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“Il faut canaliser le mouvement de mobilisation qui existe chez les paysans” Interview de E. K. Tapsoba réalisée par Mohamed Maiga. 11/04/1983

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Nous continuons la publication des articles de Mohamed Maïga, journaliste d’Afrique Asie, proche de Thomas Sankara qui a publié de nombreux articles de décembre 1982 à décembre 1983, la période de préparation de la Révolution et les premiers mois de la Présidence de Thomas Sankara. Nous les mettrons en ligne petit à petit dans l’ordre chronologique où ils ont été publiés.

Cet article est une interview du Ministre du développement rural, Edouard Kouka Tapsoba. Ce dernier exprime les projet du gouvernement en direction du monde rural et des difficultés qu’il rencontre. A cette époque on se rappelle que Sankara n’est que premier ministre.

Pour situer ces évènements dans l’histoire de la Haute Volta qui deviendra le Burkina, vous pouvez consulter la chronologie à https://www.thomassankara.net/chronologie/. Cet article a été retranscrit par Joagny Paré, membre de l’équipe du site. Vous trouverez l’ensemble des articles de Mohamed Maïga à https://www.thomassankara.net/?s=Mohamed+Ma%C3%AFga

La rédaction du site thomassankara.net


Edouard Kouka TAPSOBA: Ministre du Développement rural

« Il faut canaliser le mouvement de mobilisation qui existe chez les paysans »

On le dit homme de terrain, peu porté à la vie des bureaux climatisés. Il est vrai qu’Edouard Kouka Tapsoba (né le 6 février 1946 à Ouagadougou), ministre du Développement rural, a passé l’essentiel de sa carrière d’ingénieur agronome au sein des Organismes régionaux de développement (O.R.D.). Par ailleurs docteur en économie agricole des universités de Laval (Québec) et de Michigan (États-Unis), E. K. Tapsoba a d’abord été, de 1971 à 1974, directeur adjoint puis directeur de l’O.R.D. du nord du plateau Mossi (département de Kaya). De 1978 à 1980, il effectue des recherches sur le terrain dans l’O.R.D. de l’Est. Par la suite, directeur des Études et Projets du ministère du Développement rural, il ne tarde pas, selon ses proches, à entrer en conflit avec ses supérieurs : son expérience sur le terrain devait le conduire à rompre avec les méthodes et les habitudes des « spécialistes » de bureau. Il a une vision différente du développement du monde rural, « clef de voûte » de tout développement dans les Etats africains.

Question: Jusqu’à présent, les programmes de développement rural, clef des problèmes des pays sous-développés, étaient élaborés sans l’avis des principaux concernés, les paysans. Est-ce que la Haute-Volta nouvelle entend changer cette situation?

EDOUARD KOUKA TAPSOBA. E.K.T. — A cela, je réponds, d’emblée, oui. Dès que j’ai pris mes fonctions, j’ai présenté un projet de loi en ce sens. Une loi qui permettra aux paysans de s’organiser à tous les niveaux, y compris à l’échelon local, pour prendre en mains leurs affaires. Je veux simplement dire que le développement de la Haute-Volta ne peut pas se faire à partir de Ouagadougou. Il est absolument illusoire et impossible de résoudre tous les problèmes depuis la capitale. Du reste, il faut en finir avec cette conception du développement. Il faudrait absolument que l’État, qui n’a ni les moyens ni les ressources d’atteindre les régions les plus éloignées, joue le rôle de stimulant, facilite et aide les ruraux à prendre en mains leurs destinées.

Question: Concrètement, comment allez-vous procéder?

E.K.T. — Notre objectif est d’impulser et de canaliser ce mouvement de retour à la base. D’ailleurs, la volonté de changer ce rapport avec l’État existe chez les paysans, et ce n’est pas nouveau, contrairement à ce que peuvent en penser les « spécialistes ». Ils sont déjà conscients des potentialités, des possibilités qu’ils ont en eux-mêmes de pouvoir résoudre leurs problèmes et de ne pas tout attendre du gouvernement. C’est important, d’abord parce que nous sommes réalistes et, ensuite, parce que nous avons confiance en nos masses rurales, en nos masses populaires. Nous sommes convaincus qu’elles connaissent mieux leurs problèmes, qu’elles peuvent bien s’organiser et, partant, peuvent mieux jeter les bases d’un véritable développement. Il faudrait que les cadres et techniciens cessent de jouer aux paternalistes qui croient tout connaître et prétendent pouvoir résoudre les questions à partir des bureaux d’études et des salons climatisés, avec cette facilité qu’ils ont de se substituer aux paysans. Nous espérons pouvoir passer, dans les mois à venir, à la phase d’exécution du travail d’organisation du monde rural, qui doit s’effectuer à partir du village.

Question: En somme, si je vous ai bien compris, il s’agit, pour la première fois dans ce pays, de mobiliser les masses rurales.

E.K.T. Exactement. Nous voulons simplement canaliser ce mouvement de mobilisation qui existe potentiellement chez les paysans. Il existe déjà des groupements villageois et des groupements pré coopératifs. Un des principaux objectifs est que ces paysans se réunissent librement pour constituer des banques de céréales, par exemple. Cela permettra à ces regroupements d’acheter des céréales et de protéger leurs membres contre les aléas climatiques ou les rigueurs de la période de soudure. Ils peuvent également se regrouper pour contracter des crédits agricoles ou constituer des pharmacies villageoises. Ces prédispositions existent. A nous maintenant de les encourager et de veiller à ce que ces mouvements ne soient pas exploités par d’autres intérêts, étrangers à la communauté ou à l’esprit communautaire.

Question: Une des principales revendications du monde rural est la baisse du prix des semences. Que pensez-vous faire sur cette question?

E.K.T. — Il faut dire que le problème n’est pas tant de baisser le prix des semences ou des engrais que d’accorder des subventions à l’importation pour les engrais et les insecticides. Ces subventions ne peuvent être prises en charge que par l’État ou les collectivités. Bien sûr, je ne dis pas que les paysans doivent supporter tous les coûts. Mais je crois qu’il serait plus judicieux que nous agissions sur les prix des produits, ce qui permettrait aux paysans de produire davantage. En outre, chaque année, nous fixons les prix officiels d’achat des denrées aux producteurs; mais ces prix ne sont pas toujours respectés par les commerçants. Nous devons donc être dorénavant plus vigilants. Pour cela, nous disposons d’un instrument efficace, l’Office national des céréales (Ofnacer), qui doit être le meilleur interlocuteur des ruraux. Cet office doit acheter au prix officiel, c’est-à-dire à un prix qui incite, qui encourage les paysans. L’Ofnacer jouera davantage ce rôle d’incitateur à la production, allant ainsi dans le sens de notre politique d’autosuffisance alimentaire.

Question: Qu’en est-il de la politique de la maîtrise de l’eau ?

E.K.T. — Vous mettez l’accent sur un point important de notre politique. Nous sommes justement en train d’élaborer un programme que nous appelons, « Programme d’hydraulique agricole ». Nous sommes un pays sahélien et, en tant que tel, nous avons souffert, comme tous les autres, de la sécheresse de l’année 1973. L’eau est pour nous une ressource très importante. Une ressource rare. Nous venons de faire passer une loi, au niveau gouvernemental, qui va nous permettre de réglementer l’utilisation de l’eau à travers tout le territoire. Nous envisageons un certain nombre de projets pour ce secteur, dont deux plus importants qui sont hydrauliques et hydro-agricoles. Ce sont les projets de la Kompienga, dont le financement est déjà assuré, et celui de Bagré. Ils nous permettront de résoudre à la fois nos problèmes énergétiques et d’irrigation, de baisser, à long terme, le coût de l’énergie et de réaliser en même temps certains aménagements agricoles. A Bagré, nous pourrons irriguer jusqu’à vingt mille hectares; à Kompienga, jusqu’à dix mille hectares, sans compter d’autres possibilités que nous avons ailleurs, notamment dans la vallée du Sou où un petit ouvrage suffira simplement à irriguer des dizaines de milliers d’hectares. L’hydraulique agricole est donc au centre de nos préoccupations, étant donné que c’est elle qui peut nous permettre d’avoir, bon an mal an, une sorte de production-tampon mettant notre pays à l’abri des aléas climatiques.

Question: A côté de ces grands projets, coûteux à moyen sinon à long terme, envisagez-vous des ouvrages moins importants et réalisables à plus courte échéance?

E.K.T. — Oui, là où la nature le permet, nous voulons réaliser de petits ouvrages. Les projets existent, mais se pose le problème de leur financement. Par exemple, les projets d’aménagement des bas fonds [zones marécageuses] et l’utilisation de l’énergie solaire qui permettent d’accroître les rendements agricoles. Ces deux types de projets (grands et petits) sont complémentaires. Nous menons la bataille sur les deux fronts.

Question: Vous avez tout de même besoin de l’aide étrangère !

E.K.T. — Bien sûr; nous avons confiance en nos masses rurales, en nos possibilités et en notre pays quant à son destin. Nous avons un potentiel suffisamment important, non seulement pour envisager des réalisations à très court terme, mais aussi pour raisonner en termes de décennies et de générations.

Question: Jusqu’ici, l’élevage était le parent pauvre de l’agriculture. Votre gouvernement va-t-il y remédier?

E.K.T. — Bien entendu, les choses doivent aussi changer dans ce domaine. Nous avons entamé l’élaboration d’un certain nombre de projets pour revaloriser notre cheptel, gravement atteint et décimé par la sécheresse de la décennie écoulée, et qui persiste encore. Nous sommes actuellement dans la phase de reconstitution de ce cheptel. L’élevage constitue aussi une priorité et nous voulons détruire cette image d’un élevage qui serait le parent pauvre de l’agriculture. Nous avons élaboré un programme pour régénérer les pâturages, aménager les parcours afin de promouvoir le zoning pastoral et pour que les animaux puissent y trouver de l’eau. Le développement de l’aviculture dans les villages comprendra aussi la formation des ruraux pour qu’ils soient à même de s’occuper de la santé de leur élevage, car, comme vous le savez, le taux de mortalité pour la volaille est très élevé.

Question: Qu’est-ce qui, à votre avis, différencie la politique de développement rural des régimes précédents et celle menée par votre gouvernement?

E.K.T. — La différence essentielle, fondamentale, est que nous allons établir les lignes directrices de notre politique avec les masses. C’est auprès des paysans que nous devons aller chercher les données réelles des problèmes. Car une chose est de prétendre connaître les problèmes et une tout autre de les vivre. Nos masses populaires vivent ces problèmes-là. Il importe donc d’aller vers elles, de les écouter et de s’en inspirer pour élaborer les solutions nouvelles.

Mohamed Maïga

Source : Afrique Asie N°293 du 11 avril 1983

Germaine Pitroipa : « Les partis politiques ne sont pas des ennemis de la lutte contre le terrorisme »

Germaine Pitroipa ©lefaso.net

40 ans après la révolution d’août 1983, le Burkina Faso peine à retrouver sa voie. Alors que le pays fait face à de multiples défis, notamment sécuritaires et humanitaires, la figure de Thomas Sankara continue d’inspirer de nombreuses personnes. L’actuel gouvernement de transition, dirigé par le Capitaine Ibrahim Traoré, a même fait de lui une partie de sa boussole. Dans un entretien accordé à Minute.bf, Germaine Pitroipa, l’une des pionnières de cette révolution, revient sur cet épisode marquant de l’histoire du Burkina Faso. Elle nous parle de sa contribution à la Révolution, nous livre son analyse de la situation actuelle du pays et aborde, entre autres, la question de la suspension des partis politiques et les actions des soutiens de la Transition, communément appelés « Wayiyans ». Mme Pitroipa appelle également à l’union et à la solidarité pour faire face aux défis actuels. Entretien !

Cette interview a été publiée sur le site burkinabè minute.bf le 18 octobre 2024

Minute.bf : Bonjour Mme Germaine Pitroipa. Merci de nous accorder cet entretien. On ne vous entend pas ces derniers temps, quel est votre quotidien ?

Germaine Pitroipa (GP) : Le quotidien d’une Burkinabè à la retraite, c’est la famille, que ce soit la grande famille ou la petite famille. C’est éventuellement, de temps en temps, lire des journaux pour m’informer par rapport à ce qui se passe, écouter la radio et aussi suivre les informations à la télévision. Sinon, comme disent certains de mes petits-enfants, mamie se la coule douce. [Rires]. Je ne vais pas m’excuser d’être à la retraite. Je pense que j’ai assez donné.

Minute.bf : Nous sommes en octobre, mois symbolique pour les Sankaristes. Il se dit que vous avez été d’un grand apport dans la réussite de la révolution du Capitaine Thomas Sankara. Pouvez-vous nous parler de votre parcours et de votre contribution à la révolution sous la présidence de Sankara ?

GP : Mon parcours. J’ai été Haut-commissaire du Kouritenga (Région du Centre-est, ndlr),

Germaine Pitroipa Haut commissaire

une des provinces que la révolution avait créées. Mon rôle était d’apporter la parole du Conseil national de la révolution (CNR) au sein des provinces et de participer à la mobilisation pour exécuter les mots d’ordre. Par conséquent, j’ai été celle qui a réalisé le Programme populaire du développement (PPD) au Kouritenga, qui comprenait des infrastructures de première nécessité, des maisons, des centres de santé, des écoles, des puits… tout ce que nous estimions que c’était nécessaire de façon pratique pour les populations que nous voulions mobiliser.

Et après ce parcours, j’ai été envoyée à Paris comme conseillère culturelle, tout simplement parce que ma famille y était restée pendant que moi j’étais Haut-commissaire au Kouritenga.

Pour ce qui est de la révolution, en tout cas, je pense que mon apport a été essentiellement au niveau du Haut-commissariat dans le Kouritenga.

Minute.bf : Parlant de la révolution, voyez-vous comme certains Burkinabè, des ressemblances entre le régime de Sankara et celui du Capitaine Ibrahim Traoré ?

GP : [Rires]. Il ne faut pas qu’on se leurre. Je considère que dans certaines de ses orientations, le Capitaine Ibrahim Traoré essaie de faire différemment ce qui se faisait auparavant. Même si cela ressemble à ce que Thomas Sankara faisait, ce n’est pas la même période. Les deux n’ont pas rencontré les mêmes difficultés. Ibrahim Traoré, à l’heure actuelle, est face au terrorisme. Thomas Sankara a connu la guerre du Mali, une guerre classique. Ceux qui nous attaquent aujourd’hui, n’ont aucun objectif en dehors de créer l’instabilité du pays.

Pour Germaine Pitroipa, « Ibrahim [Traoré] n’est pas Thomas [Sankara] »

J’ai participé à remettre le flambeau de la Révolution à Ibrahim Traoré le 15 octobre 2022. On lui a suggéré de s’en inspirer dans la conduite de l’État. Il peut s’en inspirer, mais il ne pourra certainement pas faire la Révolution du 4-août 1983. Mais, il essaie de suivre un chemin qui, personnellement, ne me gêne pas. Au contraire, avec quelques erreurs à éviter, ça peut aller dans le même sens. Tout le monde veut qu’on dise que Thomas Sankara s’est réincarné. Mais non ! On succède à Thomas Sankara, on ne le remplace pas. Ce ne sont pas les mêmes contextes ni les mêmes personnes. Ibrahim n’est pas Thomas. Il s’inspire des routes, des chemins, des sillons que Thomas a tracés. Sankara n’était pas le mauvais malgré la fin tragique de sa vie. C’était le bon filon. En tout cas, à l’heure actuelle, dans la l’histoire du Burkina Faso, tout le monde reconnaît que les 4 années de la Révolution ont été décisives pour inventer une autre voie de développement.

C’est quoi le développement ? Je crois qu’on confond développement et gratte-ciel. Le développement du Burkina Faso, c’est satisfaire les besoins nécessaires, vitaux, du peuple burkinabè. Et on avait entrepris cela pendant les 4 ans de la Révolution. Si Ibrahim peut s’inspirer de cela pour satisfaire les besoins vitaux du peuple, en plus de la sécurité, il est sur le bon chemin que Thomas Sankara avait tracé. Il faut changer ce qui n’a pas marché chez nous (le CNR, ndlr). Nous avons tenté de faire, il faut les adapter à la situation du 21e siècle. En 1980, ce n’était pas la même situation sociale, économique qu’en 2024. Ce n’est pas la même chose.

Minute.bf : La situation nationale est marquée par des attaques terroristes. Quelle solution Mme Pitroipa propose-t-elle pour vaincre cette hydre ?

GP : Mme Pitroipa n’a pas une solution. Il faut que le peuple burkinabè dans son ensemble prenne conscience que nous avons affaire à des ennemis disparates qui n’ont d’objectif que de créer la terreur au sein de la population. Contrairement au Mali et un peu au Niger, nous n’avons pas de revendications territoriales. Nous avons tout simplement des ennemis qui s’en prennent à nous pour des raisons qu’eux seuls connaissent. Mais, il y a un terreau sur lequel ils surfent, c’est-à-dire les inégalités de développement dans les différentes provinces au niveau du Burkina Faso.

Je pense que c’est illusoire de croire que quelqu’un, quelques soient ses promesses, a, à lui seul, la baguette magique pour résoudre cette situation-là. Il faut tout simplement que le peuple burkinabè, courageux qu’il a toujours été, se mette bien dans la tête que c’est un combat de longue haleine et un combat qu’il faut absolument gagner parce que c’est notre pays. Le Burkina nous appartient. Il n’appartient à aucune structure, à aucune entité. Il n’appartient pas à qui que ce soit de venir nous empêcher de continuer à vivre paisiblement.

Le Burkina n’a jamais connu de problèmes ethniques du genre qu’on connaît dans certaines régions de l’Afrique. Au Burkina Faso, contrairement à ce que les gens disent, nous avons toujours vécu ensemble. Moi, je suis Gourmantché et malheureusement les gens ne le savent pas. Mais, je m’appelle Pitroipa. Je parle le Mooré dans mon quotidien, mieux que le Gourmantchéma, parce que j’ai grandi à Tikaré (région du Centre-nord, Ndlr). Toute ma scolarité primaire s’est déroulée là-bas. Donc, pour moi, je me sens aussi bien à Fada N’Gourma qu’à Ouahigouya ou à Tikaré.

Je pense que rien ne peut diviser les Burkinabè. Il faut absolument que nous restions unis et que nous comprenions qu’il y a des moments où chacun doit apporter sa petite pierre à la construction de ce pays. On n’en a pas d’autres de toute façon.

Minute.bf : Les femmes sont les plus touchées dans cette lutte (elles perdent leurs maris, leurs enfants, elles s’occupent des orphelins, etc.) Quelle place les femmes doivent-elles occuper dans la situation actuelle du pays, selon vous ?

GP : Que ce soit dans la situation actuelle ou dans toute autre situation, la femme occupe un centre d’intérêt dont le système social ne tient pas compte. La femme est le nœud de toute société. Ce n’est pas pour rien qu’effectivement elles sont doublement, pour ne pas dire triplement, concernées par ce fléau qui nous frappe. Les femmes doivent être justement la base sur laquelle les hommes doivent s’appuyer pour mener cette lutte qui n’est pas facile.

Ce n’est pas que les femmes ne peuvent pas aller au combat, mais ce n’est pas les mêmes dispositions physiques. Par conséquent, la femme occupe une place importante et c’est pour ça qu’il faut qu’on patiente, qu’on fasse très attention dans le sens où il faut organiser le combat de sorte que justement elles puissent jouer ce rôle d’apaisement. C’est ça la réalité : une femme apaise beaucoup plus les conflits, elle ne les crée pas éventuellement. Il n’y a rien de plus douloureux que de perdre un mari ou un enfant. C’est extrêmement important.

Minute.bf : En tant qu’actrice culturelle puisque vous aviez été conseillère culturelle à Paris, quel peut être, selon vous, le rôle de la culture dans cette lutte contre le terrorisme ?

GP : La culture porte en elle-même le besoin d’aller vers l’autre. La culture c’est aller vers l’autre et comprendre, essayer de se faire comprendre et participer justement à l’évolution de la société. Je pense que la culture burkinabè a toujours été dans son ensemble une culture pacifique. La culture est un lien social qu’il faut absolument que nous préservions telle que nos ancêtres nous l’ont laissée.

Pour Mme Pitroipa, « si [la suspension des partis politiques] était nécessaire au début des coups d’État, elle n’est plus nécessaire à l’évolution actuelle… »

Minute.bf : La situation nationale, c’est aussi la suspension des partis politiques, les réquisitions à polémiques pour le front, la peur de se prononcer sur certains sujets, etc. Quelle est votre lecture en tant que femme sankariste et politique ?

GP : La suspension des partis politiques devrait être brève. C’est vrai que c’était le temps de prendre un peu de repos, de créer un système pacifique, surtout que les reproches envers les partis politiques prenaient des tournures de violences verbales, pour certains. Il fallait apaiser. Mais ça doit être bref. Si j’ai un conseil à donner, je dirais que les partis politiques ne sont pas les ennemis de la lutte contre le terrorisme. Ils ne sont pas les adversaires de la lutte contre le terrorisme. Cette suspension, si elle était nécessaire au début des coups d’État, elle n’est plus nécessaire à l’évolution actuelle. Il faut lever cette suspension-là.

Pour ce qui est des réquisitions, cela est perçu comme une sanction alors que c’est prévu dans la loi de la mobilisation générale. Donc, tout le monde doit pouvoir être réquisitionné à un moment donné pour servir le pays. Il faut éviter que justement ces réquisitions apparaissent comme une sanction par rapport à une contradiction. Il y a des contradictions que la justice doit régler. Par exemple, pour le cas de Khalifara Séré qui a été envoyé au front, comme on le dit, son propos était diffamatoire. Même s’il a demandé pardon, il fallait saisir la justice en la faisant confiance et demander à ce que M. Séré apporte la preuve de ce qu’il avançait. Je crois que ce n’était pas nécessaire la réquisition pour le front. Je ne suis pas d’accord avec cette façon de faire. Ils ont pris 3 mois, ils ont été voir et il faut les laisser. Si un journaliste a commis l’erreur de dire qu’il a des preuves et qu’il se trouve qu’il n’en a pas, on l’envoie à la justice. Comme cela, il va apporter ses preuves à la justice.

Par contre, il y a d’autres personnes qui ont voulu défier l’autorité de l’État, cela n’est pas normal, ce n’est pas logique. Ceux qui se donnent le droit de juger, de critiquer, je ne sais pas si ce sont des critiques. Critiquer c’est proposer aussi. Il ne suffit pas de critiquer, de dire vous avez fait ça, c’est mauvais, comme si vous vous réjouissez de la faute ou bien de l’erreur qui a été commise. Il n’y a que ceux qui ne font rien qui ne commettent pas d’erreur. Pendant la Révolution nous avons commis beaucoup d’erreurs, et ça, c’est inhérent à toute activité humaine. Tout ce qu’on voit sur les réseaux sociaux, moi je n’appelle pas cela de la critique. En disant voilà, nous allons effectivement créer des tranchées pour nous cacher pour empêcher l’ennemi d’avancer, ça n’a rien de dramatique. Ce sont des stratégies qu’on peut développer. On n’a pas besoin d’être dans une réunion militaire pour dire cela. Moi, je n’appelle pas ce que des gens disent de ça de la critique. C’est du dénigrement ! Non, c’est nul ! Ce ne sont pas des critiques. Les critiques qui ne font pas de propositions ne font pas de critique.

Maintenant, il faut aussi tempérer, en ne pensant pas que tous ceux qui critiquent sont les ennemis. Ceux qui critiquent ne sont certainement pas les ennemis de ce système. Ceux qui critiquent en faisant des propositions ne sont pas les ennemis.

Minute.bf : Certains estiment que ce sont les hommes politiques qui sont responsables de la situation actuelle du pays et que c’est pour cela qu’ils sont mis sur le carreau. Que répondez-vous à cela ?

GP : [Rires] On est tous responsables de quelque chose. On parle des partis politiques parce que c’est structuré. Sinon, on est tous responsables. En tout cas, en ce qui me concerne, j’estime que le régime qui a été terrassé le 24 janvier 2022 n’était pas responsable de ce qui se passait. Toutes les institutions fonctionnaient. Il n’y a que l’institution de l’armée qui ne fonctionnait pas. C’est dans l’armée que ça ne fonctionnait pas. On a quand même octroyé à l’armée 475 milliards F CFA. Moi j’aimerais bien savoir qu’est-ce que c’est devenu.

En regardant le rapport de l’Assemblée de 2020-2021, il y a 30 milliards qui ont été remis à l’armée, qu’elle n’a pas pu utiliser. Comment on peut reprocher à quelqu’un qui vous octroie les moyens d’aller mener ce combat-là ? Jusqu’à demain je maintiens que, le 24 janvier 2022, c’était un crime contre l’institution et c’était un crime contre l’insurrection de 2014 parce qu’on voulait nous renvoyer en arrière. Comment peut-on demander aux insurgés de demander pardon parce qu’on veut faire revenir un exilé politique. Non !

Minute.bf : D’aucuns se plaignent de ce que les libertés démocratiques sont remises en cause au vu du contexte sécuritaire. En tant que Sankariste, pensez-vous que dans la même situation, Thomas Sankara, aurait lui aussi restreint les libertés?

GP : C’est quoi les libertés démocratiques ? La démocratie, ce n’est pas ce que nous voyons et entendons sur les réseaux sociaux. La démocratie, c’est le libre choix de chacun. Les gens confondent démocratie et anarchie.

C’est vrai que le système démocratique a assez d’inconvénients, mais on n’a pas encore trouvé mieux que le système démocratique, il faut simplement tirer le meilleur de la démocratie.

On nous parle des libertés démocratiques, des intellectuels. Non ! C’est ça le problème. Il y a des intellectuels, des gens qui se prennent pour des intellectuels et qui se comportent en anarchistes. La Révolution n’était pas facile. On n’a pas dit que nous n’avons pas commis des erreurs mais les plus douloureuses, c’étaient les conjurés d’avril. Comme Thomas Sankara le disait, nous avions commis notre péché originel en fusillant les 7 personnes, le 11 avril. S’il y avait à refaire, on n’allait pas le refaire. Mais, le reste, s’il y avait à refaire le 4-août, on referait exactement la même chose. On ne peut pas permettre à une minorité de s’accaparer les biens de l’État, ou de se sentir bien, pendant que mon oncle de Tanwalbougou, lui, ne se sent pas bien. Il faut qu’il nourrisse sa famille, qu’il aille au champ. La démocratie, c’est permettre à chacun de faire son nécessaire pour lui et ses enfants : soigner les enfants, les envoyer à l’école, etc.

Minute bf : Le 4 août dernier, lors d’un colloque au Mémorial Thomas Sankara, vous aviez demandé aux Wayiyans d’être « humbles ». Vous aviez aussi affirmé qu’ils doivent être « recadrés ». Qu’est-ce qui vous a inspiré cela ?

GP : Oui ! Les soutiens de la Transition, les Wayiyans, doivent être organisés parce que les gens confondent les Wayiyans avec les CDR (Comité de défense de la révolution, ndlr) qui étaient bien organisés. Il y avait une direction des CDR. Si un CDR commettait une faute, il était recadré. Les Wayiyans sont une génération spontanée. Contrairement à ce que les gens croient, on se connaît au Burkina Faso. Les Wayiyans, ce sont eux qui chauffaient nos meetings. Certains ne sont pas blancs comme neige, on le sait. C’est pour cela, que je leur ai dit d’avoir un peu d’humilité. Vous ne pouvez pas insulter les gens, ce n’est pas la bagarre. Vous n’avez pas à insulter qui que ce soit, vous n’avez pas ce droit.

Mais, l’idée d’aller défendre, d’aller rester debout pour défendre, au cas où, il y aurait un coup d’État, ce n’est pas mauvais en soi. Mais en fait, la plupart du temps, ils ne servent pas la personne pour laquelle ils disent veiller au rond-point. Moi, si j’ai l’occasion, je dirais au Premier ministre ou au Président de les organiser.

Par exemple, ils n’ont pas le droit d’aller saccager une ambassade. De quel droit peuvent-ils se permettre cela ? Il fallait mettre les organisateurs de cette marche-là en prison pour les faire comprendre que c’est interdit. Défendre un système, ce n’est pas aller bafouer des accords qui ont été signés. Il faut les encadrer. On peut manifester pacifiquement pour soutenir le chef de l’État. Mais on ne peut pas aller saccager une ambassade. On ne peut pas aller saccager une institution. Ils n’ont pas le droit d’aller saccager les tribunaux. Ce ne sont pas eux les ennemis. Les ennemis ce sont ceux qui tuent par exemple à Barsalogho, à Fada ou à Boungou.

Minute.bf : Au niveau régional et même international, le Burkina Faso a des relations tendues avec certains voisins, notamment le Bénin et la Côte d’Ivoire. Quelle est votre analyse de cette situation ?

GP : Je dis et je répète, ce ne sont pas nos ennemis (la Côte d’Ivoire et le Bénin, ndlr). C’est sûr que nous ne pensons pas la même chose par rapport aux relations qu’on doit avoir les uns envers les autres. Maintenant, s’il y a des frictions entre nous, dans une certaine mesure, on trouve les voies et moyens pour résoudre ce problème.

La relation entre le Burkina Faso et la Côte d’Ivoire, c’est comme les dents et la langue. Contrairement à ce que les gens pensent, les Burkinabè ont construit la Côte d’Ivoire. Il n’y a pas de quoi se vanter pour dire que la Côte d’Ivoire est beaucoup plus développée que le Burkina Faso. Les Ivoiriens n’ont pas construit le Burkina Faso, ce sont les Burkinabè qui ont quitté ici pour aller construire la Côte d’Ivoire. Au port d’Abidjan, si vous arriviez, vous allez trouver plus de Mossé que de Baoulé. Maintenant, peut-être que cela a évolué. On a construit la Côte d’Ivoire. Il n’y a jamais eu d’animosité entre ces deux populations. Le premier de ma famille a quitté la Haute-Volta (aujourd’hui Burkina Faso, ndlr), quand j’avais 5 ans et il n’est rentré qu’en 1988. Tous ses enfants sont nés en Côte d’Ivoire. Mon papa était en Côte d’Ivoire. Il a travaillé dans les champs de cacao, de café, etc. Mais, les Ivoiriens n’ont rien à apprendre au Burkinabè et les Burkinabè doivent aussi savoir que s’ils ont construit ce pays, c’est parce qu’ils étaient bien là-bas. Là où on est bien, c’est sa patrie. S’ils n’étaient pas bien, ils ne seraient pas restés. Ils sont combien qui auraient fui ? Donc, la Côte d’Ivoire est un pays frère.

Le Bénin, n’en parlons pas ! Moi j’ai 3 oncles qui sont toujours au Bénin à la frontière avec le Burkina Faso. Ils ne parlent même pas Gourmantchéma, ni le français.

Ce sont des peuples qui se connaissent. Je pense qu’on va trouver une solution pour que chacun arrête de balancer le chiffon rouge. Si à partir de là-bas ils veulent déstabiliser le Burkina, la Côte d’Ivoire doit mettre un frein à cela. Ils n’ont aucun intérêt à ce que le Burkina Faso soit déstabilisé.

Minute.bf : Quel message avez-vous à l’endroit du Chef de l’État, Président du Faso, le Capitaine Ibrahim Traoré ?

GP : Il faut absolument que je lui dise les choses à ne pas faire. Qu’il écoute sa conscience et non pas ce que les uns et les autres disent. Contrairement à ce que les gens croient, c’est sa vie qui est en danger et non celle de ceux qui conseillent. Ce ne sont pas tous les conseillers de Thomas Sankara qui sont morts.

Germaine Pitroipa pense qu’ « aucun burkinabè ne mérite qu’on le traite d’apatride »

J’allais aussi lui dire d’écouter le peuple profond, mais je pense qu’il le fait déjà. C’est la souffrance du peuple profond qui doit être son guide et non pas les petites bourgeoisies de la ville qui n’ont pas grand-chose à perdre.

Minute.bf : Un mot à l’endroit des Forces de Défense et de Sécurité (FDS) et des Volontaires pour la Défense de la Patrie (VDP) ?

GP : Mon message est faible parce que je ne suis pas sûre de pouvoir exprimer ce que je ressens. Quand je vois ces jeunes aller au front, la seule chose qui me vient, ce sont des larmes. Ils sont toujours jeunes et ils vont vaillamment au front en se disant qu’il faut défendre ce pays. Donc, le minimum qu’on doit à ces VDP et FDS c’est le respect.

Je demande aux gens de les respecter. Quand le président a lancé le recrutement des VDP, il n’a obligé personne, mais des gens se sont dits, ce pays mérite qu’ils le défendent. Je ne peux que leur souhaiter du courage, surtout les familles qui ont perdu leurs proches.

Minute.bf : Votre message à l’endroit du peuple burkinabè !

GP : Je félicite déjà le peuple burkinabè pour son patriotisme. Le peuple burkinabè est courageux et patriote. Ce n’est pas parce que je veux leur lancer des fleurs, mais quand vous faites le tour, on sait qu’il y a un peuple courageux qui attend tout de la sueur de son front.

Il faut que nous soyons solidaires surtout et que rien ne puisse nous désunir. La politique n’est pas un couloir pour diviser le peuple burkinabè et le peuple est assez mûr, contrairement à ce que les gens pensent.

Je veux surtout, qu’on arrête cette histoire de oui, ce sont les peulhs qui sont des terroristes. C’est faux ! Moi, ma grand-mère est Peule et je ne vois aucun problème avec les gens de Ouahigouya qu’ils soient Peulhs ou pas. Tous les Peulhs ne sont pas des terroristes. Tous ceux qui parlent Fulfudé ne sont pas Peulhs également.

Minute.bf : Votre mot pour conclure ?

GP : Aucun burkinabè ne mérite qu’on le traite d’apatride. Un apatride c’est quelqu’un qui n’a pas de patrie, ce n’est pas normal. Ce n’est pas parce qu’ils ne pensent pas comme nous, qu’ils sont des apatrides. On ne naît pas révolutionnaire, mais on peut aussi mourir sans être révolutionnaire. Camarade ou pas, je ne souhaite à aucun camarade de se retrouver dans la situation de participer à un système qui va assassiner d’autres Burkinabè.

Merci !

Propos récueillis et rétranscrits par Mathias KAM et Jean-François SOME

Source : https://www.minute.bf/burkina-les-partis-politiques-ne-sont-pas-des-ennemis-de-la-lutte-contre-le-terrorisme-germaine-pitroipa/

“Sankara”, un titre de Yali Sankara

Yali Sankara en concert

Yali Sankara est né au Gabon en en 1987. Il arrive en France à l’âge de 2ans, acquiert  nationalité française à 10 ans. IL termine sa scolarité par un BTS électrotechnique

Il commence très tôt à écouter des artistes comme Balavoine ou Renaud. Il découvre le rap à l’âge de dix ans et commence rapidement à écrire ses premiers textes. Mais ce n’est qu’en 2020, qu’il se fait connaitre. En plein confinement grâce à un de ses freestyles reposté par Booba sur Instagram, plusieurs labels le remarquent alors. Il choisit de signer avec Pone

Haute Volta
Album Haute Volta

Fonky Family). De cette collaboration sort son premier album intitulé “Haute Volta” de 23 titres sorti en 2023. Marqué par Thomas Sankara, il rend ainsi hommage à celui qu’il considère comme son mentor. En 2004, il fait sa première tournée. Commencée en mars, il part pour huit dates dont une en Belgique, et termine à Toulouse fin septembre.

Yali Sankara est aussi un des protagonistes du documentaire intitulé Sankara de Yohan Malka diffusé sur la plateforme brutX en 2021.

Yali Sankara se revendique d’un rap conscient, chargé de sens, basé sur son vécu. Son flow énergique porte des paroles poignantes et entrecoupées de “punchlines”. Son style introspectif donne naissance à des morceaux émotionnellement très fort qui le démarque du rap commercial, mais il se laisse aussi la liberté de faire des chansons plus légères.


Contact

Mail : YaliOfficiel1@gmail.com
Youtube : https://www.youtube.com/c/YaliOfficiel 
Instagram : https://bit.ly/2ROTa2H 
Facebook : https://bit.ly/3cjEorM

Le clip “Sankara”


Le texte

J’ai eu une vie tellement chelou, j’pourrais en faire un document
J’suis né dans l’berceau d’la planète, j’vais crever sur le vieux continent
Ma force c’est le soutien des gens, mille merci pour les compliments
J’vais exploser comme le prix du 100g, à cause du confinement

J’ai pas grandi au redchaussé, moi j’ai grandi à l’étage
J’Voyais ma mère partir au taf, et s’tuer à la tâche
Alors j’me suis conçu comme ça, avec la haine comme héritage
Un casier bien remplie , c’est vrai sur cv ça fait tâche

S’en sortir sans l’illicite, c’est quasi impossible
Ca cultive des champs de beuh juste pour s’ouvrir le champ déposséblé
Beaucoup ont pris racine, beaucoup ont raté la cible
En bas d’l’échelle, faut être déter pour attraper la cime

Le coeur accidenté, on y met du mastique
Entre le bien et l’mal, on fait du saut à l’élastique
Si j’arrive à bercer, j’mettrai bien toute ma clique
J’pense au clochard l’hiver, j’suis pour le réchauffement climatique

J’ai eu période de vache maigre
J’ai eu période de vache maigre
Inoubliable, comme un casse-toi sale et nègre
Inoubliable, comme un casse-toi sale et nègre

Comme Thomas Sankara, certains renois sont intègres
Comme Thomas Sankara, certains renois sont intègres
Mais comme Barack Obama, certains renois sont des traîtres
Mais comme Barack Obama, certains renois sont des traîtres

Y’a rien fait pour les renois
On connaît très bien la musique, mais ça rejoue les mêmes notes
Les flics deviennent sadomaso à force de serrer des menottes
Et les derniers sont les premiers, sauf que moi j’suis ni l’un ni l’autre

A force de rouler des fusées, on pourrait devenir cosmonautes
On m’a dit faut pas qu’tu lâches, ça s’trouve demain ça marche
Avec la merde qui tourne, toi tu pourrais t’imposer large
A c’qui parait j’ai d’la marge, pour franchir quelques marche

J’ai commencé dans les gradins, ça s’trouve j’finirai homme match
Et j’arrive du autre Galaxie, c’est vrai qu’j’suis un gars laxiste
Mais dans mon flow y’a du zizou tah l’époque des Galactiques
Pendant qu’nous on reste droit, eux ils adoptent un style oblique

Le savoir est une arme, moi j’suis ramené d’un stylo bic
Mes paroles sont limpides, j’ai pas atteint mon pic
Me demande pas si j’ai la forme, j’suis dans une forme olympique
, motivé par Apollo Creed

J’suis comme dans l’œil du tigre, j’me sens comme ce challenger
Qui voudrait conquérir le titre
Mais j’arrive du autre Galaxie, c’est vrai qu’j’suis un gars laxiste
Mais dans mon flow y’a du zizou tah , l’époque des Galactiques

Pendant qu’nous on reste droit, eux ils adoptent un style oblique
Le savoir est une arme, moi j’suis ramené d’un stylo bic
Mes paroles sont limpides, j’ai pas atteint mon pic
Me demande pas si j’ai la forme, j’suis dans une forme olympique

Motivé par Apollo Creed, j’suis comme dans l’œil du tigre
J’me sens comme ce challenger qui voudrait conquérir le titre
Sankara
Yali Sankara

Thomas Sankara
C’est plus l’intro
Abat la réaction internationale
Abat l’impérialisme, abat le néocolonialisme

Abat le fantochisme
Gloire éternelle aux peuples qui luttent pour leur liberté
Gloire éternelle aux peuples qui décident de s’assumer pour leur dignité
Victoire éternelle aux peuples d’Afrique

La passion ou la mort, nous vaincrons
Je vous remercie


 

Yali Sankara : « Sankara c’est mon héros ». Interview

Vous portez le nom de Sankara, c’est votre vrai nom ou le nom que vous avez choisi pour votre carrière d’artiste?

À la base seulement Yali est mon vrai nom de famille, je l’utilise aussi en nom d’artiste depuis mes débuts, j’ai ensuite greffé Sankara quand j’ai (re)découvert le personnage, du coup ça donne Yali Sankara.

Comment avez-vous découvert Thomas Sankara ?

J’ai toujours été fasciné par des personnes comme Malcom x, Martin Luther King ou Nelson Mandela, car ce sont des figures emblématiques mondiale de la cause noire, et en poussant les recherches et en discutant avec des proches le nom de Sankara revenait souvent, et quand j’ai découvert l’ensemble de son parcours j’ai été subjugué par le personnage.

Qu’est ce qu’il représente pour vous ?

Il représente tellement de choses à mes yeux que ma réponse serait trop longue, donc je vais tout simplement vous dire que c’est mon héros

 Pourquoi votre album s’appelle-t-il Haute Volta et non Burkina Faso?

C’est subversif. La Haute Volta est devenue le Burkina Faso dans un esprit de décolonisation des esprits, hors je constate que beaucoup de pays africains sont encore sous le joug d’un néo-colonialisme,beaucoup sont restés “Haute Volta”

Je lis dans un flyer annonçant la projection : « Sankara est devenu une icône pour des milliers de jeunes et inspire même des rappeurs comme Kalash Criminel ou Youssoupha ». Qu’est ce que vous en dites ?

Il est un exemple pour nous tous, le rap est une musique très populaire chez les jeunes, il est donc important de mettre en lumière des personnages emblématiques comme Thomas Sankara, des personnages que l’on ne nous enseigne pas à l’école.

Comment s’est faite la rencontre avec Yohan Malka qui a réalisé le film Sankara pour BrutX et qui vous a choisi pour plusieurs séquences ?

J’avais posté un clip sur YouTube que j’avais appelé “Sankara” .Yohan est tombé dessus et il a été interpellé par le titre et mon nom de scène, il m’a contacté pour en savoir plus et on a discuté longuement, je pense que ma fascination pour le personnage lui a plu.

Qu’avez-vous envie de dire internautes qui visitent le site thomassankara.net ?

C’est une manière de continuer la lutte, il est très  important que que l’on continue à parachever son œuvre et honorer son sacrifice, nous allons commémorer sa mort mais des millions de sankara sont nés et ce site en est la preuve.

Quels sont vos projets ?

Je prépare un nouvel album qui sortira en 2025, j’aimerais aussi parallèlement m’investir plus dans l’engagement politique en essayant de concilier les deux.

Propos recueillis par Bruno Jaffré en octobre 2024


Nous avons demandé quel est le t qu’il aimerait que l’on mette à l’écoute sur thomassankara.net, il a sans hésité proposé “Amélie pour rien”. Le voici pour vous.

 

 

 

L’école nouvelle – Par Mohamed Maïga 11.04.1983

Afrique Asie N°293 11/04/1983

Nous continuons la publication des articles de Mohamed Maïga, journaliste d’Afrique Asie, proche de Thomas Sankara qui a publié de nombreux articles de décembre 1982 à décembre 1983, la période de préparation de la Révolution et les premiers mois de la Présidence de Thomas Sankara.

Cet article intitulé L’école nouvelle et publié le 11 avril 1983, est une interview accordée par Monsieur Emmanuel Dadjouari, alors ministre de l’Éducation nationale, des Arts et de la Culture. Dans cet entretien, le ministre Dadjouari parle d’une réforme radicale du système éducatif en cours dans le cadre de la politique nouvelle du C.S.P. (Conseil du salut du peuple) dirigé par le Président Jean-Baptiste Ouédraogo. Pour situer ces évènements dans l’histoire de la Haute Volta qui deviendra le Burkina, vous pouvez consulter la chronologie à https://www.thomassankara.net/chronologie/.

Cet article a été retranscrit par Joagni PARE, membre de l’équipe du site. Vous trouverez l’ensemble des articles de Mohamed Maïga à l’adresse  https://www.thomassankara.net/?s=Mohamed+Ma%C3%AFga

La rédaction


 

L’école nouvelle 

Par Mohamed Maïga 

Emmanuel Dadjouari est à la tête de ce ministère depuis le 26 novembre 1982. Il exerce les fonctions d’enseignant depuis 1965, et c’est donc fort de son expérience d’instituteur et de militant qu’il envisage la réforme radicale du système éducatif.

Question: Depuis l’avènement du C.S.P., on parle beaucoup, en Haute-Volta, de « l’école nouvelle ». De quoi s’agit-il exactement, et quels sont ses objectifs?

Emmanuel Dadjouari : Effectivement, dans le cadre de la politique nouvelle du C.S.P., il est question d’une nouvelle école : c’est une école à bâtir. L’« école nouvelle », c’est l’école du peuple, qui prend en compte ses aspirations et éduque les enfants en fonction de ces aspirations à la liberté, à la dignité, à l’indépendance, au bien-être et au progrès. C’est, en somme, l’école de la responsabilité et de la liberté. Elle a plusieurs objectifs. Le premier est d’amener le Voltaïque à prendre conscience de son identité de Voltaïque vivant dans une communauté d’hommes et de femmes qui aspirent au progrès et à la liberté. C’est en même temps d’éveiller chez chacun la réalité de son appartenance à une communauté plus vaste, celles des autres hommes et des autres femmes vivant dans d’autres pays. En un mot, il s’agit d’éduquer le Voltaïque dans l’amour de la patrie et dans la solidarité internationaliste.

Un autre but majeur de l’« école nouvelle » est le dévouement au peuple et l’acquisition de l’esprit de sacrifice correspondant. Objectif non moins majeur, elle aidera chacun à s’épanouir librement et totalement, physiquement et intellectuellement de façon à apporter sa contribution la plus efficace au progrès de la Haute-Volta. Pour ce faire, l’« école nouvelle » mettra l’accent sur la formation scientifique et technique afin de mettre à la disposition de notre économie, de notre santé, de notre culture, etc., une armée de techniciens compétents et dévoués. 

Comment parvenir à ces objectifs? D’abord par une transformation fondamentale des contenus des programmes, des méthodes et des techniques d’enseignement, des structures de l’école actuelle. Comme vous pouvez vous en apercevoir, il s’agit d’entreprendre une véritable transformation qualitative. Mais il faut reconnaître que cette transformation ne doit et ne peut épargner aucun aspect de la vie nationale. Ce devrait être une véritable transformation des mentalités et des comportements à tous les niveaux.

Question: A l’heure actuelle, quelles sont les caractéristiques principales de l’école voltaïque, dont on s’accorde à reconnaître qu’elle est pour le moins inadaptée aux réalités sociales et nationales?

Emmanuel Dadjouari : Comme vous avez dû le constater, l’école voltaïque est tributaire de l’étranger et permet de perpétuer chez nous cette dépendance. Elle ne forme pas les techniciens nécessaires à notre développement, c’est-à-dire les techniciens agricoles, les techniciens de la santé, de l’industrie, etc., qui devraient permettre à notre nation d’avoir confiance et de compter sur elle-même. Le système actuel, d’autre part, forme des gens déracinés, fuyant leur pays parce que coupés des valeurs de leur terroir.

C’est aussi un système antidémocratique. Il y a dans nos campagnes et dans nos villes des milliers d’enfants de paysans, d’ouvriers ou de Voltaïques pauvres qui ne peuvent pas aller à l’école ou poursuivre leurs études, alors que la nation a besoin de techniciens pour résoudre les problèmes de l’agriculture, de la santé ou de l’industrie. Les programmes sont lourds et ne tiennent pas compte des conditions de vie des élèves. Les enfants sont éduqués avec les mêmes méthodes qu’au temps colonial, ou presque: beaucoup de choses doivent donc changer. C’est une tâche nationale qui concerne le peuple voltaïque entier. Une réforme est actuellement en cours, et, si certains aspects doivent être corrigés, les intentions de départ ne manquent pas d’intérêt. A très court terme, on peut valoriser ces aspects positifs tout en préparant les bases de l’« école nouvelle ». Les intentions positives contenues dans l’actuelle réforme sont relatives à la démocratisation du savoir, au lien éducation-production et à la réhabilitation du patrimoine culturel voltaïque grâce à l’utilisation des langues nationales dans l’enseignement. Ces aspects sont positifs parce que l’« école nouvelle », qui est une école du peuple, devra détruire effectivement le mythe de l’intellectualisme et le goût de la bureaucratie. Voilà ce que nous entendons par « éducation liée à la production ».

Question: Quelle politique de langues le nouveau pouvoir envisage-t-il de développer à l’école ?

E.D. – Disons que c’est dans sa langue qu’un peuple développe au mieux sa culture. L’école coloniale et l’école néo-coloniale ont nié la valeur de nos langues. En imposant le français comme langue d’enseignement, elles ont étouffé les possibilités d’épanouissement de nos langues nationales. Il est temps que nous réhabilitions ces dernières, qui sont les supports concrets de notre culture. Sur ce plan précis, nous travaillons activement. Une commission nationale et plus d’une dizaine de sous-commissions des langues nationales existent et s’emploient à la transcription des langues voltaïques. Des syllabaires et des documents scolaires et d’alphabétisation sont publiés. Et il est certain que le C.S.P. et le gouvernement favoriseront et faciliteront le travail de ces sous-commissions. Trois langues nationales sont actuellement utilisées comme langues d’enseignement pour l’expérimentation de l’actuelle réforme.

Question: Sur le plan culturel en général, quels sont les grands objectifs de la politique du nouveau pouvoir ?

E.D. – Notre action en la matière se situe donc dans cette politique nouvelle. II nous apparaît que, sous peine de se jeter dans une terrible impasse, nos Etats ne peuvent privilégier la course au développement économique en escamotant les exigences culturelles de nos pays. Une véritable politique de progrès, redonnant à notre peuple sa dignité, ne peut se situer que dans l’équilibre entre le développement économique et social et le développement culturel. Dans ce domaine, nous visons, en particulier, les objectifs suivants : la démocratisation de la culture; la défense et la revalorisation de notre patrimoine culturel; l’encouragement à la production artistique; l’affirmation de la présence culturelle voltaïque sur la scène africaine et internationale.

Démocratiser la culture, cela signifie décentraliser et multiplier les infrastructures culturelles, encourager les formes d’expression populaire de la culture et organiser des échanges culturels entre les diverses régions de notre pays. Tout cela pour susciter des vocations artistiques nouvelles dans toutes les couches de la population et renforcer la solidarité et l’unité nationales.

Défendre et revaloriser notre patrimoine culturel, c’est réaliser l’inventaire systématique et l’étude approfondie de nos œuvres artistiques (œuvres plastiques,  architecture, chorégraphies…) et des éléments typiques de notre civilisation (art vestimentaire, art funéraire, etc.). La création de musées nationaux et régionaux renforce cette politique de défense de la culture. De même, l’inventaire et la protection des sites historiques et archéologiques réconcilieront notre peuple avec son histoire, contribuant ainsi à l’affirmation de notre identité nationale et de notre personnalité culturelle. 

Pour encourager la production artistique, nous comptons, au niveau de chaque département comme au niveau national, organiser des rencontres culturelles périodiques où toutes les formes de l’art auront l’occasion de s’exprimer. Pour dépasser le caractère folklorique qui a, jusqu’à présent, toujours caractérisé les manifestations culturelles, un encadrement technique de bon niveau devra être donné aux différents groupes culturels. Des concours primés seront organisés, et les meilleures œuvres pourront recevoir une diffusion adéquate.

En complément de cette politique nouvelle de promotion culturelle au niveau national, nous ferons connaître la culture voltaïque autour de nous, en Afrique et à travers le monde, afin de favoriser des échanges mutuellement enrichissants pour que, dans le concert culturel des nations du monde, la Haute- Volta ne joue pas indéfiniment la partition du silence.

Question: En Afrique, on perd souvent de vue que la culture africaine n’est pas exclusivement celle des centres urbains mais qu’elle est aussi, et peut-être surtout, détenue par les masses rurales. Quelles actions concrètes envisagez-vous de mener auprès d’elles?

E.D. – Je crois avoir déjà partiellement répondu à cette question, dans le cadre de la démocratisation de la culture envisagée dans notre nouvelle politique. Il est un fait que la Haute-Volta est une nation rurale à plus de 80% mais notre politique culturelle s’adresse à tout le peuple voltaïque, c’est-à-dire à nos paysans, à nos ouvriers, à nos travailleurs, à nos artisans, à tous ceux que notre Premier ministre appelle les « acteurs de la production et de la culture ». La création récente, au ministère de l’Education nationale, des Arts et de la Culture, d’une direction chargée du patrimoine artistique et culturel est la traduction concrète de cette action culturelle que nous envisageons en direction du peuple.

Mohamed Maïga

Source : Afrique Asie N°293 du 11 avril 1983

 

Thomas Sankara au sommet des non alignés a New Dehli de mars 1983. Mohamed Maïga. 11/04/1983.

Afrique Asie N°293 11 avril 1983 Sankara au sommet des Non Alignés

Nous continuons la publication des articles de Mohamed Maïga, journaliste d’Afrique Asie, proche de Thomas Sankara qui a publié de nombreux articles de décembre 1982 à décembre 1983, la période de préparation de la Révolution et les premiers mois de la Présidence de Thomas Sankara. Nous les mettrons en ligne petit à petit dans l’ordre chronologique où ils ont été publiés.

Cet article paru 11 avril 1983 est un extrait du discours de Thomas Sankara au sommet des Non Alignés du 7 au 12 mars 1983 à New Dehli. Vous trouverez l’intégralité du texte de ce discours ainsi que la version audio à https://www.thomassankara.net/discours-prononce-au-sommet-des-non-alignes-de-new-delhi-en-mars-1983/

Pour situer ces évènements dans l’histoire de la Haute Volta qui deviendra le Burkina, vous pouvez consulter la chronologie à https://www.thomassankara.net/chronologie/. Cet article a été retranscrit par Joagni Paré, membre de l’équipe du site. Vous trouverez l’ensemble des articles de Mohamed Maïga à https://www.thomassankara.net/?s=Mohamed+Ma%C3%AFga

La rédaction du site thomassankara.net


Les chefs d’Etat et de gouvernement, les observateurs et journalistes présents au sommet de New Delhi (du 7 au 13 mars dernier) attendaient avec intérêt le discours du Premier ministre de la Haute-Volta. Certains ont été irrités ou déçus; d’autres, au contraire, satisfaits sinon enthousiastes. Les premiers parce qu’ils espéraient entendre une voix à laquelle ils étaient habitués : celle d’un pays qui a longtemps vécu dans le giron néo-colonial. Les seconds parce que ce discours de Thomas Sankara venait leur apporter la confirmation que la Haute-Volta émergeait enfin d’un passé de servitude, de suivisme et de domination. “Nous, peuple de Haute-Volta !” Cette acclamation de Thomas Sankara a fait chaud aux cœurs non seulement des Voltaïques, mais de tous les Africains, de tous les peuples du tiers monde. Elle exprime bien que l’ère de la confusion et de la résignation est révolue. Que ce peuple, sous la conduite du Comité du salut public, est debout, que les menaces et les pressions ne le feront pas reculer et qu’il apportera, avec plus d’efficacité, sa contribution à la concrétisation des principes du non-alignement. Significatif est donc le discours de Thomas Sankara dont voici de larges extraits.

Durant les trois années pendant lesquelles il a eu à diriger notre mouvement, le président Fidel Castro a fait preuve de qualités hors pair, ce qui a renforcé notre dignité et notre crédibilité […] Je salue également les nouveaux membres du Mouvement, à savoir les Bahamas, la Colombie, la Barbade. Leur admission au sein des Non-Alignés sera sans aucun doute un apport fécondant pour la consolidation de notre lutte commune.

Après les concertations préliminaires de la conférence de Bandoung qui affirma, avec éclat, à la face du monde et par la voix des peuples d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine, le droit à l’autodétermination et à l’indépendance des peuples coloniaux, donnant ensuite le signal décisif de l’ébranlement et de l’effondrement généralisé de l’odieux système colonial, le Mouvement des non-alignés est né voici maintenant vingt-deux ans, à Belgrade, à l’initiative de ses pères fondateurs qui ont pour noms Nehru, Sukarno, Nasser, Tito, des héros de l’humanité dont l’histoire gardera éternellement la marque profonde. D’autres, après eux, ont joué un rôle dynamique pour valoriser notre mouvement, lui éviter la sclérose que l’impérialisme et le néo-colonialisme affolés tentaient de lui imposer par le chantage économique et politique. Permettez-moi de ne citer que Kwame Nkrumah et Houari Boumediene, dont nous nous souviendrons toujours avec un profond respect. Du premier sommet de Belgrade, en 1961, au deuxième du Caire en 1964, de celui de Lusaka, en 1970, à celui d’Alger en 1973, de celui de Colombo, en 1976, à celui de La Havane en 1979 et maintenant à celui de New Delhi, notre mouvement n’a cessé de confirmer et d’étendre son audience, de se préciser et de s’affirmer dans le monde.

A travers ses objectifs et ses nobles idéaux comme une force de paix, une force de raison, comme enfin la conscience profonde et courageuse d’un monde que l’impérialisme voudrait voir éternellement soumis à sa domination, à ses pillages et à ses massacres aveugles […], le Mouvement des non-alignés s’est voulu tout d’abord une force représentant l’aspiration profonde de nos pays à la liberté, à l’indépendance et à la paix face au bloc hostile en présence ; comme une force affirmant notre droit d’États et de peuples souverains à choisir librement et sans inféodation nos propres voies pour le progrès […], à choisir librement nos amis dans le monde, sur la base de leur attitude concrète devant l’aspiration de nos peuples à la libération du joug colonial, néo-colonial ou raciste ; à l’indépendance, à la sécurité, à la paix et au progrès économique et social. Contrairement à l’interprétation restrictive et simpliste que l’impérialisme veut nous imposer comme définition du non-alignement, celui-là n’a rien à voir avec une équidistance arithmétique des deux blocs qui dominent le monde, ou un « équilibrisme » ridicule de traumatisés entre ces deux blocs. Toutes choses qui n’ont manifestement aucun sens et nient en fait notre liberté d’apprécier souverainement, et en toute indépendance, les attitudes et agissement des uns et des autres dans le monde. Nous ne pourrons jamais mettre sur un pied d’égalité celui qui opprime un peuple, le pille et le massacre quand il lutte pour sa libération, et celui qui aide, de façon désintéressée et constante, ce même peuple dans sa lutte de libération. Nous ne pouvons nous tenir à égale distance de celui qui arme, fortifie, soutient diplomatiquement et politiquement une clique raciste qui assassine froidement et depuis des décennies tout un peuple, et de celui qui aide ce peuple à mettre fin au même régime raciste. […] Nous ne pouvons mettre sur un pied d’égalité, nous tenir à égale distance d’une part de ceux qui soutiennent, par tous leurs puissants moyens économiques, des régimes et des gouvernements qui n’ont d’autres obsessions que de soumettre, terroriser tous les pays autour d’eux (y compris par l’agression militaire directe, les assassinats organisés par leurs services secrets) et d’autre part ceux qui apportent un soutien concret à ces pays agressés pour assurer, sur leur sol, leur défense et leur sécurité. Bien sûr, le Mouvement des non-alignés n’est pas une puissance militaire, et c’est heureux ainsi, même si cela lui vaut la dérision de certaines puissances chez qui la force tout court prime le droit des peuples et à la dignité et à l’indépendance. Notre mouvement est avant tout une force morale qui rassemble des pays divers par leur position géographique, leur étendue, leur population, leur économie et les systèmes sociaux dont ils se sont dotés. […]

Pour promouvoir la démocratisation des rapports internationaux fondés sur l’égalité des droits et des obligations en lieu et place des rapports internationaux actuels, injustes et illégaux; pour promouvoir, enfin, le progrès des pays et des peuples en lieu et place de l’appauvrissement continu des pays pauvres et de l’enrichissement sur leur dos des plus riches, […] notre mouvement ne doit jamais abandonner ses efforts persévérant pour ramener ses membres à respecter l’un de nos grands principes qui est de rechercher, dans la négociation et par les moyens pacifiques, la solution des divergences et des conflits pouvant surgir entre eux, et qui sont du reste bien souvent suscités ou aiguisés par les manœuvres de l’impérialisme. C’est pourquoi, non seulement nous déplorons la guerre fratricide engagée depuis plus de deux ans entre l’Irak et l’Iran […], mais nous appelons les dirigeants de ces deux pays à accepter la médiation du Mouvement des non-alignés pour une paix juste, honorable et rapide. De même, pensons-nous, notre mouvement ne peut accepter le rôle d’observateur muet et passif qu’on cherche à lui imposer — comme au reste du monde — dans ce conflit du Proche-Orient […] où les manœuvres combinées de l’impérialisme et du sionisme ont réussi, non seulement à expulser de sa patrie le peuple palestinien, mais aussi, à la suite d’agressions barbares successives, à réaliser et à maintenir l’occupation militaire et l’annexion de vastes territoires de plusieurs pays arabes membres de notre mouvement.

Récemment encore, il y a moins d’un ans le gouvernement d’Israël, publiquement encouragé par celui des États-Unis, a envahi avec son armée, malgré la condamnation unanime des peuples du monde entier, l’État du Liban et soumis la capitale Beyrouth à la destruction impitoyable par ses énormes moyens militaires, terrestres, maritimes et aériens, malgré l’héroïque résistance de la ville et des Palestiniens sous la direction de l’O.L.P. Malgré le cessez-le-feu obtenu par la communauté internationale, le gouvernement israélien a permis les massacres inqualifiables de Sabra et de Chatila, dont les responsables méritent d’être poursuivis pour crime contre l’humanité. Il s’obstine encore à refuser de retirer du Liban les troupes d’agression. Partout où les peuples se lèvent pour réclamer leur libération et leur indépendance, l’impérialisme intervient grossièrement pour armer leurs ennemis, allumer la guerre et organiser leur massacre, se dressant ainsi activement contre la paix et contre la liberté des peuples. Il en est ainsi au Nicaragua, où, pour tenter d’effacer la victoire du peuple nicaraguayen, l’impérialisme dresse contre lui des bandes armées et des gouvernements de pays voisins qu’il manipule. Au Salvador, le même scénario a pour objectif d’enrayer l’avance du mouvement de libération nationale […].

Nous saluons aussi l’appui constant apporté par le Mouvement des non-alignés à la lutte du peuple de Namibie pour sa libération sous la conduite de son unique représentant légitime, la S.W.A.P.O., à la lutte du peuple noir d’Afrique du Sud contre l’odieux système raciste d’exploitation qu’est l’apartheid, au droit à l’autodétermination indépendante du peuple sahraoui, à la réunification pacifique de la Corée, débarrassée des troupes étrangères qui occupent son sol depuis trente ans. Promouvoir la démocratisation des rapports internationaux, c’est tout simplement accorder ces rapports institués à une époque de plus en plus révolue avec la situation actuelle de notre monde. C’est prendre en compte le fait indéniable de l’émergence sur la scène internationale des peuples colonisés ou assujettis, mais qui, tout naturellement, aspirent au progrès et au bien-être, à être maîtres des ressources de leur sol et de leur sous-sol afin qu’elles servent en premier lieu à satisfaire leurs propres besoins, participer, avec des droits et des obligations égaux, au développement des échanges internationaux de toutes natures, économiques, commerciaux mais aussi technologiques et culturels. Nos pays ne veulent plus de l’ordre économique ancien, bâti sur la suprématie incontestée et le diktat du plus fort, organisé autour des échanges à sens unique, injustes entre nos matières premières, produits de base ou à peine élaborés contre leurs produits manufacturés, leur technologie, leur mode de vie. […]

Nous devons donc poursuivre avec persévérance notre action en dépit des obstacles et des échecs momentanés en recherchant constamment à renforcer notre cohésion, car la paix, l’indépendance des peuples et la démocratisation des rapports internationaux pour le progrès global de l’humanité méritent que nous leur consacrions tous nos efforts, toute notre intelligence et tout notre courage, particulièrement à cette époque où le gigantisme des arsenaux nucléaires fait planer sur le genre humain la menace permanente de sa folle autodestruction. Dans notre monde en proie à de multiples convulsions, la recherche constante de la paix doit être l’impératif majeur de notre mouvement, car sans la paix, aucun des objectifs que nous poursuivons ne pourra être atteint. Dans ces conditions, par exemple, comment ne pas encourager et soutenir les efforts inlassables déployés par la République démocratique de Madagascar et d’autres, pour faire de l’océan Indien une zone de paix, c’est-à-dire une zone plus humaine, pour le bonheur des peuples riverains. […]

Le non-alignement n’a rien à voir avec un équilibrisme’ ridicule de traumatisés entre deux blocs”

Pour nous, peuple de Haute-Volta, sous la direction du Conseil du salut du peuple, le non-alignement doit être compris d’abord comme notre autonomie permanente de décision, comme la non-ingérence dans les affaires intérieures des États ; mais nous ne confondons cependant pas le non-alignement avec la complicité ou la passivité devant les crimes de l’impérialisme contre l’indépendance et la liberté des peuples ; ni la non-ingérence avec l’aveuglement devant les crimes des forces réactionnaires contre la liberté de leurs peuples et le respect de leurs droits. Notre appartenance au Mouvement des non-alignés nous ordonne, parmi nos nombreuses tâches, de barrer la route à toutes les forces qui ambitionnent d’aligner notre peuple. L’Afrique du Sud est de celles-là. Le non-alignement responsable nous interdit de nous taire lorsqu’on assassine des hommes, des femmes et des enfants qui n’ont commis d’autres crimes que celui de penser à la notion, si lointaine pour eux, de liberté. Depuis le 7 novembre 1982, au nom des justes et progressistes principes que le Conseil du salut du peuple a tracés en prenant le pouvoir, le peuple voltaïque se sent plus proche de tous ceux qui luttent pour la justice, la liberté et la démocratie. […] Le peuple de Haute-Volta vit dans sa chair les cruautés que subissent des hommes géographiquement loin de lui, mais désormais si proches par la détermination commune à dénoncer le racisme, cette autre forme de fascisme.

Nous voulons dire à tous ceux qui sont victimes des harcèlements des bandits d’Afrique du Sud que nous épousons totalement leur lutte. Nous saluons les forces populaires du Mozambique et de l’Angola qui repoussent victorieusement les hordes que les sinistres impénitents de Pretoria continuent encore de leur envoyer. Notre mouvement a déjà condamné l’Afrique du Sud, et il doit continuer de le faire. […]

A quand la condamnation réelle de tous ceux qui, dans l’ombre comme au grand jour, apportent à Pretoria soutien financier, économique, diplomatique et militaire ? […]

Extraits choisis par Mohamed Maïga

Source : Afrique Asie N°293 du 11 avril 1983

Deux ans pour gagner. Mohamed Maîga. 14 avril 1983

Afrique Asie N°293_2 du 4 avril 1983

Nous continuons la publication des articles de Mohamed Maïga, journaliste d’Afrique Asie, proche de Thomas Sankara qui a publié de nombreux articles de décembre 1982 à décembre 1983, la période de préparation de la Révolution et les premiers mois de la Présidence de Thomas Sankara.

Vous trouverez ci-dessous, deux articles. Le premier de Mohamed Maïga introduit un dossier intitulé 2 ans pour gagner. Il est suivi d’une interview de Jean Baptiste Ouedraogo à l’époque, Président du Conseil de Salut du Peuple, alors que Thomas Sankara a été nommé premier ministre en janvier 1983.

Cet article a été retranscrit par Joagni Paré, membre de l’équipe du site.

Vous trouverez l’ensemble des articles de Mohamed Maïga à https://www.thomassankara.net/?s=Mohamed+Ma%C3%AFga.

La rédaction


DEUX ANS POUR GAGNER

Par Mohamed Maïga

L’histoire a brusquement accéléré sa marche en Haute-Volta depuis le 7 novembre 1982. Ce jour-là, à l’aube, un groupe de soldats et de jeunes officiers, parmi lesquels le médecin commandant Jean-Baptiste Ouedraogo, s’emparait du pouvoir à Ouagadougou. L’événement pouvait passer inaperçu: la Haute-Volta était à son troisième putsch militaire pour quatre républiques, en vingt-deux ans de souveraineté politique.

Alors, ce 7 novembre 1982? Simple péripétie d’une vie tumultueuse? On l’a cru d’autant plus rapidement que chacun savait le régime précédent au bout du rouleau. Le Comité militaire de redressement pour le progrès national (C.M.R.P.N.), confronté à une crise sociale et économique des plus aiguës, s’enfonçait aussi dans la crise des institutions. La multiplication des centres de décision, tous concurrents, se soldait par la déliquescence du pouvoir dans son ensemble, sur un fond de gabegie et de corruption d’une ampleur jamais égalée dans le pays. Alors, simple péripétie? Le nom du capitaine Sankara associé au putsch du 7 novembre allait résonner comme un coup de gong. Les grandes chancelleries entrent en alerte. Les régimes voisins s’inquiètent ou se réjouissent selon la nature politique de leur Etat. Le peuple voltaïque, certainement désabusé par les exercices successifs et capricieux d’un pouvoir qui lui a si peu apporté, s’interroge.

C’est que Thomas Sankara n’est pas un inconnu pour le monde politique voltaïque. Ses démêlés avec le C.M.R.P.N. sont encore présents dans toutes les mémoires. Ses idées politiques, progressistes, également. Et puis, apparaissent à ses côtés des officiers et sous-officiers que l’on sait nationalistes et tout aussi militants : le commandant Boukari Jean-Baptiste Lingani, les capitaines Blaise Compaoré et Henri Zongo, les lieutenants Hien Kilimité, Sidiki Daniel Traoré, etc.

On comprend dès lors que quelque chose a réellement bougé dans une société qu’une succession de régimes de droite vouait à l’immobilisme. Avec l’arrivée des « jeunes officiers universitaires », c’est le statu quo néo-colonial de l’ex-Afrique occidentale française qui est brisé et de nouvelles perspectives politiques s’ouvrent à la Haute-Volta. Mais la lutte pour le progrès dans ce pays ne fait que commencer. Elle sera semée des obstacles les plus périlleux. Nous présentons ci-après la Haute-Volta du C.S.P. avec ses espoirs, ses objectifs et aussi ses contradictions.

Mohamed Maïga


 

” JE SUIS SUR QUE LE MAJORITÉ A COMPRIS NOTRE MESSAGE ”

Interview avec JEAN-BAPTISTE OUEDRAOGO, Président du Conseil du salut du peuple, chef de l’État voltaïque

Question : Vous avez récemment rencontré à Ouagadougou l’ensemble des chefs coutumiers de la Haute-Volta. Comptez-vous leur assigner un rôle particulier dans le processus de changement en cours?

J.B.O.: Dans la mesure où nous avons décidé d’associer l’ensemble des fils et filles de ce pays à l’œuvre de redressement national et de rétablissement de la justice sociale en cours, nous avons systématiquement pris contact avec toutes les couches de la population. Notre rencontre avec les chefs coutumiers s’inscrit dans ce contexte.

Question: Que leur avez-vous dit?

J.B.O.: Le message que nous leur avons adressé est celui que nous destinons à tous les Voltaïques : nous devons, ensemble, tout mettre en œuvre pour construire l’avenir de la Haute-Volta. Nous prenons à sa juste mesure le poids social de la chefferie traditionnelle dans nos sociétés et plus particulièrement dans nos campagnes. C’est une donnée sociologique objective dont nous tenons compte. Chacun sait qu’en Afrique, et particulièrement en Haute-Volta, ces chefs représentent certaines forces. Bien et loyalement associés à l’œuvre en cours, ils peuvent contribuer à la résolution de certains problèmes, tandis que laissés à eux-mêmes, ils peuvent aussi bien constituer un obstacle au progrès. Nous les combattrons, bien entendu, dans le cas où ils s’avéreraient politiquement hostiles. Nous avons voulu leur traduire en termes concrets et clairs, ce que le C.S.P. attend d’eux. Je crois qu’ils nous ont compris.

La Haute-Volta nouvelle a atteint un point de non-retour, elle ne pourra en aucun cas revenir à la féodalité. Il suffit d’observer ce qui se passe dans nos campagnes : des couches nouvelles, des nouvelles forces orientées vers le progrès s’y expriment et s’y affirment chaque jour davantage. Notre ambition est d’orienter et de canaliser cette énergie en évitant, si possible, la confrontation avec les forces conservatrices, car ce qui importe, c’est d’aller de l’avant et de construire la patrie. D’ailleurs, le monde rural dans son ensemble connaît un changement fort intéressant : les chefs coutumiers savent qu’ils ne peuvent indéfiniment s’appuyer sur les anciennes forces politiques. Ayant fait naguère le jeu des politiciens et de la politique politicienne, les chefs coutumiers portent une part de responsabilité dans le dévoiement de la vie politique qui a amené notre pays au bord de l’abîme. L’influence que la tradition donne aux chefs coutumiers, surtout auprès des masses paysannes, devra se mettre au service du changement.

Question : Il ne manquera pas non plus de Voltaïques ou même de non-Voltaïques pour se demander s’il est indispensable de s’appuyer sur ces forces-là pour diriger le pays et lui imprimer le changement…

J.B.O.: Je suis sûr que la majorité a compris le message que nous leur avons transmis et ce que le C.S.P. attend qu’ils fassent pour nous aider dans notre mission. Et, de toute façon, on ne peut pas les rejeter a priori. Cela se traduirait d’ailleurs par un coup de force, car ceux qui sillonnent la brousse, ceux qui vont dans nos villages savent que nos parents ne jurent que par le passé. Cela dit, nous ne sommes pas du tout prêts à tomber dans l’excès inverse, dans le laxisme vis-à-vis d’une opposition potentielle. Nous sommes décidés, au contraire, à faire appel à toutes les forces vives de la nation.

Question : Vous venez de recevoir, à Ouagadougou, le Premier ministre algérien. Cela annonce-t-il un redéploiement diplomatique de votre pays?

J.B.O.: Cette première visite d’un Premier ministre algérien en terre voltaïque est un événement dont nous nous félicitons, et auquel nous attachons un intérêt particulier. C’est une ère nouvelle qui s’ouvre dans les relations entre nos deux pays : nous sommes notamment convenus de redynamiser la commission mixte algéro-voltaïque qui était, jusqu’ici, en état d’hibernation. Nous allons nous ouvrir davantage à l’Afrique et multiplier les contacts avec notre continent. Nous allons nous engager davantage pour que la coopération arabo-africaine devienne une réalité : nous avons beaucoup de choses à faire ensemble dans les domaines culturel, social et économique.

Question: Par le passé, on a observé une grande prudence — pour ne pas dire moins — de la diplomatie voltaïque à l’égard du Sahara. Y a-t-il une évolution en la matière?

J.B.O.: La diplomatie voltaïque entend s’engager davantage sur la scène africaine; l’évolution est nettement perceptible depuis le 7 novembre. Désormais, il n’y aura plus de sujets tabous : toutes les questions qui intéressent l’avenir de l’Afrique seront abordées et traitées avec toute la considération et tout le respect dus à nos partenaires, et dans la plus grande clarté. Les intérêts de l’Afrique et du peuple voltaïque prévaudront toujours lorsqu’il faudra nous déterminer et prendre position.

Question: Votre pays participera-t-il au prochain sommet de l’O.U.A.?

J.B.O.: Sans aucun doute, la Haute-Volta participera à ce sommet. Nous sommes particulièrement favorables, par principe, à la participation aux sommets de l’O.U.A. L’organisation représente un instrument de travail et de coopération, un outil politique irremplaçable que nous nous devons de sauvegarder. Il faudrait que les Africains se montrent plus responsables et dépassent les querelles stériles pour s’attaquer, ensemble, aux problèmes qui engagent l’avenir et le développement de l’Afrique.

Interview réalisée par Mohamed Maïga

Source : Afrique Asie N°293 du 11 avril 1983

Hommage à Bassirou Sanogo par Merneptah Noufou Zougmoré

Bassirou Sanogo ex ambassadeur en Algérie
Bassirou Sanogo ex ambassadeur en Algérie
Adieu Excellence Bassirou Sanogo
Comment j’ai pu être proche de l’Ambassadeur Bassirou Sanogo ? Mon téléphone a sonné un jour et quand j’ai décroché, la personne au bout du fil s’est présentée. Bassirou Sanogo, c’est Ousmane Paré de Oméga qui m’a donné votre numéro et moi de répondre je vous connais excellence.
Il semblait étonné. Je lui ai rappelé son ouvrage sur le football et son passage à l’OBM organisation d’auto-régulation des médias. Lui avait lu un papier que j’avais écrit sur l’histoire de Alpha Condé dans le mouvement étudiant et son séjour sous la Révolution démocratique et populaire (RDP) et il avait marqué de l’intérêt de discuter avec moi. Il m’indique sa maison et depuis la première rencontre, j’ai toujours trouvé du temps pour lui rendre visite.
Le jour que je me dégage pour aller échanger avec l’ex Ambassadeur du Burkina Faso en Algérie, je me débrouille pour que ce soit le seul agenda du jour. Il est arrivé que je parte chez lui à 13 heures pour ne me lever qu’à 19 heures. Quand je demande la route, nos apartés peuvent continuer devant la porte pendant encore une trentaine de minutes.
Nous avions un même dada : le goût de l’Histoire et une grande passion pour le livre. Sur l’Histoire, il m’a édifié sur la trajectoire de la communauté Marka, la vie, la grande sagesse et l’influence de Karamokoba Sanogo sur la communauté musulmane de la sous-région Ouest-Africaine de son époque. Les mosquées dont l’âge dépassent la Mosquée de Dioulassoba en pays Dafin. Son séjour ouagalais dans sa prime jeunesse, ses années collège de La Salle avec ses aînés comme Paul Ismaël Ouédraogo, l’ancien président de la Transition Michel Kafando, de l’Ambassadeur Anatole Tiendrébeogo… m’étaient racontés avec fort détail.
Pour les livres, j’ai pu lire dans sa bibliothèque la collection JA , l’édition des livres sur l’Histoire contemporaine de l’Afrique que Jeune Afrique avait éditée. C’est par lui que j’ai commencé à pratiquer Mamadou Dia, l’ancien président de Conseil sous le magistère du président Poète Léopold Sedar Senghor. A sa sortie du bagne de Kédougou après les événements de 1962, il a publié un livre intitulé « Afrique le prix de la liberté ». A la suite de cet ouvrage j’ai lu bien d’autres ouvrages sur Dia et le dernier est l’œuvre de son directeur de cabinet Roland Colin titré : « Sénégal Notre Pirogue : Au Soleil de la liberté. Journal de bord 1955-1958 ». Aragon, un auteur majeur, la rencontre entre André Malraux et le général Charles De Gaulle après son retrait de la vie politique consigné dans un ouvrage, mon assiduité de rentre visite à Bassirou Sanogo m’a permis la lecture de tous ces auteurs.
Nos échanges politiques le replongeaient dans ses années d’études en France, son militantisme à l’Union générale des étudiants voltaïque (UGEB) et à la Fédération des étudiants d’Afrique noire en France (FEANF). Les luttes de doctrine entre militants d’une même organisation qui se sont soldées par la scission en 1979. Les dessous de ces querelles entre personne que je garde pour moi et la poursuite de ces bagarres dans le paysage politique et syndical quand ils sont revenus au pays.
Bassirou en plus d’avoir été praticien de l’information à la Radio et à la télévision, bénéficiera l’expérience dans les organismes internationaux. Il y effectuera un long séjour, tout en travaillant clandestinement avec Thomas Sankara pour l’avènement d’un changement qualitatif et quantitatif au Burkina Faso. Il a connu Thomas Sankara par le truchement d’une de ses sœurs qui était amie à Mariam, l’épouse du futur capitaine-président. Il avoue qu’avant la rencontre avec le futur président du Conseil national de la Révolution (CNR), il l’assimilait à un officier populiste un peu comme on en avait dans l’Afrique de l’époque.
Mais les missives suivies et les rencontres qu’ils auront lui permettront de cerner véritablement l’homme. Peu après l’avènement de la Révolution démocratique et populaire (RDP) on lui confie avec Sidiki Daniel Traoré et Hien Kilmité la rédaction des statuts des comité de défense de la Révolution (CDR). Il organise également la communication de la Révolution à la Radio avec d’autres camarades. Les autorités nouvelles vont lui confier le poste d’ambassadeur en Algérie. Période d’austérité, il ploie sous le poids du travail, avec un personnel très réduit. Pleine d’anecdotes m’ont été racontées par Bassirou sur son passage à la représentation diplomatique du Burkina en Algérie. Les rapports des autorités du Burkina Faso et le président de l’Algérie de l’époque Chadli Bendjedid, Ses voyages au Sahara Occidental et les rencontres avec certains groupes qui recevaient le soutien de l’État algérien mais qui n’étaient pas diplomatiquement fréquentables resurgissaient de ses souvenir du temps qu’on lui avait confié l’ambassade dans ce pays du Maghreb.
Quand Blaise Compaoré a mis un coup d’arrêt au processus révolutionnaire, il est convoqué au pays. Il rentre mais ne pourra plus repartir à son poste. Son second à l’ambassade fait sauter le verrou de sa maison et jette ses bagages dehors. Il n’aura plus jamais l’opportunité de retourner les chercher et pire, il est alpagué par les « rectificateurs » pour un séjour des longs mois en prison. A sa sortie, il loge quelques moments chez Mamadou Traoré dit Madou CDR, avocat connu aujourd’hui. Il refusera de collaborer avec le Front Populaire à l’appel des amis comme Oumarou Clément Ouédraogo qui y étaient, et la traversée de désert va commencer.
Bassirou Sanogo parviendra à se soustraire de cette maille en se lançant dans la consultation et dans la vie associative. Il anime une association qui intervient dans le domaine de l’environnement. Le mérite de l’association est connu à l’international et elle est lauréate de plusieurs prix. Dans ces derniers temps, il s’est investi dans le domaine de la culture à travers une structure internationale appelé Dafina Lonko. Il a également appuyé une association qui fait la promotion de l’œuvre culturelle de Nazi Boni.
Il y a quelques mois, il était au Ghana avec un de ses frères. A son retour il m’avait fait le point de son voyage avec enthousiasme parce qu’il avait découvert une importante communauté Marka dans ce pays. Cette communauté semble avoir gardé la langue dafin dans sa pureté. Je lui avais suggéré de démarcher les anthropologues pour un travail de recherche sur la diaspora marka.
Le samedi dernier comme à mes habitudes, je lui fais un appel Wathsapp pour lui dire que je vais passer à la maison. Il me signifie qu’il ne se sent pas et qu’il serait intéressant que je l’appelle lundi. Mes courses ne m’ont pas permis de le faire et le mardi 24 septembre 2024, la triste nouvelle tombe. L’Ambassadeur Bassirou Sanogo n’est plus. La mort mange l’homme mais pas sa renommée. Ton projet de livre est resté en Chantier, l’homme propose et Dieu dispose. Que la terre te soit légère. Tu Resteras à jamais dans nos cœurs.
Merneptah Noufou Zougmoré

L’interview de Thomas Sankara réalisée par René Vautier et Augusta Conchiglia

René Vautier et Thomas Sankara

Augusta Conchiglia, ancienne journaliste du mensuel Afrique Asie, avait été appelée à faire des reportages au Burkina, après la mort du journaliste Mohamed Maïga, alors qu’elle couvrait plutôt jusqu’ici l’actualité des pays de la ligne du Front, ceux qui avoisinaient l’Afrique du Sud.

René Vautier était un militant anti-colonialiste, membre du parti communiste et un cinéaste militant. Il s’est engagé à l’age de 15 ans dans la résistance, puis s’engage dans des études de cinéma après ses études secondaires. Il est connu pour avoir tourné le film “Afrique 50“, considéré aujourd’hui comme le premier film anticolonialiste, en Côte d’ivoire, Haute Volta et ce qu’on appelait alors le Soudan français. Ce film a été tourné clandestinement, une bonne partie des bobines ont été saisies, et interdit pendant près de 40 ans en France. Ce film lui vaudra 13 inculpations, et une condamnation à un an de prison, mais une médaille d’or au festival de Varsovie en 1952. On peut visionner ce film à https://www.on-tenk.com/fr/documentaires/traversee/afrique-50

En 2020, Augusta Conchiglia entreprend, avec l’aide d’Olivier Hadouchi, spécialiste du cinéma anticolonial, de retrouver la trace de cet entretien de René Vautier auquel elle avait participé. Le documentaire est introuvable dans les archives de la télévision algérienne. Mais Moira Vautier, la fille du cinéaste retrouve dans la maison familiale la bande magnétique de l’enregistrement. Cette interview a été publiée en octobre 2021 dans AfriqueXXI.

C’était encore la Haute Volta. En ce mois de juillet 1984, les Ouagalais se préparaient, dans une atmosphère euphorique, à célébrer le premier anniversaire de la « Révolution du 4 août ». De nombreuses délégations internationales étaient attendues pour cet événement, considéré comme une consécration du pouvoir révolutionnaire de Thomas Sankara – en dépit de l’hostilité de certains voisins et de leurs protecteurs occidentaux. Parmi les invités d’honneur, le chef d’État du Ghana, Jerry Rawlings, alors que Sankara venait de révéler publiquement l’aide logistique que cet intrépide voisin avait apporté aux commandos rebelles de Pô avant qu’ils ne prennent le pouvoir dans la nuit du 4 août 1983. Épopée relatée avec passion par l’envoyé spécial d’Afrique Asie, Mohamed Maiga, qui réalisa pour ce magazine la première interview fleuve de Sankara : douze heures !

Sankara pouvait discourir pendant des heures sur le frein que représentaient les pesanteurs des traditions, et, comme on l’entendra longuement s’exprimer dans l’audio qui suit, sur la condition d’infériorité de la femme, sans jamais tomber dans le travers de l’intellectuel donneur de leçons. Toujours avec empathie et lucidité. Et avec une clairvoyance rare à cette époque.

L’enregistrement que nous dévoilons ici est tiré de l’interview filmée par le cinéaste français René Vautier, qui tournait alors pour la télévision algérienne un documentaire sur la révolution voltaïque. Vautier, auteur réputé pour son œuvre sur la guerre d’Algérie (« Avoir 20 ans dans les Aurès », « Algérie en flamme »), a également travaillé sur le colonialisme français en Afrique sub-saharienne. Son documentaire, « Afrique 50 », réalisé en 1950, qui dénonçait la répression coloniale, a été interdit en France pendant plus de 40 ans. Il est considéré comme le premier film anticolonialiste français. Malheureusement, son film sur le Burkina Faso n’a pas pu être retrouvé dans les archives de la télévision algérienne1.

L’entretien que Sankara lui a accordé en 1984 illustre la façon particulière qu’avait le capitaine révolutionnaire d’affronter des questions aussi délicates que la libération de la femme dans un contexte de sous-développement économique et de patriarcat ancestral. J’y ai assisté, avec ma collègue Cherifa Benabdessadok – toutes deux invitées par Sankara qui avait souhaité poursuivre ainsi notre entretien de la journée.

Des mesures de portée symbolique, et pas toujours bien reçues, avaient été adoptées dans le but d’inculquer le principe d’égalité entre les sexes, notamment au sein des couples. Sankara avait ainsi décrété qu’une matinée par semaine, le personnel masculin de la fonction publique se rendrait au marché pour y effectuer les courses hebdomadaires du foyer en lieu et place de leurs épouses. Moins anecdotique, la campagne contre l’excision, dont Sankara parle ici, a porté ces fruits : le Burkina Faso (le nouveau nom de la Haute Volta à partir du 4 août 1984) a été un des premiers pays de la région a rendre cette pratique illégale.

Quant à la seule femme membre du gouvernement à laquelle Sankara fait référence dans l’enregistrement, Rita Sawadogo, 26 ans à l’époque2, elle nous dira, quelques jours après cette interview, être consciente que sa nomination avait portée de test pour le Conseil national de la révolution (CNR). Ses premiers contacts avec la population avaient d’ailleurs été très problématiques : pour les autorités traditionnelles de la province, le CNR leur avait manqué de respect en dépêchant une femme.

Plus tard, d’autres femmes seront appelées à de telles responsabilités. À partir de septembre 1984, Joséphine Ouedraogo assume ainsi la fonction de ministre de l’Essor familial et de la Solidarité. Jusqu’au coup d’État du 15 octobre 1987, elle mit la défense des droits des femmes au cœur de son action. La révolution, ne cesse de rappeler Sankara dans cette interview, est un processus de longue haleine et en constante transformation.

Augusta Conchiglia


Dans cette première partie, il est question des femmes donc, mais aussi de l’impérialisme culturel et de la puissance des médias. En voici le verbatim fidèle, que vous pouvez également écouter dans le podcast ci-dessus…

Lecteur audio

Thomas Sankara : Vous voyez, chez nous, les femmes sont plus nombreuses que les hommes. Comme disait un autre penseur, « les femmes portent la moitié du ciel ». Ces femmes ne peuvent pas être tenues à l’écart de notre révolution, et tout ce que nous faisons aujourd’hui vise à les libérer. Mais c’est très difficile, car les femmes sont dominées par des hommes eux-mêmes dominés. Elles sont doublement dominées. Nous-mêmes, nous n’avons pas fini de nous libérer, nous ne pouvons pas libérer les femmes, nous ne savons pas comment faire, et les femmes ne savent même pas pourquoi, tellement elles ont été conditionnées à accepter la domination de l’homme.

Si vous allez dans mon village et dites à une femme : « tu as le droit de parole, de donner ton point de vue dans le débat qui se déroule », devant les hommes, elle vous dirait : « quel scandale ! ». Elle préfère être dans la position de soumise. C’est comme ça : sa mère, sa grand-mère ont connu la société de cette façon-là, c’est tout un vertige ! Elle ne saurait où aller si demain on lui disait : « toi aussi tu as la possibilité… » Imaginez quelqu’un qui a été maintenu en prison pendant très longtemps, dans l’obscurité de la prison, qui a fini par se défaire de la claustrophobie, et brusquement on lui ouvre la porte et on lui dit : « tu es libre, vas-y ». Il sera frappé par la lumière crue, la lumière naturelle, ses premiers pas seront des pas très gauches parce qu’il préfère l’intimité du milieu carcéral qu’il connaît, avec lequel il a composé depuis plusieurs années. Il sait où retrouver ceci ou cela. Il a son train de vie. Nos femmes sont dans cette situation-là. Elles ont peur de la liberté. Que deviendrait le monde avec des femmes libres ?

« La petite bourgeoisie sait ce qu’il faut faire, mais elle ne veut pas le faire »

Nous aussi nous avons peur de cette liberté, même si théoriquement nous l’acceptons. Car une des réalités de la petite bourgeoisie est qu’elle sait ce qu’il faut faire, mais elle ne veut pas le faire. Nous, nous savons que la femme doit être libre, mais nous avons peur de ça. Et beaucoup d’hommes disent ici de manière très amusante : « oui, nous sommes pour la liberté de la femme, la liberté de la femme du voisin, pas la liberté de ma femme ». C’est un combat qui s’instaure même dans les foyers. Je dois avouer que ce n’est pas très agréable pour tous. Je dois avouer que chacun de nous ressort de ce combat en se disant : « mais quand va s’arrêter cette folie ? Sankara ne pourrait-il pas prononcer un discours contraire ? » D’ailleurs, ils n’ont jamais demandé à Sankara s’il n’est pas du bord de ceux qui estiment que ça commence à bien faire !

Mais c’est cela la vérité : il faut que les femmes soient libres, il faut qu’elles soient libérées progressivement. Mais que ce ne soit pas le folklore, les femmes rassemblées pour acclamer en uniforme, « vive ceci ou vive cela »… Non, ça c’est une autre forme de libération qui ressemble beaucoup plus à de la domination et à une organisation massive et à une caporalisation de la femme pour autre chose.

Augusta Conchiglia : Pourriez-vous donner une définition concrète de cette liberté qui a été déformée et mystifiée même en Europe ?

Thomas Sankara : Cette liberté est le droit pour la femme à participer, à définir la vie collective avec l’homme, c’est a dire que la femme ne doit pas être conçue comme un complément, c’est-à-dire, quand l’homme a fini, on laisse la femme prendre la parole pour les questions subsidiaires. Il ne s’agit pas de cela. La femme est l’égal de l’homme. Je sais que c’est difficile à accepter, mais la femme est réellement l’égal de l’homme et peut faire tout ce que fait l’homme, même si elle a des possibilités et des sensibilités que l’homme n’a pas, et qu’en retour l’homme a des possibilités et des sensibilités que la femme n’a pas. C’est très simple : nous disons que physiquement, la femme peut faire ce que l’homme fait ; intellectuellement les femmes, à l’école, dans les universités, elles peuvent faire ce que nos hommes ont fait. Elles l’ont fait, elles ont les mêmes diplômes, etc.

La femme voltaïque se lève à 4h30 du matin, sa journée commence à 4 heures, 4h30, et sa journée finit vers les 23 heures, minuit. À chercher du bois, de l’eau, à faire la cuisine, à laver les enfants, à nettoyer et balayer la maison… Alors ? L’homme pendant ce temps se repose. Quand la femme va au champ avec l’homme, elle cultive le même champ que l’homme. En fait, l’homme c’est le contremaître, dans le champ, qui regarde ses femmes, c’est-à-dire ses ouvrières, travailler. Et à la fin du travail qui est dû au maître, la femme va encore dans son propre champ à elle, puisqu’elle est souvent coépouse, et il lui faut un petit revenu pour pouvoir mieux nourrir ses propres enfants. Si la femme physiquement peut le faire, et si l’homme éprouve le besoin d’aller se reposer à l’ombre des arbres, c’est que la femme physiquement a les capacités. Nous pensons qu’en haltérophilie nous pouvons trouver des femmes qui soulèvent les mêmes quintaux que les hommes. Il suffit de les entraîner dès le départ, et surtout de ne pas lui dire dès l’enfance qu’elle est inférieure à son frère. Toute la mentalité chez nous, en Volta, est faite de telle sorte que, parce que vous êtes un garçon, même si vous êtes le dernier des garçons, vous êtes au moins le premier parmi les femmes.

« On n’a jamais vu de ceinture de chasteté pour les hommes »

Et cela va jusqu’à des marques physiques afin que la femme porte sur elle l’empreinte de son infériorité permanente. L’excision c’est quoi ? C’est la traduction aussi d’une certaine volonté de marquer son infériorité, et la femme est inférieure à l’homme, on lui rappellera qu’elle n’a pas le droit d’avoir le plaisir qu’elle veut, c’est la ceinture de chasteté que d’autres employaient en d’autres temps. On n’a jamais vu de ceintures de chasteté pour les hommes, pourquoi ? Voilà, déjà, les rapports sociaux entre nous, voltaïques, qui doivent être transformés. Ce n’est que si ces rapports sociaux étaient transformés que nous pourrions faire participer la femme à la lutte contre l’impérialisme, qui est un autre problème, mais nous ne le voulons pas et ce n’est pas facile d’accepter de dire : « la femme est l’égal de l’homme ».

Dans notre gouvernement nous n’avons qu’une femme. Mais nous savons que plus tard nous aurons plusieurs femmes. Parce que, ce n’est pas parce qu’il y a eu le 4 août, que les femmes sont devenues instantanément libres, et consciemment libres. Elles sont pour l’instant utopiquement et euphoriquement libres, mais pas de manière consciente. La preuve : comme vous appelez une femme et que vous lui dites : « camarade, vous êtes responsable de ceci ou cela, à partir d’aujourd’hui vous êtes nommée responsable de tel service », elle fait un beau discours, elle prend les dossiers, elle file voir son mari : « qu’est-ce que je fais ? ». Ou bien, il y a encore des expressions qui trahissent l’inféodation des femmes. Lorsque je réunis des femmes et que je leur demande de choisir une de leurs camarades pour siéger à telle ou telle instance, elles réfléchissent, elles reviennent : « nous vous proposons unetelle », « vous pensez qu’elle fera l’affaire ? », « Oh oui ! Elle parle comme un homme ! » Autant aller chercher un homme, puisque vous avez trouvé en vous celle qui se rapproche le plus d’un homme… Alors ! Camarade ! Ça ne va pas !

René Vautier : Sur le plan des médias, est-ce que vous vous êtes rendu compte aussi que l’Occident tenait encore en main tous les moyens d’expressions, y compris pour les présidents africains ?

Thomas Sankara : Et oui, je ne connaissais pas jusqu’à ce point-là la puissance des médias en général. Depuis le 4 août, je me suis aperçu comment il est possible de fabriquer de toute pièce des hommes, des images positives et négatives. Et quand on sait aussi que les faiseurs d’opinion, les faiseurs d’image de marque et les défaiseurs d’image de marque, sont eux-mêmes tenus en laisse par ceux qui ont les financements, nous voyons que le combat que nous menons revient encore à un combat anti-impérialiste. Il faut libérer l’information et permettre à l’information de dire ce qu’il y a à dire, à dire la vérité critique et constructive. Nous ne demandons pas que les journalistes se transforment en thuriféraires ou que les micros deviennent des espèces d’encensoirs. Non, nous ne demandons pas cela. Mais nous demandons que les efforts que nous faisons soient présentés.

Il y a un pays africain qui a depuis trois ou quatre mois décidé d’ouvrir des caisses à contribution volontaire pour venir en aide à ceux qui ont été victimes de la sécheresse. Cela a été célébré dans les journaux, par certaines radios, grandes radios, nous avons vu la partialité manifeste. Parce que nous, plusieurs mois avant, de manière plus avancée, nous avons mis en place le même système, notre caisse de solidarité révolutionnaire, à laquelle contribuent des Voltaïques et des non-Voltaïques, qui nous a permis de refuser de déclarer la Haute-Volta sinistrée. On nous a même rédigé les textes pour que la Haute-Volta soit déclarée sinistrée, simplement, il n’y avait plus qu’à signer. Nous ne l’avons jamais fait. Estimant que nous avions les ressources à notre niveau, et que les Voltaïques apprennent à vivre en Voltaïque et à subir les affres de la famine et à chercher des solutions à ces problèmes qui pourraient revenir, car ils reviennent de manière cyclique.

« Il n’y a pas d’information neutre »

C’est dire que l’information doit être au service de la libération des peuples. Il n’y a pas d’information neutre, il n’y a pas de cinéma neutre. Par conséquent, les hommes des médias doivent se demander à quel service ils ont placé leur talent. Au service des peuples ou au service des ennemis des peuples ? C’est pourquoi nous souhaitons que ces caméras qui tournent disent 24 fois par seconde, la vérité, rien que la vérité.

René Vautier : Quand vous étiez plus jeune, vous avez toujours eu beaucoup d’activités culturelles. Vous vous intéressiez au cinéma, vous jouiez de la musique. Est-ce que vous avez encore le temps maintenant de vous y consacrer ? Et d’autre part, est-ce que ces préoccupations-là ne vous semblent pas encore, dans les rapports entre le Sud et le Nord, des rapports entachés d’un colonialisme ? Ne ressentez-vous pas le rapport par exemple des œuvres voltaïques avec les médias d’Occident, comme entachés d’un colonialisme qui devrait être complètement dépassé ? Est ce que la culture vous semble maintenant, entre l’Occident et l’Afrique, égalitaire ?

Thomas Sankara : Non, elle ne l’est pas encore. Il n’y a pas ces rapports égalitaires entre ces cultures qui, au fond, peuvent se compléter harmonieusement si on veut faire l’effort. Parce qu’il y a eu des rapports inégaux dès le départ qui étaient largement en faveur de la culture du colonisateur. Nous pensons dans la mentalité du colonisateur pour traduire notre pensée dans les langues de notre pays. C’est d’abord là un problème très important. Allez traduire la révolution dans nos langues, allez traduire la démocratie dans nos langues, ce sont des périphrases à n’en plus finir, cela est très significatif. Ce qui fait que tout ce que nous faisons, qui a eu la chance d’avoir été écrit, d’avoir été dit dans la langue du colonisateur – par exemple la révolution française de 1789 -, donne l’impression – et c’est un prolongement de la domination – que même la révolution, même ce que nous voulons faire aujourd’hui, doit être pensé, défini chez le colonisateur.

C’est-à-dire que les canons de la révolution doivent nous être dictés par ceux que nous voulons combattre du point de vue « démarche colonialiste ». C’est pourquoi ils se permettent de dire : « c’est une hérésie de faire des TPR [NDLR : Tribunaux populaires de la révolution], des tribunaux populaires, parce que c’est nous qui vous avons appris le droit, c’est nous qui avons formé vos magistrats, c’est nous qui vous dirons encore comment vous devez les transformer. Non, votre évolution n’est pas correcte parce que votre réforme agraire n’est pas venue de telle ou telle façon, parce que c’est nous qui vous avons appris ce que c’est que la réforme agraire. C’est encore nous qui vous avons appris ceci, c’est encore dans nos livres que vous avez lu qu’en 1789 nous avons proclamé… » Aujourd’hui encore, nous avons beau dire : « combattons la domination culturelle que nous impose le néocolonialisme, et surtout l’impérialisme », nous avons beau le dire, nous nous comportons comme tel. Sur le plan économique, nous sommes victimes de ça. C’est l’un des domaines qui va nous prendre le plus travail, parce que cela demande une transformation totale des mentalités.

Chez nous, nous estimons par exemple qu’un film signé « Vautier » a plus de mérite qu’un film signé « Gaston Kaboré », même si son film dit les réalités terre à terre que connaissent les Voltaïques. Encore que vous n’êtes pas le bon exemple dans ce domaine parce que vous n’avez pas attaqué notre culture, au contraire vous l’avez magnifiée très courageusement en d’autres temps. Mais il y a des grands cinéastes dont je tais les noms volontairement, pour ne pas oublier d’autres qui sont tout aussi criminels, qui nous ont imposé leur culture. Le « cinéma spaghetti » nous l’avons consommé ici et nous le consommons. Notre peuple est conditionné ainsi. Quand vous affichez [Jimmy] Wang Yu fait ceci, Wang Yu fait cela, en karaté, tout le monde est là. Par contre, lorsque vous voulez poser un débat, comme la libération de la femme, sous forme de film, c’est aride, ça n’attire pas. Et comme en plus nous faisons notre cinéma dans un balbutiement technologique qui ne nous a pas encore permis de maîtriser le langage cinématographique, c’est vrai, le film passe à côté.

« Il y a beaucoup à prendre, ici et chez les autres »

La musique, c’est pareil. Chez les Sénoufos, au sud-ouest, ils ont une gamme musicale qui n’a pas certaines notes du solfège tel qu’on le connaît en Occident. Il y a des bémols qui manquent par-ci, par-là. Nous autres européanisés, quand nous écoutons on se dit : « arrêtez ce massacre ! » parce que nos oreilles ont été tellement habituées à ce que, après le « do » vient le « ré », que lorsqu’il n’y a pas ça, nous sommes choqués. Nous voulons construire une idée culturelle voltaïque à partir – c’est une contradiction – d’une culture qui n’est pas voltaïque. Moi je vais voir les paysans voltaïques leur dire : « ne faites plus ceci, ne faites plus cela », et me voilà représentant la culture occidentale, c’est une contradiction. Alors que eux aspirent comme moi, et que moi-même j’aspire à vivre comme la rive gauche et la rive droite de la Seine. Mais heureusement nous trouvons parfois des voix qui nous comprennent, qui savent que le droit pour les Voltaïques de se définir comme tel, n’est pas un droit agressif contre d’autres cultures. C’est un droit positif et constructif pour d’autres cultures. Une culture qui vient en complément et en harmonie d’une autre culture. Il y a beaucoup à prendre, ici et chez les autres. Nous trouvons de plus en plus d’échos favorables. Nous souhaitons que ce soit de tels échos qui se développent.

Je crois aussi que nous devons utiliser la musique, la culture en général, pour exprimer le langage de la révolution. C’est pourquoi nous sommes en train de monter un orchestre de jeunes enfants, tout petits. Ces enfants s’appelleront les « Petits Chanteurs au poing levé »… Là encore vous voyez ma démarche de néo-colonisé qui tente d’imiter, de recopier, les « Petits Chanteurs à la croix de bois ». Tout cela, c’est pour dire à ces petits chanteurs à la croix de bois, qui sont devenus des grands adultes : nous pouvons ensemble faire quelque chose. Tout comme nous sommes en train de monter un orchestre exclusivement féminin. Parce que pour nous la femme occupe un rôle très important qui n’est pas assez souligné. Alors nous voulons que la femme prenne la guitare, les saxophones, trompettes, clarinettes, et autres tambours pour chanter la musique, et elles vont chanter la révolution. On va choquer au départ, « comment ? vous appelez les femmes pour ceci, pour cela ! », mais il n’y a que de cette façon que nous allons sortir les femmes de leur ghetto. Un ghetto dans lequel elles s’enferment sans savoir trop comment.

René Vautier : Traditionnellement, il n’y a pas d’orchestres féminins, ou de femmes qui participent à la vie instrumentale, à la vie musicale, en Haute Volta ?

Il y en a, très peu, notamment chez les Mossis. Mais l’orchestre moderne est venu ici, c’est l’affaire des hommes, ce sont les hommes qui prennent les guitares électriques. Et nous voulons que l’orchestre moderne soit aussi l’affaire des femmes, si elles le veulent, et nous les poussons à cela.


Dans cette seconde partie, il est question de sa conception de la révolution, de ses relations avec les pays voisins et avec l’Algérie, et des régimes sud-africain et israélien. En voici le verbatim fidèle, que vous pouvez également écouter dans le podcast ci-dessus…

Lecteur audio

René Vautier : Vous avez donné un jour une définition de la révolution. Quelle était-elle ?

Thomas Sankara : Je ne serais pas capable de répéter la définition que j’avais donnée car elle était liée à un contexte précis. Mais suivant les milieux dans lesquels nous nous trouvons et suivant les problèmes que nous affrontons, nous définissons la révolution de manière différente mais complémentaire, non contradictoire – heureusement ! C’est ainsi que sur le plan économique nous ne cessons de dire que la révolution, c’est aussi la révolution des statistiques. On commence déjà à le voir en Haute-Volta, où toutes les dispositions sont prises pour chambouler les calculs et, dans ce domaine, fausser les appréciations de ceux qui définissent le développement de tel ou tel pays.

« La révolution n’est pas l’affaire des laxistes et des médiocres »

Mais la révolution comme changement total est venue pour donner et non pour prendre, avions-nous dit. C’est une quête – en tout cas la révolution voltaïque – qui veut être dépouillée de tout ce qu’il y a d’agressif, de troublant et de terrorisant, comme la révolution avec le couteau entre les dents, la barbe… Je n’ai rien contre les barbus, bien au contraire, j’ai des grands amis révolutionnaires, des grands camarades militants barbus, et dont l’expérience nous sert énormément. Mais enfin ! Une révolution romantique, c’est autre chose ! Cette forme de révolution est un changement permanent, continuel, une remise en cause chaque jour de ce que nous faisons pour tendre vers un perfectionnisme. On ne peut pas faire une révolution si on n’est pas perfectionniste, on ne peut pas faire une révolution si on se contente de l’à-peu-près. On ne peut pas faire la révolution si on ne s’attaque pas aux détails. Par conséquent, la révolution n’est pas l’affaire des laxistes et des médiocres.

René Vautier : La révolution, pour vous, peut donc être progressive ?

Thomas Sankara : Oui, la révolution peut être progressive, en ce sens que les étapes se succédant, on aborde des questions de plus en plus complexes. Mais la révolution est égale tout en étant progressive, c’est-à-dire que nous ne dirons pas que la révolution de tel pays, qui a fait vingt-cinq ans de révolution, est supérieure à tel pays qui n’a que quelques mois de révolution. Nous refusons de telles classifications et de telles comparaisons. Il n’y pas de distribution de prix. Il y a des contradictions qu’il faut continuellement résoudre. Hier, le 4 août2 pour nous, il y avait d’un côté le peuple et, de l’autre, le camp des ennemis du peuple. Il fallait créer les conditions objectives pour que ces camps-là soient clairs, et clairement choisis par chacun. Aujourd’hui, on ne se gêne plus pour s’appeler « camarade » – camarades de lutte dans le camp du peuple. On ne se gêne plus aussi pour tancer telle ou telle personne réactionnaire, ennemi du peuple. C’est ce qu’il fallait arracher.

Mais dès lors que vous avez déclenché une révolution, vous allez appeler une autre révolution qui automatiquement appelle une autre révolution. Et nous savons que notre révolution sera remise en cause, ce qui est fait sera remis en cause pour aller encore de l’avant, et on ne peut pas faire la révolution si on n’accepte pas soi-même que l’on peut être remis en cause, et peut-être déclaré persona non grata dans cette révolution. Alors, c’est pourquoi nous avons comparé la révolution à un bus. Tout le monde y monte, mais nécessairement il y en a qui tomberont, parce qu’il y aura eu tel ou tel virage, ou telle ou telle accélération. Ou même, il y aura eu des marches arrières. Celui qui, dans le car, dans le bus, s’est agrippé de façon à ne s’adapter qu’à la marche en avant, quand il y a un coup de frein brusque ou une marche arrière, parce qu’on est arrivé à un fossé qu’on ne peut pas franchir, et qu’il faut faire marche arrière, il tombe.

Il faut être prêt à toutes les situations. Il y en a qui tomberont. Il y en a qui tombent. Certains monteront à des escales, qui n’avaient pas cru à la révolution et qui finalement viendront. D’autres ne monteront jamais parce qu’ils n’y ont jamais cru ou n’ont pas pris les dispositions pour pouvoir y monter. C’est comme ça que nous voyons la révolution. Et ce car qui avance vers le bonheur du peuple voltaïque, avec lui tout le peuple voltaïque qui le veut bien… Mais tous n’y arriveront pas.

Un collaborateur de René Vautier : Juste après la révolution du 4 août, vous avez eu beaucoup de problèmes avec les pays voisins. Est-ce que ces problèmes sont en train de trouver des solutions ? Surtout les problèmes de frontière avec le Mali.

Thomas Sankara : Malheureusement, nous constatons qu’il y en a en Afrique qui pensent encore qu’il leur est possible de s’opposer à cette marche, et qui pensent que ce qui est arrivé en Haute-Volta est un phénomène accidentel, et que chez eux il n’en est pas question. Alors, la paix en Afrique ne peut se faire que si les peuples africains ont droit à la parole, réellement, et disent ce qu’ils veulent.

Le problème avec le Mali est un vieux problème qui date de 1974. Le Mali et la Haute-Volta se sont affrontés dans les sables de la région, on ne sait plus très bien comment cela est né. Mais nous, à l’époque, nous affirmions – mais clandestinement bien sûr – que c’était une guerre injuste. Il y a eu une petite contradiction. C’est vrai que nous affirmions cela, c’est vrai que nous étions sur le champ de bataille mais, politiquement, nous dénoncions cette guerre, et nous cherchions l’occasion d’y mettre fin. Mais la logique du champ de bataille est toute autre : lorsqu’on vous tire dessus, la seule réponse qui vaille, c’est de riposter. C’est la dialectique du champ de bataille.

« Le conflit Mali / Haute-Volta a été créé de toute pièce »

Mais nous, nous avons toujours été contre ce conflit Mali / Haute-Volta, parce que c’est un conflit injuste qui ne profite ni au peuple voltaïque ni au peuple malien, qui ne résout pas les problèmes des peuples. C’est un conflit qui est né parce qu’au sommet, les bourgeoisies au pouvoir se sont affrontées et ont été téléguidées, manipulées. Ce conflit a été créé de toute pièce. Dès que nous avons pu donner officiellement et ouvertement notre point de vue, nous avons dit que c’était une guerre injuste et que la Haute-Volta voulait oublier ce type de conflit. Et c’est ainsi que nous avons volontairement levé le veto de la Haute-Volta pour l’entrée du Mali à l’UEMOA [NDLR : Union économique et monétaire ouest-africaine]. Nous avons expliqué aux dirigeants maliens que nous étions attachés à ce que nos deux peuples vivent en paix.

Nous poursuivons ces efforts et nous devons reconnaître que le président algérien Chadli Bendjedid fait de son mieux pour que les positions malienne et voltaïque soient les plus proches et que, pour ce qui est de la frontière, nous puissions trouver une solution dans le cadre d’une recherche de la paix. Nous le remercions.

Avec d’autres pays qui nous entourent aussi nous faisons ce que nous pouvons. Nous entreprenons des démarches envers eux. Certains nous acceptent, nous accueillent à bras ouverts, comme le Ghana et le Bénin. D’autres nous tolèrent. Certains aussi se méfient de nous. Nous ne pouvons pas faire plus que ce que nous avons fait. Nous ne pouvons pas empêcher qu’un homme ait peur de son ombre, cela ne relève plus de notre compétence, nous avons fait ce que nous pouvions faire. La Haute-Volta n’entreprend rien contre qui que ce soit, même si nous savons que nos opposants se sont réfugiés dans les pays voisins. Nous savons par exemple que nous avons beaucoup d’opposants en Côte d’Ivoire. Les autorités ivoiriennes aussi le savent. Est-ce un geste amical ou inamical d’abriter des opposants en Côte d’Ivoire ? Nous ne voulons pas répondre à cette question. Mais nous qui n’avons pas d’opposants de qui que ce soit sur notre territoire, nous sommes taxés de vouloir semer la subversion chez les autres. Que dire alors de ceux qui ont des opposants voltaïques chez eux ? Ils sont mille fois plus subversifs que nous, si nous devons appliquer leur logique. Ou alors c’est une autre logique, mais qu’ils nous la donnent !

René Vautier : Il y a eu malgré tout une reconnaissance de l’importance de la Haute-Volta au niveau diplomatique, qui s’est traduit par la nomination de la Haute-Volta à l’intérieur de certaines instances internationales. Peut-être pourriez-vous nous définir les positions de votre gouvernement sur le plan des problèmes africains ?

Thomas Sankara : Entres autres instances, la Haute-Volta a été nommée au Conseil de sécurité des Nations unies. Notre peuple s’estime honoré par cette marque de confiance mais mesure également le poids de la responsabilité d’une telle confiance. C’est pourquoi, au sein de ces instances, nous disons que la Haute-Volta doit se souvenir des raisons, des motifs pour lesquels elle a été désignée. Elle n’est pas allée au Conseil de sécurité pour compléter l’effectif et faire du folklore. Elle est partie là-bas parce que certainement des pays non alignés, révolutionnaires, progressistes, africains et non africains, ont trouvé en Haute-Volta une voix capable d’exprimer de manière régulière les aspirations d’un certain nombre de peuples. Cela implique des sacrifices.

Nous avons plus de 104 pays qui nous ont élu. Au nom de ces 104 pays, et même au nom des peuples de ceux qui ne nous ont pas élu, il faut tout le temps dire la vérité. Et c’est l’exercice quotidien de cette vérité qui nous vaut aujourd’hui des difficultés. Il y a des pays qui nous ont coupé leur aide alimentaire, simplement parce que nous ne votons pas dans le même sens qu’eux. Qu’à cela ne tienne, nous maintenons ! C’est dire que, pour nous, nous faisons confiance aux peuples et nous disons que toutes les instances, OUA [NDLR : Organisation de l’unité africaine, créée en 1963 et remplacée en 2002 par l’Union africaine, UA] ou ONU, qui peuvent aider au dialogue franc et sincère, à la recherche pacifique de solutions, utiles pour les peuples, tout cela doit être mis en œuvre, tout cela doit être sauvegardé. Mais pas à n’importe quel prix.

« Une indépendance totale coûte très cher »

Les compromis qui deviennent des compromissions, nous n’en voulons pas. C’est pourquoi au niveau de l’OUA nous avons posé des conditions claires à notre participation – une participation qui se veut responsable. À propos du Tchad, nous, nous reconnaissons qu’il y a un président qui s’appelle Hissène Habré. Et s’il vient en Haute-Volta, il sera reçu avec les honneurs dus à son rang. Mais nous disons que la paix au Tchad, qui est la chose la plus importante aujourd’hui, ne peut pas se discuter uniquement avec monsieur Hissène Habré. La paix avec monsieur Hissène Habré est la paix avec uniquement une faction : nous ne voulons pas de cela. Cette paix-là, le dialogue, doit avoir lieu avec toutes les autres parties. […] Dès lors qu’il s’agit de parler de la paix au Tchad – et je me demande comment on pourrait se réunir au niveau de l’OUA sans parler de la paix au Tchad, quelle démission ce serait ! – , il faut absolument que l’on amène les autres parties.

Nous disons, au niveau de la République arabe sahraoui démocratique : nous l’avons reconnue, c’est une république, elle a ses droits. Et même si c’est une république précaire qui doit mener une certaine lutte pour se libérer, et pour libérer certains territoires, nous disons que les Africains, et même les peuples du monde entier, doivent se liguer pour imposer le droit à respecter la volonté du peuple sahraoui à qui que ce soit. Ce n’est pas perdre la face que de reconnaître cela. Nous avons des relations que nous souhaitons meilleures avec un pays comme le Maroc. Mais quand nous rencontrons les Marocains, nous leur disons « non » sur ce terrain. Nous devons dire qu’il faut céder : « vous devez abandonner des prétentions qui ne se justifient pas ».

En même temps, nous disons aux Sahraouis qu’il ne s’agit pas pour eux d’échapper à une domination pour tomber sous la coupe d’une autre domination. Nous voulons une véritable indépendance de la République arabe sahraoui démocratique. Une indépendance totale coûte très cher. Il est tellement facile de se faire épauler qu’on peut parfois hésiter et remettre en cause l’utilité d’une indépendance totale. Nous disons que le peuple sahraoui doit être un peuple réellement indépendant de quelque force et puissance que ce soit, comme nous-même nous entendons l’être. Ce qui ne veut pas dire se replier sur soi-même et ignorer les autres. Non. Nous souhaitons que demain le peuple sahraoui ait d’excellentes relations avec le peuple marocain par exemple, tout comme il a des relations fraternelles avec le peuple algérien, tout comme nous lui avons proposé des relations fraternelles avec le peuple voltaïque. Mais si un jour le peuple voltaïque était surpris en flagrant délit d’hégémonisme ou de tentative d’hégémonisme, ou d’impérialisme, ou de paternalisme, eh bien que les Sahraouis nous dénoncent et nous combattent comme tel, car nous aurons failli !

« L’arrogance de l’Afrique du Sud tient à la trahison des Africains »

En Afrique australe, nous avons l’Afrique du Sud et sa politique raciste que nous condamnons et que nous condamnerons toujours. Il n’y a pas de mot pour qualifier ce qui s’y passe. Avant nous, d’autres personnes ont, dans une littérature plus éloquente, montré ce qu’est la réalité en Afrique du Sud, même si, soit dit en passant, cette littérature a seulement servi à se faire acclamer sur certaines tribunes et est partie grossir le rang de ce qui traîne sous la poussière de certaines bibliothèques. Mais nous ne pouvons pas prétendre dire mieux. La différence est que nous vivons réellement nos engagements et nos prises de position.

L’arrogance de l’Afrique du Sud aujourd’hui tient par la compromission et surtout à la trahison des Africains. Le Mozambique et l’Angola ont résisté pendant des années à l’Afrique du Sud. Il a fallu que d’autres forces viennent de très loin, depuis Cuba, pour épauler les Angolais. Mais il y a combien d’États africains autour de l’Angola qui auraient pu apporter des troupes et qui ne l’ont pas fait ? Je suis sûr que si nous l’avions fait, chacun apportant simplement un bataillon, c’est certain que nous y serions arrivés. Et peut-être même que nous n’avions pas besoin d’apporter un bataillon, mais en appliquant des sanctions économiques, et en disant à nos partenaires occidentaux et autres, en leur disant que « c’est à prendre ou à laisser », que nous n’entendons pas qu’ils traitent avec l’Afrique du Sud. Nous aurions pu imposer plus tôt ce que nous voulons comme liberté pour les peuples africains. Hélas, cela n’ a pas été le cas, c’est même le contraire qui s’est produit. Et ils sont nombreux les Africains qui traitent avec l’Afrique du Sud, sur le dos de ceux qui combattent l’Afrique du Sud. Eh bien cela s’est passé ainsi.

Aujourd’hui nous comprenons la position du Mozambique et la position de l’Angola, qui ont des relations grandissantes avec l’Afrique du Sud. Nous souhaitons simplement que ces pays-là, qui ont le mérite d’avoir posé des actes, d’avoir fait couler leur sang pour la défense aussi de la liberté de nous autres, nous souhaitons qu’ils ne soient pas pris dans le vertige, dans le tourbillon des négociations et des compromis tactiques qui deviennent finalement des compromissions. C’est ce que nous souhaitons. Nous souhaitons donc que les Noirs d’Afrique du Sud ou de Namibie, et toutes les autres luttes, ne soient pas bradées, ne soient pas foulées au pied. Nous n’avons pas de leçons à donner à ces pays-là parce que nous estimons que pour avoir lutté comme ils l’ont fait, ils savent même ce qu’il faut faire de juste. En tout cas, nous leur faisons confiance. Mais si d’aventure le contraire se présentait, nous n’hésiterions pas à condamner avec la dernière énergie une espèce de trahison, ou en tout cas de volte-face dangereuse.

Voilà donc les quelques problèmes africains qui se posent, lesquels problèmes africains traduisent encore notre soumission et notre domination à l’impérialisme international, et forcément influencent les autres problèmes importants, qui sont les problèmes économiques.

René Vautier : Est-ce que vous ne pensez pas qu’il y a de part et d’autre de l’Afrique, avec l’Afrique du Sud d’un côté, et Israël de l’autre, une espèce de mâchoire de l’impérialisme, pour ne pas dire du colonialisme attardé même, sur le plan des rapports entre les peuples et dans les rapports de domination ? N’y a-t-il pas une espèce de mâchoire entre Israël d’un côté et l’Afrique du Sud qui se referme sur l’Afrique par le moyen de pressions économiques, et même d’appui militaire entre les deux régimes basé sur la racisme ?

Thomas Sankara : C’est le regain d’une certaine diplomatie, la diplomatie de la canonnière. C’est la preuve que certaines méthodes sont en train de revenir, et ce colonialisme anachronique nous démontre clairement que, plus que jamais, il s’agit de luttes à mort qui s’opèrent entre les peuples qui veulent vivre libres et leurs ennemis. Les tractations sont nombreuses en Afrique noire pour renouer avec Israël. Certains ont le courage de le faire au grand jour, d’autres le font par personnes interposées. Mais, en tout cas, Israël jubile.

« Ce racisme que l’on appelle sionisme »

Nous n’avons rien contre Israël en tant que pays, en tant que peuple – au contraire. Nous admirons ce pays dans pas mal de domaines, et nous souhaiterions pouvoir réaliser le dixième de ce qu’il a fait dans pas mal de domaines. Mais nous souhaiterions être tenus à cent lieux du centième de ce qu’il a fait aussi dans certains autres domaines. Et ce racisme, que l’on appelle par euphémisme « sionisme », l’apartheid en Afrique du Sud, et autre, cela est très dangereux même pour le peuple d’Israël. Parce que c’est un phénomène qui provoque d’autres phénomènes. Mais il faut dire qu’Israël et l’Afrique du Sud ont trouvé aisément des échos favorables. Tout ceux qui ont intérêt à étouffer les relents de liberté, les relents de démocratie vraie, ceux-là ont intérêt à collaborer avec les forces les plus expérimentées dans l’étouffement de ces idéaux. Et nous savons qu’Israël comme l’Afrique du Sud ont des polices, ont des armées qui savent de qui tenir leurs méthodes fascistes. Autant ils ont tous été opposés au fascisme hitlérien, autant ils ont été proches de lui. En fait, ce sont deux grands contraires qui se ressemblent intimement aussi.

Un collaborateur de René Vautier : On assiste aujourd’hui à une coopération avec l’Algérie. Pourriez-vous nous dire quelle est la signification de cette coopération Sud-Sud ?

Thomas Sankara : D’abord, je n’aime pas l’expression Sud-Sud, Nord-Sud… N’oubliez pas la rose des vents. J’estime qu’il y a au Sud des pays qui appliquent une politique abjecte, et il y a au Nord des pays qui appliquent une politique autrement plus acceptable, et même à encourager pour notre peuple. Il y a une question d’intérêt, sachant qu’il y en a au Sud qui obéissent au Nord. Bref, on est un peu perdu et nous ne marchons pas avec une boussole dans ce domaine-là.

Entre la Haute-Volta et l’Algérie, il y a une coopération qui se développe à grands pas et nous souhaitons que cela dure, se poursuive. Si vous faites une comparaison, sur les échanges économiques entre la Haute-Volta et l’Algérie, jusqu’au 4 août [1983], c’était limité à quelques dattes, que l’Algérie envoyait en Haute-Volta pour la bagatelle de 1 000 francs français. Aujourd’hui, la Haute-Volta importe des quantités de matériaux, de machines… La Haute-Volta a ouvert ses portes à l’économie algérienne comme l’Algérie a ouvert ses portes à l’économie voltaïque, du point de vue de l’exportation du bétail, de produits agricoles, notamment certains fruits. La ligne Air Algérie passera aussi par Ouagadougou, et la ligne Air Volta passera par Alger. Vous construisez des matériaux dont nous avons besoin, car la Haute-Volta est devenue un vaste chantier. Or on nous rationne l’importation de certains matériaux uniquement pour nous mettre à mal avec nos CDR [NDLR : Comités de défense de la révolution] qui se mobilisent pour les travaux.

Sur les plans diplomatique et politique, nous constatons une identité de vue, une similitude de nos positions, et nous avons ouvert à Alger une ambassade, et l’Algérie a ouvert à Ouagadougou une ambassade également. Et les missions dans les sens Alger-Ouagadougou et Ouagadougou-Alger ne se comptent plus, elles sont très très nombreuses. Récemment j’étais moi-même à Alger, et nous attendons d’un jour à l’autre le président Chadli Bendjedid, qui va rendre visite au peuple voltaïque.

« Les tirailleurs commettaient les pires humiliations »

L’Algérie n’est pas un pays inconnu en Haute-Volta. Chacun de nous dans sa famille a un ancien d’Algérie. Hélas, le peuple voltaïque a combattu le peuple algérien dans sa volonté de se libérer parce que les représentants de ce peuple l’avaient pris et conditionné pour agir dans ce sens-là. Et chacun d’entre nous a dans sa famille un ancien d’Algérie qui nous raconte comment ces luttes se menaient. Aujourd’hui, le peuple voltaïque veut de nouveaux rapports avec l’Algérie. Et vous aussi avez le souvenir des tirailleurs sénégalais, comme on les appelait pour généraliser tous ces combattants, ces militaires africains qui, aux ordres de leurs maîtres français, commettaient les pires humiliations, pillaient, violaient, volaient, tuaient, massacraient, commettaient les pires atrocités. Ils étaient commandés pour cela et croyaient bien faire.

Aujourd’hui nous voulons établir de nouveaux rapports et redéfinir la connaissance […] de l’Algérie. Cette connaissance est beaucoup plus positive que celle d’antan. C’est pourquoi l’Algérie ne passe pas inaperçue, et en même temps l’Algérie est la mauvaise conscience pour nous. C’est vrai que nous avons combattu hier à côté de nos patrons français. Mais c’est également vrai que dès cette époque, des luttes se sont engagées ici, en Haute-Volta, pour soutenir l’Algérie. Jusqu’à aujourd’hui, il y a une gêne, une honte, un péché que nous portons, que nous essayons de camoufler, que nous camouflons difficilement, pour avoir pris part aux massacres d’Algérie, parce que nous sommes convaincus que ce que nous avions posé comme actes n’était pas justifié.

C’est un signe très expressif le fait que certains militaires commencent à mettre de côté la ferraille, l’honneur octroyé comme médaille, pour avoir traqué, tué des fellagas par-ci par-là. C’est un signe très important. Bien sûr on ne peut pas effacer ce qu’on a fait là-bas, mais on espère que le peuple algérien saura reconnaître nos mérites, parce que nous tournons le dos résolument à ce que nous avons fait hier. Nous l’avons fait dans la nuit de notre adolescence politique, dans l’ignorance des responsabilités qui devaient être les nôtres.

Aujourd’hui nous voyons aussi en Algérie un pays progressiste dans le camp des non-alignés, un pays qui joue un rôle leader important. C’est pourquoi nous disons que la lutte pour la libération, la lutte du FLN [NDLR : Front de libération nationale] n’est pas la seule propriété de l’Algérie, que ce que le FLN a fait dans la maquis en son temps est la copropriété de tous ceux qui aspirent à la même liberté. Quand nous regardons l’Algérie, nous ne regardons pas la politique intérieure de l’Algérie, nous ne comparons pas Chadli Bendjedid à [Houari] Boumediène, nous regardons simplement si l’Algérie se maintient sur les positions non-alignées, progressistes, de manière constante. Par exemple sur la RASD, nous avons pu agréablement constater que l’Algérie ne s’est pas démentie après Boumediène. Certes, il y a des victoires depuis que Chadli Bendjedid est là, notamment sur le plan social. Nous ne voulons pas méconnaître ces mérites. Mais nous disons que l’Algérie a une position qu’elle doit tenir et c’est cela que nous voyons.

Nous disons que c’est, hélas, le lot de tous ceux qui se sont mis en vedette. Les vedettes n’ont pas le droit de décevoir. Quand on est champion de boxe poids lourds, on n’a plus le droit de perdre, même si on doit pour cela étouffer sa personnalité, même si on doit pour cela faire des sacrifices que d’autres hommes ne font plus […]. On surveille ses rations alimentaires, ses exercices physiques… L’Algérie est condamnée à rester ainsi, ou elle aura déçu.

Source : https://afriquexxi.info/article4867.html   et https://afriquexxi.info/article4869.html

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Autopsie d’un putsch manqué. Mohamed Maïga 28/03/1984

Afrique Asie N°292 du 28 mars 1983

Nous continuons la publication des articles de Mohamed Maïga, journaliste d’Afrique Asie, proche de Thomas Sankara qui a publié de nombreux articles de décembre 1982 à décembre 1983, la période de préparation de la Révolution et les premiers mois de la Présidence de Thomas Sankara. L’article ci-dessous relate qu’un putsch, ou un ballon d’essai, a été déjoué le 28 février 1983.  Cet article a été retranscrit par Achille Zongo, membre de l’équipe du site. Vous trouverez l’ensemble des articles de Mohamed Maïga à https://www.thomassankara.net/?s=Mohamed+Ma%C3%AFga.

La rédaction


Autopsie d’un putsch Manqué

Par Mohamed Maïga

Qui est derrière ce qui semble avoir été plus une manipulation ou un ballon d’essai qu’une véritable tentative de coup d’État ?

Les Voltaïques ne furent pas totalement surpris lorsque, le 3 mars, ils apprirent, par la voie officielle, qu’une tentative de coup d’État venait d’être déjouée. Le climat politique n’est pas en effet des plus sains depuis que le 7 novembre 1982, l’ensemble de la classe politique traditionnelle a perdu le pouvoir au profit des jeunes officiers et des soldats de la base du Conseil du salut du peuple (CSP.). Il est vrai que la prise du pouvoir par la troupe avait tout ce que l’explosive société voltaïque comporte de contradictions ou d’antagonismes. Propos véhéments de leaders déchus par ci, rumeurs de tensions au sein de l’équipe dirigeante par là, bruits de putsch militaire imminent par ailleurs, tout concourait la création d’un climat de tension dans une société qui, indéniablement, se trouve en pleine mutation, La tentative de renversement du régime, le 3 mars, en est apparue comme une confirmation.

Selon diverses sources concordantes, ce renversement devait intervenir le 28 février: s’ouvrait alors Ouagadougou, au camp Guillaume Ouédraogo, l’assemblée générale du C.S.P. Devait s’y réunir l’ensemble de la direction politico-militaire de la Haute-Volta; plus de cent vingt soldats, chaque unité militaire y étant représentée par trois personnes (un officier, un sous-officier et un homme de troupe). Les conjurés avaient donc là une occasion exceptionnelle de décapiter le pouvoir issu du 7 novembre 1982. Qui plus est, ils n’entendaient pas faire de détail : une violente mitraillade devait éliminer l’ensemble des conférenciers.

Le 28 février, les comploteurs ont eu un moment d’hésitation qui a été fatal à leur projet et bénéfique au peuple voltaïque. Ce jour-là, le capitaine Thomas Sankara (Premier ministre) était absent de Ouagadougou; il se trouvait à Tripoli (Libye), retenu par une visite de courtoisie et de travail qui s’était prolongée plus que cela n’était prévu initialement. A quoi bon, s’interrogèrent les putschistes, engager une action violente qui épargnerait celui qu’à Ouaga chacun appelle simplement « le Capitaine »?

N ‘est-il pas considéré comme le pilier central du dispositif militaire au pouvoir? Autant attendre son retour afin d’éviter l’instabilité ou tout risque de retournement de la situation. C’est dans cet intervalle « qu’un des conspirateurs un soldat de première classe sans doute pris de remords est venu nous vendre la mèche » nous a confié un sous-officier. Il ne restait qu’à ‘’cueillir’’ les autres prétendants au pouvoir. Des prétendants dont l’organisation le sérieux laissent pour le moins désirer. Une question, en particulier, rend perplexe ; comment espéraient-ils franchir l’impressionnant cordon de commandos bien entrainés qui assuraient la sécurité de l’assemblée générale du C.S.P.? D’autant que les quatre officiers qui en seraient les protagonistes auraient selon diverses indiscrétions, présenté aux hommes de troupe leur projet comme une revanche à prendre. Les hommes du C.S,P. ont fait leur putsch pour libérer les leurs, emprisonnés par le CMRPN (Comité Militaire de Redressement pour le Progrès National); pourquoi ne ferions nous pas de même ? « Telle était leur argumentation », nous a confié un membre de l’organe suprême voltaïque, rapportant les aveux d’un des conspirateurs. Singulière méprise sur l’actuel mouvement des forces armées voltaïques. Il est vrai que, dans les milieux proches du CSP. Les dits officiers n’ont pas la réputation d’être des têtes politiques ni ce qui est plus grave de brillantes tes militaires. A Ouagadougou on les compare plutôt à la  bande des quatre dirigeants maliens arrêtés en 1978, plus portés vers les activités lucratives (notamment la spéculation immobilière) et les plaisirs de « Ouaga by night » que vers les exigeantes rigueurs de la carrière des armes… Cerveau du projet de putsch, le médecin commandant Ambroise KAGAMBEGA, ancien membre du secrétariat permanent du C.M.R.P.N était aussi une éminence grise de certains hommes du précédent régime. Son nom aurait même été murmuré pour la tète de la diplomatie de son pays à l’occasion du dernier remaniement ministériel par l’ancien président Saye Zerbo. Ses espoirs furent déçus. Si, le 7 novembre dernier, il n’a pas été arrêté, c’est que le pédiatre Kagambega était hors de Haute-Volta, qu’il n’a regagnée qu’après la normalisation de la situation alors que les dirigeants actuels, soucieux d’apaisement, avaient mis un terme aux arrestations. Dans certains milieux, on fait fréquemment état de sa vie privée, plutôt agitée…

Il en est de même du commandant Apollinaire Sié Kambou, également ancien du secrétariat permanent du CMRPN., ancien administrateur de l’hôpital Yalagdo de la capitale voltaique sous Sangoulé Lamizana. Son départ de ce poste avait été présenté, à l’époque, comme une mesure discipline, du fait de ses démêlés avec le personnel féminin de l’établissement, mais aussi en raison, dit-on, des défaillances financières de l’hôpital. Sous le C.M.R.P.N., il était connu comme un diligent rédacteur des rapports politiques du Comité militaire. Un moment emprisonné à la prise du pouvoir par le CSP. ll a été rapidement élargi, ayant eu tout compte fait, peu de responsabilités sous le défunt régime.

II semble bien, en outre, que la cheville ouvrière de la tentative de renversement telle qu’elle apparaît aujourd’hui ait été le lieutenant Boureima Yougo, un officier généralement présenté comme “discret et efface”. Proche du C.M.R.P.N, il avait été nommé par celui-là directeur de la  Société Industrielle Voltaique des Armes et Munitions (SIVAM), anciennement Carvolt (Cartoucheries Voltaique), contrôlée de près par l’IIIe République. De source officielle, c’est le lieutenant Yougo était chargé de fournir les quatre mille cartouches qui, le 28 février, devaient éliminer la direction politique voltaïque. Certains affirment qu’il envisageait l’action violente par loyauté envers ses supérieurs du C.M.R.P.N. On le disait aussi assez lié à la personne du capitaine Kassoum Ouédraogo, ancien membre du comité directeur de cet organisme et ancien commandant du groupe d’artillerie de la capitale.

Aux côtés du lieutenant Yougo, le lieutenant Kaba Dubidié devait jouer un rôle déterminant en tant qu’officier du groupement blindé. Lui aussi est présenté comme très lié au C.M.RLP.N à travers diverses personnalités dont le capitaine Georges Boni, ancien ministre de la Jeunesse. Ses adversaires le disent “ambitieux et déçu, n’ayant eu aucune responsabilité ou promotion sous le CSP”.

On comprend que la révélation de ce projet de coup d’État, de toute évidence voué à l’échec, ait laissé les Voltaïques perplexes. A telle enseigne que certains n’excluent pas une manipulation, voire un ballon d’essai, par des milieux qui ne seraient pas encore apparus au grand jour et dont il appartient à l’enquête en cours de déterminer la réalité et l’importance.

Mohamed Maïga

Source : Afrique Asie N°292 du 28 mars 1983.

Adam Shatz : « Frantz Fanon portait le projet d’un universalisme radical »

Le journaliste New Yorkais consacre au psychiatre, révolutionnaire martiniquais, héros de l’indépendance algérienne, une vibrante biographie, publiée en France à La Découverte. Une fresque qui embrasse, avec la vie d’un homme, tout un siècle de décolonisation et de bouleversements intellectuels et politiques.

Publié le 22 avril 2024 dans le quotidien L’Humanité

Rosa Moussaoui

Adam Shatz est le rédacteur en chef pour les États-Unis de la London Review of Books. Il collabore régulièrement à la New York Review of Books, au New Yorker et au New York Times Magazine. Il est aussi professeur invité au Bard College et à l’Université de New York. La biographie qu’il consacre à Frantz Fanon, Une vie en révolutions (La Découverte, 2024), se lit comme le roman d’une vie, d’un engagement, comme la traversée d’un siècle qui a vu se libérer, avec le soulèvement des peuples colonisés, la moitié de l’humanité.

La biographie intellectuelle que vous consacrez à Fanon tient de la fresque, elle s’inscrit dans l’histoire longue des luttes dont la mémoire a forgé le révolutionnaire ; elle embrasse une vaste géographie transatlantique. Que disent de Fanon ces coordonnées spatiales et temporelles ?

J’y insiste sur l’aspect pluriel de son trajet. Le titre en anglais est The Rebel’s Clinic ; The Revolutionary Lives of Frantz Fanon et en français, Frantz Fanon, une vie en révolutions. Parce qu’il a pris part à de multiples révolutions, intellectuelles, politiques, philosophiques, telles que la négritude, l’existentialisme, la phénoménologie, l’anticolonialisme, la lutte pour l’indépendance de l’Algérie, le combat en Afrique.

Je voulais souligner cet aspect multiple de sa vie, de sa recherche de soi-même, son projet de s’ancrer dans des appartenances tout en s’engageant dans les révolutions des autres. Cette multiplicité revêt un aspect géographique, parce que Fanon était un nomade et sa pensée en porte la marque. J’y vois un contraste avec son mentor, Aimé Césaire, le poète martiniquais qui est devenu un homme d’État, et qui a présidé à la départementalisation de la Martinique.

L’histoire de Césaire est une histoire d’aller et de retour : il vient en France pour poursuivre ses études, il fonde ce mouvement de la négritude avec Léopold Sédar Senghor et Léon Gontran Damas, et il écrit son fameux poème, Cahier d’un retour au pays natal, pendant un séjour en Croatie. Et puis il rentre. Et il ne quitte jamais la Martinique. C’est l’homme qui fait retour vers son propre pays, qui se dédie à l’avenir de son pays. Contrairement à Fanon, l’homme qui quitte son pays pour ne jamais revenir.

Vous revenez longuement sur les rapports contradictoires de Fanon avec la négritude, sur sa lecture de la revue Tropiques, sur l’admiration qu’il vouait à Léon Gontran Damas. Comment ce mouvement a-t-il contribué à le forger intellectuellement, politiquement ?

On a tendance à ne retenir de Fanon que sa critique de la négritude. Mais il devait beaucoup à ce mouvement et il est presque impossible de comprendre sa pensée sans comprendre la négritude, un mouvement qui l’a formé. On peut même dire que la négritude l’a sauvé.

C’est un mouvement qu’il découvre en France, au moment où il poursuit à Lyon des études de médecine – pendant la guerre, il avait fait le choix de rejoindre la France libre, or la revue Tropiques a été fondée à peu près au moment où il quittait le pays, il ne se trouvait pas en Martinique lorsque cette révolution intellectuelle a pris corps. Mais c’est dans les pages de Tropiques qu’il découvre les écrivains engagés dans ce mouvement : René Depestre, Jacques Roumain, René Ménil, et bien sûr Damas et Césaire.

Image de Frantz Fanon - Une vie en révolutions

Propos recueilli par Rosa Moussaoui.

source : https://www.humanite.fr/en-debat/afrique/adam-shatz-frantz-fanon-portait-le-projet-dun-universalisme-radical


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Les Palestiniens ont essayé, avec la première intifada, la lutte non armée. Leurs campagnes non violentes, comme Boycott, désinvestissement, sanctions (BDS), sont désignées comme « terroristes », « antisémites ». Ils ne peuvent presque rien faire parce que le projet d’Israël est de poursuivre ce que le sociologue israélien Baruch Kimmerling, survivant de la Seconde guerre mondiale, a appelé le politicide : la destruction de l’existence politique des Palestiniens, même si cela doit mener à la destruction physique de leur existence.

Est-ce que nous devrions nous étonner lorsque des groupes comme le Hamas commettent des atrocités ? Je ne le crois pas. C’était, à mon avis, inévitable. Et cela ne signifie pas que je vois les attentats du 7 octobre comme un acte de « résistance ». La réponse d’Israël est d’une extrême brutalité. Cette logique de vengeance me rappelle la réponse des Français aux émeutes de Sétif et Guelma en 1945 et à la révolte de Philippeville en 1955. Et comme Fanon l’écrit dans les Damnés de la terre, la guerre coloniale « très souvent prend l’allure d’un authentique génocide ». C’est à cela qu’on assiste aujourd’hui au Proche-Orient.

Source : https://www.humanite.fr/en-debat/afrique/adam-shatz-frantz-fanon-portait-le-projet-dun-universalisme-radical