Cet  article a été publié en 1996 dans la revue Social Compass volume 43 numéro 2 de juin 1996, (ISSN 0037 – 76 86) dans les pages 233-247, au sein d’un numéro consacré aux dynamiques religieuses en Afrique Noire. Social Compass est une revue internationale de sociologie de la religion. On trouve une version pdf (c’est-à-dire une photocopie de l’article tel qu’il est paru)  de cet article à l’adresse http://www.bondy.ird.fr/pleins_textes/pleins_textes_6/b_fdi_45-46/010007883.pdf

 

 


 

 

L’islam et la révolution au Burkina Faso : mobilisation politique et reconstruction identitaire

 

 

René OTAYEK

 

 

 

In the early 1980s Burkina Faso experienced an Islamic resurgence which coincided with the advent of a “democratic and popular revolution”, heralding a programme of authoritarian modernization, transforming civil society ana incorporating it into the state sphere. In this context came profound and sometimes brutal changes; for Muslims, Islam was an instrument to rebuild their identity and preserve their autonomy as a community, in the face of heavier and heavier-handed state domination.

However, this awakening has not necessarily expressed a rejection of the state; on the contrary, in certain cases it articulates the desire for inclusion in the centre of the revolutionary process.

 

 

Le Burkina Faso, pour l’observateur non averti, n’est pas vraiment une terre d’islam. La perception commune de ce pays, véhiculée par l’islamologie coloniale, voire postcoloniale, est plutôt celle d’un bastion de l’animisme, sinon d’une terre de mission catholique. I1 est vrai que le voyageur qui sillonne le Burkina, s’il ne manque pas d’être frappé par le nombre de mosquées, de plus en plus nombreuses, est surtout impressionné par le dynamisme des Eglises chrétiennes, catholiques notamment, mais également protestantes depuis quelques années. Alors qu’elles ne représentent au mieux qu’un peu plus de 20 pour cent de la population[1], elles ont su, en effet, se doter d’une infrastructure éducative, sanitaire et socio-économique qui force l’admiration, y compris celle des musulmans pourtant infiniment plus nombreux[2].

Cette impression, confortée par la nette prédominance politique des élites christianisées, doit cependant être nuancée aujourd’hui. Le promeneur qui sait voir et entendre, le chercheur animé de la volonté de ne pas s’en tenir aux apparences, ne peuvent que se rendre à l’évidence: au Burkina, comme ailleurs en Afrique, l’islam est en mouvement. L’accroissement du nombre des fidèles, comme la multiplication des lieux de culte, des écoles coraniques et des medersas (écoles islamiques qui dispensent un enseignement moderne, religieux et profane, en arabe et, souvent, en français) ou la densification du réseau associatif islamique en sont le témoignage. Mais la manifestation la plus problématique de ce “réveil”, sous l’angle de l’analyse sociologique, réside dans le fait qu’il s’accompagne d’une efflorescence sans précédent de discours, de pratiques sociales, de conduites individuelles et collectives qui se réfèrent directement au Coran.

Cette résurgence islamique est également remarquable en ce qu’elle coïncide avec l’avènement de la révolution “démocratique et populaire” du 4 août 1983 qui a propulsé au pouvoir le capitaine Thomas Sankara, à la tête d’un Conseil national de la révolution (CNR). On observe d’ailleurs de façon concomitante une montée de la religiosité en milieu chrétien ainsi qu’une recrudescence de la sorcellerie. Aussi, sans céder aux explications mécanistes, il semble bien que l’on ne puisse pas dissocier ce regain du religieux des profonds bouleversements politiques, sociaux et économiques que le pays a connus de 1983 jusqu’à la chute du régime révolutionnaire, le 15 octobre 1987.

Naturellement, il n’est pas question, dans le cadre limité de cette étude, d’analyser par le détail ce qui fut le projet qu’incarna le CNR. D’essence totalisante, l’ordre révolutionnaire impliquait la mise sous tutelle de la société civile et son incorporation dans la sphère de l’Etat[3]. Mais son échec, dramatiquement illustré par le coup d’Etat sanglant qui l’emporta en 1987, a sanctionné son incapacité à répondre aux demandes de sens d’une société désarticulée jusque dans ses fondements, cependant que son action transformatrice déstabilisante générait un “horizon d’attente”[4] que le religieux est apparu apte à structurer.

L’objet de cette contribution est donc de montrer comment l’islam au Burkina, dans un contexte fait de radicales mutations de tous ordres, a été pour les musulmans, un instrument de reconstruction identitaire et de préservation de leur autonomie en tant que communauté par rapport à une domination étatique de plus en plus pesante. Mais on verra également que le réveil islamique n’exprimait pas forcément un refus de l’Etat et qu’au contraire il articulait, dans certains cas, une volonté d’insertion étroite dans le processus d’édification révolutionnaire.

 

L’islam et l’Etat. Un partenariat asymétrique

 

Pour comprendre le sens de la rupture qui s’opère dans l’islam, il est nécessaire au préalable d’interroger, même rapidement, l’histoire de l’islamisation de l’espace culturel connu aujourd’hui sous le nom de Burkina

Faso. Celle-ci se distingue assez nettement du même processus qu’a connu de manière générale la zone sahélo-soudanienne. Des conditions sociohistoriques particulières y ont cantonné l’islam dans un état de marginalité sociale et de subordination politique alors qu’un peu partout aux alentours d’édifiaient des Etats théocratiques fondant leur légitimité sur le Coran.

 

Un ìslam marginal et dominé

L’espace politique voltaïque puis burkinabè s’est agrégé autour de l’Empire mossi (le Moogho), multiséculaire[5]. Dans un environnement régional marqué par d’incessants bouleversements socio-politiques, celui-ci sut remarquablement préserver son intégrité et celle des institutions qui l’organisaient.

L‘islam du glaive s’y attaqua à maintes reprises, en vain. Face à lui, il n’avait pas, comme c’était fréquemment le cas ailleurs, une société déstructurée politiquement ou en voie de désagrégation. I1 affrontait, au contraire, une société reposant sur une tradition étatique profondément enracinée, à même de lui opposer la vigueur de ses structures sociales, politiques et administratives. De la société moaga, on a pu parler avec raison d’une société “pour 1’Etat”[6]. Réfractaire à l’islam conquérant, le Moogho se montrait en revanche tolérant à l’égard de l’islam commerçant porté par les Dioula. Grâce à  leurs ressources économiques, dont bénéficiaient également les souverains mossi, ils pouvaient s’y établir, prospérer et, pour certains, y acquérir des positions de pouvoir. Mais en contrepartie, ils étaient tenus au respect de l’ordre traditionnel, à la limitation de leur Clan prosélyte (lequel, il est vrai, n’était pas leur préoccupation première), et à l’obligation de prêter allégeance aux détenteurs légitimes du pouvoir, les nanamse (sing. naba, chef). Le fonctionnement  du système politique était donc soigneusement préservé de toute influence islamique même si, à partir du début du 18ème siècle, des souverains mossis commencèrent à se convertir à l’islam. Le but en était cependant essentiellement instrumental: il visait en effet à renforcer la cohésion sociale en raffermissant la loyauté des groupes islamisés majoritairement formés de Yarsé[7] envers le Moogho Naba (l’Empereur des Mossi). Au total mais nous ne faisons qu’effleurer le sujet ici l’islam dans le pays moaga apparaît bien comme un islam voué à la marginalité sociale et à la subordination au Prince (ou plutôt, au naba). E.P. Skinner est donc parfaitement fondé à considérer la société moaga comme l’unique exemple de société soudanienne ayant réussi à sauvegarder son identité ethnique et son autonomie politique en dépit des vicissitudes de l’histoire, et cela jusqu’à la conquête française[8].

En même temps qu’elle déstabilisait l’ordre socio-politique ancien, la colonisation allait permettre à l’islam de se dégager partiellement de son statut subalterne. Dans un contexte d’ébranlement des systèmes traditionnels de solidarité, il représentait un recours, un refuge transcendant, par son universalisme, les particularismes ethniques[9]. Mais s’ils pesaient désormais d’un poids démographique significatif, les musulmans n’étaient pas encore en mesure de totalement renverser leur situation de groupe dominé.

En fait, les progrès de l’islam demeuraient tributaires de la politique coloniale en la matière, notamment la nécessité pour l’administration française de tenir compte de l’hostilité de la chefferie envers l’islam, dans le but de ne pas compromettre le succès de ses campagnes de recrutement de main-d’œuvre pour les plantations de Côte-d’Ivoire. L‘affirmation politique de l’islam s’avérait d’autant plus problématique que 1’Eglise catholique, au travers de ses écoles, s’assurait le quasi-monopole de la formation des élites autochtones qui allaient hériter ultérieurement des commandes de 1’Etat postcolonial.

 

Une Oumma segmentée

Les musulmans avaient d’autant plus de difficultés à rompre le cercle de leur dépendance qu’ils étaient et restent dans une certaine mesure très divisés. Une première ligne de clivage oppose ceux d’entre eux qui sont

Mossi des non-Mossi. Elle actualise très largement la défiance que l’hégémonie du Moogho a suscitée parmi les populations voisines soumises ou sensibles à son influence. Elle recoupe en outre la rivalité ethno-régionale, historique et confirmée par la colonisation, entre le Centre, noyau du Moogho, et l’Ouest, regroupant autour de la métropole commerciale que fut Bobo Dioulasso des populations davantage tournées vers le Mali et le nord de la Côte d’Ivoire. Cela se traduit aujourd’hui au sein de la Communauté musulmane du Burkina (CMB), principale instance représentative de l’Oumma, par une méfiance certaine des musulmans dioula, bobo-dioula et peul de cette région à l’égard du centralisme des cadres mossi de Ouagadougou, sentiment qui s’exprime fréquemment par des jugements méprisants sur l’islam des Mossi qui serait un islam “superficiel” de gens “incultes”.

Cet antagonisme est d’autant plus tenace qu’il se nourrit d’appartenances confrériques différentes. Les musulmans de l’Ouest se rattachent majoritairement à la tijaniyya d’el-Hajj Omar, alors que ceux du Centre sont davantage attirés par la qadiriyya. Dans le nord, l’implantation assez massive de la hamaliyya exprime, quant à elle, la sensibilité de régions septentrionales marquées par l’élan réformateur des jihad du 19ème siècle.

A ces facteurs de tension s’ajoutent, par ailleurs, des divergences doctrinales. La plus aiguë, quoique en voie d’apaisement actuellement, est celle qui oppose l’immense majorité des musulmans aux adeptes de la wahhabiyya (les “sunnites” comme ils préfèrent se nommer). Relativement bien implantés en milieu urbain, les wahhabites professent un islam rigoriste dont le caractère littéral s’avère assez peu compatible avec l’islam “populaire” dominant. En lutte ouverte avec les traditionalistes (marabouts et imams) dont ils condamnent les “déviations” au nom de la pureté du Coran, ils se démarquent également des leaderships de la CMB qu’ils accusent d’une trop grande imitation de l’occident. En effet leur itinéraire intellectuel les distingue assez radicalement de ces cadres “modernistes”, héritiers de l’Union culturelle musulmane (UCM), née en Afrique de l’Ouest dans les années 1950, fréquemment d’origine petite-bourgeoise, formés pour la plupart à l’école coloniale et ayant souvent servi dans l’administration avant ou après l’indépendance.

Au sein même de la CMB, traditionalistes et “modernistes” se sont longtemps affrontés pour la direction de l’Oumma, avant que les seconds ne finissent par imposer leur prééminence. Alors que les uns en appellent à leur capacité à se faire les interprètes de l’islam “populaire”, les autres revendiquent une légitimité de compétence en vertu de laquelle ils se posent en interlocuteurs privilégiés de 1’Etat et de ses bailleurs de fonds arabo-islamiques.

Comment ne pas évoquer, pour finir, ce qui nous paraît être l’un des clivages fondamentaux qui traverse l’islam et, au-delà, l’ensemble des sociétés qui composent le Burkina: le conflit générationnel. Les nombreux témoignages recueillis auprès de jeunes musulmans, quels que soient leur statut ou leur obédience, indiquent qu’ils ont le sentiment que l’hégémonie de la “vieille garde” islamique à tous les échelons d’organisation de l’Oumma représente un obstacle majeur à leur accession à des postes de responsabilité. Soucieux de faire entendre leur voix, les jeunes ont entrepris de s’organiser au sein du Conseil supérieur de la jeunesse islamique et de la culture (CSJIC), cependant que le milieu universitaire et scolaire s’est doté d’une Association des étudiants et élèves musulmans du Burkina (AEEMB). Partisans du dialogue entre toutes les sensibilités islamiques en vue de favoriser l’unité de I’Oumma, les jeunes musulmans manifestent un grand dynamisme, tant en ce qui concerne la réflexion sur les problèmes de doctrine ou de société, que la promotion d’une sociabilité islamique de nature à raffermir le sentiment communautaire.

 

Prospérité économique et clientélisme politique

Dominé politiquement, l’islam n’en jouit pas moins d’une influence économique significative. Bon nombre de ses cadres dirigeants sont de gros commerçants, mossi ou dioula. Dans la mesure où leur refus de l’école européenne (missionnaire ou publique) a limité leur accès à la Fonction publique, les musulmans ont trouvé dans le commerce un instrument de promotion sociale très efficace, se constituant même des monopoles, comme celui de la commercialisation de la noix de kola ou de certains métiers tels que le transport routier et la boucherie.

Ils ont, en outre, su mettre à profit les interventions de 1’Etat pour accroître et diversifier leurs affaires. Ce fut notamment le cas au milieu des années 1970 avec la politique de “voltaïsation” du général Lamizana (au pouvoir de 1966 à 1980). L’objectif en était de favoriser la formation d’une couche d’entrepreneurs nationaux par le biais de l’octroi préférentiel de facilités de crédit et de marchés publics[10]. L’accès ainsi ouvert aux mécanismes d’accumulation permit aux musulmans de s’insérer étroitement dans les réseaux clientélistes qui se structuraient ou se restructuraient à l’ombre de 1’Etat et, donc, de maximaliser les ressources grâce auxquelles ils pouvaient négocier plus avantageusement les termes de leur subordination au pouvoir politique.

En même temps qu’elle consolidait la base économique des gros commerçants musulmans, la “voltaïsation” favorisait l’émergence d’une nouvelle génération d’entrepreneurs musulmans relativement affranchis des réseaux d’influence à base ethnique ou religieuse. En effet, l’accès aux facilités financières prévues par la loi impliquait un minimum d’objectivité quant aux critères en vertu desquels s’en faisait l’allocation, ainsi qu’un capital relationnel diversifié, au prix d’une certaine autonomisation par rapport aux solidarités primordiales. Bien entendu, celles-ci s’avéraient toujours opérantes, mais la structuration des réseaux de clientèles se faisait de plus en plus sur des bases transethniques et transreligieuses[11]. Dans ce contexte, des entrepreneurs musulmans ont pu s’ouvrir un accès privilégié aux marchés publics pour se constituer de véritables empires commercialomanufacturiers dont l’Etat ne peut plus se passer[12].

A partir de 1983, une certaine évolution s’amorce dans les rapports entre 1’Etat et les “opérateurs économiques” musulmans. Elle est bien sûr consécutive aux nouvelles orientations économiques du régime révolutionnaire.

Celui-ci entendait d’une part lutter contre la corruption, d’autre part, réorganiser les circuits de production et de commercialisation agricoles pour éradiquer la spéculation à laquelle elles donnaient lieu[13]. Illusoire à certains égards, cette politique de moralisation de la Chose publique, conduite notamment par le biais des Tribunaux populaires révolutionnaires (TPR) qui ont eu à juger d’innombrables affaires de corruption, n’en a pas moins ébranlé les fondements des réseaux clientélistes sur lesquels les musulmans avaient bâti leur puissance économico-financière. La résistance plus ou moins passive dans laquelle s’installa la Communauté musulmane de Bobo Dioulasso, l’un des plus actifs foyers islamiques au Burkina, le transfert, total ou partiel, vers Abidjan ou Lomé de leurs activités, sinon de leur fortune, par maints commerçants musulmans, la relative disgrâce dont se trouvaient frappés des entrepreneurs, naguère grands bénéficiaires des marchés publics, la suspicion sourde dans laquelle les musulmans, globalement, tenaient le pouvoir révolutionnaire sont autant de “signes” de l’accumulation des frustrations engendrées par le rétrécissement des voies d’accès aux sources d’enrichissement.

Cette marginalisation était d’autant plus mal ressentie qu’elle consacrait la mise en cause, par le pouvoir révolutionnaire, du partenariat associant depuis le début des années 1970, à l’initiative du régime lamizanien, l’islam et 1’Etat. Dans le cadre de cette relation asymétrique, l’islam s’était vu investi d’une fonctionnalité diplomatique et mis au service de la politique extérieure du pays. Les temps sont alors au rapprochement entre l’Afrique noire et le monde arabo-islamique, au nom de la solidarité tiers-mondiste et de la lutte contre Israël et l’apartheid. Leur puissance financière stimulée par le renchérissement du prix du pétrole, les pays arabes producteurs se coopération avec les Etats subsahariens.

La présence d’un musulman à la tête de la Haute-Volta d’alors donnait une impulsion décisive, et jamais remise en cause par la suite, au rapprochement avec le monde arabo-islamique. L’adhésion à l’organisation de la conférence islamique en 1974 en fut une manifestation symbolique significative.

Ce contexte général favorisa la montée en influence des musulmans en tant que groupe. En effet, pour valoriser son visage islamique auprès des pétro-monarchies, 1’Etat se devait de prendre davantage en considération leurs aspirations; il était également tenu de les associer plus étroitement à sa politique. Cela ne remettait certes pas en cause sa volonté de contrôle de l’islam. Mais l’option désormais retenue consistait à reconnaître la représentativité des structures d’organisation de l’Oumma pour mieux les intégrer, et “en douceur”, à ses projets de développement. Dans ce cadre, les musulmans pouvaient faire valoir leur identité, mais tant que cela servait les desseins de 1’Etat.

En corollaire cependant, par la densification de leurs liens avec le monde arabo-islamique, les musulmans s’assuraient progressivement les moyens d’une relative autonomie. Tel était le cas, par exemple, en ce qui concernait l’aide financière à des fins religieuses ou l’attribution de bourses d’études dont la gestion échappait dans une large mesure au contrôle étatique, de même que lui échappaient les flux commerciaux “informels” auxquels l’accroissement ininterrompu du nombre de pèlerins sur les lieux saints de l’islam impulsait une dynamique sans précédent.

A la lumière du rapide survol qui vient d’en être fait, il apparaît clairement que l’islam au Burkina se présente différemment de ce qu’il est ailleurs dans l’espace soudano-sahélien. Même s’il est désormais majoritaire au plan démographique, il demeure marqué par son histoire, qui est celle de sa subordination au pouvoir politique. Les ressources que les musulmans ont réussi à mobiliser à l’ombre de 1’Etat postcolonial ont fait d’eux des interlocuteurs utiles du Prince, en même temps qu’elles contribuaient à la cristallisation d’une identité islamique, processus auquel la révolution imprimera un élan décisif.

 

Un mouvement social islamique?

C‘est donc un islam engagé dans un mouvement de décomposition recomposition que le Conseil national de la révolution (CNR) va croiser sur son chemin. Pour rendre intelligible leur confrontation, il convient de transformation radicale de la société, il reposait sur un renversement des alliances sociales. Au pacte liant 1’Etat aux couches salariées urbaines, à la chefferie coutumière et aux hiérarchies religieuses devait se substituer une alliance nouvelle avec la paysannerie, appelée à devenir la base sociale du régime[14]. Le succès de cette stratégie impliquait un profond bouleversement des modes d’intervention étatiques sur la société, son remodelage et sa remise en forme sur la base du système de représentation issu de l’imaginaire politique des élites révolutionnaires. L’Etat entendait désormais imposer partout ses références culturelles, ses valeurs, ses institutions, à l’exclusion de toute autre. I1 voulait investir la société pour l’inscrire autoritairement dans son développement. Le Burkina faisait avec le CNR l’expérience de 1’Etat total espaces alternatifs d’autonomie et de résistance.[15].

Tout à son ardeur transformatrice, le pouvoir révolutionnaire engageait une campagne de réformes, en particulier dans le domaine agro-foncier, appuyée sur la mise en place d’un impressionnant arsenal juridique, le tout dans le but de traduire dans les faits l’ordre socio-politique nouveau. Mais son obsession modernisatrice a abouti à l’inverse du résultat recherché. En déstabilisant la société, contre laquelle 1’Etat se construisait, son action a directement contribué à l’affirmation de conduites sociales jusqu’alors contenues ou circonscrites à la sphère privée. Exclue des lieux institutionnels où elle s’exprimait, au bénéfice des appareils de domination de 1’Etat révolutionnaire, la société s’en est inventé d’autres, s’aménageant des espaces alternatifs d’autonomie et de résistance. Le champ symbolique en fut un, et sans doute le principal.

 

La crise de la CMB ou l’impossible politique musulmane

Fidèle à ses exclusives idéologiques, le CNR fait d’emblée de la lutte contre la “féodalité” et l’‘obscurantisme”, l’un des axes privilégiés de sa mobilisation politique. Officiellement, c’est la chefferie coutumière, extrêmement puissante en pays moaga, qui est visée par ses anathèmes. Pourtant, un faisceau diffus de “signes” donne à penser aux musulmans qu’ils sont les “mal aimés” du pouvoir révolutionnaire. Ainsi, quelques mosquées sont rasées au bulldozer lors de la destruction de quartiers “spontanés”, dans le cadre des travaux de restructuration urbaine à Ouagadougou. Ainsi encore, une pièce de théâtre s’en prenant violemment à la religion est diffusée à la radio. Si l’on ajoute à cela les arrestations ou “dégagements” (licenciements) de la Fonction publique de hauts fonctionnaires musulmans, la dénonciation des méfaits des gros commerçants de céréales, accusés d’affamer le peuple par leur spéculation, ou la critique tapageuse du “charlatanisme” (maraboutage) et de la mendicité, “déviances” directement ou indirectement attribuées à l’islam, il est fatal que les musulmans aient perçu l’attitude du CNR comme attentatoire à l’intégrité de leur communauté. Ce sentiment fut d’autant plus fortement éprouvé que le pouvoir révolutionnaire profita de la fragilisation de l’islam pour investir sa principale organisation représentative, la CMB. L‘occasion lui en fut donnée par l’exacerbation de la crise qui en minait l’autorité depuis le milieu des années 1970. En effet, la politique extérieure du général Lamizana avait suscité de nouveaux enjeux de pouvoir au sein de la CMB en multipliant les ressources, matérielles et symboliques, drainées par l’ouverture de l’islam burkinabé sur les Etats arabo-islamiques. L‘aide financière, notamment, imprimait un incontestable dynamisme au développement de l’islam mais elle stimulait en même temps les ambitions personnelles et les rivalités entre factions[16]. Apparus au grand jour dès 1973, ces conflits allèrent en s’aggravant par la suite. Régulièrement ponctués par des scandales financiers étalés sur la place publique, ils culminaient en avril 1982, lors du cinquième congrès de la CMB. Deux camps s’affrontaient: d’un côté les traditionalistes, exigeant au nom de leur statut la direction de l’organisation; de l’autre, les “modernistes” s’estimant fondés à en assurer le leadership en vertu de leur légitimité fonctionnelle. Leur incapacité à s’entendre fraya bientôt la voie à l’intervention du pouvoir dans le conflit. Mais sous le prétexte de contribuer à sa résolution, celui-ci cherchait en fait un moyen d’accentuer son contrôle sur une institution dont le potentiel d’encadrement pouvait s’avérer déterminant pour la mobilisation des soutiens sociaux dont il avait besoin. Ses pressions semblèrent devoir aboutir en mai 1983 avec la constitution d’un Bureau exécutif dominé par les “modernistes”. Mais cette solution fut de courte durée.

En effet, la prise de pouvoir du CNR coïncida avec la réactivation de la crise de légitimité au sommet de la CMB. Le conflit rebondit, attisé par les ingérences du nouveau régime et l’intrusion d’un facteur lignager dans la structuration des alliances au sein de la Communauté. Empêtré dans ses contradictions internes, le CNR s’avéra dans l’incapacité de s’en tenir à une ligne de conduite cohérente. Alors que le capitaine Sankara se prononçait en faveur d’une solution de compromis ménageant toutes les susceptibilités, allant pour cela jusqu’à présider personnellement plusieurs réunions entre les deux factions, son ministre de l’administration territoriale et de la Sécurité ministre de tutelle des groupements confessionnels , sur la base de liens familiaux avec l’un de ses chefs de file, privilégiait nettement la faction traditionaliste. La confusion grandit encore lorsque le fils aîné du Grand imam de Ouagadougou, arabisant formé en Libye, réputé sympathisant de la révolution iranienne, directeur de la medersa centrale de la capitale et membre influent des Comités de défense de la révolution (CDR), le bras séculier du régime, prit le contrôle des medersas de la capitale, pour le compte de la faction traditionaliste. Cette attitude pour le moins ambiguë du pouvoir dans la crise de la CMB, comment l’interpréter? On ne peut certainement pas exclure, pour commencer, une simple incapacité du CNR à se doter d’une “politique musulmane” cohérente, déchiré qu’il était de l’intérieur par de multiples tensions idéologiques antagoniques. On se doit également de prendre en considération les solidarités familiales déjà évoquées.

Mais l’on peut aussi penser que le pouvoir révolutionnaire a volontairement et assez machiavéliquement laissé s’accentuer les divisions au sein de la CMB, les attisant même à l’occasion en manipulant alternativement chacune des deux factions, de façon à mieux contrôler l’islam. Cette hypothèse est d’autant plus plausible qu’elle correspond parfaitement au type de rapport qu’il a entretenu avec la société “civile” dont il a tenté de domestiquer ou de démanteler les principales institutions. Comment expliquer, sinon, qu’il ait simultanément donné son aval à chacune des deux factions pour tenir leur congrès en 1986, les traditionalistes se réunissant à Koudougou, les “modernistes” à Bobo Dioulasso?

Assez paradoxalement pourtant, cette crise a provoqué une sorte de choc en retour, induisant la montée d’aspirations puissantes à la réunification de l’Oumma, bon nombre de musulmans, toutes tendances et obédiences confondues, se montrant lassés, voire humiliés par le spectacle de fitna (division) offert par leurs hiérarchies. D’autant que les changements sociopolitiques impulsés par le CNR ont aggravé la crise d’identité de l’islam, le condamnant à redéfinir son espace social et symbolique.

 

Mise en ordre révolutionnaire contre “projet de Dieu”

De fait, la manifestation la plus significative de la résistance islamique à l’hégémonisme de 1’Etat révolutionnaire a résidé en l’amorce d’un mouvement de réconciliation intra-islamique, porté à la fois de l’intérieur et de l’extérieur.

En effet, la conséquence la plus notable du schisme au sommet de la CMB a été la constitution d’une sorte de front islamique anti-traditionaliste, les “modernistes” multipliant les gestes d’ouverture en direction des autres composantes de l’islam, notamment les wahhabites. Cette stratégie a été couronnée de succès puisque, la chute du CNR en 1987 aidant, elle a débouché sur la marginalisation des traditionalistes et sur la résolution de la crise de légitimité au sommet de la CMB au bénéfice des “modernistes”, même si le Grand imam de Ouagadougou en demeure symboliquement le président d’honneur. De l’extérieur, l’impulsion donnée à cette dynamique fut essentiellement l’œuvre de l’Arabie saoudite. Par l’ampleur de son aide multiforme, ce pays dispose de moyens de pression très efficaces sur les communautés musulmanes de par le monde. Indisposés par les divisions de l’islam burkinabé étalés au grand jour, les princes saoudiens ont donc poussé les diverses factions à trouver un compromis. La menace de réduire, sinon supprimer, leur aide financière et culturelle a semble-t-il suffi à lesramener à de meilleurs sentiments. L‘initiative saoudienne a donc contribué décisivement à restaurer la paix au sein de l’islam burkinabé et, incidemment, à lever l’ostracisme dont étaient frappés les wahhabites de la part des autres musulmans depuis le début des années 1970 et les heurts sanglants qui les avaient opposés à ce moment-là. Aujourd’hui, la Grande mosquée de Ouagadougou est ouverte aux prédicateurs wahhabites dont les prônes nous l’avons observé à plusieurs reprises attirent des foules considérables.

D’autres domaines de coopération sont en outre apparus, en particulier en ce qui concerne l’encadrement des jeunes. Dans cette perspective, le mouvement associatif a joué un rôle prépondérant dans la cristallisation d’une identité islamique. De l’AEEMB aux structures d’entraide en passant par les activités à but culturel (séminaires, conférences) ou ludique (excursions, animation), c’est une nouvelle sociabilité qui s’est ainsi épanouie, en marge des formes de mobilisation impulsées d’en haut.

C’est avec le même souci de préservation de l’identité de l’Oumma que les musulmans ont affronté les projets juridiques de l’Etat révolutionnaire.

Tout à son ardeur à vouloir “civiliser” la société, celui-ci avait prévu l’instauration d’un nouveau code de la famille. Avec la réforme de l’appareil judiciaire qui mettait théoriquement fin à la justice coutumière, le nouveau code achevait de doter l’Etat d’un instrument d’homogénéisation, donc de contrôle, du champ social. L‘élaboration de ce texte a, il convient de le souligner, donné lieu à un vaste débat à tous les échelons d’organisation du pouvoir révolutionnaire. Toutes les autorités religieuses ont été conviées à donner leur avis sur la question et les débats, publics, ont été diffusés à la radio. Or, l’une des dispositions centrales du nouveau code portait sur la suppression de la polygamie. Les représentants musulmans à la commission chargée d’élaborer le texte final se sont prononcés contre, mais leur avis n’a pas été suivi. Ceci n’a pas manqué d’accroître la méfiance des musulmans envers le CNR, au même titre d’ailleurs que les campagnes en faveur de la planification familiale. Celle-ci, comme la préférence donnée à la monogamie, ont été perçues comme des atteintes au “projet de Dieu” et la voie ouverte au “désordre sexuel”. Dans ce contexte, on comprend mieux la nature des interrogations sur la place de la femme musulmane dans la société, sur l’éducation, sur la délinquance qui s’exprimaient lors des séminaires de réflexion: il s’agissait, par le retour aux enseignements du Coran, de se réarmer moralement pour se prémunir des “perversions” du modèle occidental sur lequel se fondait la politique familiale du CNR.

Longtemps différée du fait des résistances qu’il suscitait, tant dans les milieux islamiques qu’animistes d’ailleurs, la promulgation du nouveau code n’est intervenue que plusieurs mois après le changement de régime en 1987. Sa version finale, plus souple, donne partiellement satisfaction aux adversaires de la monogamie: celle-ci est instituée dans le principe mais la loi prévoit des dérogations telles que son champ d’application s’en trouve fortement amoindri. I1 n’empêche, le débat sur le code de la famille a été l’occasion d’une confrontation directe entre la charia et la loi des hommes.

Pour la première fois, la loi coranique est sortie du domaine privé (la famille surtout) pour apparaître comme l’instrument de préservation de la relative autonomie institutionnelle de l’islam, et cela en dépit de l’inexistence d’un appareil juridictionnel islamique réellement structuré et du poids de la “coutume” sur le droit canon musulman.

Cette tendance à l’affirmation identitaire de l’islam s’est d’autant mieux développée qu’elle s’est articulée sur un mouvement d’arabisation extrêmement dynamique. Nous entendons par arabisation le phénomène lié à la diffusion de l’enseignement en arabe dans ces medersas déjà évoquées. En augmentation sensible, celles-ci ont connu un succès rapide dans les années 1980, du fait de la conjonction de plusieurs facteurs: modicité relative des droits d’écolage, souci des musulmans d’associer à l’enseignement moderne celui de la religion, crise du système éducatif public, incapable de répondre à la demande sociale d’éducation, etc. Constituant un véritable secteur informel de l’éducation, avec ses cursus, ses diplômes et ses structures, l’enseignement arabisé est cependant loin de répondre aux attentes de ceux, innombrables, qui en bénéficient. En effet, ces arabisants sont globalement voués à la marginalité sociale. Généralement non reconnus par l’Etat, leurs diplômes, sauf exception, ne leur donnent pas accès aux emplois administratifs, ni à l’économie moderne. Ils jouissent d’un savoir mais pas de la légitimité de compétence qui va avec. Ils vivent donc une situation de dévalorisation statutaire. Au sein même de l’Oumma, s’ils sont l’objet de l’admiration de leurs coreligionnaires, du fait qu’ils maîtrisent l’arabe, la langue du Livre révélé, leur accès aux positions de pouvoir est bloqué par la prédominance des cadres traditionalistes et, surtout, par celle des “modernistes” dont l’islam légaliste et “rationnel” s’articule bien sur les projets politiques des élites occidentalisées qui monopolisent les commandes de 1’Etat postcolonial. C‘est dire si les frustrations engendrées par cette situation pourraient favoriser un passage au politique susceptible de trouver dans le Coran et sa légitimation et son “sens”. C’est sans doute conscient de ce risque que le pouvoir révolutionnaire chercha, mais timidement et sans grand succès, tant était grande sa méconnaissance du sujet, à organiser, pour le contrôler, l’enseignement arabisé. En effet, même s’il ne “disait”- et ne “dit” pas encore un projet politique fini, le phénomène arabisant n’en est pas moins porteur d’une contestation latente de 1’Etat d’inspiration jacobine issu de la colonisation. “Parce qu’elle joue sur l’identité, la langue concerne le pouvoir,’’ rappelle G. Grandguillaume, à propos de l’arabisation au Maghreb”[17]. Dans la mesure leur corpus référentiel se distingue de celui des élites occidentalisées, les arabisants se situent dans une attitude d’opposition diffuse à l’Etat, et leur critique sourde s’avère d’autant plus crédible qu’elle se nourrit de l’argument de la faillite de l’Etat-nation en Afrique[18].

 

Pour ou contre l’Etat?

Pour autant, on ne saurait conclure au caractère irréductiblement antagonique entre l’islam et 1’Etat au Burkina, sous le CNR et au-delà. Leur rapport est ambigu, reflet fidèle de la bivalence qui marque le statut de la religion dans sa relation au pouvoir. Dans une analyse de la crise de la CMB publiée il y a une dizaine d’années, nous notions que “progressivement, les musulmans voltaïques s’intègrent au processus d’édification nationale en cours”; et, ajoutions-nous, “cette insertion ne s’effectue pas dans la rupture avec la société politique”[19]. Cette conclusion demande à être précisée en regard du “travail” auquel l’Etat révolutionnaire a soumis l’islam. Pour cela, plusieurs niveaux d’analyse sont à distinguer.

En ce qui concerne tout d’abord la CMB, sa démarche s’oriente globalement vers la délimitation d’un espace congruent du champ étatique. La pression qu’elle exerce est de caractère centripète. Ce qu’elle recherche, c’est prioritairement sa reconnaissance comme partenaire du pouvoir, dans le cadre du “projet explicite et idéal de la modernité”[20] des élites occidentalisées dominantes et dont l’élite révolutionnaire constituait une variante marxisante. De ce point de vue, l’islam légaliste des cadres “modernistes” de la CMB, expurgé de toute virtualité mysticiste ou fondamentaliste, ouvert aux accommodements, répond bien aux exigences de la “construction nationale”. Très significativement, c’est, par exemple, parmi ceux-là qu’a été relevée la plus faible opposition au code de la famille ci-dessus évoqué.

Bien entendu, cette convergence de fond n’exclut pas le conflit, comme en CNR. Mais le désaccord n’est pas l’expression d’un refus de 1’Etat. I1 traduit plutôt le souci des musulmans de négocier au mieux leur adhésion au projet étatique. Cette volonté d’intégration plus poussée dans le jeu politique se reflète, par exemple, dans la disponibilité de maints directeurs de medersas à accepter la tutelle des pouvoirs publics, synonyme de reconnaissance statutaire de l’enseignement arabisé, fût-ce au prix de la disparition de l’arabe comme langue dominante. L‘attention que portent les musulmans à la représentation de leur communauté au sommet de 1’Etat en est une autre illustration: “Trois ministres musulmans, c’est trop peu,” nous a-t-il été donné d’entendre peu après la formation du premier gouvernement du Front populaire qui se saisit du pouvoir le 15 octobre 1987[21].

Cela n’exclut pas non plus que, dans le même temps, les musulmans s’attachent à préserver ou élargir leur espace d’autonomie. Face à l’hégémonisme de 1’Etat-CNR, l’islam s’est retourné vers lui-même pour trouver dans ses structures, sa vision de l’homme et de la société les moyens de limiter la pesanteur étatique. Le dynamisme du mouvement associatif est l’illustration la plus probante de ces stratégies escapistes.

A cette bivalence s’est greffé enfin un troisième type d’attitude qui a consisté à vouloir s’inscrire dans le projet révolutionnaire, mais en se le réappropriant. En effet, en même temps qu’elle suscitait une forte résistance parmi les musulmans, l’action du CNR a contraint l’islam à se poser des questions assez inédites. Conviés sinon sommés de s’associer à l’œuvre de transformation de la société, les musulmans ont interrogé leur corpus religieux, à la recherche d’arguments susceptibles de valider leur engagement politique plus ou moins contraint. Cela a donné lieu à une floraison de débats intra-islamiques sur la conformité des réformes engagées par le pouvoir avec les préceptes coraniques, et donc leur légitimité et celle des musulmans à les soutenir. La lutte contre l'”impéralisme”, la réforme agrofoncière, l’éradication de la corruption, la justice sociale, thèmes structurants de l’idéologie révolutionnaire, ont ainsi fait l’objet d’une relecture qui, en “islamisant” la révolution, a permis aux musulmans de mieux se situer par rapport à elle[22]. Mais, pour certains d’entre eux, cette relecture a été une sorte de “signal” les autorisant désormais à penser le politique, et à le penser “autrement”. Tout à leur ardeur à légitimer d’un point de vue islamique la révolution, ils sont arrivés à la conclusion que celle-ci n’était qu’une étape transitoire vers un autre possible, c’est-à-dire l’islamisation de la modernité. “Le Coran, nous a-t-on assuré, peut apporter quelque chose de plus vivant à la révolution.[23]” Certes, cette pensée islamique ne disait pas encore explicitement ce que doit être la Cité idéale. Mais le bouillonnement intellectuel qui, à partir de 1983, a focalisé l’islam sur le thème du retour à la Tradition, de la restauration de l’ordre moral, de l’étude de la charia, du rejet des idéologies importées, bref, tout cet effort pour donner sens à un monde qui se transforme a certainement préparé les musulmans du Burkina à des mutations dont on commence aujourd’hui à mesurer les effets.

C’est dire si l’islam burkinabé ne saurait plus être considéré comme un islam de seconde zone, résiduel. Certes, il est encore globalement un islam “tranquille”, mais l’on voit bien qu’il est désormais indissociable de cette “révolution islamique”[24] qui se dessine en Afrique. Amorcé sous la révolution, le “réveil” de l’islam n’a guère été contrarié par les évolutions politiques qu’a connues ultérieurement le Burkina, notamment la fin de la parenthèse révolutionnaire dans un premier temps, puis l’instauration de 1’Etat de droit dans un deuxième temps. De façon continue, la religion nourrit un débat interne à l’islam, suggérant que le mouvement né avec

1’Etat-CNR n’était pas purement conjoncturel. Après le projet révolutionnaire et les bouleversements dont il était porteur sont venus la fin des utopies séculières, puis l’ajustement structurel avec son cortège de difficultés économiques et sociales, puis la “démocratie de marché” dont les sociétés africaines attendent encore les fruits[25]. Les raisons de s’interroger sont donc toujours aussi légitimes et la quête de sens aussi impérieuse. Dans ce contexte, le retour à la Tradition apparaît comme la solution, le refuge, 1’évasion[26]. Passéiste ou non, ce processus semble bien ne pas pouvoir être dissocié du cheminement de l’Afrique vers la modernité.

 

 

René OTAYEK, politiste, est chercheur au CNRS et chargé de cours à l’Institut ‘d’études politiques de Bordeaux et au département de sociologie de l’université de Bordeaux 2. Ancien rédacteur en chef de la revue Politique africaine, il a publié plusieurs articles sur l’islam et sur la sociologie de 1’Etat en Afrique noire, et dirigé l’ouvrage collectif Le radicalisme islamique au sud du Sahara. Da’wa, arabisation et critique de l’Occident (Karthala, 1987). I1 a été responsable d’un programme à l’ORSTOM de Ouagadougou sur le thème “Eglises chrétiennes, citadinité et changements sociaux”.

 

 

 

 


 

[1] 20,6 pour cent exactement selon l’Enquête démographique de 1991. Cf. Institut national de la statistique et de la démographie, Analyse des résultats de l’Enquête démographique de 1991. Première partie: état de la population, habitat et ménage, ministère de l’Economie, des Finances et du Plan, Direction de la démographie, Ouagadougou, février 1994, pp. 19-28.

[2] Soit 52,4 pour cent de la population, toujours selon l‘enquête de 1991; op. cit. à la note 1.

[3] Encore une fois, nous résumons là jusqu’à la caricature un processus complexe à souhait. Pour une analyse approfondie de la révolution sankariste, cf. les deux numéros que la revue Politique Africaine lui a consacrés: 20 (déc. 1985) et 33 )mars 1989).

[4] Expression que nous empruntons à B. Etienne, L’islamisme radical, Paris, Hachette, 1987, p. 188.

[5] Après plusieurs changements de statut sous la période coloniale, la Haute-Volta accéda à l’indépendance en 1960 avant de prendre le nom de Burkina Faso (“Patrie des hommes intègres”) en 1984.

[6] C. Savonnet-Guyot, Etat et sociétés au Burkina. Essai sur le politique africain, Paris, KarthalaICNRS, 1986, p. 85. Sur les Mossi, cf. les nombreux travaux de M. Izard dont, entre autres, Introduction à l’histoire des royaumes mossi, Paris1 Ouagadougou, CNRSICVRS, 1970 (2 vols); Gens de pouvoir, gens de la terre. Les institutions politiqzies de l’ancien royaume du Yatenga, CambridgeParis, CUPIMSH, 1985. Cf. également E.P. Skinner, Les Mossi de la Haute-Volta, Paris, les Editions internationales, 1972.

[7] Sur les Yarsé, on lira A. Kouanda, “Les Yarsé: fonction commerciale, religieuse, et légitimité culturelle dans le pays moaga”, Doctorat de troisième cycle, Paris 1, Panthéon-Sorbonne, UER d’histoire, 1984 et M. Izard, “Les Yarsé et le commerce dans le Yatenga précolonial”, in C. Meillassoux, L’évolution du commerce en Afrique de l’Ouest, Oxford, OUP, 1971, pp. 214-227.

[8] In “Christianity and Islam among the Mossi”, American Anthropologist 60(1) (déc. 1985): 1102.

[9] Sur cette période, lire J. Audouin et R. Deniel, L’islam en Haute-Volta à l’époque coloniale, Abidjan, INADES, 1975; E.P. Skinner, “Islam in Mossi Society”, in I.M. Lewis (ed.) Islam in Tropical Africa, London, University Library for Africa, 1980, pp. 173-193; N. Levtzion, Outlines of the Development of Islam in Mossi (Wagadzigu), London, SOAS, s.d. ronéo; et B. Bichon, “Les musulmans de la subdivision de Kombissiri (Haute-Volta)”, in Notes et études sur l’islam en Afrique noire, Paris, J. Peyronnet, pp. 75-102 (Recherches et documents du CHEAM, série

“Afrique noire”, 1).

[10] Cf. à ce sujet P. Labazée, Entreprises et entrepreneurs du Burkina Faso, Paris, Karthala, 1988.

[11] Ibid.

[12] Leur figure emblématique est Oumarou Kanazoé, membre influent de la CMB dont il est le “grand argentier”.

[13] B. Tallet, L’agriculture et les interventions de I’Etat, contribution à la journée d’étude “Changement politique et ordre social au Burkina Faso”, Bordeaux, IEPI CEAN, juin 1986, ronéo.

[14] Sur la question des alliances sociales, cf. notamment P. Labazée, “La voie étroite de la révolution au Burkina”, Le monde diplomatique (février 1985), 12-13, et P. Englebert, La révolution burkinabé, Paris, L’Harmattan (“Points de vue”), 1986.

[15] R.. Otayek, “Between Feeble State and Total State, the Swing Continues”, in D.B. Cruise O’Brien, J. Dunn and R. Rathbone (eds) Contemporary West African States, Cambridge, CUP, 1989, pp. 13-30.

[16] R. Otayek, “La crise de la communauté musulmane de Haute-Volta. L‘islam voltaïque entre réformisme et tradition, autonomie et subordination”, Cahiers d’études africaines XXIV (3), 95, 1984 302-304 notamment; cf. également A. Kouanda, “Les conflits au sein de la Communauté musulmane du Burkina: 1962-1986”, Islam et sociétés au sud du Sahara 3 (mai 1989): 7-26.

[17] “Pour une anthropologie de l’arabisation au Maghreb”, Peuples méditerranéens 1 (1977): 112.

[18] Pour une analyse approfondie, cf. notre étude “L‘affirmation élitaire des arabisants au Burkina Faso. Enjeux et contradictions”, in R. Otayek (sous la direction de), Le radicalisme islamique au sud du Sahara. Da’wa, arabisation et critique de l’occident, Paris, Karthala, 1993, pp. 229-252.

[19] In “La crise de la communauté musulmane de Haute-Volta . . . ” op. cit. à la note 16, p. 317.

[20] J.-F. Bayart, “La revanche des sociétés africaines”, Politique Africaine 11 (1983): 101.

[21] El-Hajj Dramane Compaoré, président du CSJIC, Ouagadougou, entretien du 7 novembre 1987.

[22] Cf. à ce sujet R. Otayek, “Une relecture islamique du projet révolutionnaire de Thomas Sankara”, in J.-F. Bayart (ed.) Religion et modernité politique en Afrique noire, Paris, Karthala, 1993, pp. 101-128.

[23] I. Barra, président de l’AEEMB, Ouagadougou, entretien du 13 janvier 1987

[24] C. Coulon, Les musulmans et le pouvoir en Afrique. Religion et contre-culture, Paris, Karthala, 1983.

 

[25] Pour une vue d’ensemble et pluridisciplinaire des changements qui ont affecté le Burkina entre 1983 et 1993, voir R. Otayek, F.M. Sawadogo et J.-P. Guingané, Le Burkina Faso entre révolution et démocratie (1983-1993), Paris, Karthala, 1996. Actes du colloque “1983-1993: dix ans de changements politiques et sociaux au Burkina Faso”, Bordeaux, CEAN Université de Ouagadougou, Institut d’êtudes politiques, 4-6 juillet 1994.

[26] M. Gilsenan, Recognizing Islam, Beckenham, Croom Helm, 1982, p. 15.

 


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