Par Merneptah Noufou Zougmoré

Nous prenons le prétexte du procès de l’assassinat du président Thomas Sankara, le 15 octobre 1987, pour comparer deux figures importantes de la Révolution africaine. Amilcar Cabral, cet agronome qui au nom de la libération de la Guinée Bissau et du Cap-Vert avait pris les armes contre le Portugal et Thomas Sankara, la figure de proue de la Révolution Burkinabè. L’article tente de dégager des traits communs aux deux leaders et conclut qu’ils ont tous deux eu le même destin de fin : la trahison et l’assassinat. 

Le 20 janvier 1973 mourait en Guinée Conakry, Amilcar Cabral. Connu pour son engagement auprès de son peuple. Cabral avait théorisé la guerre de libération avant de prendre les armes avec ses guérilleros du parti Africain pour l’indépendance de la Guinée-Bissau et du Cap-Vert (PAIGC). Dans sa stratégie d’engagement pour la lutte de libération, il avait  fait l’option dans un premier temps de la mise en place des cellules clandestines et de la création d’un syndicat à Bissau. Ce choix est fait parce que théoriquement le prolétariat des villes était la force révolutionnaire principale. La  répression suite à une grève de ce syndicat au port de Pidjiguiti le 3 août 1959, oblige Cabral à réorienter la lutte vers les campagnes.

Un autre révolutionnaire, Thomas Sankara pendant près de 10 ans va travailler d’arrache-pied à la victoire d’un changement radical au Burkina Faso. Pour le triomphe de sa Révolution, il comptera sur ses camarades dans l’Armée et parviendra également à faire la jonction avec les organisations civiles de gauche. Le parti Africain de l’indépendance (PAI) et certains militants de l’ex Union des luttes communistes (ULC) ont joué un rôle important dans le triomphe de la Révolution d’Août.  Quels sont les traits qui les caractérisaient ? Quels sont les points communs à ces deux leaders progressistes ? Cabral pour ses camarades était affable et tentait dans les discussions de convaincre. Il n’aimait pas la violence et était dans le fusionnel avec les masses.

Le sens du débat chez les deux leaders

Pour les actions de la guérilla qu’il entreprendra contre les portugais, il le fera à son corps défendant.  Son biographe Gérard Chaliand le décrivait en ses termes : « En marge de Cabral l’homme public, il y avait aussi Amilcar, avec sa poésie et son humour ; son absence d’inflation  verbale, sa sobriété et son intérêt pour autrui. Bien qu’il fût parfaitement conscient de sa valeur, Cabral n’avait pas ce narcissisme paranoïaque qui caractérise tant ceux qui vivent  pour la chose politique et l’édification de leur propre statue. Direct, simple, il vivait au maquis comme à Conakry ou ailleurs d’une même façon, sans ce luxe démonstratif de la plupart  des cadres et dirigeants du tiers monde. C’était à l’échelle des relations individuelles un « type bien », un ami sûr, fidèle et, même si, on ne sait très bien ce que veulent dire ces termes, à la fois un camarade et un homme d’honneur. »   Le président Thomas Sankara avait à peu près le même trait de caractère. Seulement il avait le verbe plus haut que  le premier responsable du PAIGC. La preuve que Sankara était loin d’être un autocrate a été confirmée même par ses détracteurs au cours du procès qui a débuté en octobre 2021 sur les événements du 15 octobre 1987. Ils ont avoué qu’il y avait des débats au sein du Conseil national de la Révolution (CNR). L’autocratie et le refus d’écouter de la part du leader de la Révolution d’Août 1983 a pourtant constitué la justification de sa liquidation. Cabral et Sankara n’avaient d’yeux que pour leurs patries et pour l’Afrique.

Après des brillantes études au Portugal, le jeune agronome était promu à une belle carrière. On a même voulu qu’il reste dans l’enseignement à la fin de son cycle universitaire à Lisbonne, mais  il avait décliné l’offre.  Il retournera en Guinée après un long séjour dans les pays sous domination portugaise et principalement en Angola pour coordonner les actions de libérations avec les camarades de même conviction politique. Entre 1955 et 1956, il aide à la création du groupe qui constituera plus tard le Mouvement populaire de libération de l’Angola (MPLA). Mais auparavant  en 1953, il avait entrepris le recensement du potentiel agricole de la Guinée Bissau. L’occasion qu’il s’offre par le truchement de ce recensement était de faire connaissance avec les réalités sur le terrain.

Ce contact avec le pays profond permettra d’élaborer la stratégie de mobilisation des masses pour la libération de la Guinée Bissau quand la tentative d’enclencher la guerre de libération a échoué à Bissau dans la capitale.  La différence entre les deux hommes d’action est que Cabral était un ingénieur agronome mais pour le besoin de la cause de la libération de la Guinée-Bissau et de l’île de Cap-Vert, il se résoudra à prendre les armes. Certains révolutionnaires croient qu’il y a des révolutionnaires militaires et non l’inverse. Les révolutionnaires militaires sont les civils de différents profils qui au nom souvent d’une conviction où d’un quelconque engagement prennent les armes. Thomas Sankara fera l’exception. Il fera carrière dans l’Armée classique mais avec les convictions révolutionnaires jamais égalée. Malgré le fait que l’Armée classique soit considérée comme une institution réactionnaire. La différence n’était  pas fondamentale, puisque la jonction c’est l’engagement de l’un et l’autre pour la défense et la libération de son peuple. Les deux héros africains sont morts presque par l’utilisation d’une même cabale.

L’ethnie comme alibi de l’assassinat des  deux  leaders

Le colonialisme portugais par le truchement de sa police secrète va jouer sur la fibre ethnique en présentant Cabral comme un métis capverdien que les guinéens doivent évincer du parti. Gérard Chaliand toujours dans son portrait titré : Amilcar Cabral de la guerre de libération à la théorie de la Révolution donne davantage de précision sur les circonstances de son assassinat : « Les portugais avaient fait miroiter  l’espoir, auprès de certains cadres du PAIGC originaires de Guinée de se voir octroyer l’indépendance à condition que soient écartés du parti et de sa direction les capverdiens. »

Au Burkina Faso les mêmes arguments ont été utilisés pour semer la division au sein du Conseil national de la Révolution (CNR). Vers la fin du régime du CNR, sur les  tracts orduriers, on  qualifiait Sankara d’étranger peulh et certains se référaient au peulh devenu Moogho-Naaba contre le cours de l’histoire dans le royaume Mossi de Ouagadougou. A peine si d’aucuns ne disaient pas que, le président Sankara, c’était l’incarnation de ce Naaba « usurpateur ». Les ennemis du processus révolutionnaire ont joué sur ce registre de l’ethnie et Valère Somé édifie sur la problématique dans son œuvre Thomas Sankara-L’Espoir Assassiné : «   Au nombre des tracts qui ont pu circuler dans cette période contre le Président du CNR, il en est un, particulièrement symptomatique, signé par un regroupement de Moose militant pour l’hégémonie sans partage de cette ethnie majoritaire au Burkina. On pouvait y relever le fait que plus jamais le sang d’un Moaga ne coulerait du fait d’un autre Moaga et au profit d’un étranger. L’allusion au Président Thomas Sankara était à peine voilée. On y invitait tous les Moose à s’unir pour bouter hors des limites du pouvoir l’ennemi commun étranger! Dans le Burkina Faso de 1987, que de telles manifestations de tribalisme aient été encore possibles, voilà qui surprend à plus d’un titre. »[1]

Le 20 janvier 1973 Cabral et son épouse Anna Maria sont invités à une réception à l’ambassade de Pologne, non loin de sa résidence. De retour du lieu de la réception vers 22 heures 30, ils sont bloqués par une jeep du PAIGC à quelques mètres du domicile du secrétaire général du PAIGC. Cabral les reconnait, il s’arrête pour leur parler. Innocencio Kani qui dirigeait l’opération était accompagnés de deux autres militants armés. Le commando tueur était en disgrâce au sein du PAIGC. Ils étaient accusés de travailler pour la police secrète portugaise, le PIDE. Innocencio intime l’ordre à Cabral de les suivre. Il refuse et appelle ses gardes qui étaient censés être devant la porte. L’équipée venue attenter à la vie de Cabral avait déjà ligoté la sentinelle devant sa maison. Les assassins avancent avec une corde pour ligoter Cabral qui refuse de céder. Innocencio tire sur lui à bout portant et Cabral lui dit en sanglot « pourquoi ? Pourquoi ne pas en discuter au sein du parti, le parti nous a enseigné la culture du dialogue, en cas de divergences ». Le chef des conjurés donne l’ordre aux autres de l’achever.

Le président Ahmed Sekou Touré qui avait accueilli le PAIGC et son leader en République de Guinée, leur avait permis la création de l’école des cadres et l’érection du siège du parti à Conakry. Consterné, dans un discours radiodiffusé le lendemain du forfait  indiquait que : «  L’impérialisme vient de commettre un crime le plus odieux, le plus ignoble sur le sol libre de la République de Guinée. Amilcar Cabral secrétaire général du PAIGC est tombé hier samedi 20 janvier 1973 à 22 H 30 devant sa propre maison. Lâchement et horriblement assassiné par les mains empoisonnées de l’impérialisme international et le colonialisme portugais. »[2]

Le président Thomas Sankara sera aussi victime de la trahison de ses camarades. Il recevra la mort à l’intérieur du siège du Conseil national de la Révolution, au Conseil de l’Entente. De tous les ouvrages évoquant le 15 octobre 1987 le seul qui donne un récit vraisemblable est le livre de Valère Dieudonné Somé. Il corrobore les témoignages entendu au cours du procès Sankara. Lisez ce que Valère a écrit  sur les événements d’octobre 1987: « Il était environ 16h 15 mn lorsque la Peugeot 205 noire présidentielle se gara devant le pavillon « Haute-Volta» du Conseil de l’Entente, suivie d’une voiture blanche de marque japonaise dont les occupants étaient quelques gardes du corps du Président. Le Président descendit de sa voiture et entra dans le pavillon où l’attendait tout le personnel nouvellement choisi pour faire partie du Secrétariat de la présidence du CNR qui se réunissait une fois par semaine. A peine la réunion venait-elle de commencer, qu’une autre voiture, une Peugeot 504, pénétra dans l’enceinte du Conseil de l’Entente et se dirigea tout droit vers la voiture présidentielle. » La suite a été le carnage de la garde du président du CNR et toute présence dans les environs.

La mise à mort du président Thomas Sankara

Les cadres présents à la réunion avec le leader de la Révolution d’Août 1983 plus lui-même ne seront pas épargnés. Le récit de Valère Somé édifie davantage. « Le Caporal Maïga (l’un des gardes du corps de Blaise Compaoré) en descendit pour braquer le Sergent Der Somda, chauffeur du PF. Au même moment, une Galante bleue, conduite par le Sergent Yacinthe Kafando (l’aide de Camp de Blaise Compaoré), pénétra en trombe dans l’enceinte, et fonça droit sur le pavillon «Haute Volta». Le gendarme Soré et le soldat de 1ère classe, Ouédraogo Noufou, avant qu’ils ne réalisent ce qui leur arrivait, furent écrasés contre le mur du pavillon. Au même moment, le Caporal Maïga abattait à bout portant le Sergent Der Somda. Dans la foulée, les assaillants descendus des deux voitures déclenchaient un feu nourri sur tous ceux qui se tenaient debout aux alentours du pavillon où le Président du CNR était en réunion avec son secrétariat. A l’intérieur, les premiers instants de surprise passés, tout le monde se précipita derrière les fauteuils pour y trouver refuge. Se ravisant, le Président Thomas Sankara se leva, poussa un soupir et s’apprêta à se rendre en s’adressant à ses collaborateurs: – Ne vous en faites pas, c’est à moi qu’ils en ont. Les mains en l’air, tenant son revolver de parade, il franchit le seuil de la porte et s’engagea dans le couloir à la rencontre des assaillants. Le Sergent Yacinthe Kafando et le Caporal Nadié se trouvèrent face à face avec le Président du Faso, le braquant avec leur Kalachnikov. Une première décharge lâchée par le Caporal Nadié atteint le Président Thomas Sankara à l’épaule. Malgré la blessure, il réussit à se replier dans le couloir. Il essaye d’ouvrir la porte du premier bureau, mais ses occupants se sont enfermés à clef au bruit des tirs. Nul ne saura ce qui s’est passé dans la tête du Président du Faso pour qu’il revienne sur ses pas et reçoive la mort des mains de ses assassins. Une seconde balle l’atteint au front. Il chancelle, se retrouve sur les genoux: pendant quelques secondes, puis s’écroule sans avoir pu, ni dire un mot à ses tueurs, ni faire un geste quelconque qui prouve qu’il avait, l’intention de se défendre. »[3] Les deux leaders ont été tués par les proches. Cabral par les éléments du PAIGC à la solde du colonialisme portugais. Sankara recevra la mort des mains de la garde rapprochée de son alter égo Blaise Compaoré via des mains ennemies extérieures de la cause de la Révolution. Le reste des justifications comme celles contenues dans le Mémorandum de mars 1988 n’étaient que de la littérature pour avaliser le forfait.

Le goût de la lecture et la passion pour la poésie

 Autres éléments de comparaison entre le capitaine président et le père de l’indépendance de la Guinée Bissau et du Cap-Vert c’était leur goût prononcé pour la lecture et leur sens aigu de la poésie dans le discours. Lisons un extrait du discours de Cabral aux obsèques du président Kwamé NKrumah : « Nkrumah est mort d’un cancer de gorge ou d’autre quelconque maladie. Non Nkrumah a été tué par le cancer de la trahison dont nous devrons extirper les racines en Afrique, si nous voulons vraiment liquider la domination impérialiste sur le continent. Mais pour nous africains, nous croyons  fermement que les morts continuent vivant à nos côtés. Nous sommes des sociétés de morts et des vivants. »[4]

Sankara aussi dans ses innombrables discours faisait aussi dans la poésie. Relisez son mémoire en défense pour les peuples opprimés  à l’ONU ou il convoque le poète Novalis pour vous rendre compte de son amour pour la poésie et l’usage qu’il en faisait dans ses prises de parole. Grands lecteurs les deux l’ont été. La littérature progressiste brésilienne n’avait pas de secret pour Cabral. Les poètes révolutionnaires comme Nazim Hikmet, Nicolas Guilien, Pablo Neruda, Eluard, Aragon et les écrivains édités chez Présence Africaine était ses auteurs préférés.

Le président Thomas Sankara avait un penchant beaucoup plus pour les essais que pour les romans. Certains écrivains avait sous son règne reconnus que c’était une personnalité qui malgré ses charges trouvait toujours du temps pour la lecture.

Les deux figures de proue de la Révolution africaine aimaient aussi la musique. Pendant la lutte de libération en Guinée, les militants avaient leurs musiciens qui jouaient dans un orchestre appelé le Super Mama Djombo. Le nom du groupe musical Mama Djombo appartient à une divinité féminine en Guinée Bissau. Ce groupe composait des chansons de mobilisation pour les guérilleros au combat. Les cadres culturels comme Zé Carlos avec un autre orchestre Cobiana Jazz s’inscrivaient dans le même lien. Cabral était convaincu qu’ « Un peuple qui se libère de la domination étrangère ne sera culturellement libre que si, sans sous-estimer l’importance des apports positifs de la culture de l’oppresseur et d’autres cultures, il reprend  les chemins ascendants de sa propre culture, qui se nourrit de la réalité vivante du milieu et nie aussi bien les influences nocives que toute espèce de sujétion à des cultures étrangères. On voit donc que, si la domination impérialiste a pour nécessité vitale de pratiquer l’oppression culturelle, la libération nationale est nécessairement un acte de culture. »[5]. Le président du CNR aussi par attachement pour les arts avait créé deux orchestres pour porter le message de la Révolution, les Petits chanteurs au poing levé et les Colombes de la Révolution. Il avait été aussi à la base de la création d’événements culturels donc certains ont survécu à sa mort.

L’élan de mobilisation des deux leaders

En une année du Programme populaire de développement (PPD) qui a consisté à la construction de magasins Faso Yaar, les petites retenues d’eau pour la production maraichère, la réalisation de routes et autres infrastructures, la Révolution démocratique et populaire (RDP) avait abattu le travail d’un mandat présidentiel de 5 ans. Le comptons sur nos propres forces était le crédo de la Révolution et  son chef. Il en était de même pour Cabral. Quand le PAIGC a pu libérer les parties du territoire de la Guinée Bissau. Il s’était attelé à la construction des magasins populaires pour ravitailler les masses en denrée de premières nécessités. La promotion de la femme était en pole position avec l’exigence que dans tous les bureaux qui représentent le peuple il y ait la présence d’au moins de 2 femmes. Le président Thomas Sankara et son entourage avaient une profonde admiration pour Amilcar Cabral. A une exposition de l’Institut des peuples noirs (IPN) sur  les grandes figures africaines au début de l’année 1987, lors du passage du président Sankara dans le stand de l’Institut, il avait constaté l’absence du portrait de Cabral. Il a exigé aux animateurs de l’exposition qu’ils remédient à cette absence. Dans la librairie Millenium de Valère Somé, il y avait le portrait du président Thomas Sankara et de Che Guevera. Dans nos apartés, il nous avait demandé de deviner ce qui manquait comme photo dans la librairie. Il nous avoue après l’interrogation que la seule photo qui manquait était celle d’Amilcar Cabral qui pour lui avait été le Marxiste africain le plus fécond. Sankara comme Cabral avaient eu le même rêve, celui de sortir leurs peuples de l’ornière. Ils ont également eu le même destin de fin.

Merneptah Noufou Zougmoré    

[1] Thomas Sankara-L’Espoir Assassiné à la page 30

[2] Document sonore Archive d’Afrique RFI

[3] Même ouvrage Thomas Sankara-L’Espoir Assassiné pages 40-41

[4] Document sonore : Archive d’Afrique RFI

[5] Titre de l’ouvrage : L’arme de la théorie pages 321-322. Edition Maspero, Paris 1975

Cet article a été publié le 25 avril 2022 dans le numéro 468 du bimensuel burkinabè l’Évènement ( https://www.evenement-bf.net)

LAISSER UN COMMENTAIRE

Saisissez votre commentaire svp!
SVP saisissez votre nom ici

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.