat de créer un parti après la prise du pouvoir.

Par ailleurs, un des inconvénients du parti, c’est qu’il devient trop restrictif, trop sélectif par rapport à une mobilisation de masse. A partir du moment où vous ne comptez plus que sur une minorité, la masse est déconnectée de la lutte que vous menez.

La condition serait que le parti joue son rôle de leader, de guide, d’élément d’avant-garde, qu’il conduise toute la révolution, qu’il soit intégré au sein des masses et que, pour cela, les éléments qui le composent soient des éléments sérieux, qui ont de l’ascendant et parviennent à convaincre, sans équivoque, par leur comportement.

Mais au préalable il faut qu’on laisse les gens lutter sans parti, faire leurs armes sans parti, sinon on tombe dans la nomenklatura.

Rapp : Nous sommes à quinze ans du troisième millénaire. Va-t-on, selon vous, voir une renaissance du front continental ? Nous retrouverons-nous dans le même situation qu’à La Havane en 1966, et chaque nationalisme révolutionnaire continuera-t-il d’agir sans cohésion et sans unité supranationales ?

Sankara : Question difficile qui est véritablement de la prospective. Mais je pense que nous nous dirigeons de plus en plus vers la cohésion. Il faut être optimiste car il est normal, humain, qu’à une époque où, tels des champignons, les États et les souverainetés sont apparus, chacun soit davantage préoccupé à jouir de son nouveau pouvoir qu’à comprendre une évolution globale du modèle. «Chacun écrit des livres de toutes les couleurs…», mais cela va se modifier.

Bien sûr, les devanciers étaient plus ou moins contraints d’agir de la sorte pour indiquer une certaine voie, même si parfois on tombait dans le messianisme. Or, de même qu’on parle de plus en plus de civilisation de l’universel, de même on parlera d’une révolution universelle. Car pendant longtemps l’impérialisme a organisé sur le plan mondial une Internationale de la domination et de l’exploitation, mais il n’y a pas une Internationale de la révolution, une Internationale de la résistance contre l’oppression. Il y eut certes des tentatives, les trois Internationales, et l’on parle même de la quatrième.

Les dirigeants en tant que tels vont progressivement céder la place aux masses organisées, en particulier grâce aux moyens de communication qui brisent les barrières, qui réduisent les distances ; grâce également au nivellement des cultures qui fait que nous pouvons sentir les choses à peu près de la même façon. Les leaders actuels céderont alors le pas.

Rapp : Comment faire pour résoudre le problème de l’alphabétisation ?

Sankara : Nous comptons nous attaquer au contenu et au contenant de l’éducation. Quand le colonisateur a ouvert des écoles, il n’avait pas des intentions de mécène ou de philanthrope, il avait plutôt le souci de fabriquer des commis aptes à occuper les postes utiles à son système d’exploitation. Pour nous il s’agit, aujourd’hui, de donner à l’école une nouvelle valeur afin qu’elle forme l’homme nouveau, qui connaît des concepts, qui les assimile, qui s’insère harmonieusement et totalement dans la mouvance et la dynamique de son peuple.

Rapp : Mais le principal souci, n’est-ce pas de la rendre démocratique ?

Sankara : En effet, jusqu’à maintenant seuls des privilégiés sont allés à l’école. Démocratiser l’école, c’est construire des classes partout. Actuellement, le peuple s’est mobilisé pour remplir cet objectif, et il le fait avec tant d’ardeur qu’il dépasse même les capacités de suivi technique du gouvernement. Ils vont trop vite à notre goût, mais nous n’entendons pas les arrêter en si bon chemin.

Rapp : En 1984, 1 500 instituteurs membres du Syndicat national des enseignants africains de Haute-Volta (SNEAHV) ont été licenciés. Peut-on prendre le luxe d’une telle décision, alors que l’analphabétisme touche plus de 90 pour cent de la population ?

Sankara : Ils l’ont été pour avoir mené une grève qui était, en fait, un mouvement subversif contre le Burkina Faso. A l’époque nous avons été très clairs en leur disant : «Ne faites pas cette grève, car elle s’inscrit dans un plan de déstabilisation qui vise à la fois le Ghana et notre pays.» La date de cette action conjointe était fixée. Il devait y avoir, en même temps, une tentative de coup d’État chez notre voisin et une série de grèves chez nous. Nous en étions informés et avons pris nos dispositions.

Vous savez, au Burkina Faso ce sont toujours les grèves qui ont fait et défait les régimes. Nous avons fourni publiquement un certain nombre de preuves, mais pas toutes, de peur de brûler certaines sources d’information ; et nous avons invité les instituteurs à renoncer à leur mouvement. Parallèlement, le même jour, vendredi 23 mars, une chaîne de télévision française organisait une émission consacrée à un opposant burkinabè. La manoeuvre était simple. Il s’agissait de remettre cet homme à flot, de lui donner un certain statut. Donc, double manoeuvre : remettre en selle ce genre de personnage et déstabiliser à l’intérieur.

D’autre part, nous avions arrêté les principaux meneurs, qui avaient reçu 250 000 dollars à ventiler pour soutenir cette action. Lors de cette opération, les agents de la sécurité avaient également arrêté un syndicaliste qui n’était pas, selon nos renseignements, impliqué dans ce circuit. Nous l’avons relâché purement et simplement car il avait, de bonne foi, protesté pour des raisons syndicales mais n’avait pas trempé dans le complot.

Rapp : Mais pourquoi s’en prendre aux enseignants ?

Sankara : Nous ne sommes pas contre des enseignants mais contre le complot qui veut utiliser les enseignants. Parce que le parti qui a lancé le complot est un parti formé essentiellement d’enseignants du primaire, du secondaire et même de l’université. II a donc jeté ses troupes de choc contre notre régime qu’il a condamné dès le 4 août 1983, dès sa naissance. Nous avons alors mis notre menace à exécution, parce qu’il nous paraissait extrêmement grave que ces enseignants se laissent emmener comme des moutons de Panurge alors qu’ils ont de grandes responsabilités, et qu’ils soient incapables de se déterminer eux-mêmes.

Rapp : Devant l’urgence, on comprend mal que vous ne révisiez pas votre position.

Sankara : Nous prenons le temps pour examiner un à un les cas de ceux qui nous ont écrit pour se repentir. Mais il n’est pas question de confier la formation des enfants burkinabè à des irresponsables. La porte n’est cependant pas fermée. Nous les réengageons petit à petit, en fonction de l’appréciation que nous avons de leur comportement sur le terrain et de leur capacité sincère à se refaire un caractère forgé au sens des responsabilités. Beaucoup d’entre eux sont en train d’être repris ou en voie de l’être.

Rapp : En attendant, par qui les avez-vous remplacés ?

Sankara : Nous les avons remplacés par d’autres du même niveau. Des gens que nous avons appelés et à qui nous avons donné un minimum de formation en particulier dans le domaine idéologique. Il n’est pas question qu’un chantage se fasse sur le dos du peuple.

On avait pris en otage l’éducation des enfants burkinabè pour nous obliger à nous démettre.

Rapp : Mais lorsqu’on dispose de 16 pour cent du budget pour 20 pour cent d’enfants finalement scolarisés, quelles mesures prendre pour obtenir de meilleurs résultats ?

Sankara : En effet, 100 pour cent du budget ne pourraient même pas suffire à scolariser tous les enfants. Il nous faut donc faire appel à d’autres formes d’enseignement qui n’ont rien à voir avec les schémas classiques de scolarisation. Il y aura bientôt une campagne. Celui qui sait lire aura le devoir d’apprendre à lire à un certain nombre de personnes, faute de quoi nous lui retirerons la possibilité de le faire pour lui-même.

Rapp : Mais de quelle manière ? Par une sorte de service civil ?

Sankara : Une grande campagne sera entreprise sur le plan national. Il faudra aller partout. D’ailleurs, je suis persuadé que tous les problèmes entre les hommes sont des problèmes de communication. Lorsque vous parlez et qu’on ne saisit pas exactement ce que vous voulez dire, il y a toujours des manquements possibles. Il nous faudra du non-conformisme. Vous verrez.

Rapp : Est-ce à dire que de manière plus générale vous envisagez de créer un service civil ?

Sankara : Nous voulons en effet refaire entièrement notre service militaire. Il est actuellement obligatoire et dure 18 mois. Mais en fonction de nos moyens, nous atteignons moins de 2 pour cent des classes mobilisables. Ici, l’armée constitue un débouché, un emploi assuré. Donc,

il y a une telle ruée sur les lieux de recrutement, que nous connaissons une situation inverse à celle de l’Europe.

Je me souviens, lorsque j’étais en formation avec des officiers français,nous avions des cours qui consistaient à nous donner les moyens adéquats pour inciter les jeunes gens à accepter la vie militaire. Alors que pour nous, dans mon pays, il s’agit de savoir comment en refouler le plus grand nombre.

Rapp : Mais qu’allez-vous changer, et dans quel but ?

Sankara : Nous allons allonger la période militaire. Elle sera non plus de 18 mois, mais de 2 ans. Au cours de cette période il faudra, bien sûr, apprendre le métier des armes, mais les trois-quarts du temps seront consacrés à la production. D’abord parce que nous considérons que la défense du peuple incombe au peuple. Il faut qu’il soit capable de se mobiliser et qu’il dispose des armes nécessaires, car nos ennemis sont nombreux.

Nous estimons aussi qu’il est hors de question de confier la défense du pays à une minorité, si spécialisée soit-elle. C’est le peuple qui se défend. C’est lui qui décide de faire la paix quand il ne peut ou ne veut pas poursuivre la guerre. C’est lui qui décide également de ce que doit être l’armée.

Rapp : Et concrètement ?

Sankara : Nous ne voulons pas d’une caste au-dessus des autres. Nous voulons casser cette logique et modifier un certain nombre de choses. Nos galons par exemple, nous voulons les modifier pour que l’armée se fonde dans le peuple.

Rapp : Et «travailler à la production», qu’est-ce que cela signifiera ?

Sankara : Les gens engagés dans ce service national travailleront à l’agriculture, pour certains. D’autres iront enseigner ou apporter des soins. Nous n’aurons, bien sûr, pas affaire à des docteurs en médecine, mais à des hommes qui auront un minimum de connaissances d’hygiène et de secourisme pour enseigner à leur tour les réflexes qui sauvent. Tout simplement. Ce sera bien plus précieux que de multiplier le nombre de médecins par dix. Dans ce domaine, nous ne pensons pas innover.

Nous songeons à nous donner les moyens de mobiliser différentes couches sociales de différents âges, un peu à la manière des Suisses.

Rapp : Mais quelle sera la qualification de ces gens ?

Sankara : Elle sera assez hétérogène. Des docteurs en médecine, avant d’entrer dans la fonction publique, devront s’astreindre sur le terrain à ce service national. Ainsi pourront-ils découvrir ou redécouvrir le peuple burkinabè. Nous appellerons aussi bien des universitaires de haut rang que de simples paysans.

Pour un petit nombre, il sera même possible d’y faire un apprentissage ou au moins d’apprendre les rudiments d’un métier : l’agriculture, l’élevage, le bâtiment.

Rapp : Et pour ceux qui sont actuellement sous les drapeaux ?

Sankara : Là aussi, nous considérons que l’armée est l’arme du peuple et qu’elle ne saurait vivre dans une quiétude et une opulence qui jureraient avec la misère chronique de notre population. Par conséquent, nos militaires doivent quotidiennement ressentir ce que ressent le peuple.

Il n’est pas normal que les militaires soient régulièrement payés alors que la population civile n’a pas, dans son ensemble, les mêmes facilités. Alors, pour les amener à toucher ces réalités, nous les associons aux exigences les plus courantes.

Nous avons donc décidé qu’en plus de leurs activités purement militaires, professionnelles et tactiques, ils devront participer à la vie économique. Nous avons lancé un mot d’ordre pour qu’ils construisent des poulaillers et procèdent à l’élevage.

Rapp : Quelle était la consigne ?

Sankara : Un quart de poulet par militaire et par semaine. Ainsi pourrait-il y avoir une amélioration de l’alimentation, mais aussi un désintéressement de cette couche de salariés réguliers par rapport au marché de la volaille, ce qui ferait nécessairement baisser les prix pour les civils. Puis par effet d’entraînement, celui qui, sur ordre de son chef ou de sa propre initiative, aura pris ce genre d’habitude de comportement, le fera également à son domicile. Il y aura généralisation du mouvement.

Certains affirment avoir déjà dépassé l’objectif fixé. Nous ne demandons que cela, car la révolution c’est également un mieux-vivre, mais un mieux-vivre et un bonheur pour tous.

Rapp : Vous n’êtes pas à l’abri d’une prochaine élimination physique. Quelle image aimeriez-vous laisser de votre rôle, de vous-même si vous disparaissiez ?

Sankara : Je souhaite simplement que mon aide serve à convaincre les plus incrédules qu’il y a une force, qu’elle s’appelle le peuple, qu’il faut se battre pour et avec ce peuple.

Laisser la conviction aussi que, moyennant un certain nombre de précautions et une certaine organisation, nous aurons droit à la victoire, une victoire certaine et durable.

Je souhaite que cette conviction gagne tous les autres pour que ce qui semble être aujourd’hui des sacrifices devienne pour eux demain des actes normaux et simples.

Peut-être, dans notre temps, apparaîtrons-nous comme des conquérants de l’inutile, mais peut-être aurons-nous ouvert une voie dans laquelle d’autres, demain, s’engouffreront allègrement, sans même

réfléchir ; un peu comme lorsqu’on marche, on met un pied devant l’autre, sans jamais se poser de questions, bien que tout obéisse à une série de lois complexes touchant à l’équilibre du corps, à la vitesse, aux rythmes, aux cadences.

Et notre consolation sera réelle, à mes camarades et à moi-même, si nous avons pu être utiles à quelque chose, si nous avons pu être des pionniers. A condition bien sûr que nous puissions recevoir cette consolation, là où nous serons…

Rapp : Mais si on ne partage pas vos idées, vous êtes prêt à aller jusqu’à la violence, la contrainte et par là-même être en contradiction avec les propos que vous tenez ?

Sankara : Entre deux solutions, je ne suis pas prêt à choisir la violence, mais je sais qu’il existe des logiques qui vous y entraînent sans possibilité de faire autrement. C’est une décision que vous prenez seul. Elle est pénible, douloureuse. Une souffrance. Le lendemain, vous vous retrouvez avec des gens contre lesquels vous avez dû ordonner des mesures de violence alors que, en vous-même, jusqu’à la dernière minute vous avez espéré qu’il existerait un moyen pour empêcher le recours à cette violence, un moyen de sauver ces hommes. Et, parfois, vous ne trouvez pas la solution.

Rapp : Contre qui vous arrive-t-il d’exercer cette violence ?

Sankara : Vous avez ceux qui naïvement pensent qu’ils peuvent tout tenter et qu’ils aboutiront. Ce n’est pas grave. Nous pouvons modérer notre violence à leur égard.

Vous avez ceux qui, de façon très élaborée, cynique et machiavélique, provoquent l’escalade de la violence chez nous pour parvenir à leurs fins. Ils envoient des comploteurs. Si vous êtes faible face à eux et qu’ils réussissent, tout ce que vous avez entrepris, tout cet engagement au service de la multitude sera réduit à néant. Leur cynisme est total. Ils se moquent de la vie des comploteurs qu’ils commanditent. Nous pouvons en attraper dix, vingt, trente, ils ne verseront pas une larme et en trouveront encore d’autres pour les envoyer de nouveau contre nous.

Or, si vous vous opposez à ces actions par la violence, ils vont tirer parti de moyens très puissants, terrifiants même, pour tenter de vous donner mauvaise conscience : «Voilà l’homme dont les mains sont tachées de sang.»

Mais, surtout, faut-il sacrifier la majorité pour préserver une minorité, parfois réduite à un seul individu ? Quelqu’un doit décider, seul.

Rapp : Un exercice difficile qui peut conduire à l’arbitraire ?

Sankara : Extrêmement difficile vis-à-vis de soi-même. Face à l’extérieur, on peut refuser d’écouter et d’entendre tout ce qui se dit. Certains, sous d’autres cieux, ont baigné dans le sang et n’en ont éprouvé aucune gêne. Mais face à soi-même, si on a un minimum de conviction et de foi en l’homme, on connaît des bouleversements intérieurs très profonds.

Je suis un militaire. Tout peut me conduire demain sur un champ de bataille. Sur ce champ de bataille, je souhaite être encore capable de secourir mon ennemi afin de lui éviter des souffrances inutiles, même si la logique des champs de batailles me commande de diriger mon arme contre lui et de l’abattre au plus vite afin de ne pas être abattu moi-même.

Rapp : Mais jusqu’où acceptez-vous les actions de vos adversaires politiques avant d’exercer une forme de violence ?

Sankara : Je souhaite offrir à mon adversaire, à mon ennemi lui-même, d’avoir l’occasion de me pénétrer. A partir de ce moment, il comprendra une donnée fondamentale : nous pouvons ne pas être d’accord sur un certain nombre de questions, sans pour autant que je sois contre lui. Je veux atteindre des buts qui sont nobles. Mes moyens sont mauvais, inadéquats, pense-t-il ? S’il les juge ainsi, il faut que nous en parlions.

Rapp : Mais quand sa position est plus radicale ?

Sankara : Nous avons libéré un certain nombre de prisonniers, dont celui-là même qui m’a trahi et fait enfermer. Si je ne suis pas mort, ce n’est pas parce qu’il a eu pitié de moi et qu’il n’a pas cherché à me tuer. On a tiré sur moi, je ne suis pas mort, voilà ma chance.

Nous l’avons libéré. Selon certains, nous avons agi par sentimentalisme et par faiblesse. Pour moi, il faut que cet homme comprenne qu’il est à notre merci, qu’il l’a toujours été et qu’aujourd’hui encore nous pouvons le condamner à mort, le fusiller, mais quelque chose vient au-dessus du règlement de comptes, nous empêche de lui faire du mal.

Rapp : Pourquoi ne l’avez-vous pas fait ?

Sankara : Nous n’en voulions pas à sa vie. C’est vrai que nous aurions pu le faire exécuter le jour où nous avons pris le pouvoir.

Rapp : Mais votre attitude était, peut-être, tout simplement un bon calcul politique ?

Sankara : Lui doit probablement le penser et estimer que c’est pour donner de moi une bonne image que j’ai prononcé sa libération aujourd’hui. Peut-être pense-t-il : «Nous sommes définitivement des ennemis mais comme il est actuellement le plus fort, je fais le mort et prendrai ma revanche dès que l’occasion se présentera.»

Je ne sais pas, mais je serais triste qu’il voie, dans mon geste, autre chose que cette intime conviction que nous devons amener tous les hommes à se comprendre et à oeuvrer ensemble. C’est très pénible et très long.

Rapp : Vous avez pourtant décidé des exécutions’. Étaient-ce des âmes qu’on ne pouvait plus convertir ?

Sankara : Tout âme peut être convertie, car je crois que le meilleur de l’homme est toujours devant lui. Mais nous étions dans une situation très particulière qui ne m’a pas permis de répondre favorablement à la demande de recours en grâce des condamnés. La justice a dû suivre son cours.

Rapp : Connaissez-vous la peur, demain c’est peut-être fini ?

Sankara : Non cette peur-là je ne la connais pas. Je me suis fait une raison. Soit je finirai vieil homme quelque part, dans une bibliothèque à lire des bouquins, soit ce sera une fin violente car nous avons tellement d’ennemis. Une fois qu’on l’a accepté, ce n’est plus qu’une question de temps. Cela viendra aujourd’hui ou demain.

Rapp : Vous connaissez peut-être d’autres formes de peur ?

Sankara : Oui, la peur d’échouer, la peur de ne pas avoir fait assez… On peut échouer sur un désaccord, mais non pas parce qu’on a été paresseux… Échouer parce qu’on aurait dû, qu’on avait les moyens et qu’on ne l’a pas fait…

J’en ai peur et je suis prêt à me battre de toutes les manières contre cela… Imaginez que demain, on dise que vous avez volé de l’argent, et que c’est vrai, ou que vous avez laissé mourir des gens de faim parce que vous n’avez pas eu le courage de sanctionner celui qui avait la responsabilité de leur apporter à manger et qui ne l’a pas fait… Que vous connaissiez cet homme et que les accusations portées contre lui soient réelles… J’aurais dû, je ne l’ai pas fait… Si après cette attitude on me fusille, ça va… Mais si on ne le fait pas, cela veut dire que tous les jours je vais porter cette croix, la croix de mon incapacité, de ma fuite devant les responsabilités… Tous les jours… Obligé de m’expliquer au premier venu, mais cela vous rend fou. Vous êtes maintenant là dans la rue, au bord du trottoir… Un homme qui parle tout seul et qui essaie de dire à chacun : «Je suis innocent, comprenez-moi, sauvez-moi».

Non, impossible.

Rapp : Mais d’une certaine manière, n’y a-t-il pas déjà une «folie Sankara» ?

Sankara : Oui, on ne fait pas de transformations fondamentales sans un minimum de folie. Dans ce cas, cela devient du non-conformisme, le courage de tourner le dos aux formules connues, celui d’inventer l’avenir. D’ailleurs, il a fallu des fous hier pour que nous nous comportions de manière extrêmement lucide aujourd’hui. Je veux être de ces fous-là.

Rapp : Inventer l’avenir ?

Sankara : Oui. Il faut oser inventer l’avenir. Dans le discours que j’ai prononcé pour le lancement du plan quinquennal, j’ai dit : «Tout ce qui sort de l’imagination de l’homme est réalisable pour l’homme». Et j’en suis convaincu. Le peuple voltaïque offre son expérience en partage aux autres peuples du monde. Aucun arsenal de combinaisons juridico-politiques, aucune prestidigitation corruptrice de féodalité financière, aucun viol des consciences, aucun carnaval électoraliste, ne pourront empêcher le triomphe de la justice des peuples.

Camarades ! tant qu’il y aura l’oppression et l’exploitation, il y aura toujours deux justices et deux démocraties : celle des oppresseurs et celle des opprimés, celle des exploiteurs et celle des exploités. La justice, sous la Révolution démocratique et populaire sera toujours celle des opprimés et des exploités, contre la justice néo-coloniale d’hier qui était celle des oppresseurs et des exploiteurs. Camarades ! le peuple doit exercer lui-même la justice, sa justice.

Les jérémiades et les larmes de crocodiles ne devront point vous influencer lorsqu’il s’agira d’asséner de pesants coups à ceux-là qui auront montré leur incapacité à éprouver d’autre sentiment que le mépris le plus féodal pour le peuple et ses intérêts. Par contre, s’il s’en trouvait pour vous convaincre de leur gratitude à l’égard du peuple, qui en les châtiant sévèrement leur offre l’occasion de mesurer leurs forfaits, tendez-leur une main secourable.

Faites-les nous connaître. Après leur avoir fait payer jusqu’au dernier centime ce que le peuple leur réclame légitimement, nous leur créerons les conditions pour qu’ils comprennent que, dépouillés des immenses richesses mal acquises, ils pourront trouver le vrai bonheur. Ce bonheur ne sera rien d’autre dans notre société révolutionnaire que le travail honnête qui procure un gain honnête. Ce gain honnête procure une dignité et une liberté qui ne se calculent ni en termes de comptes bancaires apatrides en Suisse ou ailleurs, ni en valeurs spéculatives des places boursières au-dessus de tout soupçon, ni en étalage d’un luxe agressif et traumatique face à un peuple qui se meurt de faim, de maladie et d’ignorance. Ce bonheur auquel nous convions les éventuels repentis, sera dans la satisfaction d’avoir prouvé leur utilité sociale et de jouir du droit de participer à la définition et à la réalisation effective des aspirations du peuple qui vous accepte et vous intègre.

Camarades ! les TPR sonnent le glas pour le vieux droit romain: C’est le chant du cygne pour le droit social étranger, napoléonien, qui a produit chez nous tant et tant de déclassés et qui avait consacré les privilèges illégitimes et iniques d’une classe minoritaire. Puissent les toutes prochaines assises de Ouagadougou tracer la voie lumineuse au bout de laquelle, dans le firmament de la révolution universelle, brillera le grand soleil de la justice qui dardera de ses puissants rayons les coeurs de tous ceux qui espèrent mais n’osent pas, de tous ceux qui osent mais ne comprennent pas, et de tous ceux qui comprennent mais n’osent pas.

La patrie ou la mort, nous vaincrons !

Les fichiers joints

Nous préférons un pas avec le peuple que dix pas sans le peuple – 4 Août 1987

Thomas Sankara

Honorables invités de l’Union soviétique, du Togo, du Bénin, du Niger, du Mali, de la Côte d’Ivoire, de la Guinée-Bissau, du Cap-Vert, de l’Angola, de l’Éthiopie, de la République arabe sahraouie démocratique, de la Libye, de l’Algérie, de l’Iran, de Cuba, de France, d’Italie ; chers amis du Burkina Faso venus du Sénégal, de la Belgique et de l’Espagne ; Camarades militantes et militants de la Révolution démocratique et populaire :

Aujourd’hui, 4 août 1987, nous célébrons le quatrième anniversaire de notre révolution, la révolution d’août, la Révolution démocratique et populaire. Pour ce rendez-vous de la joie et de l’allégresse, nos pas se sont laissés guider par nos coeurs. Et nos coeurs nous ont conduits à Bobo-Dioulasso. Bobo-Dioulasso, ville historique et pétulante dont le nom est définitivement lié à l’Afrique des luttes anticoloniales, l’Afrique des unités, l’Afrique des fédérations, en somme au panafricanisme vivifiant.

Merci à tous ceux qui sont venus, merci à tout Burkinabè d’un jour, ou Burkinabè de toujours. Merci à tous ceux, qui n’ont pu effectuer le déplacement pour Bobo-Dioulasso, mais qui sûrement communient avec nous dans la simplicité, dans la discrétion voulue ou subie, mais dans la solennité et dans la dignité.

Merci à tous ceux qui sont aujourd’hui dans l’impossibilité de fêter avec nous en comptant la maladie, les privations diverses, entretenant stoïquement l’espoir de jours meilleurs. Merci à tous ceux qui ne sont plus là et qui cependant avaient le droit de savourer les délices de nos victoires. À la mémoire de tous ces militants qui nous ont quittés prématurément, observons une minute de silence… Je vous remercie.

Camarades, le quatrième anniversaire de notre révolution est placé sous le signe de notre dynamique paysannerie. La paysannerie, la Communauté de ceux qui résolvent pour tous quotidiennement et concrètement la question concrète de la nourriture.

Oui, c’est cette paysannerie qui sort des limbes du Moyen Age, de l’arriération et qui, dans des conditions précaires, réalise tant bien que mal, chaque année, ce pari. Cette paysannerie, notre paysannerie, est la fraction la plus importante de notre peuple. C’est cette fraction qui a subi et continue de subir avec le plus d’intensité l’exploitation des vestiges des forces de type féodal et de l’impérialisme. C’est cette fraction qui a le plus souffert des maux que nous avons hérités de la société coloniale : l’analphabétisme, l’obscurantisme, la paupérisation, les brimades diverses, les maladies endémiques, la famine…

Ce n’est donc point une surprise si notre paysannerie est aujourd’hui une force désireuse de transformations, désireuse de transformations révolutionnaires. Car seule la révolution, en renversant l’ordre ancien, peut satisfaire les aspirations légitimes de la paysannerie. Pour répondre à ce désir légitime et mobiliser toutes ces énergies disponibles, la Révolution démocratique et populaire a fait de cette paysannerie une force politique organisée, en créant l’Union nationale des paysans du Burkina (UNPB).

Cette force politique doit se placer sur l’axe du renforcement du processus révolutionnaire en donnant naissance à un engagement conscient dans la révolution au niveau de chaque paysan pauvre. Au cours de l’année écoulée, beaucoup d’initiatives heureuses ont été développées dans le sens de l’accomplissement de cette tâche. Cette tâche, dont l’importance et la complexité sont grandes, va nécessiter que nous y revenions à une autre occasion au cours de l’An V de notre révolution pour la définir plus amplement et plus profondément.

La célébration de l’An IV sous le thème de la paysannerie doit marquer le départ pour un paysan de type nouveau, correspondant à la société nouvelle en cours d’édification. II ne s’agit pas pour nous de célébrer le type de paysan arriéré, résigné, naïf, soumis à l’obscurantisme et conservateur farouche. II s’agit de célébrer la naissance du paysan nouveau, responsable et responsabilisé, un homme qui s’ouvre au futur en s’armant de technologies nouvelles.

Du reste, l’application croissante du mot d’ordre «Produire et consommer burkinabè» contribue déjà à façonner cette nouvelle image du paysan, grand acteur et bénéficiaire de cette politique d’édification d’une économie nationale indépendante issue de la deuxième Conférence nationale des Comités de défense de la révolution.

Aussi, l’exécution du premier plan quinquennal de développement populaire, qui participe de cette politique économique nouvelle, devra-t-elle être pour tous, l’occasion d’apprendre à réaliser pour nous-mêmes ce dont nous avons besoin et à améliorer constamment la qualité du travail. Le plan quinquennal ne devra donc s être exécuté dans le seul souci de pouvoir un jour faire une compilation de statistiques.

Le terme paysan devra grâce à c s transformations intégrales et à ces effets induits cesser d’être le terme péjoratif que l’on tonnait aujourd’hui pour devenir synonyme de respect, respect dû au combattant digne et fier qui défend les causes justes et qui assume avec succès et au niveau voulu, sa part dans la production sociale en tant que membre du grand corps qu’est le peuple.

Dans ce combat, les paysans ne devront pas être seuls. La classe ouvrière et la petite-bourgeoisie intellectuelle révolutionnaire devront assumer leurs responsabilités historiques en oeuvrant avec sacrifice et abnégation à la réduction de l’écart entre la ville et la campagne.

La classe ouvrière et la petite-bourgeoisie intellectuelle révolutionnaire doivent donc considérer cette célébration comme un jalon important dans le cadre du renforcement de leur alliance stratégique avec la paysannerie. C’est aujourd’hui la fête des paysans et c’est donc aussi la fête de leurs alliés, symbolisés par notre emblème, l’emblème de la Révolution démocratique et populaire.

Camarades, aujourd’hui, il nous faut jeter un regard sur les quatre années de révolution, non pas tellement pour relever mécaniquement nos victoires, bien qu’une fierté légitime nous y pousse, mais pour en tirer les enseignements afin de mieux éclairer notre marche vers le progrès.

Nous avons entrepris et réalisé de nombreuses transformations matérielles en faveur des masses. Ces résultats, nous ne les devons pas à des matériaux supplémentaires ou exceptionnels. Nous les devons à l’action des hommes. Ces hommes, qui hier étaient résignés, muets, fatalistes et attentistes, sont aujourd’hui debout et engagés pour la lutte révolutionnaire concrète sur les divers chantiers. Les victoires enregistrées sont le fruit de leur travail, la projection sur le concret de leur génie créateur et de leur enthousiasme révolutionnaire.

Ces résultats sont la preuve que notre révolution est populaire, car elle puise dans les masses sa richesse, sa force et son invincibilité. C’est pourquoi nous devons saluer tant de courage et d’abnégation, tant de sacrifices et de dévouement de la part des militants de la Révolution démocratique et populaire.

Ce salut que nous leur adressons n’est pas un salut de complaisance. Les résultats atteints s’expliquent scientifiquement. La force, qu’elle soit d’origine musculaire ou produite par des machines, est mesurable, comparable et donc substituable. D’autres l’ont montré avant nous et nous n’avons fait que l’appliquer à nos réalités concrètes. Cette application a nécessité que l’homme burkinabè cesse d’être la reproduction sur le plan des mentalités de l’individu culturellement aliéné et politiquement asservi, modelé pour perpétuer la domination impérialiste dans les pays nouvellement indépendants.

Pour la société nouvelle, il nous faut un peuple nouveau, un peuple avec son identité propre, un peuple qui sait ce qu’il veut, qui sait s’imposer et qui sait ce qu’il faut pour atteindre les objectifs qu’il s’est fixés.

Notre peuple, après quatre années de révolution, est l’amorce de ce peuple nouveau. Le recul sans précédent enregistré par le fatalisme est un indice tangible à cet effet. Tout le peuple burkinabè croit à un avenir meilleur. Et à ce niveau, nous avons même réussi à convaincre des réactionnaires d’hier, qui, pris dans l’engrenage de la marche de l’histoire, regardent avec optimisme l’avenir avec nous, oubliant qu’hier encore ils prêchaient la soumission à l’impérialisme et la mendicité perpétuelle comme moyens pour développer ce pays. La construction de la patrie a renforcé la conscience collective de la nécessité de compter sur nos propres forces en rejetant farouchement le mimétisme servile et l’applaventrisme humiliant et dégénérescent.

Camarades militantes et militants, assurément l’année politique qui s’achève à ce quatrième anniversaire a été une année mouvementée. Sans revenir sur les détails des contradictions qui sont apparues, ni sur la qualité des solutions pour les résoudre, il convient de retenir la leçon principale de cette expérience.

La Révolution démocratique et populaire a besoin d’un peuple de convaincus et non d’un peuple de vaincus, d’un peuple de convaincus et non d’un peuple de soumis qui subissent leur destin.

Depuis le 4 août 1983, le Burkina Faso révolutionnaire s’est imposé sur la scène africaine et internationale surtout et avant tout grâce à son génie intellectuel, aux vertus morales et humaines des dirigeants et des masses organisées. Nous avons vaincu des adversités et des animosités sordides, solides et armées jusqu’aux dents. Nous avons su être fermes dans la défense des principes sans jamais céder à la rage. Nous nous sommes défendus sans haine dans le respect de la dignité des autres, parce que la dignité est une valeur sacrée au Burkina.

L’essentiel pour nous aujourd’hui est de retenir ces diverses formes d’adversités et d’en tirer les leçons pour nous fortifier, car les combats à venir seront certainement plus durs et plus complexes.

Durant les quatre ans de révolution, nous n’avons en effet cessé d’affronter la réaction et l’impérialisme. Les complots les plus sordides ont été ourdis pour nuire à notre action ou, pire, pour renverser notre révolution. L’impérialisme et la réaction sont restés farouchement opposés aux transformations qui s’opèrent chaque jour dans notre pays et remettent en cause leurs intérêts.

Or notre peuple ne cesse depuis quatre ans de faire la preuve qu’avec la révolution il est possible de mettre fin à l’exploitation, de sortir de la misère et de créer le bonheur pour usa la force de nos poignets et de nos coeurs. Ceux qui vivent grassement de l’exploitation des autres ont été contre notre combat et le seront vantage demain.

Que n’a-t-on fait, que ne fait-on aujourd’hui même pour arrêter notre marche en avant ! Les sabotages économiques, les campagnes de dénigrement, la corruption, les provocations de toutes sortes, les chantages comme les menaces sont autant de manoeuvres de l’ennemi qu’il nous a été donné de connaître et d’affronter durant ces quatre années de luttes révolutionnaires.

L’adversité nous l’avons aussi connue de l’intérieur de notre Burkina Faso bien-aimé, dans nos propres rangs ; dans le camp de la révolution. Des idées et des pratiques erronées se sont en effet développées au sein des masses et des révolutionnaires et ont causé du tort à la révolution. Ils nous a fallu les combattre malgré la relative fragilité de nos rangs. Il y a eu de révoltantes volte-face ; des affrontements ont suivi des provocations. II y a eu des déchirements, mais rien n’est jamais définitif.

L’opportunisme, nous l’avons connu et nous l’avons vu à l’oeuvre. II travaille sous diverses formes à la renonciation de la lutte révolutionnaire, à l’abandon de la défense intransigeante des intérêts du peuple au profit d’une recherche frénétique d’avantages personnels et égoïstes. La défense conséquente de notre orientation révolutionnaire nous a imposé de combattre toute idée ou tout comportement contraires à l’approfondissement de la révolution.

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Pour avoir choisi cette voie plutôt que celle plus facile de la démagogie, nous avons dû subir diverses attaques plus calomnieuses les unes que les autres provenant aussi bien d’ennemis classiques que d’éléments issus des rangs même de la révolution, d’impatients développant un zèle douteux de néophytes quand ce n’est pas une frénésie de calculateurs aux ambitions personnelles non cachées.

L’opportunisme comme la contre-révolution sont des ronces habituelles sur la route de la révolution. Et jusqu’à ce que la révolution atteigne ses objectifs finaux de création d’une société nouvelle où n’existe pas l’exploitation de l’homme par l’homme, l’opportunisme se manifestera toujours en chemin à un moment ou un autre à la faveur de circonstances diverses ou sous des formes extrêmement variées allant de la manifestation la plus droitière à l’expression la plus gauchiste et radicalisée.

Les difficultés du combat, les exigences de l’engagement, l’âpreté de la lutte des classes ont amené des camarades à déserter purement et simplement les rangs ou à opérer des fuites en avant quand ce n’est pas pour se tromper purement et simplement de cible.

D’autres caressent le rêve de raccrocher [leurs gants], mais se font des scrupules sur la manière de le faire. Aussi, cherchent-ils à théoriser d’avance sur leur abandon du combat révolutionnaire. Et c’est ainsi qu’ont circulé et circulent encore de nombreuses théories et idées toutes imbues d’opportunisme.

Tout cela a contribué à constituer des éléments d’adversité contre lesquels il a fallu se battre pour avancer. Nous continuons de penser ou de cette transformation des mentalités est loin d’être achevée. Il y a encore beaucoup d’entre nous qui se réfèrent aux normes étrangères pour évaluer leur vie sociale, économique et culturelle. Ils sont au Burkina Faso et ils refusent de vivre notre réalité concrète.

Croire que les échecs, les défaites, la récupération par la bourgeoisie, les impasses mortelles, les trahisons ne guettent et n’ont guetté que les autres révolutions.

Notre révolution, tout comme les autres, est constamment menacée de tous les dangers contre-révolutionnaires. II nous faut en être conscients, parfaitement conscients et nous engager résolument dans la défense permanente de la ligne juste qui mène vers l’objectif final. Il nous faut surtout être conscients que ces problèmes naissent de façon dialectique de l’exacerbation de la lutte des classes et qu’au contraire, leur inexistence traduirait en réalité l’étouffement sournois de la lutte révolutionnaire au profit de la conciliation des classes.

Camarades, il nous faut aujourd’hui prendre le temps de tirer les leçons et enseignements de notre action passée pour enrichir notre théorie et notre pratique de la révolution et nous engager davantage dans la lutte de façon organisée, plus scientifique et plus résolue.

Les tâches qui nous attendent sont nombreuses et complexes. Les ennemis de notre peuple et de sa révolution redoublent d’ardeur et d’ingéniosité pour nous barrer la route. Et il nous faudra plus de courage, plus de conviction et plus de détermination pour poursuivre la marche en avant. Mais cette conviction, cette détermination découleront en partie de ce que nous aurons tiré comme enseignement des quatre années de luttes. Et c’est pourquoi, il nous faut, il nous faudra faire, de l’An V de notre révolution, une année de bilan ; une année d’action idéologique et politique scientifiquement organisée. Oui, il nous faut ce bilan.

En quatre ans de révolution, nous avons opéré d’importantes transformations révolutionnaires. Nous avons jeté les bases de la résolution de nombreux problèmes qui se posent à notre peuple. Nous avons beaucoup agi, partout, dans les différents secteurs de la société. Nous avons donné l’impression de tout vouloir changer et tout de suite. Des critiques nous ont été faites çà et là et nous les comprenons fort bien. Du reste nous constatons pour notre part que d’autres tâches importantes ont été négligées ou minimisées. II nous faudra consacrer plus particulièrement l’An V à l’exécution de ces tâches-là qui sont d’ordre politique, idéologique et organisationnel.

L’approfondissement de notre révolution et les succès futurs de notre action politique dépendront de la justesse avec laquelle nous aurons résolu dans notre pays les questions organisationnelles et d’orientation idéologique. La révolution ne saurait se poursuivre et atteindre ses objectifs sans organisation d’avant-garde à même de guider notre peuple dans tous les combats, sur tous les fronts. La construction d’une telle organisation doit requérir désormais beaucoup d’engagement de notre part.

Sur la base des actions déjà entreprises pour trouver des solutions à la question organisationnelle, il s’agira pour les révolutionnaires de notre pays de conjuguer leurs efforts pour vaincre les tares et les insuffisances que nous portons tous. L’unité des révolutionnaires est assurément une étape par laquelle il nous faut passer pour aller plus en avant dans l’exécution de la tâche d’organisation de l’avant-garde. Je me réjouis de constater qu’à ce quatrième anniversaire de notre révolution les bases sont jetées quant à la réalisation d’une unité réelle, d’une unité militante de l’ensemble des forces révolutionnaires de notre pays.

Mais gardons-nous de faire de l’unité une univocité asséchante, paralysante et stérilisante. Au contraire, préférons-lui l’expression plurielle, diversifiée, et enrichissante de pensées nombreuses, d’actions diverses ; pensées et actions riches de mille nuances, toutes tendues courageusement et sincèrement dans l’acceptation de la différence, le respect de la critique et de l’autocritique, vers le même, le seul objectif radieux qui ne saurait être rien d’autre que le bonheur de notre peuple.

Camarades, les tâches idéologiques, politiques et organisationnelles dont nous devons nous acquitter sont de grande importance pour le renforcement de notre révolution, pour soutenir l’adhésion massive et consciente des masses à la politique révolutionnaire que nous continuerons de mener. II faudra un travail politique et idéologique persévérant et rigoureusement poursuivi pour convaincre les masses et les arracher ainsi à toutes sortes de conceptions moyenâgeuses qui freinent leur engagement total dans l’oeuvre d’édification de la société nouvelle.

Si la révolution est répression des exploiteurs, des ennemis, elle ne peut être pour les masses que persuasion pour un engagement conscient et déterminé.

Ces tâches idéologiques et politiques de notre révolution sont le devoir de tous les révolutionnaires et de la direction politique d’abord. La direction politique de notre révolution devra se renforcer et gagner davantage en efficacité et en rigueur dans l’exécution de la mission qui est la sienne. L’An V nous invite à jeter toutes les énergies dans le combat organisationnel, la consolidation politique et idéologique, la prééminence de la direction politique.

Cependant, à propos d’organisation politique structurelle, ce qui est ainsi dit exclut que, par la précipitation, nous nous lancions dans des élaborations théoriques, des architectures séduisantes pour l’esprit mais sans intérêt pour la vie quotidienne des masses.

Profitons de l’expérience des autres révolutions que l’histoire des peuples nous offre en enseignement. En particulier, tenons compte de l’expérience de ceux qui comme nous et ils sont nombreux ont dû se doter d’organisations diverses et unies ou d’uniques organisations diverses tout en organisant et en défendant le pouvoir d’État âprement et dignement conquis.

Evitons donc les élaborations éthérées qui donnent naissance à des organigrammes théoriques sans fonctionnalité, sans intérêt pour les masses ; simplement destinées à la contemplation de quelques rêveurs, zélateurs qui voudraient se faire plaisir.

Au contraire, notre révolution est d’abord une révolution qualitative ; une transformation qualitative des esprits qui se traduit dans la construction concrète de la société nouvelle burkinabè. C’est la qualité de la vie qui est en train de changer au Burkina et cela est la conséquence de l’évolution qualitative des esprits.

Le mythe de l’enrichissement sans foi ni loi selon les expériences de la jungle capitaliste des années d’après-guerre s’est définitivement évanoui au Burkina. Notre patrie est un chantier ou le critère de moralité, le souci de justice sociale, le respect des droits fondamentaux à une vie, à une existence toujours meilleure, ne sont pas de vains mots mais se matérialisent dans la pratique sociale de chacun de nous.

La spécificité de notre révolution, son exemplarité et son rayonnement tiennent à ces valeurs cardinales que nous avons su défendre farouchement jusque-là. II faut continuer à rester des révolutionnaires c’est-à-dire surtout des hommes de chair, de sang, des hommes de sentiments et des hommes d’émotions pures.

C’est vrai. Dans le proche passé, nous avons parfois commis des erreurs. Cela ne devra plus se produire sur la terre sacrée du Faso. II doit y avoir de la place dans le coeur de chacun de nous pour ceux qui ne sont pas encore parfaitement en harmonie avec le Discours d’orientation politique et les objectifs de notre plan quinquennal. Ce sera à nous d’aller à eux et de les gagner à la cause révolutionnaire du peuple.

La révolution ne cherche pas des raccourcis. Elle impose à tous de marcher ensemble dans la même volonté de pensée et d’action.

C’est pourquoi le révolutionnaire doit être un perpétuel pédagogue et un perpétuel point d’interrogation. Si les masses ne comprennent pas encore, c’est de notre faute. II faut prendre le temps d’expliquer et le temps de convaincre les masses pour agir avec elles et dans leurs intérêts.

Si les masses comprennent mal, c’est encore de notre faute. Et il faut rectifier, nuancer, il faut s’adapter aux masses et non vouloir adapter les masses à ses propres désirs, à ses propres rêves. Les révolutionnaires “ont pas peur de leurs fautes. Ils ont le courage politique de les reconnaître publiquement, car c’est un engagement à se corriger, à mieux faire. Nous devons préférer un pas ensemble avec le peuple plutôt que de faire dix pas sans le peuple.

II faut encore beaucoup de travail politique pour élargir plus les rangs des militantes et des militants. II reste encore des milliers de camarades à mobiliser, à réorganiser et à conscientiser pour l’action révolutionnaire. Cette action sera de plus un travail de consolidation et d’approfondissement des acquis incontestables de notre révolution.

Après quatre années, l’effort de réflexion critique sur ce qui a été fait doit être décuplé et nous devons refuser les bilans sommaires, triomphalistes et dangereux à terme. Persévérance, tolérance, critique des autres, critique de nous-mêmes, voilà le difficile combat, le combat révolutionnaire.

En tant que révolutionnaires, nous avons choisi la voie difficile qui implique que nous nous dépassions, que nous nous surpassions nous-mêmes individuellement et collectivement. D’autres voies plus faciles, plus expéditives existent, mais elles ne produisent que des illusions et laissent des lendemains amers. Tout cela, nous le réaliserons grâce à nos structures révolutionnaires dans les services, les villes, les villages, c’est-à-dire : grâce à nos Comités de défense de la révolution, grâce à l’Union nationale des pionniers, grâce à l’Union nationale des anciens du Burkina, grâce à l’Union nationale des paysans du Burkina. Les structures devront être perfectionnées, parachevées. Celles dont la construction requiert plus, davantage de nos efforts quotidiens, recevront notre attention tout au long de l’An V de notre révolution.

Camarades, chers amis des pays d’Afrique, d’Europe, d’Amérique et d’Asie, je voudrais au nom de notre peuple et du Conseil national de la révolution, vous réitérer tous nos remerciements pour le soutien que vous apportez à cette lutte et vous redire aussi notre désir sincère et notre volonté d’entretenir les relations les plus cordiales avec les peuples de vos pays respectifs. Le Burkina Faso, terre de paix et de dignité, sera toujours du côté où se défendent la fraternité et la solidarité militantes et agissantes.

Camarades militantes et militants de la province du Houet, vous avez, par votre mobilisation et votre ardeur au travail, fait de ce quatrième anniversaire de notre révolution une étape repère sur ce long chemin du combat de notre peuple pour un avenir radieux. Je vous en félicite et vous encourage à redoubler de vigilance et d’ardeur combattante pour remporter des succès encore plus éclatants.

Camarades militantes, camarades militants de la Révolution démocratique et populaire, la révolution n’est ni tristesse, ni amertume. Elle est au contraire enthousiasme et fierté de tout un peuple qui se prend en charge et découvre ainsi sa dignité. Et c’est pourquoi je vous invite à la fête ; la fête qui est la conclusion logique du travail bien fait et le départ pour de nouveaux combats exigeants et pleins de promesses.

Camarades, je vous invite à vous engager pour l’An V, je vous invite à vous meure debout tous ensemble pour que cette marche que nous avons entreprise soit encore plus accélérée mais connaisse en même temps la pause, la pause sur un certain nombre de réalisations ; pause dont nous avons besoin pour consacrer nos efforts aux tâches d’organisations politiques et idéologiques.

Je vous invite à poser le pas. Le pas dans cette année nouvelle qui commence, cette année qui sera une année de luttes, une année qui permettra à notre révolution de s’ancrer davantage, de s’offrir aux peuples du monde entier comme une contribution à la quête de l’Humanité pour un bonheur que les ennemis des peuples lui refusent et que nous, peuples, avons le devoir de construire ici aujourd’hui, maintenant et pour tous.

Pour l’unité avec le Ghana ! [Cris de « En avant » !]

Pour une paysannerie consciente, organisée et mobilisée ! [Cris de

« En avant » !]

Pour le renforcement de l’Union nationale des paysans du Burkina !

[Cris de « En avant » !]

Pour la réduction de l’écart entre la ville et la campagne ! [Cris de « En Avant » !]

Produisons ! [Cris de « Burkinabè » !]

Consommons ! [Cris de « Burkinabè » !] Vivre avec les masses !

Vaincre avec les masses !

La patrie ou la mort, nous vaincrons ! Je vous remercie.

Publié dans Carrefour africain du 21 août 1987.

Les fichiers joints

Nous avons besoin d’un peuple convaincu plutôt que d’un peuple vaincu – 2 Octobre 1987

Nous avons besoin d’un peuple convaincu plutôt que d’un peuple vaincu

2 Octobre 1987

Camarades militantes et militants de la Révolution démocratique et populaire, chers amis du Burkina Faso : Aujourd’hui nous célébrons le quatrième anniversaire de notre guide ; notre guide d’action révolutionnaire, notre guide idéologique, le Discours d’orientation politique (DOP).

Tenkodogo a été choisi pour abriter ces manifestations, pour concentrer les pensées des Burkinabè, pour recevoir les sentiments et les voeux de nos amis. Tenkodogo a été retenu pour matérialiser tant de réflexions de quatre ans d’action révolutionnaire, de quatre ans de lutte. Je voudrais féliciter les militantes et les militants de la province du Boulgou qui se sont mobilisés ensemble pendant des nuits, pendant des jours pour permettre que le quatrième anniversaire du DOP reçoive l’éclat de nos intérêts et qu’en même temps il traduise la marche radieuse de notre peuple vers le bonheur.

Les militantes et militants de la province du Boulgou sont méritants à plus d’un titre, eu égard à tout ce qui a pu se tramer pour barrer la route à leurs initiatives, à leurs efforts pour décourager leurs sacrifices et faire échouer cette manifestation grandiose qu’est le quatrième anniversaire du Discours d’orientation politique.

Nos camarades de la province de Boulgou avec leurs structures révolutionnaires nous donnent là des raisons d’espérer, de croire, d’avoir confiance en l’avenir, d’avoir confiance en nos masses quel que soit le lieu où elles se trouvent sur le plan géographique. La province du Boulgou nous permet aussi de croire aux transformations miraculeuses, aux bonds en avant avec le peuple, toujours avec le peuple, sans fuite en avant. La province du Boulgou nous accueille dans des conditions qui font d’elle une province exemplaire à plus d’un titre ; une province méritoire à plus d’un titre ; non seulement de par ses réalisations socio-économiques mais surtout de par sa mobilisation politique et conséquente, ferme et déterminée.

S’il y a eu échec à Tenkodogo, s’il y a eu échec dans la province du Boulgou, c’est bel et bien l’échec de ceux qui ont tenté de quelque manière que ce soit, à droite comme à gauche, de perturber la marche de la révolution, croyant pouvoir abuser des masses populaires, tromper les militants, se servir de l’obscurité artificiellement créée par eux pour dominer les militants.

La révolution est invincible. Elle vaincra en ville comme en campagne. Elle vaincra au Burkina Faso parce que déjà au Boulgou, elle est victorieuse.

Camarades, à l’adresse de toutes les masses populaires de la province du Boulgou, je voudrais simplement dire merci. Merci pour votre accueil enthousiaste ; merci d’avoir fait commencer ces manifestions par cette pluie bienfaisante. Un ancien me rappelait il y a quelques instants que le premier anniversaire du DOP a été célébré sous la pluie. Aujourd’hui aussi, nous célébrons le quatrième anniversaire du DOP sous la pluie. Cela est un élément heureux. Et nos masses paysannes sur lesquelles nous 1 comptons, nos masses paysannes qui font de la pluie un élément matériel fondamental de notre système agricole, ne nous démentiront certainement pas.

C’est, hélas, parmi ceux qui manipulent à tort et à travers la phrase révolutionnaire que la pluie est symbole de perturbation de la fête, de perturbation de la « bamboula ». Chez le paysan, la pluie est joie, la pluie est espoir, la pluie est victoire et allégresse. Nous sommes avec notre peuple, nous luttons avec notre peuple en nous démarquant de toutes les idées erronées. C’est pourquoi nous sommes à Tenkodogo dans l’allégresse sous la pluie au quatrième anniversaire du DOP.

Camarades, le Discours d’orientation politique, notre guide d’action révolutionnaire est à la disposition des Burkinabè ; il est à la disposition de tous les révolutionnaires. Notre guide joint son apport au mouvement de l’Humanité pour réaliser un grand bonheur, pour lutter contre les forces de domination, pour lutter contre les forces d’oppression. C’est pourquoi, il est normal que nous nous situions dans un cadre international. C’est pourquoi, il est normal que le DOP soit pour nous un trait d’union, une affirmation de notre appartenance à cette lutte collective de toute l’Humanité, l’Humanité des masses populaires, l’Humanité des peuples en lutte.

Nous saluons par conséquent le soutien qualitatif, le soutien fraternel et amical des peuples voisins qui, d’une façon ou d’une autre, se sont associés à nous, franchissant les frontières artificielles qui nous séparent pour tendre la main à une réalité concrète qu’est le coeur des Burkinabè. Du Togo sont venus des Togolais, amis du Burkina. Nous leur disons merci. Du Ghana sont venus des Ghanéens, militant avec nous pour la révolution africaine. Frères dans le combat, dans les victoires, ils acceptent aussi de vivre nos échecs qui sont autant d’indications pour nous tous pour aller toujours de l’avant. Nous souhaitons la bienvenue à ces amis, nous souhaitons la bienvenue à tous les autres amis tant ils sont nombreux et tant il est inutile de les énumérer.

Le Discours d’orientation politique s’impose à nous comme guide. II est l’oeuvre collective des Burkinabè. II est la réflexion collective de tous ceux qui se sont engagés consciemment dans la Révolution démocratique et populaire. C’est pourquoi, le Discours d’orientation politique doit être notre référence, notre étoile polaire qui nous guide et nous indique le chemin. Cette étoile qui nous évite de nous égarer. Le Discours d’orientation politique est venu nous enseigner que nous devons aller au-delà de la simple révolte, par une démarche scientifique, par une démarche rigoureuse, méthodique, pour formuler de manière précise d’où nous sommes venus et où nous allons. Faute de quoi, notre révolution se serait simplement limitée à un élan subjectif, à un élan de révoltés qui n’aurait connu que des lendemains de feux de paille, c’est-à-dire une mort lente, du fait d’un manque de souffle le souffle qui permet à une révolution d’aller toujours de l’avant, d’éclairer et de réchauffer.

Le guide d’action révolutionnaire nous rassemble, nous éduque et nous appelle à nous discipliner dans les rangs de la révolution. C’est en s’appuyant sur le Discours d’orientation politique que nous remettrons sur le droit chemin ceux-là qui ont failli, ceux-là qui se sont égarés.

Le Discours d’orientation politique nous réchauffe et nous fournit la chaleur cette chaleur qui permet aux timorés de reprendre pied dans la lutte et d’avoir confiance en la révolution. C’est pourquoi nous devons constamment nous référer au Discours d’orientation politique. Constamment nous devons non seulement en ouvrir les pages, les lire, les comprendre, mais surtout les appliquer aux réalités concrètes qui nous entourent ; les réalités qui évoluent, qui changent, qui se transforment, parce que notre nature est matérielle. Elle n’est pas une idée en l’air. Une idée que nous pouvons décrire au gré de nos rêves, au gré de nos visions.

Le Discours d’orientation politique a un passé. II a déjà quatre ans d’existence. C’est beaucoup pour un pays comme le nôtre. Mais s’il a un passé, le Discours d’orientation politique a aussi un présent, c’est celui d’aujourd’hui : le regroupement de tous les révolutionnaires. II a surtout un avenir. Quel est l’avenir du Discours d’orientation politique ?

L’avenir du Discours d’orientation politique doit être le fruit des efforts des révolutionnaires ; efforts pour l’approfondir, efforts pour nous mettre toujours à la hauteur des combats qui se présentent à nous, efforts pour rendre le Discours d’orientation politique toujours à l’avant des combats qui se mènent à présent, afin de donner aux révolutionnaires les réponses aux questions théoriques et pratiques qu’ils se posent devant les multiples problèmes qui nous assaillent. Le Discours d’orientation politique se veut aussi rassembleur, rassembleur des révolutionnaires. C’est-à-dire que c’est autour du Discours d’orientation politique en l’affinant de façon conséquente, en l’approfondissant de façon responsable que les révolutionnaires pourront transformer la réalité au Burkina Faso pour le peuple burkinabé.

Car notre révolution n’est pas un concours de rhétorique. Notre révolution n’est pas un affrontement de phrases. Notre révolution n’est pas simplement l’affichage d’étiquettes qui sont autant de signes que les manipulateurs cherchent à établir comme des clés, comme des laisser-passer, comme des faire-valoir. Notre révolution est et doit être en permanence l’action collective des révolutionnaires pour transformer la réalité et améliorer la situation concrète des masses de notre pays. Notre révolution n’aura de valeur que si, en regardant derrière nous, en regardant à nos côtés et en regardant devant nous, nous pouvons dire que les Burkinabè sont, grâce à la révolution, un peu plus heureux, parce qu’ils ont de l’eau saine à boire, parce qu’ils ont une alimentation abondante, suffisante, parce qu’ils ont une santé resplendissante, parce qu’ils ont l’éducation, parce qu’ils ont des logements décents, parce qu’ils sont mieux vêtus, parce qu’ils ont droit aux loisirs ; parce qu’ils ont l’occasion de jouir de plus de liberté, de plus de démocratie, de plus de dignité. Notre révolution n’aura de raison d’être que si elle peut répondre concrètement à ces questions.

Tant que la révolution ne sera pas en mesure d’apporter bonheur matériel et moral à notre peuple, elle sera simplement l’activité d’un ramassis, d’un certain nombre de personnes avec plus ou moins de mérite, mais qui représentent tout simplement des momies, qui représentent tout simplement un rassemblement statique de valeurs décadentes, incapables de mouvoir et de faire mouvoir la réalité ; incapables de transformer cette réalité. La révolution, c’est le bonheur. Sans le bonheur nous ne pouvons pas parler de succès. Notre révolution doit répondre concrètement à toutes ces questions.

C’est pourquoi, il est indispensable que le Discours d’orientation politique soit connu de tous et joue son rôle éveilleur et rassembleur. II va sans dire que tout au long de notre action, nous rencontrons des difficultés. Nous avons déjà connu des difficultés dans nos rangs et hors de nos rangs. Ces difficultés-là ne doivent pas nous arrêter. Ces difficultés-là ne doivent pas nous décourager. Ces difficultés ne doivent pas être un frein, un obstacle insurmontable pour nous. Au contraire, elles nous enseignent tout simplement que c’est bel et bien sur le terrain de la lutte révolutionnaire que nous nous situons, c’est-à-dire affronter chaque jour des obstacles qui ont empêché d’autres de réaliser le bonheur qu’ils promettaient. Parce qu’eux s’en tenaient à leurs discours et ne s’engageaient pas dans l’action avec le peuple et pour le peuple.

Le Discours d’orientation politique est celui autour duquel nous nous réunirons, celui autour duquel nous renforcerons notre cohésion, celui à partir duquel nous expliquerons, nous discuterons nos désaccords, nos divergences, nos points de vue parce que l’objectif est un et reste le même. Toute divergence qui n’est pas en mesure de se résoudre dans le cadre du Discours d’orientation politique à l’heure actuelle au Burkina Faso, est une divergence qui concerne des objectifs purement et simplement différents. Si les objectifs sont identiques, le Discours d’orientation politique se chargera de réaliser la convergence des méthodes d’action.

Notre unité se fera en faveur de notre peuple. Notre unité ne se fera pas comme un match de football auquel se livreraient des équipes brillantes peut-être, émérites certainement, mais offrant un spectacle, juste le temps de 90 minutes, avec éventuellement des prolongations, et peut-être se terminant par des tirs de pénalités. Non, notre unité se fera en luttant avec le peuple et sous l’appréciation du peuple. C’est-à-dire que nous nous réunirons en révolutionnaires et seuls les révolutionnaires viendront à cette unité.

Qui alors sera révolutionnaire ? Sera révolutionnaire celui-là qui clans ses actes, dans sa pratique mais également dans sa, conscience arrivera à prendre une position efficace, indiscutable, incontestable dans le cadre de notre combat qui est concret. Ce combat est par exemple la construction de retenues d’eau par centaines, par milliers ; ce combat est la pose des rails avec nos bras pour réussir la bataille du rail, la gagner ; ce combat, est l’ouverture de routes, la construction de postes de santé, la dispense d’une partie de notre savoir à nos frères, à nos camarades qui n’ont pas eu la chance d’accéder à l’instruction.

C’est là que nous verrons les révolutionnaires. Nous les verrons dans les combats économiques, social, sanitaire, culturel… Livrer combat ailleurs serait inutile. II faut faire la différence entre les combats utiles pour nous et les autres combats… Les combats qui nous intéressent, ce sont ceux qui nous permettent d’être chaque jour plus heureux, ceux qui permettent de rendre notre peuple indépendant en luttant farouchement contre l’impérialisme.

Nous verrons les révolutionnaires lorsqu’il s’agira de dire non aux produits que l’impérialisme nous déverse dessus pour exercer la domination capitaliste sur notre peuple. Seront révolutionnaires ceux-là qui auront choisi de composer avec la rigueur des transformations ; ceux-là qui auront choisi le devoir d’abandonner des habitudes de vie, de consommation pour vivre avec les masses. Tout le monde n’est pas apte à vivre conséquemment notre mot d’ordre : « Consommons burkinabè ». Ils sont nombreux ceux qui ne consomment burkinabè qu’avec le langage et gardent leur langue et leur bouche pour réellement se délecter et consommer « impérialiste ». Ceux-là ne sont pas révolutionnaires. Ce sont ceux-là que nous allons démasquer. Ce sont ceux-là qu’il faut mettre à l’écart.

Nos paysans au Burkina Faso ne gagneront jamais la bataille de leur libération tant que nous, consommateurs des villes ne serons pas disposés à boire des boissons produites à partir de leurs récoltes par exemple. Pourquoi veut-on nous imposer la consommation de produits venus de loin ?

Cela est très grave et inacceptable. Cela est en plus criminel quand ce sont des camarades, des révolutionnaires qui sont vecteurs de cette imposition, vecteurs de cette domination. Ceci veut dire que ces camarades-là n’ont pas compris la profondeur et l’intérêt de leur discours de haut niveau et de grande qualité. Ceci veut dire qu’il y a nécessité de débat. Et retournons au Discours d’orientation politique. Consultons de nouveau le Discours d’orientation politique, il nous indiquera la voie. Elle est unique et nous conduit à un objectif : le bonheur de notre peuple.

Notre unité se fera donc dans le combat, dans la lutte, par le respect scrupuleux de nos statuts et de nos méthodes de travail. II faut que nous soyons fermement organisés autour de nos statuts. Des statuts clairs mettront en évidence les complots et les intrigues que les révolutionnaires conséquents combattront avec une rage légitime. Notre unité se fera également autour du programme des révolutionnaires du Burkina Faso dans l’application de l’éthique révolutionnaire, la morale révolutionnaire.

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La morale révolutionnaire nous indiquera quels sont nos droits mais surtout quels sont nos devoirs. La morale révolutionnaire nous indiquera quelle est la pratique sociale que nous devons avoir pour que les masses nous apprécient positivement ou négativement, pour que les masses chaque jour viennent à nous, non pas parce que nous les aurons vaincues mais parce que nous les aurons convaincues par l’exemple. Il faut que le Discours d’orientation politique nous ouvre cette porte. Cette porte, elle existe déjà dans chaque ligne, dans chaque page de notre DOP. Faisons-en le meilleur usage qui soit.

Notre révolution est une révolution qui ne peut se démarquer des lois scientifiques qui existent déjà et qui régissent toutes les révolutions. Et c’est quand nous manquons d’appliquer ces lois scientifiques que nous nous égarons. Sans théorie révolutionnaire point de révolution. II faut que nécessairement un jour notre révolution rencontre, aussi loin qu’elle sera avancée, d’autres révolutions par l’application de la théorie révolutionnaire, par l’approfondissement de notre Discours d’orientation politique.

Nous avons connu des difficultés, il ne faut pas s’en cacher. Des difficultés qui ont amené des affrontements çà et là. Des affrontements entre des éléments tout aussi bons, valables et engagés dans le processus révolutionnaire. Tous ceux-là sont des éléments auxquels nous devons faire confiance. C’est chaque fois que nous nous enfermons dans l’idée que seul un noyau, seul un groupe est valable, et que tout le reste n’est que lamentations et échecs que nous nous isolons. C’est-à-dire que nous compromettons notre révolution.

L’objectif de la révolution n’est pas de disperser les révolutionnaires. L’objectif de la révolution est de consolider nos rangs. Nous sommes 8 millions de Burkinabè, nous devons avoir 8 millions de révolutionnaires. Et aucun révolutionnaire n’a le droit de dormir tant que le dernier des réactionnaires au Burkina Faso n’aura pas été en mesure d’expliquer conséquemment le Discours d’orientation politique. Ce ne sont pas les réactionnaires qui doivent faire l’effort pour comprendre. Ce sont les révolutionnaires qui doivent faire l’effort pour leur faire comprendre. Le réactionnaire a choisi sa position de réactionnaire. Le révolutionnaire a choisi sa position de révolutionnaire, c’est-à-dire de mouvement vers les autres pour les gagner à lui. S’il n’arrive pas à convaincre les réactionnaires à adhérer à la révolution, la réaction se développera dans le monde.

Par conséquent, le devoir de tout révolutionnaire, c’est d’éviter que la révolution ne se replie sur elle-même ; que la révolution ne commence à se scléroser ; que la révolution ne commence à se rétrécir en peau de chagrin. Ainsi de 1 000, nous ne serons que 500 ; de 500 nous ne serons plus que deux. Or, notre Révolution démocratique et populaire est une révolution qui se démarque de tout regroupement de sectes ou regroupement sectaire. II faut que chaque jour nous constations que du mouvement pionnier jusqu’à l’UNAB nous avons davantage de militants.

Bien sûr, tout le monde ne sera pas au même niveau. Ce serait de l’utopie, ça serait un rêve que de penser que tout le monde sera au même niveau d’engagement et de compréhension. Mais il appartient aux révolutionnaires chaque jour de ne point se décourager, de ne point se lasser, d’accepter l’effort physique, moral et intellectuel pour aller vers les autres. Ce qui exige bien souvent que nous fassions violence sur nous-mêmes : expliquer et encore expliquer. Lénine disait une chose que nous oublions souvent : «à l’origine de toute révolution, il y a la pédagogie». Ne l’oublions jamais. Et l’art d’enseigner, c’est la répétition. II faut répéter, et encore répéter.

Le Discours d’orientation politique nous indique également la nécessité de la fermeté pour pouvoir nous situer de façon responsable dans la lutte des classes qui nous interpelle. Le 4 août 1987 à Bobo-Dioulasso, je vous invitais à renforcer la lutte révolutionnaire pour gagner davantage de révolutionnaires à notre révolution. Je vous invitais à comprendre que nous avons besoin d’un peuple de convaincus et non d’un peuple de vaincus. Un peuple de vaincus est une succession interminable de prisons. C’est-à-dire la nécessité de trouver en permanence des gardiens de prisons. Quand nous aurons mis quatre millions de Burkinabè en prison, il nous faudra en trouver deux fois quatre pour garder ces prisons.

Cela ne veut pas dire que nous ne devons pas savoir sévir contre ceux qui croient que la révolution est synonyme de faiblesse, ceux qui confondent le débat démocratique dont nous avons besoin avec la condescendance et le sentimentalisme. Ceux-là récolteront ce qu’ils auront semé. S’il faut les sanctionner, ils seront sanctionnés. Que ce soit au Burkina ou hors du Burkina. Nous savons que nous serons parfois incompris. Mais nous savons aussi que la sanction est éducation. II faut sanctionner ceux qui ont tort, ceux qui se mettent en travers de la révolution afin de gêner la révolution.

Nous reviendrons à eux quand le temps nous permettra de le faire. Du reste, nous l’avons prouvé, nous n’avons jamais jeté l’anathème définitivement sur qui que ce soit. Nous avons toujours tenté de repêcher ceux que nous pouvions repêcher. Et nous le ferons chaque fois que les conditions seront réunies. Ne demandez pas que l’on coure et que l’on se gratte en même temps. Ne demandez pas que l’on s’occupe de ceux qui sont déjà très loin en avant et qu’en même temps l’on s’arrête pour s’occuper de ceux qui tirent en arrière comme les réfractaires à notre action et les tractés…

Nous devons avoir le courage d’examiner calmement tout cela en face. C’est pourquoi il faut que chaque militant comprenne que tout Burkinabé doit avoir l’éducation politique conséquente. L’éducation politique, c’est d’abord que ceux qui ont été pour la sanction sans convaincre agencent méthodiquement leur argumentation. Convaincre celui-là qui a été sanctionné, faire des observations sur son éconduite, sur ses manquements et lui donner des conseils qui lui permettront de se racheter.

Éduquons notre peuple. Éduquons ceux-là que nous sanctionnons par un débat démocratique. Nous verrons par la suite, en tant que révolutionnaires, si le sanctionné a fait amende honorable et peut être racheté. Le meilleur rachat, c’est celui qu’on développe soi-même ; ce n’est pas celui que les autres développent. C’est reconnaître ses fautes et s’engager solennellement à ne plus jamais les recommettre. C’est aussi pratiquer chaque jour une vie de révolutionnaire ayant reconnu ses fautes. Dans ces conditions, les révolutionnaires apprécieront et prendront une décision en faveur de celui-là qui aura été sanctionné.

Mais il faut d’abord que partout où sont nos structures, elles commencent par poser des questions sur tous les révolutionnaires. Et à partir d’aujourd’hui 2 octobre 1987, nous invitons le peuple du Burkina, les militants du Burkina à s’organiser parce que le Conseil national de la révolution va leur demander d’avoir à apprécier tous les révolutionnaires au travail. II appartiendra aux CDR de dire sur les lieux de travail ou dans les secteurs géographiques qu’elle est la pratique sociale, révolutionnaire de tel ou tel militant.

Camarades, la révolution ne peut confier le pouvoir d’État, ne peut confier le pouvoir tout court, ne peut confier la possibilité d’agir qu’à ceux qui veulent le faire en faveur de notre peuple. Nous ne pouvons pas appeler à quelque responsabilité que ce soit, à quelque niveau que ce soit ceux-là qui oeuvrent contre notre peuple. Désormais, nul ne pourra être nommé responsable à quelque niveau que ce soit si préalablement nos CDR et nos autres structures n’ont pas eu à se prononcer sur ce camarade.

Périodiquement, nous retournerons à la base pour savoir si tel camarade est un bon militant. Que pensez-vous de tel camarade ? Est-il un bon militant ? Assiste-t-il à vos veillés débats ? Participe-t-il concrètement à vos conférences ? Participe-t-il à vos travaux d’intérêt commun ?

Participe-t-il à la résolution des problèmes de son secteur ou de son service ? Est-il exemplaire ? Arrive-t-il à l’heure ? Respecte-t-il les mots d’ordre du Conseil national de la révolution ? C’est-à-dire lutte-t-il conséquemment contre l’impérialisme ? Cela se verra désormais grâce aux yeux, aux oreilles que constituent les sens infaillibles de notre peuple.

Ces notes seront démocratiques et populaires. Et alors nous pourrons dire à chacun, directeur, chef de service, responsable : « Camarade, tout au long de l’année, vous avez eu un comportement conforme au Discours d’orientation politique, conforme aux statuts, conforme au programme, conforme à l’éthique révolutionnaire ». Ou bien, nous pourrons dire : « Camarade, nous avons le regret de vous dire que vous avez été en porte-à-faux, en contradiction avec vos engagements révolutionnaires ». Et nous prendrons les mesures qui s’imposent.

Cela veut dire que désormais, tous ceux qui ont subi une sanction licenciée, dégagés, suspendus doivent être convoqués par les CDR pour savoir ce qu’ils sont devenus, ce qu’ils font pour la révolution. Celui qui ne fait rien fait quelque chose contre la révolution. Pour la révolution, chacun doit répondre devant les structures populaires. Parce qu’il y a certains qui croient mais ils ont tort que dès lors que la sanction a été prise contre eux, ils sont devenus des ennemis de la révolution et qu’ils doivent agir comme ennemis de la révolution. La sanction a été prise, mais la révolution a toujours besoin d’eux. Parce que la sanction suprême c’est de faire disparaître son ennemi. Or la révolution offre l’avantage aux sanctionnés d’être encore avec nous pour voir, pour entendre, pour comprendre afin de se racheter. Donc tous doivent être effectivement suivis ; pas forcément pour être repris, mais pour que nous sachions exactement ce qu’ils font pour la révolution.

Le Discours d’orientation politique est à la disposition de tous. Personne ne peut vivre sur le dos de notre peuple en se disant qu’il a été mis à l’écart. Celui qui s’est mis à l’écart sera retrouvé par le peuple qui reçoit mission d’agir, de rechercher, d’éduquer tous ceux qui ont essayé de se terrer dans quelque trou que ce soit. C’est ainsi que nous pourrons être sûrs que nous avons fait des efforts pour éduquer, car certains sanctionnés disent qu’ils ont été mis à l’écart…

Combien sont-ils à participer aux travaux d’intérêt commun ? Combien sont-ils à apporter leur contribution à l’avancée de la révolution ?

Camarades, la révolution est constamment victorieuse. La révolution maîtrisant la situation peut se permettre le rachat des uns et des autres. C’est pourquoi, en ce quatrième anniversaire du Discours d’orientation politique, je voudrais vous annoncer deux mesures : la première mesure est la mise en liberté des détenus qui, de par leurs comportements sociaux, ont eu à porter préjudice à notre peuple par des actes, des crimes, par des délits de droit commun contre des hommes, des femmes, des biens de notre peuple. Nous allons les mettre en liberté parce que nous les avons observés dans le travail de réinsertion sociale. Réinsertion sociale qui se fait tous azimuts et doit être poursuivie. Pour nous révolutionnaires, notre victoire, c’est la disparition des prisons.

Pour les réactionnaires, leur victoire est la construction d’un maximum de prisons. Telle est la différence entre eux et nous. Nous mettrons en liberté 88 personnes. Le ministère de la Justice publiera les noms de ces 88 personnes qui, sur les chantiers, ont eu un comportement correct au travail.

Chaque jour, elles ont compris qu’elles ont fauté et que le travail libère. Bien sûr, il y aura toujours des éléments qui n’auront pas su profiter de cette mesure de clémence de la révolution. Et naturellement, ils retourneront d’où ils sont sortis. Mais je suis convaincu que la plupart d’entre eux, peut-être tous, sauront profiter de cet acte de clémence pour que nous puissions en libérer d’autres encore.

La deuxième mesure concerne les éleveurs. Depuis longtemps nous avons pratiqué un impôt qui a pesé sur les éleveurs. Le Conseil national de la révolution décide tout simplement de supprimer cet impôt-là. Nous le supprimons, non pas que les caisses de l’État soient pleines. Nous supprimons cet impôt parce qu’il nous dessert et traumatise inutilement notre peuple. II démobilise cette fraction de la paysannerie que sont nos éleveurs. II porte préjudice à notre économie en perturbant notre élevage. Par conséquent, nous le supprimons.

 

Nous invitons les structures concernées, le ministère de l’Agriculture et de l’Élevage, le secrétariat d’État à l’Élevage, le ministère de la Question paysanne et toutes les autres structures à faire en sorte que nous tirions plus de profit de cet acte de suppression d’impôt, plutôt que d’avoir à constater une situation administrative et budgétaire devenue difficile. J’invite donc le personnel des services des impôts à imaginer d’autres formes de mobilisation de nos ressources pour que nous puissions construire mieux encore notre Faso.

Mais il ne faut pas que la joie de certains soit la tristesse des autres. Par conséquent que chacun de nous tous, éleveurs directs, ceux vivant de l’élevage ou tirant profit de l’élevage soit en amont ou en aval, soit parce que nous sommes derrière les boeufs ou devant les boeufs, soit parce que nous sommes sous les bœufs tire profit de la mesure. Et je vous remercie camarades, du soutien que vous apporterez à cette mesure.

Enfin, camarades, le Discours d’orientation politique nous a été présenté traduit en langues nationales : fulfuldé, dioula et mooré. C’est là un moyen d’atteindre davantage de personnes, davantage de Burkinabè. Je voudrais féliciter tous ceux qui ont contribué à ce travail. Un travail intellectuel qui a certainement demandé beaucoup d’effort, beaucoup de travail, beaucoup de réflexion pour adapter, traduire des concepts parfois nouveaux dans notre milieu et les rendre également accessibles, sans pédantisme. Je les félicite car ils ont fait oeuvre utile. Je félicite également tous ceux qui ont eu l’initiative de cette opération de traduction du DOP.

Je félicite par avance tous ceux qui, chaque jour, font un travail pour que notre peuple soit davantage alphabétisé : ministères de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique, de la Question paysanne. C’est leur contribution directe à l’enrichissement du DOP. Le DOP traduit en langues nationales n’aura aucun intérêt si les paysans ne savent pas le lire, parce qu’ils n’ont pas appris à lire. Ils restent des aveugles. Et par conséquent, offrir le DOP non traduit en langues nationales à un analphabète, c’est insulter un aveugle en lui donnant une lampe torche. L’aveugle a d’abord besoin de voir, ensuite de lampe torche pour mieux voir. Donnons à tous les analphabètes la capacité de lire, ensuite nous leur donnerons de la lecture saine et de la lecture utile comme le DOP traduit en langues nationales.

Camarades du Bouleau, je renouvelle mes félicitations au Haut-commissaire et au PRP de la province. Je renouvelle mes félicitations au Comité de défense de la révolution de la province, je renouvelle mes félicitations à la section provinciale de l’Union nationale des anciens du Burkina. Je renouvelle mes félicitations à la section provinciale de l’Union des femmes du Burkina. Je renouvelle mes félicitations à l’Union nationale des paysans du Bouleau et je n’oublie pas les Pionniers qui nous agrémentent cette fête, et qui nous montrent également que l’avenir est plein d’espoir.

Je n’oublie pas ces travailleurs, notamment cet ingénieur qui, au cours des travaux, s’est gravement blessé en construisant le monument du 2 octobre à Tenkodogo. Malgré sa blessure, il est revenu immédiatement après quelques soins sur le chantier pour se préoccuper de la finition correcte de ce monument. Le miracle est venu. Le monument, en quelques jours, a été mis sur pied. Et les langues fourchues de nos ennemis ont été coupées en quatre. Nous féliciterons désormais plus souvent par décoration comme nous venons de le faire ceux qui auront brillé par leur travail.

Camarades, ce matin à l’inauguration du monument du 2 octobre, le camarade ministre d’Etat vous a déjà sensibilisés sur la signification de ce symbole. Je suis persuadé qu’il a mis en chacun de vous un levain qui vous prédispose à aller encore plus loin. Et c’est pourquoi, il m’est aisé, il m’est facile, il m’est agréable de vous dire aujourd’hui :

Camarades, en avant pour mille anniversaires du DOP !

En avant pour un DOP encore plus profond, encore plus rassembleur malgré tout ce qui aura pu nous diviser !

En avant pour un DOP qui sera le fondement matériel du bonheur moral et matériel de notre peuple !

En avant pour un DOP qui sera ce phare qui nous éclairera et éclairera également d’autres peuples au profit de ce bonheur en lequel nous avons tous foi !

La patrie ou la mort, nous vaincrons ! Je vous remercie.

Sidwaya du 8 octobre 1987.

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